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    L’arrivée à Etabane procura curieusement à Cytise une bouffée d’oxygène. Cela faisait une dizaine de jours que les mercenaires avaient erré par hameaux et par bois, dormant la plupart du temps à la belle étoile, et ils avaient côtoyé bien plus d’animaux que d’êtres humains. Pourtant, le grand air s’était finalement révélé bien plus traître que le pauvre souffle qui circulait dans les étroites ruelles de la Cité des Merveilles. Qu’elles étaient loin, les espérances d’un renouveau, d’une renaissance dans un monde définitivement différent ! En réalité, l’air campagnard sapait l’entrain des membres du groupe, et celui-ci se délitait petit à petit en dehors d’une structure suffisamment fermée pour les rapprocher – malgré eux ? Qu’avaient en commun, après tout, Fadamar, Therk et Arandir, hormis une enfance solitaire ? En dehors de la capitale, jamais ils ne se seraient rencontrés.
    Non, elle se trompait. Tous s’étaient trouvés hors de la ville, et lorsqu’ils avaient finalement atteint celle-ci : la dislocation. Therk repart, Fadamar disparaît, Arandir se condamne… Et elle ? Elle qui n’avait jamais connu autre chose que la capitale, que retenait-elle de ce voyage ? Des frissons devant l’inconnu, des tensions contenues, des âmes mises à nu… Piètre bilan, dont les véritables conséquences restaient à venir. Ils atteignaient une grande ville, comme jadis Therk et Fadamar, puis Therk et Arandir, avaient atteint la Cité des merveilles : combien repartiraient ensemble ? Certainement pas tous les cinq.
    Du coup, même si elle savourait le retour de la foule empressée autour d’elle, des murs robustes qui l’encerclaient et lui masquaient le soleil matinal et des cris en tout genre, elle ne savait si elle devait se réjouir ou déjà s’attrister de la perte inévitable de quelques-uns d’entre eux. Elle aurait bien voulu se dire que cela ne la concernait pas, mais évidemment elle se serait fourvoyée : il lui suffisait de se rappeler l’ultime sourire que lui avait lancé Arandir la veille pour comprendre qu’au contraire, elle se trouvait au centre de tout – de l’éclatement futur. D’un autre côté, pour une raison qui lui échappait, elle ne parvenait pas à éprouver le moindre remords quant à ses actes, malgré les horreurs qu’avait pu lui faire supposer Sybèle, comme si quelqu’un les portait à sa place – Therk, évidemment. Therk, qui paraissait désormais plus usé que jamais. Therk, dont les multiples cicatrices striaient tout son corps comme autant de rides prématurées. Ingrate !
    Il ne restait dans le cœur de Cytise qu’un curieux sentiment de vide. Depuis son réveil, elle n’avait pas adressé une seule fois la parole à Arandir et à Therk, qui allaient sur le chemin pavé comme des âmes en peine. Eux qui l’environnaient de leur amitié et de leurs soins depuis trois ans lui paraissaient désormais aussi transparents que des ombres, tandis que Sybèle et surtout Fadamar, pourtant ombre parmi les ombres, acquéraient une consistance nouvelle et rayonnante. Comme tout allait vite ! Trois ans pour cela, trois ans réduits en fumée en une semaine d’escapade champêtre ?
    Non, elle allait trop vite en besogne. Plutôt que de se laisser aller à des pensées aussi sinistres, mieux valait se concentrer sur la ville et la mission confiée. Le reste – les tensions, les peines, les conflits larvés – se décanterait bien assez tôt.
    Etabane différait énormément de la capitale, ou en tout cas de ses quartiers démunis. Ici, les rues s’étalaient plus largement afin de permettre aux charriots et aux caravanes de circuler librement, voire de s’installer sur le bord de la route pour déployer leurs étals. D’ailleurs, inutile de chercher des creux quelconques tant elles étaient toutes minutieusement pavées. Quant aux habitations, si elles s’agglutinaient les unes sur les autres, elles se dressaient fièrement vers les cieux, sans s’avachir et s’appuyer sur leurs voisines en créant une espèce de voûte sombre et instable au-dessus des voies. Du coup, lorsqu’il parvenait enfin à s’élever suffisamment haut pour dépasser les solides remparts qui ceinturaient la ville, le soleil n’avait aucun mal à se faufiler dans la rue pour réchauffer un peu plus les badauds et les marchands – quoique ceux-ci transpiraient déjà tellement, à force de se démener comme des beaux diables pour appâter le chaland, vanter leur commerce et invectiver leurs concurrents, que cela devait les exaspérer plus qu’autre chose.
    Cependant, plus que cette nouveauté dans l’architecture et l’organisation des marchés, c’est l’apparente joie des habitants qui frappa d’office Cytise. Dans les rues, les gens riaient en se bousculant, lançaient plaisanterie sur plaisanterie, se serraient la main sans même se connaître, comme si leur vie était la plus belle du monde et que nulle rancœur ne venait – et ne viendrait jamais – la ternir. Ce sentiment, elle ne l’avait jamais perçu chez les indigents de la capitale. Ils souriaient et riaient parfois, bien sûr, mais toujours avec ce petit pli sur les lèvres qui témoignait d’une amertume sous-jacente, d’une désillusion permanente. Jamais vraiment la franchise n’éclairait leurs visages sales, et chacun de leurs actes s’ornait d’un halo ténébreux qui imprégnait leur cœur d’une tristesse infinie. Ici, à Etabane, point de corps misérablement ployé sous un éprouvant fardeau, hormis bien sûr ceux qui transportaient d’un étal à l’autre quantité de chatoyantes merveilles aux origines diverses et variées, étranges, lointaines et souvent inconnues. Les citadins arboraient des visages dénués de sinistres arrière-pensées, et la seule hypocrisie qu’elle décelait était celle des marchands essayant de tromper leurs clients sur la qualité de leur marchandise – ou de temps en temps l’inverse, lorsque quelque notable cultivé de la ville venait fouiller les étals pour dénicher la parle rare qui manquait à sa collection.
