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Faim… Soif… Souffrance, faim, soif…

* * *

    Trois semaines maintenant que Signe et Osbern traquaient les hommes à la cicatrice solaire tout autour de la capitale, trois semaines que leurs lames noires se souillaient du sang de leurs victimes. De longs jours déjà qu’ils se dissimulaient aux yeux des rares Gardes sombres qui patrouillaient dans les parages, probablement envoyés par Markvart pour les – pour la – retrouver. Pourquoi se cachait-elle ? Difficile à dire. Par honte, peut-être, ou bien par orgueil. Ou peut-être par esprit de contradiction, pour lui montrer que les ordres qu’il suivait n’étaient pas forcément les bons.
    Au fur et à mesure, les journées se faisaient plus calmes et les agents du Roi plus rares. Il n’y avait plus de hameaux incendiés chaque jour, plus de fumées noires s’élevant à l’horizon, plus d’embuscades malheureuses tendues à Signe et Osbern. La campagne s’apaisait, et ce, grâce à leurs efforts – et non à des ordres provenant d’un noble aveugle aux préoccupations des villageois, trop haut perché sur son trône doré.
    Signe éprouvait une satisfaction certaine, sûre d’avoir fait le bon choix en désobéissant à Markvart. Elle avait agi pour une juste cause et avec une efficacité impitoyable, malgré la présence constamment réprobatrice d’Osbern, qui ne cessait de lui rappeler la mission à laquelle elle manquait en même temps. Qui sait si Sybèle n’avait pas fait des siennes ? L’espionne dont se méfiait Markvart et embauchée par Signe, confiante en ses capacités et en sa loyauté… Car elle était partie pour une quête plus que délicate, et surtout décisive pour le sort du royaume. Si les mercenaires ne parvenaient pas à enrayer la progression de l’Invocation, alors il ne resterait plus guère d’espoir pour Jari B’Rauts de se maintenir sur le trône.
    Et après ? Il n’était qu’un monarque comme un autre, aussi arrogant et autoritaire que les précédents. Avait-il fait quoi que ce soit pour protéger ses sujets des exactions des agents du Roi ? Non, il se contentait de veiller à la santé de sa propre personne, et ne se soucierait du Roi que lorsque celui-ci frapperait aux portes de la Lumière de cendres pour réclamer son dû.
    Cela n’arriverait jamais. Des rumeurs couraient de village en village selon lesquelles ses forces étaient exsangues, ce dont ne doutait pas Signe après tous les massacres qu’elle avait perpétrés. Plus encore, la Garde sombre le suivait à la trace et ne tarderait pas à donner l’assaut à son repaire, qu’elle avait fini par trouver après de longues journées et nuits de recherche. Signe ignorait son emplacement, mais elle avait constaté que de nombreux agents convergeaient vers lui en passant par le hameau en ruine où elle se reposait actuellement et où elle les éliminait groupe après groupe. Aucun d’entre eux ne semblait avoir encore suffisamment d’ardeur pour se battre et la plupart prenaient la fuite sans attendre, pour se faire tailler en pièces lorsqu’ils s’égaraient dans le noir rideau d’Abjuration invoqué par Osbern.
    De jour en jour, les groupes étaient moins nombreux et plus clairsemés.

