Cytise ouvrit des paupières ensommeillées et fixa le toit percé qui les abritait, sur lequel s’abattait violemment la pluie. A travers les interstices de leur abri de fortune, une cabane isolée et dont le bois exhalait une forte odeur de moisi, elle put constater que l’aube se levait déjà et qu’il leur faudrait repartir sous la pluie battante. Elle soupira et se redressa sur ses coudes à la recherche de Fadamar. Celui-ci se tenait devant la porte branlante qu’il avait ouverte et contemplait les gouttes tomber en un rideau que la lueur du jour naissant faisait scintiller. En même temps, il tripotait la pièce au bout de sa chaîne d’un air pensif, accompagnant sans y penser le bruit de la pluie par le grincement des petits maillons de fer. Un étrange concert, mélange d’harmonie et de crissements, qui poussa Cytise à se lever sur un ultime bâillement et à rejoindre Fadamar sur le pas de la porte.
Là, elle observa les gouttes de pluie creuser la terre boueuse en des rigoles de plus en plus profondes, mélodie naturelle à laquelle se mêlaient les tics de l’assassin. Quand elle redressa la tête, elle put admirer avec ravissement la naissance d’un arc-en-ciel à l’horizon, aux couleurs ternes mais bien présentes, et elle tenta de distraire Fadamar de ses sombres pensées.
« On raconte qu’à la naissance des arcs-en-ciel se trouve toujours un fabuleux trésor, gardé par des créatures féroces. Si on allait vérifier cette rumeur ?
Il ne répondit pas tout de suite, le regard fixé sur le présent du soleil et de la pluie. Il jeta un coup d’œil sur sa pièce, qu’il serra un peu plus fort, puis son visage s’orna d’un sourire amer. Pour la tentative de distraction, elle en était pour ses frais.
- Un fabuleux trésor, hein ?
Son ton se fit lointain, mélancolique.
- Crois-tu qu’il pourrait contenir la liberté ? Le crois-tu, Cytise ?
Elle tourna ses yeux bruns vers lui et remarqua la douleur qui imprégnait son visage si impassible d’habitude. Ses traits se tiraient et se détendaient sans cesse, comme s’il était en proie à un véritable combat intérieur. Et dans ses doigts blêmes tournait de plus en plus vite la pièce antique. Cytise ne savait que dire, c’est pourquoi elle se tut et attendit que l’assassin poursuive.
- Je l’ai cherchée pendant toute ma vie, et chaque fois que je la trouvais, je la fuyais tant elle m’écrasait de son poids. Elle me poussait à des choix impossibles, me forçait à trancher en faveur de l’un ou de l’autre quand je voulais choisir les deux. Comme si j’en étais capable, comme si j’en étais digne !
Il avait crié ce dernier mot et Cytise sursauta : elle ne l’avait jamais entendu hausser la voix jusqu’à présent, et ce mot grave qui jaillit soudain dans l’harmonieux concert de la pluie secoua la jeune femme. Ce fut dans un murmure que l’assassin conclut.
- Comme si j’en étais digne…
Il n’allait rien ajouter de plus. Mais la curiosité de Cytise et son envie perpétuelle d’aller au fond des choses la poussa à le questionner encore d’une voix qui planait doucement dans l’air frais.
- Et quand l’as-tu perdue ?
Il se tourna vers elle, les doigts crispés sur sa pièce. Ses yeux avaient perdu toute leur noirceur pour arborer une teinte d’un marron automnal. Il la dévisagea, jolie jeune femme aux pommettes hautes et au regard toujours déterminé, à l’esprit vif et au rire facile, et ne lut en elle nulle compassion. Juste une envie irrésistible de savoir. De le connaître et de le comprendre. Alors il reporta ses yeux sur l’arc-en-ciel dont les couleurs gagnaient en intensité, les ferma et entonna son histoire d’un ton las.
Il était né dans un village loin au sud de la capitale, plus au sud encore qu’Etabane. C’était un village agricole prospère et sa famille y avait une ferme qui rapportait suffisamment de revenus pour leur garantir une vie rude mais agréable. A l’époque, cette partie du royaume était rétive à l’autorité du Roi et des nobles inférieurs se déchiraient pour le contrôle de ces terres fertiles et ensoleillées – ce ne fut que bien plus tard que les K’Rhasco, promus grands du royaume, les unirent sous leur seule bannière avant de les déposer aux pieds du monarque. Pour les paysans des multiples hameaux disséminés dans les immenses plaines et champs de céréales, toutes ces querelles avaient peu d’importance, car les nobliaux avaient suffisamment de bon sens pour comprendre que piller et brûler ces villages amputerait directement le butin qu’ils espéraient tous obtenir. Ils se battaient en duel ou par champions interposés, organisaient des joutes mortelles et tentaient des assassinats par tous les biais possibles – métal, magie, poison, mais ils laissaient tranquilles les paysans.