    Elle n’ignorait pas que son émerveillement était exagéré et que la tristesse et la pauvreté étaient aussi présentes ici qu’ailleurs. Seulement, il manquait aux pauvres d’Etabane la résignation qui entravait ceux de la capitale, et les sentiments de détresse et d’abandon n’étaient pas latents mais discrets, presque timides. Au fur et à mesure que le petit groupe se frayait un passage au milieu des passants et des charriots à la recherche d’une auberge, elle remarqua que de temps à autre une maison opulente avoisinait des masures fatiguées, provoquant un contraste aussi saisissant qu’inattendu : dans la Cité des merveilles, il eut été impensable pour un noble ou un riche marchand de construire sa demeure en-dehors du quartier nord, tandis qu’ici toutes les catégories sociales semblaient se mêler, ce que Cytise considéra comme un risque étonnant : la jalousie pouvait entraîner bien des convoitises et des exactions. Mais peut-être que la garde de la ville, ces hommes fiers qui fendaient dignement la foule et dont le casque à l’immense cimier multicolore luisait d’huile, veillait avec suffisamment d’efficacité sur les rues pour que toute tentative de vol ou de destruction soit étouffée dans l’œuf. Contrairement à la garde de la capitale qui, à l’exception de l’élite des Sombres, évitait soigneusement de s’aventurer dans les quartiers des indigents et se cantonnait à la limite du quartier nord.
    Ils s’arrêtèrent finalement devant une auberge fréquentée, et ils eurent toutes les peines du monde à trouver de la place dans l’écurie pour y installer leurs montures fourbues. Il fut encore plus difficile, une fois franchie la porte à double battant, de trouver une table libre qui pourrait les accueillir tous les cinq, et ce n’est qu’après avoir patienté et piétiné pendant de longues minutes qu’ils purent finalement trouver un endroit où se tasser ensemble. Dans le brouhaha ambiant, ils devaient crier pour se faire entendre et plus encore pour commander de la nourriture, mais enfin assis dans une chaleur agréable, bien qu’accompagné d’odeurs âcres qui piquetaient leurs narines, ils savouraient le bonheur tout simple de retrouver l’humanité.
    Après avoir consciencieusement dévoré les mets chauds et ingurgité quelques litres d’une bière qui s’était révélée trop rare ces derniers temps, ce dans un silence presque respectueux, ils décidèrent d’un commun accord de ne pas perdre de temps et de se mettre immédiatement à la tâche. Ils convinrent de se retrouver dans cette même auberge le soir venu, puis Sybèle partit de son côté, suivie par un Arandir fantomatique, tandis que les trois autres allaient fouiller la ville à la recherche d’un éventuel devin qui aurait le courage de braver l’Invocation et son manipulateur.
   
    Ils s’aperçurent bien vite que cela n’allait pas s’avérer facile. S’ils trouvèrent relativement aisément plusieurs devins, qui étaient pour la plupart reconnus dans la ville et monnayaient leur don, tous refusèrent catégoriquement de participer à leur quête, malgré les monts et merveilles que put leur proposer Therk avec une mauvaise volonté flagrante. Ils apprirent en effet que l’Invocation avait déjà fait des ravages plus au sud du royaume, particulièrement parmi les magiciens les plus réputés ou les plus audacieux – téméraires. Il semblait d’ailleurs qu’elle ne s’en prenait qu’aux manipulateurs d’une magie quelconque, comme si l’invocateur traquait et éliminait tous les opposants éventuels avec une détermination implacable. Parmi tous ces décès se trouvaient évidemment de nombreux devins, et aucun de ceux d’Etabane ne comptait subir le même sort. D’ailleurs, comme la nouvelle du retour de l’Invocation se précisait de plus en plus et que la magie primordiale semblait remonter vers la capitale, certains d’entre eux avaient déjà commencé à faire leurs bagages pour quitter la ville – et d’autres dévalaient depuis plusieurs jours les routes du royaume à la recherche d’une retraite suffisamment sûre.