    Elle s’étira paresseusement et se leva du matelas dur où elle passait ses nuits. Elle s’était établie dans une des rares maisons qui tenaient encore debout, une de ces masures paysannes au toit de chaux et aux murs de pierre blanchie, qui se payait même le luxe de comporter un étage dont la lucarne étroite donnait directement sur la grand-rue. De là, elle avait tout le loisir d’observer les voyageurs de passage, exclusivement des agents du Roi tant les lieux avaient été désertés depuis les ravages causés plus tôt. Osbern s’y tenait déjà, impassible et concentré, le regard fixé sur la route. L’image même de la vigilance et du devoir, une image qui exaspérait de plus en plus Signe tant elle ne cessait de lui rappeler sa propre… trahison ? Le mot était trop fort. Ses faiblesses, ses manquements, ses échecs. Sa faillite.
    Soudain, elle le vit hocher la tête à son attention et ils descendirent tous les deux, lames au fourreau, pour aller intercepter les voyageurs qu’il venait de repérer. Ils poussèrent la porte grinçante de l’entrée et allèrent se tenir en plein milieu du chemin, droits et silencieux. Les deux inconnus, encore trop loin pour qu’il fût possible de distinguer leurs visages, avançaient à cheval, côte à côte, échangeant des propos animés. Ils ne semblaient pas les avoir aperçus.
    Même quand ce fut le cas, ils n’hésitèrent pas un instant et poursuivirent leur chevauchée sans les quitter des yeux ni montrer la moindre crainte. Quand ils arrivèrent assez près, Signe constata qu’ils n’étaient pas vêtus des vêtements noirs propres aux agents du Roi. Elle dut masquer sa surprise lorsqu’elle reconnut finalement les deux voyageurs, tout aussi surpris de les retrouver là. Elle sentit Osbern se tendre.
« Je vous salue, capitaine N’Mephe. Que venez-vous faire en ce coin perdu ?
Signe contempla avec froideur la femme à la chevelure rousse et emmêlée dont le sourire rieur s’ornait continuellement d’un pli sarcastique. A ses côtés, elle reconnaissait le maigrelet dont les reflets d’argent lorsqu’il avait paré sa lame, longtemps avant, l’avaient troublée à l’époque.
-    Markvart K’Thraus a récupéré son poste. Pieds à terre, vous deux.
-    Quel chaleureux accueil !
Elle descendit néanmoins, imitée par son compagnon. Osbern s’avança pour prendre les chevaux par la bride, les yeux brillant d’une lueur inquiétante lorsqu’ils se posèrent sur Sybèle. Laquelle attendit patiemment que Signe poursuive.
-    Bien. Maintenant, répondez-moi : que faites-vous ici ?
-    Eh bien, nous rentrions vous annoncer la bonne nouvelle mais puisque nous vous rencontrons ici, cela nous facilitera la tâche. L’invocateur n’est plus qu’un lointain souvenir.
-    Où sont les autres qui vous accompagnaient ?
-    Je l’ignore, nous les avons perdus en cours de route. La chasse a été longue et la lutte infernale.
Signe hocha la tête. Markvart avait eu raison et enfin s’offrait à elle l’occasion de se racheter. Elle jeta un coup d’œil à Osbern, qui acquiesça, puis elle plongea ses yeux dans ceux de Sybèle et ses lèvres fines dessinèrent un sourire glacial.
-    Une espionne ne survit qu’aussi longtemps que ses mensonges demeurent crédibles. Ce n’est pas le chemin de la capitale, mais celui menant à ton véritable maître. Me trompé-je ? »
Sybèle hésita une seconde de trop. La lame d’Osbern se matérialisa dans sa main et plongea dans le ventre tendre de l’espionne avant d’en ressortir, couverte d’un peu plus de sang encore que la veille. Elle s’effondra aussitôt en criant, les deux mains plaquées contre sa plaie d’où jaillissait le liquide rouge et bouillonnant.
    Arandir contempla la scène avec stupéfaction, car il voyait le Beau qu’il avait tant peiné à retrouver mourir peu à peu devant lui, ce Beau représenté par le corps de cette femme qui se roulait par terre sans cesser de hurler et répandait au passage ses entrailles malgré tous ses efforts pour les contenir. Alors la rage le consuma. Il dégaina sa rapière de sa main gauche et bondit à l’assaut d’Osbern sous les yeux étonnés de Signe qui ne s’attendait pas à le voir défier un Garde sombre. Rapière et épée se frôlèrent une fois, deux fois, dix fois. Osbern maniait sa lame avec l’efficacité redoutable propre à ceux de son ordre, tandis qu’Arandir donnait des coups furieux et irréfléchis qui l’épuisèrent rapidement. Bientôt, il se mit à reculer, luisant de sueur, et une nouvelle attaque d’Osbern l’envoya bouler en arrière.