Hormis le jour où le possesseur des terres à un certain moment envoyait, comme cela se passait dans tout le royaume à la même période, un homme collecter les impôts que devaient les habitants. Or, cette année-là, non seulement la récolte s’était montrée bien moins fructueuse que la dernière fois, mais en plus le nobliau qui envoyait le collecteur était acculé par ses rivaux et tentait d’extorquer le plus d’argent possible aux paysans avant d’abandonner la lutte pour fuir encore plus loin au sud et peut-être gagner le désert des Hommes des sables.
Le collecteur était un homme sec au visage de faucon qui arriva escorté par toute une troupe de soldats. Lorsqu’il annonça le montant que comptait prélever le maître des lieux, les paysans protestèrent sans attendre, arguant de la mauvaise récolte et de la hausse démesurée des impôts. Le collecteur écouta les récriminations sans ciller, puis ordonna à un soldat d’abattre un paysan, qui se trouvait être le père de Fadamar, sous les yeux horrifiés de toute la foule. Et quand il vit le petit garçon se jeter sur le cadavre en pleurant toutes les larmes de son corps, il le prit à partie en déclarant sur un ton doucereux que les paysans devaient bien avoir une cachette où reposaient toutes leurs économies des années précédentes, et que si Fadamar l’y conduisait, il épargnerait le reste du village. Dans le cas contraire…
Alors Fadamar alla chercher l’argent en trébuchant sur le chemin, sans écouter les quelques autres habitants qui eurent le temps de lui crier que cela ne servait à rien, qu’ils mourraient tous de toute façon, avant d’être abattus sur ordre de la tête de faucon. Il revint quelques minutes plus tard, titubant sous le poids d’une cassette qui tintait à chacun de ses pas et, dans un terrible silence, il la déposa aux pieds du collecteur.
Après vint le massacre. Les soldats – les pillards – fauchèrent les paysans comme des gerbes de blé et la terre du village s’englua de sang, des cris résonnèrent dans les bâtiments dans lesquels certains avaient cru bon de se réfugier avant que les soldats n’y mettent le feu, même le soleil parut refléter la scène en se teintant d’un pourpre ruisselant. Fadamar avait fui avec deux de ses amis, mais il n’existait nulle issue et, recroquevillés dans un coin obscur, ils virent entre deux meurtres leurs mères et leurs sœurs subir les pires outrages avant d’embrasser la mort avec soulagement. Les yeux grands ouverts de Fadamar buvaient la scène avec une incompréhension grandissante. N’avait-il pas fait ce que l’homme lui avait demandé ? Alors pourquoi ? Pourquoi tuait-il tout le monde ? Pourquoi une telle injustice ?
Tous trois furent miraculeusement les derniers survivants du carnage. Lorsqu’un des soldats les trouva et les reconnut, il arbora un rictus sadique et lança quelques mots dans son dos à l’adresse du collecteur d’impôts, qui s’approcha et demanda à ses hommes de les amener tous les trois sur la grande place du village. Ils les encerclèrent pour prévenir toute tentative idiote de fuite, puis le collecteur s’adressa à Fadamar d’une voix douçâtre. Il lui dit que pour le remercier de sa diligence et de sa serviabilité, il allait épargner l’un de ses amis – un et seulement un. Et c’était lui, Fadamar, qui choisirait lequel.
Les trois petits garçons eurent beau crier, pleurer, implorer la tête de faucon, Fadamar fut contraint à choisir. Chacun de ses amis le suppliait de le sauver, mettait en avant toutes ses qualités et rabaissait l’autre et Fadamar, les mains crispées sur sa tête, hurla le nom de l’un d’entre eux avant de s’écrouler sur le sol, dévasté. Il entendit les sanglots du condamné s’étouffer dans son sang quand sa gorge fut transpercée par une lame rouillée, puis les soldats et leur chef s’esclaffèrent et commencèrent à quitter le village. Le collecteur fut le dernier à partir, car il ne put s’empêcher de prolonger son plaisir en tapotant la tête de Fadamar et en lui souhaitant bonne chance. Fadamar se redressa pour le voir s’éloigner et ce fut alors que s’échappa de la lourde cassette une seule pièce qui étincela en tombant dans la boue gorgée de sang et agrippa le regard du petit garçon. Il se traîna à genoux jusqu’à elle et admira sur le métal rougi les reflets des flammes à l’entour. Il s’en empara pour la mettre dans sa poche puis rejoignit l’autre enfant survivant. Ils prirent la route ensemble.