    Autre chose troublait Cytise : la soudaine frénésie dépensière de Therk, qui s’arrêtait à chaque étal et pénétrait dans chaque échoppe avec une curiosité inhabituelle, pour en ressortir parfois avec un nouveau vêtement luxueux – une espèce de pantalon bouffant d’un bleu brillant – ou une arme particulièrement précieuse. Cytise n’osait interrompre ses fouilles frénétiques tant les yeux verts étincelaient d’une lueur qu’elle n’avait jamais connue et qu’elle ne parvenait pas à qualifier. Ce faisant, il dilapidait l’argent que leur avait donné Mederick pour les assister dans leur quête, et il dilapidait l’argent qu’il accumulait soigneusement dans des bourses de plus en plus rebondies, comme si économiser n’avait plus aucune importance. Ce fut à ce moment-là qu’elle se rendit compte que pendant toutes les années passées avec ses deux amis, l’argent l’avait toujours laissée indifférente. Après tout, ces pièces de monnaie qui sonnaient en passant de main en main lui appartenaient aussi bien qu’à Therk, Arandir et même Fadamar. Mais elles ne recelaient aucune valeur intrinsèque. Bien sûr, elles permettaient de vivre de façon plus que correcte, de se payer nourriture, chambres et vêtements sans jamais devoir mendier. Rien de plus. Ce n’était pas pour cela qu’elle avait passé tant de temps avec ses amis ou qu’elle avait mené tant de missions à bien à leurs côtés. Leur simple compagnie suffisait amplement à son bonheur, et c’était d’un air distant qu’elle contemplait aujourd’hui toute leur fortune filer entre les doigts noueux de son presque-père adoptif.
    Lorsqu’elle tournait le regard vers Fadamar, elle le voyait de temps en temps hocher la tête presque imperceptiblement, comme s’il approuvait l’attitude paradoxale de Therk, qui avait économisé au cours de tant d’années pour finalement tout gaspiller en un instant. Mais ce n’était pas cela. Il n’y avait dans ce geste ni approbation, ni même jugement quelconque ; juste la résignation attristée de celui qui voit son ami prendre son baluchon et, sur un dernier geste d’adieu, se détourner et disparaître sous ses yeux au détour d’un sentier que seul éclaire un dernier coucher de soleil. Même son ombre s’étiolait complètement, et finalement il ne restait plus que l’ami qui jouait son dernier rôle, celui de l’homme courageux et droit, celui de l’homme qui ne tremble pas et qui, au fond, se sent ridicule.
    Oui, elle le sentit. C’était dans l’air de cette boutique où Therk fit l’acquisition d’une dague au pommeau serti d’une merveilleuse topaze. C’était dans l’air lorsqu’il l’offrit à Fadamar avec une tape amicale dans le dos et que celui l’accepta les lèvres serrées.
    Au fond, Fadamar se consumait de honte.

* * *

    Sybèle se frayait avec assurance un chemin dans la foule comme si elle connaissait parfaitement la ville. Sur ses talons, Arandir. Le barde, complètement éteint, ne daignait même pas s’imprégner de l’atmosphère de l’endroit comme il le faisait habituellement afin de se gorger d’une inspiration future. Tout juste remarquait-il avec indifférence que Sybèle s’arrêtait régulièrement pour échanger avec tel ou tel citadin à l’apparence quelconque, peut-être un anonyme agent de la Garde sombre, activant un réseau mis en veille depuis un temps certain. Les dialogues ne s’éternisaient pas : un salut, quelques mots, un hochement de tête, et l’inconnu se fondait aussitôt dans la marée mouvante d’autres inconnus.
    Une bonne partie de l’après-midi se déroula de cette façon et ils eurent bientôt fait le tour d’Etabane qui, en-dehors de la large et vaste rue principale, ne comportait finalement qu’un faible intérêt. Il s’agissait en somme d’un bourg animé et insouciant comme Arandir en avait visité des dizaines lors de sa prime jeunesse, au nord de la capitale. Cette pensée suffit à le replonger dans la mélancolie et Sybèle dut presque lui prendre la main pour le tirer dans la taverne où elle décida de pénétrer avant de retrouver les autres.
    Pour un tel établissement, la salle se révéla vraiment vaste et confortable, avec de multiples tables bien espacées et, tout au fond, une estrade surélevée pour qui tenterait – à ses risques et périls – de divertir les consommateurs. Malgré cela, la taverne était bondée et ce fut sur un tabouret accolé au comptoir qu’ils allaient s’asseoir lorsque Sybèle avisa le nuage d’une fumée jaunâtre qui enveloppait l’une des tables, dans un coin de la pièce. Elle connaissait cette fumée et une seule personne, à sa connaissance, était capable d’en rejeter autant. Elle pinça ses lèvres puis, faisant signe au barde de l’attendre au comptoir, elle se dirigea résolument vers la table, inspira un grand coup, pénétra dans le nuage et s’assit en face de Vlad.
    Avant même qu’elle arrive, celui-ci se léchait des lèvres étirées et son large sourire s’agrandit lorsque l’espionne se mit à tousser, agressée par les vapeurs de la drogue. Devant Vlad, des herbes d’un jaune vif se consumaient lentement dans un petit brasero : c’étaient elles qui répandaient la fumée et la suffocante odeur. Sybèle dut faire appel à toute sa volonté pour enfin ouvrir la bouche, avalant une désagréable goulée d’air au passage.
« Qu’est-ce que tu fais là ?
L’homme savoura d’un air comblé la lividité du visage de l’espionne, avant d’inspirer un grand coup et de répondre d’une voix traînante.
-    J’t’attendais, bien sûr. Ca f’sait longtemps, hein, ma Sybèle d’amour ? Quand j’pense que j’aurais pu t’rater. La blanche, c’est vraiment plus c’que c’était.
-    J’ose espérer que tu parles de la magie, et non de tes drogues.
Vlad ricana et ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites et environnés de cernes, brillèrent un peu plus encore.
-    Qui sait ?