    Quand il se releva, il n’était plus le même. Ses yeux bleus reflétaient les flammes glacées de l’enfer. Sa main droite dessina des arabesques dans l’air, un souffle soudain fit frissonner Signe et des énergies s’enroulèrent autour du bras d’arme du barde, les énergies dont lui avait déjà parlé Markvart : les mêmes rubans argentés que manipulait l’Arme de chair ! Elle voulut arrêter Osbern, mais lui s’élançait déjà en avant, lame brandie. Le noir et l’argenté dansèrent ensemble, se croisant et s’évitant à plusieurs reprises. Bientôt, les moulinets d’Arandir se firent de plus en plus rapides, sa rapière devint floue et ses gestes s’accélérèrent tant qu’il semblait manier plusieurs armes de la même main. Osbern, désormais sur la défensive, se contentait de parer et d’éviter les coups en ahanant, mais il était clair qu’il ne pouvait tenir longtemps ainsi. Sur une ultime feinte, Arandir traversa la garde du Garde sombre et lui cisailla la gorge. Le sang siffla et aspergea le visage du barde pendant qu’Osbern tombait sans proférer un mot, mort.
    Il y eut un instant de battement, le temps pour Signe de dégainer à son tour son épée avant qu’Arandir ne se jette cette fois-ci sur elle un rictus aux lèvres, attaquant sans lui laisser le moindre répit, jouant avec elle comme avec une souris. Il parait ses assauts avec une invraisemblable facilité, marchait dans ses feintes avant de les éventer insolemment, et chacun de ses coups menaçait de la transpercer. Lorsqu’elle se fendit en avant, il lui taillada la cuisse et elle ne parvint à rester debout qu’au prix d’un énorme effort. Elle serra les dents et repartit à l’attaque, mais elle ne pouvait plus se déplacer comme elle le voulait et diminuée ainsi, elle n’était plus capable de tenir le rythme. Déséquilibrée par un nouvel assaut, elle chuta par terre en lâchant son épée, qui alla cliqueter un peu plus loin.
    Les yeux exorbités, elle vit Arandir se pencher sur elle, la pointe de sa rapière contre sa gorge. Signe haletait, épuisée et terrifiée pour la première fois de sa vie tant le visage du barde ressemblait à celui d’un démon – deux puits gelés au milieu d’un lac de feu et de sang. Paniquée, elle envoya un coup de poing à Arandir qui, surpris, ne l’évita pas. Sa tête partit sur le côté mais, alors qu’il allait achever Signe, son regard se posa sur le cadavre de Sybèle, non loin et désormais inerte. Elle gisait dans une mare macabre, ses cheveux roux mêlés de rouge étalés en une flaque poisseuse, ses traits soulignés de sillons sanglants – ce sang qui avait jailli de la gorge d’Osbern.
    Arandir la contempla avec saisissement, comme frappé par une révélation nouvelle. Il admira le contraste entre la peau livide et la couleur chatoyante du sang. Comme dans un songe maudit, Signe le vit se relever pour aller s’agenouiller auprès d’elle et l’étudier comme un artiste, toucher sa peau et ses cheveux, déchirer ses vêtements pour fixer avec fascination la plaie béante ouverte par la lame noire. Signe ne pouvait pas bouger et restait allongée, horrifiée par ce comportement morbide et trop résignée pour se battre de nouveau. Au bout d’une minute qui lui parut interminable, Arandir se releva et revint vers elle.
    Il se dressa au-dessus de son corps transi et l’observa attentivement, comme s’il la jaugeait pour la juger. Avec son visage taillé à la serpe et son corps sec, elle était loin d’être aussi désirable que Sybèle, mais il semblait que ce ne fut pas réellement le critère car il s’éloigna à nouveau, alla ramasser son arme et la lui lança. Signe resta prostrée quelques instants, le temps de se reprendre, puis elle se releva et le questionna sans oser regarder ce visage ensanglanté.
« Où allons-nous ?
Ce fut d’une voix abominablement guillerette qu’il lui répondit.
-    A toi de me le dire ! »
Cela ne rimait à rien. Il était le vainqueur et lui laissait le choix de la direction. Oui, cela ne rimait à rien. Elle jeta un coup d’œil sur le cadavre encore chaud d’Osbern, incarnation de son devoir de loyauté à l’égard du royaume. Une incarnation aussi morte qu’elle pouvait l’être, et un devoir aussi compromis que les chances du Roi de survivre aux deux prochains jours. Il ne restait qu’une seule possibilité, une seule issue vers laquelle la fuite en avant pourrait se poursuivre. Un lieu en proie ces temps-ci aux rumeurs les plus folles, un lieu en-dehors de la capitale qui accueillerait de nouveaux fidèles les bras ouverts.
    Le château des N’Maiz.