Cela ne dura pas. Quelques jours plus tard, son ami mourait d’une maladie quelconque. Un de ses deux amis, qu’il avait pourtant sauvé à la place de l’autre. Ce jour-là, ses yeux de petit garçon acquirent la noirceur de la suie.
L’assassin se tut, le regard perdu dans ses souvenirs. Curieusement, il paraissait apaisé, comme si raconter son histoire avait permis d’en atténuer les souffrances. Il avait relâché la pièce qui reposait désormais sur sa poitrine et seul résonnait désormais le bercement de la pluie. Cytise sentit que le moment était venu de le pousser plus loin, ce qu’elle fit d’une voix douce.
- Et c’est tout ?
Il répondit sans la regarder, toujours aussi lointain.
- Si seulement… Ce n’est qu’une de mes innombrables erreurs. Chacune a eu de telles conséquences… J’y ai laissé des amis et j’y ai laissé encore plus. Bien plus. Comment vivre avec de tels remords ? Le destin est bien plus…
Soudain déferlèrent sur lui les ultimes paroles du grand devin, Alrick N’Drof, qu’on lui avait demandé d’assassiner : ‘C’était la voie que je suivais. Et j’y ai trouvé des satisfactions. Je pensais que c’était le bon chemin et je me suis trompé.’ Et cette dernière salve : ‘ne fais pas la même erreur que moi’. Ces mots s’adressaient-ils à lui ? Et surtout, recelaient-ils la vérité ? Après tout, il passait bien pour l’homme le plus perspicace du royaume…
Comme en écho à cette pensée brutale, il entendit Nathan lui demander tristement : ‘Tu as lancé la pièce, mon ami. Et qu’aurais-tu fait si elle m’avait condamné ?’ Il n’avait pas voulu répondre à cette question, à l’époque, et pour cause : la réponse était inacceptable. Il aurait laissé croupir l’herboriste dans sa geôle jusqu’à ce qu’il décède. Il aurait causé la mort de son ami.
- Tout le monde commet des erreurs, moi la première. Je sais pertinemment que c’est par ma faute que nous avons perdu Arandir. Mais ce n’est pas une raison pour rejeter ce libre-arbitre que nous possédons tous.
Il l’entendit à peine, submergé par l’eau goudronneuse et salée d’une vague de remords. Par ce hasard qu’il se plaisait tant à invoquer, voire à diviniser, n’avait-il pas accompli d’actes bien pires que ceux qu’il aurait accomplis de son gré, de son propre chef ? Mais toujours il venait lutter contre cette prise de conscience, se demandant d’un ton railleur qui il était pour décider de ce qui était bon et de ce qui était mauvais. Il tressaillit lorsque la main de Cytise se posa sur la pièce et il lui saisit le poignet quand elle tenta de la détacher. Mais lorsqu’il accrocha ses yeux, il relâcha sa prise.
La jeune femme prit la pièce et la fit glisser entre ses doigts fins, la frottant délicatement afin d’en distinguer les motifs, en vain. Alors elle l’immobilisa dans sa paume sous le regard méfiant de Fadamar, prêt à bondir, et elle sourit.
- Ouvre les yeux, Fadamar, et regarde ta pièce attentivement, pour une fois.
Elle la lui brandit sous le nez pour illustrer ses propos.
- Elle n’a plus de motifs et les deux faces sont identiques. Et vois-tu du sang ? Ce sang qui s’incrusta en elle quand elle chuta dans la terre souillée de ton village, il a disparu. Elle a fait son temps, Fadamar. Il est l’heure de passer à autre chose.
Et elle la lui rendit, la déposant doucement dans la main tremblante de Fadamar. Elle se détourna pour le laisser réfléchir et alla chercher de quoi manger, car il leur faudrait repartir bientôt. Elle lui tourna le dos et fourra quelques morceaux de pain rassis dans sa bouche, mais elle lutta moins pour le mastiquer que pour prononcer ses derniers mots, lorsqu’elle constata que Fadamar était resté immobile pendant tout son maigre repas.
- Ne reste pas lié comme les autres, Fadamar. Ou en tout cas, pas à cette pièce surannée. »
Il la raccrocha à sa chaîne grinçante et annonça le départ.
La pluie tombait toujours.