Sybèle se rejeta sur sa chaise, écœurée. Cet homme était réellement un déchet humain. A même pas quarante ans, il lui manquait la moitié de ses dents, sur son crâne ne se dressaient plus que quelques mèches filasses qui venaient agoniser sur ses épaules, et sa peau grisâtre pendait de son visage. Elle se demanda comment le Roi avait pu avoir la moindre confiance en les prédictions d’un drogué de cette apparence.
    Même s’ils servaient tous les deux le Roi, Sybèle ne pouvait supporter Vlades Jhan, et c’était le cas de la majorité des autres agents. Trop mou, trop troublant, trop puant, en un mot : détestable. Elle soupçonnait que sans l’intervention personnelle de son frère, l’enquêteur Ghendes Jhan en qui le Roi avait toute confiance, celui-ci ne l’aurait jamais recruté. Ghendes mort, il était surprenant de voir que Vlades n’avait pas été renvoyé ou même éliminé. Ghendes mort… Cela lui rappelait furieusement une information qu’elle avait collectée lorsqu’elle se renseignait sur le groupe de mercenaires. Mais oui !
-    Dis-moi que tu n’es pas là pour te venger.
Elle le vit fouiller dans son manteau, puis en sortir un bâtonnet noir qu’il fourra dans sa bouche et se mit à mâchonner, pensif. Ses yeux fous tournaient dans ses orbites, sans parvenir à accrocher quoi que ce soit, jusqu’à ce que, sans crier gare, ils se fixent à ceux de l’espionne.
-    Et si c’tait l’cas ?
Elle allait répliquer, mais les vers qu’elle entendit s’élever de l’estrade la coupèrent dans son élan. Elle reconnaîtrait cette voix entre mille : il s’agissait d’Arandir. Ainsi, il n’avait pas tout abandonné. Un peu frustré de son absence de réaction, Vlad poursuivit.
-    J’te taquine, va. Nan, j’suis pas là pour ça.
-    Je l’espère, parce que j’ai la situation bien en main et que cela m’ennuierait que tu viennes tout gâcher.
Il se pencha en avant et tendit une main moite vers le visage de Sybèle, qui se retira avec dégout. Alors seulement elle remarqua la petite flaque qui s’étalait devant Vlad. Il était en sueur – sans aucun doute un effet de ses drogues. Il parut un instant perdu dans ses visions, puis il reprit.
-    Et encore, mon p’tit cœur, tu n’sais rien. La blanche m’avait prév’nu qu’tu viendrais p’têtre avec la mignonnette, mais c’est mieux ainsi. T’vois l’grand dadais qu’t’as fait v’nir ici ? Ben prends-en soin et ramène-le au maître, s’ra ravi. C’est moi qui te l’dit, et t’sais bien qu’tu peux m’faire confiance.
Sybèle scruta son visage. Etait-il sérieux ? Il fallait qu’elle le sache et le lui fit savoir.
-    Ecoute. J’connais l’invocateur, j’l’espionne depuis un bon moment d’jà. C’t’un amateur. Sauf qu’cet amateur t’abattra sans l’moindre souci. Tu serviras à rien. Alors, fais bien c’que j’te dis : ramène l’grand dadais au Roi et laisse-moi m’occuper du reste. J’irai r’trouver tes nouveaux potes et j’les aiderai à chopper la jaune.
L’espionne ferma les yeux, pensive. Si Vlad disait vrai, sa tâche serait on ne peut plus aisée. Il s’agirait juste de parcourir le même chemin en sens inverse, en prenant bien sûr quelques agents avec elle en guise d’escorte. Cependant, jusque là, elle n’avait trouvé aucun fils du Roi, uniquement des hommes de la Garde sombre – et elle pouvait difficilement demander à ces derniers leur aide, vu son objectif…
    Soudain, alors qu’elle réfléchissait, ses oreilles vibrèrent et s’engouffra en elle une discordance inattendue, qu’elle remarqua inconsciemment. Sans trop comprendre pourquoi, elle sentit son visage se tendre et ne put s’empêcher de se retourner et de fixer l’estrade d’un air horrifié – absolument injustifié par l’aspect bénin de l’événement. La voix traînante reprit dans son dos, mais elle paraissait déjà très loin.
-    J’crois qu’ton barde a b’soin d’aide. Prends-le et rentre, Sybèle, prends-le et rentre.  Fais en sorte qu’il s’en tire, j’le sais au bord du gouffre. J’l’ai vu mourir dans un paquet d’av’nirs différents, et c’étaient les plus favorables. J’m’occupe du reste. On s’revoit dans la capitale. »
Elle acquiesça sans réfléchir, pressée de quitter l’étouffante fumée et avec elle la taverne où des exhortations à poursuivre adressées au barde commençaient à résonner. Quand enfin elle le vit, son cœur se serra. Il se tenait immobile, la bouche ouverte, les yeux fixes, chassé d’un monde d’enchantement permanent, rejeté sur des berges hostiles. Perdu. Sans hésiter, elle se précipita vers lui, lui attrapa le bras vigoureusement et l’entraîna avec elle sous les sifflets et les quolibets de la clientèle. Elle se retourna pour jeter un ultime regard au coin enfumé,  où elle crut déceler deux points scintillants, puis elle sortit pour de bon. Et à ses côtés, Arandir répétait sans discontinuer les cinq mêmes mots d’une voix incrédule.