* * *

A boire… Il lui fallait boire… Manger, oui, mais surtout boire…

* * *

    Quand Mederick entra, Kjeld n’était pour une fois pas assis dans son fauteuil mais allongé sur son lit, d’où il avait ôté tous les habituels livres. Il ne paraissait pas au mieux. Ses yeux blancs d’aveugle rivés sur le plafond étaient bien la seule partie sereine de son visage. Ses traits se tordaient et se détordaient, ses cheveux si noirs malgré son âge avancé tombaient par touffes entières, sa bouche s’ouvrait et se refermait sans émettre le moindre son, et le nécromancien ne cessait de se tourner et de se retourner dans son lit, ses bras collés contre lui comme s’il était glacé – ou effrayé. Sa voix chevrotait lorsqu’il avait dit à Mederick de rentrer et, un instant, celui-ci se demanda si le nécromancien survivrait encore longtemps à sa folie.
    Comme s’il était bien placé pour en parler ! Ah, oui, vraiment, lui qui s’était montré si lucide depuis la mort de Thorlof ! Depuis cette mort qui n’en était pas une… Sa réaction avait été pitoyable et sans l’intervention des mercenaires, et particulièrement de la jeune Cytise, peut-être aurait-il déjà succombé à l’heure qu’il était. Or le nécromancien, lui, luttait seul depuis des semaines et contre des éléments bien plus effrayants qu’une seule voix fantomatique qui errait dans son esprit. Kjeld se battait contre la Mort elle-même et contre ses ambassadeurs et lui qui avait déjà triomphé d’elle depuis un certain temps, essayait maintenant de lui arracher ses plus intimes secrets – ceux relatifs à sa naissance.
    Remonter aux origines du monde pour les reconstituer, telle était la quête démente dans laquelle se lançait le nécromancien. Lui qui avait subi de plein fouet la toute-puissance de l’Invocation et qui en gardait des séquelles définitives ne renonçait pas à la retrouver ni à la côtoyer de nouveau, plongé à jamais dans un tourbillon d’avidité dont il ne ressortirait pas, sauf à trouver une autre issue de l’autre côté – vers le fameux monde de l’Invocation qui revenait sans cesse sur ses lèvres sèches.
    Faisait-il tout cela pour le Roi ? Comptait-il vraiment acquérir le contrôle de la magie originelle en son nom et pour la mettre à son service ? De jour en jour, Mederick en doutait un peu plus. A dire vrai, il ne l’avait jamais cru tant le nécromancien avait toujours suivi sa propre voie, celle menant à la connaissance et à la sagesse – la plupart du temps – au mépris de tous les risques, et pour cause : la mort ne l’effrayait plus. Or, cette recherche du savoir n’avait toujours eu qu’un but égoïste, celui de parfaire sa maîtrise et sa supériorité sur les autres nobles, celui d’être le plus profond puits de science du royaume.
    Mais aujourd’hui, Mederick ne voyait sur ce lit confortable qu’un vieillard faible et torturé, dont la peau lisse quelques semaines plus tôt s’ornait désormais de taches et de rides, sans compter les cernes qui lui faisaient des poches opaques sous les yeux. Certes, Mederick avait vieilli prématurément suite à sa propre folie ; mais il s’agissait de rides encore raisonnables, que pourrait arborer n’importe quel vieillard. En revanche, sur le visage de Kjeld ressortaient des marques antiques, toutes celles qu’il avait réussies à supprimer grâce à sa maîtrise de la Nécromancie et de la prolongation de sa vie, et sa peau blanche s’affaissait sous le poids du temps retrouvé. Il paraissait avoir cent ans.
« As-tu donc fini de me dévisager, Mederick ? Je sens ton regard inquisiteur peser lourdement sur moi. Je n’ai pas besoin de ce fardeau supplémentaire.
Et cette voix si faible, ce filet de voix ! Le nécromancien, vigoureux encore quelques semaines – quelques jours – plus tôt, n’était plus que l’ombre de lui-même. Mederick détourna les yeux.