* * *
Dans l’obscurité du jour, les volutes blanchâtres qui les suivaient depuis un bon moment ressortaient d’autant plus et semblaient les narguer et les railler plus encore que les jours précédents. Ils s’agitaient devant eux, leur passaient parfois sous le nez où enveloppaient leurs jambes d’une légère brume, tout cela sans que Messie ne bronchât. En fait, il se comportait comme si le combat de la veille avait apaisé sa fureur et l’humiliation que le devin lui faisait subir alors que celui-ci lui avait filé entre les doigts. Ses yeux arboraient une teinte jaune pâle, à des lieues du doré qui flamboyait lorsque la magie courait dans ses veines avec une fougue incontrôlable. Cela rassurait Phoenix.
En effet, lorsque les deux mercenaires survivants avaient pris la fuite, et malgré les larmes qui coulaient sans discontinuer à cause de la poudre bizarre qu’il avait reçue dans les yeux, Phoenix avait pu jeter un œil sur le guerrier terrassé par l’elemental – l’énorme créature de magie pure invoquée par Messie. Le spectacle était effrayant : il ne restait plus qu’une bouillie informe, une masse déformée d’os, de sang et d’entrailles – impossible de distinguer une jambe d’un bras, ou un pied du visage. Phoenix avait beau avoir le cœur bien accroché et avoir assisté et même participé à des combats sanglants, il s’était détourné pour ne pas vomir.
De façon plutôt surprenante, après la fuite de l’assassin et de la jeune femme aux étranges décoctions, Messie avait malgré sa fatigue invoqué la Nécromancie pour soigner les multiples entailles faites par les dagues à la précision redoutable de son opposant. Une telle marque d’altruisme l’étonnait et il ne l’expliquait que par le fait que Messie comptait réellement sur lui pour mener à bien sa quête – sa soi-disant conquête du monde. D’un certain côté, c’était rassurant.
De l’autre, c’était inquiétant, car depuis cette scène, Phoenix reconsidérait ses velléités de prendre la tangente à la première occasion qui se présenterait tant la compagnie du magicien dément lui pesait. En effet, il craignait une vengeance sanglante et si Messie envoyait à sa poursuite une créature aussi terrifiante que la masse de magie jaune que constituait l’elemental, il ne survivrait que peu de temps – même le guerrier qui paraissait particulièrement fort et habile n’avait pu tenir qu’une minute ou deux. Mieux valait ne pas trop le contrarier et plutôt attendre sa mort à lui. Voilà pour le négatif.
Pour autant, il y avait également du positif, et cette nouvelle – ou première ? – preuve de sagesse consistant à ignorer les provocations permanentes des énergies blanches pour ne pas s’éparpiller et se concentrer sur l’essentiel – gagner la Cité des Merveilles et y trouver la magie argentée – soulageait Phoenix, qui n’avait plus le sentiment de devoir surveiller un enfant turbulent. Messie prenait aujourd’hui conscience des limites d’une magie qui semblait n’en avoir aucune auparavant et Phoenix supposait que plus ils approcheraient de la capitale, plus l’opposition – magique et physique – serait forte, peut-être plus que Messie. Il fallait garder profil bas jusqu’à la maîtrise de l’Invocation sous sa forme la plus pure.
Et puis Phoenix avait enfin obtenu ce pour quoi il suivait Messie : du sang et des adversaires puissants. Son excitation l’emplissait tellement lors du combat de la veille qu’il ne ressentait aucun des nombreux coups que lui portait l’assassin et même si Phoenix n’avait pas pu le toucher une seule fois de sa lourde flamberge, le seul fait de pouvoir assener des coups de toutes ses forces l’avait rendu heureux – cette frénésie qui le prenait à chaque fois lors des combats le rendait presque extatique. Il regrettait juste le dénouement, ce cadavre anonyme qui avait subi les foudres de l’Invocation et la fuite de sa proie. Il avait eu l’intention de le poursuivre, mais très vite Messie avait décidé de pourchasser la Perception à la place, avant de finalement changer d’avis et de reprendre leur marche tranquille vers la capitale.
Avec un peu de chance, Phoenix retrouverait là-bas l’assassin.
* * *
Dans sa vaste et somptueuse chambre de la Lumière de cendres, Ellébore était assise au bureau, ses vêtements noirs trempés de sueur. Elle venait de terminer son entraînement matinal avec Markvart K’Thraus, qui lui permettait de recouvrer peu à peu toutes ses sensations, et grignotait distraitement le filet de poisson et les grains de riz de son déjeuner. De jour en jour, ses cuisses et ses bras s’affermissaient et son visage retrouvait des couleurs. Ses doigts se pliaient et se dépliaient sans le moindre problème, sa souplesse lui revenait et sa peau rugueuse contenait désormais avec brio les offensives de la magie argentée qui lui coulait dans les veines. Si elle n’avait pas encore tous ses moyens, elle savait que ce n’était plus qu’une question de jours. Sa convalescence se déroulait bien mieux qu’elle n’avait pu le supposer lorsque la douleur la tenaillait encore continuellement.