« J’ai perdu mes vers. J’ai perdu mes vers. »

* * *


Nathan dormait. Si ses yeux fermés ne pouvaient révéler toute la souffrance éprouvée cette dernière semaine, son corps meurtri et amputé la révélait suffisamment bien. Des sévices inutiles, une torture aussi interminable que vaine, car le vieil homme s’était révélé plus solide qu’un roc. Il n’avait donné aucune information, sinon cette allusion à Vif-Argent. Vif-argent, l’assassin que le Roi avait embauché il y avait si longtemps, peut-être dix ans – une éternité, pour mettre un terme à l’invasion des Hommes des sables. Il n’était pas reparu depuis, hormis dans les contes et les légendes racontées d’une voix nostalgique par les ménestrels itinérants. Evidemment qu’il ne s’agissait pas que d’un mythe, comme l’avait affirmé l’herboriste ; mais de là à y voir une clef de l’Invocation, il y avait un gouffre. Et puis, encore fallait-il le trouver, cet assassin.
Peut-être était-ce un mensonge, mais Nathan semblait tellement sincère, tellement… compatissant. Le Roi résista à l’envie de le réveiller pour le faire souffrir encore un peu plus, tant il bouillait de rage. L’insulte était terrible, particulièrement pour lui qui n’inspirait que crainte ou fanatisme là où il passait. Mais il n’allait pas le faire, pas encore. D’abord, il lui fallait soutirer les dernières informations que possédait éventuellement l’herboriste.
Il jeta un coup d’œil sur le mannequin de bois et les bottes d’herbe qu’il avait apportés et qui reposaient sur le sol, inertes. Ils feraient l’affaire. Il ligota soigneusement le pantin, le laissa hors de la pièce de torture pour le moment, puis inspira profondément et se mit à effectuer des gestes experts dans l’air. Ses doigts saisirent délicatement les énergies, qui se teintèrent d’un vert pâle, puis il les rapprocha les unes des autres et se mit à les pincer tel un maître harpiste. Un souffle léger se propagea dans la pièce, puis ce furent des ondes sonores qui s’approchèrent discrètement de Nathan sous la forme de rubans avant de s’introduire en lui par son nez et ses oreilles, des ondes douces et discordantes qui allèrent affecter ses sens et les assujettir au Roi. Une fois qu’il fut certain que l’herboriste était suffisamment imprégné, ce qu’il constata à sa respiration désormais saccadée, il lâcha les énergies vertes et attendit qu’elles se dissipent. Quand toute trace de l’Illusion eut finalement disparu, il attrapa la botte d’herbe dans une main, une bougie dans une autre, et il réveilla sa victime.

Nathan souleva difficilement ses paupières, encore épuisé. Toute une vie de repos lui aurait été nécessaire pour se remettre d’une semaine de torture. Mais il supporterait la fatigue, comme il avait enduré chaque traitement subi. Ses oreilles bourdonnaient quand enfin il parvint à lever la tête et l’effroi s’empara aussitôt de lui à la vue du spectacle que lui imposait le Roi.
Celui-ci se tenait debout, un plant de la fleur extrêmement rare que Nathan avait passé sa vie à chercher en vain, à tel point qu’il supposait que ce n’était qu’un mythe. Oh, son effet n’était pas bien original : elle était supposée garantir la vie éternelle, et pour un vieillard comme lui, cela n’avait plus aucune importance. Il ne tenait pas à prolonger son séjour dans ce monde sinistre. Mais pour l’herboriste passionné qu’il était, contempler cette fleur... Quel spectacle émouvant, déchirant. Il sentit des larmes de bonheur couler sur ses joues et s’il avait pu rire, il l’aurait fait à gorge déployée. La quête de toute une vie, enfin à portée de main !
Mais bien de l’effroi, car le Roi la brûlait. Il l’avait embrasée à l’aide de sa bougie et désormais il la brandissait sous le nez de Nathan, qui voyait les pétales dorés se racornir et se ratatiner sous l’assaut impitoyable des flammes. Il se débattit, hurla là où il n’avait pu rire, gémit de peine, sanglota, mais il ne put détourner le regard de l’agonie de la fleur d’éternité. Et finalement, il supplia le Roi.
« Non, non, non… Cessez ce meurtre, vous ne pouvez pas faire ça. Je vous en prie !
Mais le Roi jeta la fleur par terre, où elle acheva de se consumer dans une flaque de sang caillé. Il ne resta plus qu’une tige nue et noircie, qui se tortilla encore d’interminables minutes avant de finalement s’immobiliser, morte.
-    Malheureux, qu’avez-vous fait ? Monstre !
-    Allons, ne parle pas si vite, petit homme. Il m’en reste une. Une seule.
Alors le Roi saisit une deuxième fleur d’éternité sous le regard infiniment soulagé de Nathan – et empli d’appréhension. Il joua avec d’un air distrait, en arracha un pétale, puis un autre, et finalement la mit sous le nez de l’herboriste, qui frémit. Elle était si proche ! Alors qu’il tentait de sentir son parfum, le Roi la retira et, une nouvelle fois, s’empara de la bougie pour la rapprocher de la fleur. Nathan l’implora, les yeux brillants de larmes.
-    S’il vous plaît… Ne faites pas ça. S’il vous plaît !