-    Excuse-moi.
-    C’est déjà fait. Qu’y a-t-il ? Tu ne m’as pas rendu visite depuis un certain temps.
Et pour cause : chaque vision de Kjeld dans cet état lui donnait presque la nausée, car tous les espoirs du Roi reposaient, semblait-il, sur cette maudite Invocation qui avait rappelé Thorlof à elle. Aujourd’hui plus que jamais.
-    Je voulais savoir si tu avais progressé car les nouvelles ne sont pas bonnes, à l’extérieur. Je suppose que tu étais au courant de la mort de Deetje et Lennart.
-    Ces imbéciles qui s’en sont pris à la protégée de Jari ? Je me moque de leur décès. De toute évidence, ils n’étaient pas à la hauteur. Deux magiciens incapables de venir à bout d’un vulgaire assassin ne méritaient pas un autre sort.
-    Crois-tu vraiment qu’ils ont tenté de s’en prendre à elle de leur plein gré ?
Kjeld parut hésiter un instant, comme si l’idée venait seulement de faire son chemin. Depuis trop longtemps, il surnageait à la limite des deux mondes et Mederick le soupçonnait de se désintéresser totalement d’un complot dont il était pourtant l’un des membres les plus éminents. Celui-ci reprit donc patiemment.
-    J’avais reçu le même ordre qu’eux de la part du Roi. Il comptait capturer l’Arme car il supposait qu’elle jouait un rôle essentiel dans la maîtrise de l’Invocation. Elle, et surtout les énergies argentées qu’elle manipule.
Les yeux laiteux de Kjeld se tournèrent lentement vers Mederick, emplis d’une menace soudaine et implicite. Sa voix se raffermit.
-    Et c’est seulement maintenant que tu m’annonces cela ?
Ce fut au tour de Mederick d’hésiter, gêné et en proie à une honte teintée de remords. De longues secondes s’écoulèrent avant sa réponse, nerveuse et saccadée.
-    C’est que je n’ai pas eu le courage d’épauler directement Deetje et Lennart. Je n’ai pas osé affronter l’assassin. Et aujourd’hui, il est beaucoup trop tard. Jari lui-même m’a déclaré que le Roi était pris au piège. Demain, il sera mort. Pour de bon.
-    Je vois.
Kjeld tourna son visage vers le plafond sans paraître plus troublé que cela. Il réfléchissait, et comme l’attente s’éternisait et qu’il avait fermé les yeux, Mederick crut qu’il s’était assoupi. Il s’apprêtait donc à sortir lorsque la voix s’éleva de nouveau.
-    Tu sais, Mederick, je crois que ton amitié avec Thorlof t’a fait plus de mal que de bien.
Mederick se figea, glacé. Sa voix était polaire lorsqu’il parla sans se retourner.
-    Que veux-tu dire ?
-    Quand je te parle, il m’entend aussi, n’est-ce pas ?
-    Oui.
-    Bien. Je serais curieux de l’entendre se justifier, mais je ne le pourrai pas, je suppose. Mederick, que ferais-tu si je te révélais que Thorlof t’a trompé de bout en bout et a profité de ta lâcheté pour te manipuler ? Cette lâcheté consistant à te défausser de toutes tes décisions sur lui… Que ferais-tu, Mederick ?
-    C’est impossible. Après tout, nécromancien, que sais-tu de l’amitié, toi qui te contentes d’asservir des morts ?
-    Je n’en sais rien, hélas, c’est une des connaissances que je n’ai pas encore acquises. Je te l’accorde. Mais la tromperie m’est familière, la manipulation aussi. Et si mes mots ne te suffisent pas, alors va écouter les ultimes paroles du Roi, puisqu’il est supposé mourir demain.
Mederick jeta un dernier coup d’œil furieux sur le vieillard rabougri qui se moquait de lui même sur son lit de mort et dont le visage s’ornait d’un sourire désolé, puis il sortit en claquant la porte. Le bruit ne fit même pas hausser un sourcil au Garde sombre de faction, mais il fut suffisant pour que le grand du royaume n’entende pas le dernier mot prononcé dans un souffle par le nécromancien.
-    Adieu. »
Dans leurs états respectifs, l’un d’eux n’allait pas tarder à mourir.