Néanmoins, elle n’avait toujours pas tenté de manipuler les énergies, craintive à l’idée de subir de nouvelles souffrances. Elle appréhendait leur libération et ignorait si elle serait capable de les contrôler comme elle le faisait si bien auparavant. Même si, ce soir où Jari triomphait de Todrick, ce n’étaient pas les seules énergies argentées qui avaient provoqué la torture mais l’intervention de la magie jaune – comme elle le savait désormais, elle redoutait le pire.
Elle n’avait pourtant pas de séquelles, du moins pas à sa connaissance. Physiquement, elle n’avait pas changé, hormis la nouvelle et laide cicatrice qui lui barrait le ventre. Elle retrouvait son nez tordu et ses anciennes blessures, et ses cheveux blonds repoussaient perceptiblement. Ses yeux conservaient la même pâleur, sa peau les mêmes rides aux commissures de ses lèvres. Sa crainte semblait donc parfaitement irrationnelle.
Et après ? Qu’y avait-il de rationnel dans la magie ? Il existait des énergies partout dans le monde que certains, dont elle, parvenaient à manipuler. Comment expliquer les affinités de telle ou telle personne pour telle ou telle magie ? C’était aléatoire. On naissait avec ce don ou on naissait sans. Il n’y avait pas la moindre explication. La distribution était aléatoire, et généralement c’étaient les hommes qui changeaient au contact de la magie, et non la magie qui s’adaptait à eux. Bien sûr, on avait coutume de dire que, par exemple, la Destruction choisissait – quelle idée idiote, comme si la magie comportait une quelconque personnalité – des individus naturellement tournés vers le combat et propices à devenir de véritables psychopathes. Pour Ellébore, la vérité était à l’opposée : quelle que fut la personne ‘élue’, le simple fait de pouvoir manipuler les énergies rouges suffisait à la transformer en bête féroce et à créer en elle une soif de sang inextinguible. La magie modelait l’homme.
Quant aux énergies argentées, si leur cas paraissait encore plus bizarre, c’était juste parce qu’elles étaient extrêmement rares. Le procédé restait le même, et quelqu’un capable de manipuler de telles énergies ne pouvait qu’embrasser une carrière de voleur, d’assassin ou éventuellement de messager. Le destin du choisi était fixé à l’avance. Rien de rationnel.
Elle mâchouillait pensivement sa dernière bouchée de poisson lorsqu’elle entendit derrière la porte un son étouffé, le crissement de l’épée qui sort du fourreau, suivi du choc sourd d’un corps tombant sur le sol. Immédiatement, elle bondit de sa chaise, sauta par-dessus le lit moelleux et ouvrit en grand la fenêtre, par où un air froid s’engouffra et la fit frissonner. Son instinct d’assassin, qui lui avait garanti la vie sauve des années durant, l’avertissait d’un danger imminent. Là, elle balaya les environs du regard. Il n’y avait devant elle que le vide et tout en bas, la cour boueuse qui paraissait si loin… Le donjon, lui, ne comportait aucune aspérité qu’elle pourrait agripper pour se faufiler par la fenêtre d’une autre chambre. Elle était désespérément prise au piège. Derrière elle, de l’autre côté du mur, elle entendait des chuchotis qui pénétraient dans ses oreilles comme autant de projectiles pointus – et bientôt, peut-être que des projectiles bien moins métaphoriques lui transperceraient le corps.
Elle étouffa un juron paniqué : ni Jari ni Markvart ne lui avaient laissé d’arme et elle n’avait absolument aucun moyen de se défendre, et elle comprit que la seule issue possible était cette fenêtre qui donnait sur un précipice, et que le seul moyen d’emprunter cette issue consistait à invoquer les énergies argentées.
Et si ces gens-là, quels qu’ils soient, ne lui voulaient aucun mal ? S’ils venaient la libérer ou même la capturer pour l’embaucher ? Il était peut-être plus prudent d’attendre d’autres renseignements avant de prendre un tel risque. Elle pouvait avoir une bonne surprise…
Idiote ! Lâche ! Elle se traita de tous les noms, consciente qu’il lui fallait absolument s’échapper de cette prison dorée sous peine d’y expirer. Ce choc sourd, c’était le cadavre du Garde sombre qui s’effondrait sur le sol, et pour le vaincre sans lui laisser le temps de crier ou de se battre, il fallait faire usage de magie. Elle ne tenait pas à découvrir la couleur de celle-ci. Alors elle ferma les yeux, inspira profondément, apaisa la panique qui tentait de la submerger. Elle se concentra sur les énergies qu’elle sentait voleter tout autour, leva un pied nu hésitant pour les manipuler de ses doigts et, finalement, osa le poser sur un ruban plus docile que les autres. Immédiatement, il se mit à étinceler de mille feux argentés et, bientôt, de plus en plus d’énergies tourbillonnèrent autour des jambes d’Ellébore pour la porter. Au moment même où la porte s’ouvrait dans son dos, elle se jeta dans le vide.