Le Roi arrêta son geste, fixa Nathan d’un air songeur, comme s’il hésitait, puis il parla d’un ton neutre.
-    Et pourquoi pas ? Jusqu’où es-tu prêt à aller pour m’en empêcher ?
-    Et que peut bien valoir un crime aussi abominable ?
-    Un renseignement : comment se fait appeler Vif-Argent, dorénavant ?
-    Eh bien…
Il allait crier son nom lorsque, tout à coup, la lumière se fit dans son esprit. Comment ? Il allait trahir sa petite protégée, l’Ellébore égarée qui avait trouvé en lui une compagnie cynique et toujours à l’écoute, en échange d’une simple plante ? Il allait privilégier la survie d’une fleur à celle d’une amie ? Imbécile !
    Ce n’était pas une simple fleur, mais celle qu’il avait cherchée toute sa vie, dans une quête qu’il avait finalement abandonnée suite à des décennies d’échecs répétés. Et elle était juste là, ses pétales dorés ruisselants de lumière à la flamme de la bougie telle qu’il l’avait toujours rêvée. Bon sang, la fleur d’éternité ! Mais que lui importait désormais qu’elle disparaisse, fût-ce à jamais ? Il savait qu’à présent, l’image de la fleur resterait définitivement gravée dans sa tête, même s’il n’avait plus jamais l’occasion de la retrouver. Il avait atteint l’objectif ultime de sa vie, et cela, rien ni personne ne pourrait le lui enlever – pas même la mort, pas même le Roi s’il consumait entièrement la dernière fleur qu’il lui restait. Souriant imperceptiblement, Nathan reprit.
-    Je n’en sais rien.
-    Bien dommage pour la fleur.
Elle suivit le même chemin que la précédente : embrasée et jetée, elle se recroquevilla sur le sol et lança un dernier éclat doré avant de s’éteindre, petite chose noircie sur un sol flamboyant de reflets lumineux. Nathan, enfin apaisé, contempla le spectacle avec une tendresse émue, les yeux rêveurs, tandis que le Roi pestait intérieurement de son premier échec. Mais sa voix s’imprégna d’une nuance de sadisme lorsqu’il déclara.
-    Tu n’as fait aucun cas de la fleur la plus précieuse au monde.
Nathan releva la tête et la secoua lentement.
-    Elle n’était que la plus belle.
-    Alors, peut-être que je t’apporte maintenant la plus précieuse.
Il sortit, laissant Nathan tout à sa surprise, mais celle-ci se mua en horreur lorsque le Roi revint en poussant devant lui, ligotée et amaigrie, Ellébore elle-même, apparemment inconsciente. Comment se pouvait-il ? Comment pouvait-elle s’être laissée attraper, alors que Jari B’Rauts l’avait placée sous sa protection ? Il plissa les yeux dans un ultime espoir, espérant découvrir un autre visage à la place de celui de l’assassin, en vain. Il reconnaissait le nez tordu, ce crâne recouvert d’un fin duvet blond, et la cicatrice au bas de son cou. Aucun doute ne demeurait. Et s’il savait qu’en temps normal, jamais personne n’aurait pu mettre la main sur elle, son état était plus que précaire après qu’elle eut été frappée de plein fouet par l’Invocation. Oui, c’était bien elle. Il ne put retenir un murmure.
-    Ellébore… »
Et le Roi triompha.

* * *

    Le soir venu, l’auberge était encore plus remplie que lors de leur première entrée, et pour obtenir une chambre Therk avait dû mettre presque tout leur maigre pécule sur la table. Il leur restait juste assez pour commander un repas copieux, mais ils prirent sur eux pour attendre leurs deux compagnons.
    Therk se montrait plus exubérant que jamais, multipliant les anecdotes et les plaisanteries, et il ne semblait pas se rendre compte que Fadamar gardait les dents serrées et le visage fermé, tandis que Cytise caressait pensivement le chapeau qu’il lui avait acheté quelques heures plus tôt. Un souvenir. Une saveur douce-amère lui envahit la bouche. Cette bonne humeur forcée couplée à la frénésie dépensière de l’après-midi avait une allure de chant du cygne. Elle ne comprenait toujours pas comment il avait pu changer aussi vite, pourquoi, d’un seul coup, toutes les rides s’étaient plus profondément creusées sur son visage, et pourquoi ses yeux ne ressemblaient plus qu’à deux étangs boueux. Il n’y avait plus rien à faire et, trop orgueilleux pour tolérer d’éventuelles consolations, Therk n’accepterait rien de leur part. Son avenir s’estompait à une vitesse alarmante, sans que pourtant le danger ne semblât rôder à l’entour.
    Elle remarqua que Fadamar la regardait pensivement, et elle sut immédiatement à quoi il songeait. Si aucun changement n’arrivait, elle se retrouverait bientôt seule au monde, une nouvelle fois, et elle avait clairement entendu Therk demander à l’assassin de prendre son relais, de s’occuper d’elle. Elle lui rendit son regard en hochant la tête et il se détourna, apparemment en proie à des sentiments contradictoires. Qu’il l’intriguait ! Elle pensa avec cruauté que la disparition de ses deux amis lui donnerait une chance supplémentaire de cerner ce personnage trop indifférent pour être sincère, et elle avait l’impression qu’elle parvenait de plus en plus à lire en lui. Peut-être se trompait-elle.