    Quant à savoir lequel…

* * *

Tant de temps… Entre deux eaux… A boire !

* * *

    Les énergies blanches voletèrent encore paresseusement dans l’air puis, finalement, se dissipèrent. Vlad rouvrit ses yeux, deux billes qui roulaient follement dans de profondes orbites, et les posa sur les deux corps qui dormaient dans la clairière. L’herbe drue formait un onctueux tapis tandis qu’une douce brise agitait les feuillages des arbres à l’entour qui chantonnaient alors comme une berceuse. En haut, le ciel s’illuminait de multiples étoiles, gemmes étincelantes dont la clarté venait baigner les visages endormis. Même pour Vlad, habitué aux visions extraordinaires de la Divination et de ses diverses drogues, le lieu était idyllique et la nuit magnifique.
    Il laissa dodeliner sa tête en direction de l’assassin, presque invisible dans ses vêtements sombres et sales et s’approcha de lui, un poignard dans sa main moite. Oui, une jolie clairière qui pourrait s’éveiller dans le sang s’il menait à bien sa vengeance. Il contempla sa cible d’un air rêveur, conscient d’avoir à ce moment-là droit de vie et de mort sur elle. Fadamar Lametrouble, celui qui avait assassiné son frère, Ghendes.
    Vlad savait pertinemment que Fadamar n’avait fait que son travail, qu’il était payé pour tuer des gens. Son frère avait juste eu le malheur de voir son nom inscrit sur la liste. Néanmoins, cela ne constituait pas une raison suffisante pour épargner sa vie, tant Ghendes s’était montré bon envers son cadet tout au long de sa vie. Lui, si ambitieux et si capable, devenu l’homme de confiance du Roi, n’avait cessé de couver et de protéger son petit frère malgré son addiction aux drogues et son incapacité à faire quoi que ce fût, qu’il s’agît de tâches physiques ou intellectuelles. Ghendes avait trimé sang et eau pour arriver au sommet et s’était même fait anoblir, là où Vlades errait dans le monde après avoir fugué. Et finalement, Ghendes avait su faire fructifier le seul don – mais quel don ! – possédé par Vlad : la maîtrise de la Perception. Grâce à elle, il avait obtenu du Roi qu’il l’embauchât et, depuis, Vlad n’avait plus eu le moindre problème. La protection du Roi était absolue.
    Aujourd’hui, Ghendes était mort, abattu par un assassin dans l’indifférence générale. C’était inacceptable pour Vlad, qui se retrouvait parfaitement seul pour la première fois depuis une éternité, d’autant plus que le Roi allait bientôt disparaître de ce monde – il l’avait lu dans les volutes blanchâtres de la Perception. Fadamar devait payer.
    Il laissa tomber son arme qui vint se planter dans la terre humide, juste à côté de la tête de l’assassin, puis il ferma les yeux pour revoir les probables avenirs. Il retrouvait les hésitations, la lutte, la souffrance, les doutes, la peine et l’amour ancien, avant le déchirement final. Il se remémorait les larmes intérieures et la chaîne cassée, la topaze qui se brisait en chutant sur le sol. Il les rouvrit et jeta à Fadamar un regard où une joie sadique se mêlait à de la compassion, avant de fixer le pommeau du poignard en se léchant les lèvres.