Elle retrouva ses vieux réflexes et essaya d’amortir sa chute, comme si l’air n’était en fait qu’un gigantesque matelas onctueux où elle s’enfonçait de moins en moins vite. Elle finit par la stopper complètement un étage plus bas, ses jambes allant et venant avec une rapidité retrouvée, et elle retrouva avec délectation la sensation de liberté totale qui accompagnait la marche aérienne sur les énergies argentées.
Mais déjà elle fatiguait, à cours de pratique, et elle refusait de céder devant ceux qui, sans doute, avaient voulu l’assassiner. Son visage heureux se recouvrit d’un masque de dureté et ses yeux muèrent en deux lacs gelés. Elle bondit sur les rubans pour regagner de la hauteur et se glissa, passablement épuisée, par la fenêtre entrouverte d’une des deux chambres attenantes à la sienne. Là, elle s’effondra sur un tapis en laine rouge et laissa se dissiper la magie argentée, haletante. Elle aurait pu rester là à attendre le départ de ses possibles assassins, mais elle se força à se relever et à aller les traquer, refusant de se laisser ramollir par le luxe qui l’entourait et par sa récente déconvenue.
Elle ouvrit la porte doucement et jeta un coup d’œil furtif dans le couloir. Elle repéra le cadavre du Garde sombre, qui avait à peine eu le temps de dégainer sa lame avant de périr, probablement asphyxié par les énergies rouges qui tournoyaient au-dessus de lui. De la magie mortelle. C’était toujours plus rassurant que de la Nécromancie, puisque les mortalistes ne ressemblaient tout compte fait qu’à des archers un peu améliorés. Cette magie était limitée.
Elle avança prudemment dans le couloir, le regard rivé vers la porte de sa chambre. Soit ses agresseurs étaient déjà partis, soit ils demeuraient encore dans la pièce à discuter. La deuxième hypothèse se confirma lorsqu’elle entendit des murmures animés en provenir. Ils se disputaient sans doute, l’un accusant l’autre de n’avoir pas pris les précautions nécessaires ou quelque chose dans le même genre. Elle en profita pour se rapprocher du cadavre et le fouiller à la recherche d’une lame courte, qu’elle trouva dans sa manche. Malheureusement, il n’en avait pas d’autre et son épée noire n’était d’aucune utilité à la frêle Ellébore, qui serait incapable de la manier correctement.
Bon. Qu’aurait fait Fadamar avec une dague pour tuer deux personnes, dont au moins l’une d’entre elles était un mortaliste ? Les yeux mi-clos, elle tenta de se remémorer ses leçons, des plus précieuses jusqu’à ce qu’elle développe son propre style de combat grâce à son don particulier. Elle se souvenait qu’il appréciait particulièrement s’en prendre à ses cibles à l’instant où elles ressortaient d’un lieu, moment où elles se montraient nettement moins prudentes qu’à leur entrée. La manœuvre consistait à leur laisser entrouvrir la porte, puis à s’engouffrer en premier dans la brèche pour frapper. Oui, c’était cela. Elle se tapit sur le seuil de la porte.
Elle n’eut pas à attendre longtemps. Dès qu’elle vit la porte coulisser, elle jaillit comme une ombre du mur et poignarda le cœur de la première cible qui s’offrit à elle puis plongea en avant, fit un roulé-boulé dans des ténèbres trop opaques pour être naturelles – il s’agissait à coup sûr de l’Abjuration –, se redressa dans le dos de la deuxième trop lente à réagir et lui enfonça sa lame dans la nuque dissimulée sous une longue chevelure bouclée. Les deux s’effondrèrent presque en même temps dans un ultime râle. Leur agonie ne dura pas car l’Arme s’empressa de leur trancher la gorge avant de se laisser tomber le souffle court sur le tapis moelleux, qui se gorgeait peu à peu du sang de ses victimes, pendant que les énergies noires et rouges se dissipaient peu à peu.