    Sybèle et Arandir tardaient, mais elle ne s’inquiétait pas. Contrairement aux autres membres du groupe, elle ne se défiait pas de l’espionne. Celle-ci s’était même révélée d’une compagnie plutôt agréable lorsque ses deux amis s’étaient mués en fantômes, et ce malgré son aventure avec Fadamar. Après tout, elle avait été sincère, tandis que lui s’était servi d’elle pour assouvir un vulgaire désir. Elle sentait que ce n’était pas tout, que quelque chose lui avait échappé tout au long du voyage, cette même chose qui troublait et torturait aujourd’hui ses amis, mais elle en ignorait la teneur. Hormis qu’elle était liée à sa faiblesse et au devoir que s’imposaient ceux-ci de la protéger.
    Soudain, elle sentit une odeur désagréable lui chatouiller les narines. Elle leva les yeux vers la silhouette floue qui se dressait devant elle et lui crachait des bouffées de fumée à la figure. Elle toussa bruyamment, déclenchant chez l’homme un sourire noirâtre.
« D’moiselle Cytise, j’présume ? M’sires Poingtonnerre et Lam’trouble, pas vrai ?
Sans attendre de réponse, il s’empara d’une chaise et s’assit à la table, déposant au passage un petit récipient de terre cuite devant lui. Il y écrasa l’herbe brûlant dans sa bouche, puis attendit les inévitables questions d’un air béat. Ce fut Therk qui les posa.
-    On ne peut rien te cacher. Qui es-tu ?
L’homme le fixa d’un regard vide, comme s’il ne comprenait pas la question. Il fronça les sourcils, se gratta la tête, puis parut avoir une illumination et répondit.
-    Ah, ça, bien sûr qu’on peut rien m’cacher. J’suis un d’vin, Vlades Jhan d’mon nom. Pouvez m’app’ler Vlad.
En parlant, il avait braqué ses yeux soudain plus perçants sur Fadamar, et Cytise sentit une tension s’installer entre les deux hommes. Ils avaient visiblement quelque chose en commun qui ne laissait dupe ni l’un, ni l’autre. Encore une zone d’ombre tirée de l’enfance de l’assassin ? Impatiente d’en savoir plus, elle prit la suite de Therk, qui la regarda faire avec le sourire.
-    Et pourquoi devrions-nous t’appeler ?
Vlad détourna ses yeux de Fadamar, puis exhiba les chicots noircis qui lui tenaient lieu et place de dents.
-    C’t’un secret pour personne, toute la ville est au courant. V’s’avez désespérément b’soin d’un d’vin pour aller chasser d’l’invocateur. Et y’a que j’suis l’homme qu’il vous faut. C’t’en tout cas l’avis d’vos amis, la rousse et l’grand dadais.
Il n’avait pas tort. Il leur fallait absolument un devin pour trouver leur proie. Mais quelque chose clochait : s’ils en avaient cherché un, c’était pour s’émanciper de la nécessité de faire confiance à Sybèle, qui leur était indispensable – position plutôt confortable. Hors, c’était justement celle-ci qui leur procurait aimablement ce moyen de se libérer d’elle. Il y avait anguille sous roche, comme toujours avec l’espionne.
-    J’te sens pensive, mignonne. Mais t’fatigue pas à hésiter, j’sais qu’vous allez m’embaucher. Y’a pas un seul av’nir où vous r’fusez. Et j’vais vous dire pourquoi.
Il fouilla dans une poche intérieure de son manteau, fronça les sourcils, puis chercha autre part et finalement, avec un grand sourire de convoitise, il exhiba un bâtonnet noir qu’il se mit à mâcher d’un air extatique. Il demeura ainsi de longues secondes, jusqu’à ce que Cytise, excédée, le somme de s’expliquer.
-    Ah, oui, j’oubliais. D’solé. La raison, c’est que j’sais où est votre invocateur, et que j’peux vous l’am’ner où vous voulez, dès d’main.
Cytise écarquilla les yeux de surprise, avant de se ressaisir. Ce n’étaient que des mots, et ce devin de piètre apparence pouvait tout aussi bien tenter de les leurrer comme un bonimenteur de bas étage. Comme il le disait si bien, les mercenaires avaient cherché en vain et toute la ville devait s’être aperçue que leur quête infructueuse était pourtant vitale à l’accomplissement de leur mission. Pas étonnant qu’un charlatan vienne se donner en spectacle. Elle se pencha vers lui en soufflant sur la fumée qui l’environnait pour le provoquer, puis lâcha, sourire en coin.
-    Et comment comptes-tu nous convaincre de ton formidable talent, Vlad ?
-    Mon form’dable talent ? J’suis un génie.
-    Prouve-le.
Il roula des yeux, arborant un air de dignité offensée rendu risible par son état déplorable. Il faillit tomber de sa chaise au passage, mais se rattrapa de justesse au rebord de la table. Il sourit devant le regard consterné de Cytise et de Therk et sortit d’une des innombrables poches de son manteau crasseux une herbe rabougrie, qui répandit une poudre jaune lorsqu’il l’émietta. Il cracha son bâtonnet mâchouillé dans le bol en terre cuite, puis inspira la poudre par le nez et se rejeta en arrière, les yeux exorbités. Quelques instants plus tard, ses mains tournaient à une vitesse folle dans l’air comme si elles manipulaient des énergies, mais aucune teinte ne se manifesta. Finalement, il ferma les yeux, les rouvrit et les posa sur Cytise.