Sans nul doute, la vengeance la plus terrible serait de laisser vivre cet homme. Hochant maladroitement la tête, il s’écarta du corps pour se diriger vers le deuxième, un peu plus loin.
    Il s’agissait de la petite Cytise, blottie dans son manteau. Cette nuit, dans cette atmosphère paisible, elle était attendrissante, avec la clarté lunaire qui se reflétait sur ses pommettes et plongeait son visage fin dans le clair-obscur. Cela faisait une éternité que Vlad n’avait plus connu de femme et s’il ne s’était montré incapable de les satisfaire, peut-être aurait-il emmené Cytise avec lui. Mais la vie était question de choix et lui avait choisi les drogues, si simples à obtenir, si aisées à conserver, si jouissives à consommer. Malgré tout, il tendit une main tremblante pour aller caresser les cheveux de la jeune femme.
    Il s’arrêta au dernier moment, redoutant de la réveiller, et se contenta de la dévorer du regard avec un désir impuissant. Il s’accroupit et resta là de longues minutes, respirant son souffle et parcourant son avenir. Celui-ci était fascinant. En réalité, il n’avait jamais contemplé un futur qui pourrait emporter des conséquences pour autant de personnes différentes. Les chemins blanchâtres ne cessaient de s’entremêler avec des sentiers provenant d’autres avenirs, d’un nombre incalculable d’autres avenirs, comme si tous convergeaient vers le sien. Encore faudrait-il que Cytise parvienne suffisamment loin pour emprunter cette voie majeure dans laquelle se fondaient toutes les autres.
    Il admira de nouveau ses traits d’un air songeur et se maudit de sa faiblesse avant de plonger une main à l’intérieur de son manteau. Il fouilla dans différentes poches, en ressortit différents types de poudre ou de pâtes à mâchouiller, dont un bâtonnet noir qu’il fourra dans sa bouche, et finalement saisit un petit sachet de la poudre dorée dont il s’était servi pour nouer une énergie sans même la voir.
    Il eut un sourire sans joie. Le voilà, le secret de son talent : une poudre qu’il suffisait d’inhaler pour se plonger dans un autre monde - ou plutôt, pour voir le monde sous son vrai jour. Peut-être aurait-il pu fouiller plus profondément dans l’avenir de Cytise s’il en avait fait usage, mais il refusait de contempler encore le véritable visage de l’alchimiste, une douloureuse épreuve dont il comptait se passer cette nuit-là. Il préférait celui-ci, jeune et frais, dernier souvenir qu’il emporterait avec lui avant de reprendre sa marche.

    Il se releva et gagna le couvert des arbres, avant de se retourner une dernière fois pour embrasser la clairière et les dormeurs du regard. Il les salua d’une révérence si hasardeuse qu’il termina par terre, hébété, puis se remit sur pieds et partit en titubant, la bouche toujours pleine du bâtonnet de drogue.
    Enfin, il s’abandonna aux blanches voies de la Perception, sourire béat sur ses lèvres molles.