Elle ne resta pas longtemps dans cette posture : se morigénant de sa mollesse, Ellébore se força une fois encore à se relever. C’était dans la douleur qu’elle recouvrerait toutes ses facultés, pas en se reposant après le moindre effort, et celui qu’elle venait de fournir lui serait encore plus profitable si elle le menait jusqu’à son terme. Elle se massa les muscles des cuisses, soumis à rude épreuve lorsqu’elle avait manipulé les énergies argentées, grimaça lorsqu’elle sentit un début de crampe et malgré son épuisement sortit de la chambre pour aller chercher Markvart K’Thraus.
Qu’il lui dise au moins qui elle venait d’obligeamment assassiner.
* * *
Malgré la pluie battante, l’ambiance était au beau fixe entre Sybèle et Arandir. Leur nuit commune, mais aussi le repas chaud, le toit douillet et le bain avaient redonné le moral au barde et l’espionne redécouvrait le plaisir de sa compagnie. Lui, si morne et taciturne lors de la deuxième partie du voyage, retrouvait sa joie de vivre permanente et ses plaisanteries guillerettes, comme si tous les mauvais souvenirs étaient déjà oubliés, relégués dans les tréfonds de sa mémoire.
Sybèle aurait été bien en peine de savoir, malgré son expérience des sentiments humains avec lesquels elle avait l’habitude de jouer pour son travail, s’il s’agissait d’un nouveau masque posé sur le visage du barde, tant sa personnalité était changeante et mystérieuse, et elle se demandait s’il ne l’avait pas embarquée dans un nouveau jeu de miroirs et de faux-semblants. Elle ne pouvait s’empêcher de chercher des moqueries dans ses sourires ou de la peine dans ses yeux bleus pétillants. Mais force lui était de reconnaître que si Arandir se jouait d’elle, alors il le faisait avec un implacable brio.
Cependant, elle le remarquait lui jeter de temps à autre des regards plus intenses que d’ordinaire et la contempler avec une attention soutenue – elle et son corps tout entier, ce qui la mettait mal-à-l’aise. Elle craignait alors que le barde n’appliquât avec une ardeur démesurée la nouvelle vision du Beau qu’elle lui avait proposée et cette intensité allait même jusqu’à l’effrayer.
Mais ces instants étaient trop rares et trop fugaces pour la marquer durablement. En tout cas, elle préférait nettement voyager en compagnie d’un Arandir joyeux qu’aux côtés d’un fantôme à la grise figure. Et depuis qu’il ne s’obstinait plus à versifier ses moindres paroles, leurs conversations avaient gagné en simplicité, en authenticité. Elle soupçonnait que le temps de rentrer à la capitale, elle aurait l’impression de l’avoir connu pendant toute sa vie.
Cet attachement à la fois progressif et soudain l’inquiétait aussi. Si elle était satisfaite – et presque fière – d’avoir réussi à rendre le sourire au barde en même temps qu’elle tenait une promesse faite à Cytise à la va-vite, elle savait que dans quelques jours, suivant le conseil de Vlad, elle le livrerait au Roi et trahirait donc la confiance qu’elle avait extorquée à Arandir. Bien sûr, ce n’était pas la première fois que cela arriverait, loin de là. Son travail l’exigeait. Les remords la laissaient la plupart du temps tranquille ou du moins s’effaçaient rapidement.
Mais là, il ne s’agissait pas que d’Arandir. Il s’agissait d’elle, Sybèle, l’espionne du Roi. Malgré tous les avertissements qu’elle avait pu recevoir de ses différents maîtres, malgré leurs sévères mises en garde, elle avait sympathisé plus que de raison avec la cible, et elle se rendait compte d’heure en heure qu’elle n’avait absolument aucune envie de livrer le barde au Roi. Ce cas particulier lui pesait sur la conscience.
Cela dit, il restait encore un long trajet avant qu’ils n’atteignent les abords de la capitale et elle avait encore tout le temps de réfléchir à cette situation inédite. Et puis, qui sait ce qui se passerait jusque là ? Peut-être que des événements imprévus inclineraient sa volonté vers l’une ou l’autre des options qui s’offriraient à elle. Peut-être.
Sinon, elle devrait faire un choix lourd de conséquences.
* * *
Le soir tomba presque imperceptiblement tant les épais nuages noirs enténébraient l’atmosphère, délivrant salve sur salve d’une pluie fine mais glaciale. Enveloppée de sa pèlerine, la tête enfoncée dans son col, Cytise entendait les gouttes tambouriner contre son chapeau, qui s’affaissait sous le poids de l’eau. Jusque là, il avait maintenu ses cheveux au sec, une bonne façon d’empêcher la maladie de l’étreindre de ses bras rachitiques et brûlants.