-    C’pas tous les jours qu’on voit ça, hein ?
-    Que l’on voit quoi ?
Vlad parut surpris, puis claqua des doigts en ricanant.
-    D’solé, j’oubliais l’plus important.
Et sous les yeux ébahis de Cytise apparut une seule énergie blanche propre à l’Illusion, ce qui aurait pu apparaître comme plutôt pathétique si elle ne comportait pas en son centre un nœud. Vlad avait noué une énergie, événement sans précédent à sa connaissance, et ce alors même qu’il ne pouvait l’observer puisqu’elle était encore transparente lorsqu’il l’avait manipulée ! Elle avait du mal à en croire ses yeux, même lorsque Vlad envoya le ruban blanchâtre sous son nez. Comme elle restait bouche bée, Fadamar prit la suite.
-    Très bien. Maintenant, j’aimerais savoir quelque chose, Vlad.
Le devin se passa la langue sur les lèvres, tout excité par sa performance – ainsi que par les drogues.
-    J’t’écoute, assassin.
-    Quel est ton prix ? Nous n’avons pas grand-chose à offrir.
Vlad plissa ses immenses yeux pour tenter d’arborer un air rusé sans y parvenir. A la place, il dodelina de la tête, perdu dans ses visions.
-    Ca tombe bien, je n’veux pas grand-chose. Vous v’lez bien tuer l’invocateur, c’est c’la ?
-    Effectivement.
-    Moi, j’veux bien qu’vous l’tuiez, mais pas ici et pas tout d’suite. J’veux qu’vous m’le laissiez l’regarder un peu sous toutes ses coutures, et surtout, j’veux qu’vous m’passiez son cadavre quand v’s’en aurez fini avec lui.
Les trois mercenaires se consultèrent du regard. Pour satisfaire Mederick, leur parole ne suffirait pas. Il lui faudrait une preuve tangible, et quelle autre preuve existait-il que le corps de l’invocateur ? Il n’y avait qu’une seule solution possible. Cytise la dévoila.
-    C’est d’accord, mais il y a une condition. Nous ne te livrerons le cadavre qu’après l’avoir montré à notre employeur. Il te faudra donc être patient.
-    Ca m’va. De t’façon, j’comptais m’rendre à la capitale, pour changer.
Immédiatement, les soupçons refirent surface : comment connaissait-il leur destination ? Mais Cytise les balaya en se morigénant : toute la ville devait désormais savoir qu’ils venaient du nord. Mais pas forcément de la capitale… Non, vraiment, il y avait quelque chose de louche dans cette affaire. D’un autre côté, cet homme était un devin visiblement doué, donc… Elle ne savait plus que penser. C’est pourquoi ce fut Therk qui conclut le marché.
-    Parfait, dans ce cas. Nous passerons à l’action demain, si tu t’en sens capable. Nous avons déjà perdu trop de temps et plus tôt nous rentrerons, mieux ce sera.
Vlad acquiesça et tendit une main trempée de sueur à Therk, qui s’abstint de la saisir et posa à la place une question qui brûlait également les lèvres de Cytise.
-    Et puisque tu les as vus plus tôt, sais-tu où sont Sybèle et Arandir ?
Le devin observa sa main d’un air étonné, avant de la tendre mollement vers Cytise en esquissant un sourire pourri. Lorsque ses yeux brillants se posèrent sur le visage glacial de la jeune alchimiste, il la retira et répondit.
-    J’sais pas. Tout c’que j’sais, c’est qu’la rousse avait l’intention d’bien s’occuper du grand dadais, et j’avoue qu’j’aimerais bien être à sa place. Pas vous ? »
Son visage s’éclaira et il se tut, éloigné dans ses songes. Des rêves lubriques, supposait Cytise, même si elle avait bien du mal à imaginer la chose. Même Nathan, le petit herboriste bossu qu’elle avait vu en compagnie de Fadamar, paraissait plus séduisant que ce rebus humain. Cela dit, ses mots la rassuraient, d’abord parce que Sybèle allait honorer la promesse qu’elle lui avait faite la veille, et ensuite parce que la même Sybèle la dédouanait de son devoir d’amitié envers Arandir – ce dont elle eut honte. Ce dernier sentiment s’intensifia lorsqu’elle lut sur les traits de Therk de la dévastation, et elle comprit alors qu’il n’aurait sans doute plus jamais l’occasion de le revoir et de lui offrir ce pantalon bouffant en guise d’adieu – qu’il n’aurait donc jamais pu lui faire ses adieux ! Elle posa une main compatissante sur le bras tremblant de Therk et fut reconnaissante à l’assassin lorsqu’elle l’entendit congédier le devin, qui emporta avec lui ses drogues nauséabondes.
    Ils commandèrent enfin à dîner, persuadés que Sybèle et Arandir ne les rejoindraient jamais, et Cytise, libérant ses cheveux bruns pour se coiffer de son chapeau et ainsi faire plaisir à Therk, redoubla d’attentions envers celui-ci pendant toute la soirée, comme pour se faire pardonner de son indifférence coupable. Cette fois-ci, ce fut au tour de Fadamar de plonger dans ses yeux et de hocher la tête en signe de compréhension.
    Après tout, qui de mieux placé pour éprouver un tel sentiment ?

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