Devant elle, Fadamar n’avait pas pris la peine de se couvrir la tête. L’eau dégoulinait de ses cheveux et allait ruisseler sur son visage fermé sans qu’il ne s’en souciât le moins du monde. Il devait toujours être perdu dans ses pensées, comme le reste de la journée. Depuis leur départ, il n’avait pas prononcé un mot. Tenant les rênes de sa monture d’une main, il tenait l’autre dissimulée dans son manteau, les doigts refermés sur la pièce aux faces presque lisses. Il tremblait sous la pluie, toujours en proie à une lutte intérieure – ou était-ce simplement le froid ? Cytise attendait avec une impatience grandissante le verdict de cette méditation. Allait-il enfin se débarrasser de cette lourde pièce qui, tirant implacablement sur la chaîne rouillée, courbait le corps de l’assassin depuis tant d’années ? Rien n’était moins sûr.
Soudain, Fadamar cessa de trembler. Il ferma les yeux et rejeta sa tête en arrière, laissant la pluie baigner son visage sale et fatigué. Cytise crut apercevoir des larmes se mêler aux gouttes célestes, mais elle n’en était pas sûre – comment être sûre de quoi que ce soit dans cette obscurité voilée de pluie ?
Finalement, l’assassin reprit une posture normale et, se tournant vers la jeune femme, il lui fit signe d’approcher. Curieuse, elle mena prestement sa monture aux côtés de la sienne et attendit. Elle dut tendre l’oreille pour comprendre les mots que Fadamar prononça avec une douceur apaisée, couverts par le battement de la pluie.
« Cytise, tu avais raison. Tout comme Alrick N’Drof, tout comme Nathan, tout comme Therk. J’ai suivi une voie rassurante et sécurisante, une voie dénuée de tout choix et de tout remords. Du moins, je le croyais. Aujourd’hui, je me rends compte de tout ce que j’ai perdu.
Un sourire éclaira les traits de Cytise, qui ne put s’empêcher d’enchaîner.
- Alors la pièce…
- Je la garde.
Elle sursauta presque de surprise, ne comprenant pas la décision de l’assassin. S’il conservait cette pièce, il risquait de retomber dans ses travers à la première occasion. Il suffisait qu’il se retrouve seul, sans personne pour le prévenir de son erreur, pour qu’il se remette à appliquer sa philosophie précédente. Elle attendit la suite, prête à une nouvelle désillusion.
- Oui, je la garde. Mais elle me montrera à l’avenir un autre chemin.
- Comment ça ?
Il se tourna vers elle et lui adressa un sourire nostalgique. Elle préféra examiner ses yeux sombres et n’y trouva nulle trace rougie indiquant qu’il avait pleuré. Sans doute avait-elle rêvé.
- Tu te souviens que Therk avait une obsession particulière pour l’argent. Même Mederick l’avait constaté. C’est grâce à lui que j’ai compris ce que signifiait vraiment cette pièce – ou toute autre pièce de monnaie. Je regrette son décès avec d’autant plus d’amertume.
Il détacha la pièce de la chaîne et la sortit de sous son manteau. Il l’examina d’un air songeur, puis poursuivit.
- L’argent est bien peu de choses en soi. Concrètement, il ne s’agit que d’un bout de métal. En réalité, il s’agit d’un champ infini de possibilités. L’argent, c’est tout et rien à la fois. Il ne remplacera jamais la nourriture, le toit, les vêtements ou les armes, et pourtant il pourra permettre de tous se les procurer. Cet argent, on est libre de le dépenser pour ce que l’on veut ou même de le donner. On est libre.
Il raccrocha la pièce et refit passer la chaîne sous ses vêtements. Il plongea un regard déterminé que n’aurait pas renié Cytise dans les yeux bruns de celle-ci, qui hocha la tête. Finalement, il avait fait mieux que simplement se débarrasser de la pièce : il lui avait trouvé une nouvelle signification.
- Je garderai cette pièce comme un symbole de cette liberté retrouvée, Cytise. En espérant être à la hauteur. »
Elle ne put soutenir l’intensité avec laquelle Fadamar la dévisagea et détourna la tête si vivement que son chapeau faillit tomber. Elle le retint de justesse avant de constater que la pluie avait cessé. Elle le conserva pourtant et l’enfonça sur ses oreilles, afin de dissimuler tant bien que mal le sourire naissant sur son visage. Cytise s’était longtemps moquée de ce fameux adage, plein d’un bête bon sens, selon lequel le beau temps venait après la pluie. Pourtant, il aurait été parfaitement approprié en la circonstance. Restait à savoir combien de temps encore le soleil nouveau allait se refléter sur la pièce usée par les intempéries.
Et jusqu’où celle-ci les mènerait tous les deux.
Chapitre 11 : Où mène la pièce
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- Écrit par Monthy3
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