* * *

« De… l’eau… »
    Le Roi approcha de la bouche craquelée un morceau de chiffon imbibé d’eau, que l’herboriste mordit avidement en tentant d’en extirper tout le liquide. Le petit homme, déjà réduit en charpie par les tortures subies, n’était désormais plus qu’une loque exsangue, une créature squelettique aux portes de la mort. Son invraisemblable vigueur s’était enfin tarie, ses yeux avaient perdu tout éclat et il ne parvenait plus à articuler que ces deux syllabes, ‘de l’eau’.
    Mince triomphe pour le Roi, dont la chute adviendrait dans quelques heures. Déjà il entendait les rares hommes venus le protéger crier dehors que la Garde sombre encerclait les lieux, il devinait les flambeaux dans la nuit et l’assaut à venir. Sans doute attendraient-ils le jour, pour être sûrs de ne pas le laisser s’échapper ni de le tuer par mégarde. Pour laisser aussi le temps à Jari de contempler sa déchéance et de le moquer une ultime fois avant le noir éternel.
    Ou le jaune, ou l’argenté, ou le doré ? Il se demanda où il irait à sa mort, s’il disparaîtrait purement et simplement ou si son âme ou son esprit gagnerait ce fameux monde de l’Invocation que recherchait avec avidité Kjeld, le nécromancien, au mépris de sa vie. Après tout, Thorlof avait bien réussi à atteindre ce monde. Pourquoi pas lui, le Roi, au prestige et à la volonté bien plus forts que quiconque ?
    Du moins autrefois, avant cette folie. Avant qu’il ne décide de laisser son trône vacant quelque temps pour retrouver un peu goût à la vie, pour tenter de redonner un semblant de fantaisie à une existence qui lui paraissait aussi ennuyeuse qu’interminable. Tant de temps passé à régner sur le royaume, tant de conflits à arbitrer et de guerres à mener – mais toujours la même chose : la loi du plus doué et du plus ingénieux, surtout du plus riche. Et lui n’avait plus rien à faire, hormis adouber le vainqueur, tout auréolé d’une gloire éphémère, qui s’estompait et périssait à l’arrivée d’un nouvel ambitieux à adouber, puis…
    Toujours le même cycle. Toujours cette monotonie du pouvoir, et finalement cette lassitude trop profonde pour rester larvée au fond de lui. Pourtant, qu’y avait-il d’autre dans la vie que ce pouvoir ? Chaque homme luttait pour en acquérir un peu plus, pour gravir un à un les échelons menant au trône, si haut, dans une lumière en réalité baignée de cendres – un linceul gris de poussière. Une fois dessus, il n’y avait plus rien. Plus de but, plus d’objectif, rien que l’ennui. Alors il avait voulu recommencer, entamer un nouveau cycle. Sortir du précédent.
    Avait-ce été une erreur ? Après ses échecs répétés et l’élimination du gros de ses agents, il l’avait pensé. Il sentait qu’il n’aurait pas dû relancer une nouvelle partie, qu’il avait perdu la main – il avait obtenu les bonnes informations un peu trop tard et envoyé ses pions au pire moment. De toute évidence, il aurait mieux valu demeurer sur le trône et supporter la lassitude, même la plus pesante.
    Aujourd’hui, les paroles de Nathan lui revenaient, des paroles qui l’avaient marqué bien plus qu’il ne l’aurait voulu, probablement parce qu’elles contenaient une part de vérité. Si la vie était le pouvoir et que l’on accédait au plus haut degré de celui-ci, alors on arrivait en même temps au terme de la vie. Il ne restait plus rien à découvrir, hormis ce qu’il y avait… après. Après la vie. En était-il conscient au moment de simuler sa mort ? Sans doute pas. Mais cette idée devait s’être réfugiée dans son esprit, lovée dans les circonvolutions de son cerveau fatigué, et elle s’imposait à présent à lui.
    Il cherchait même à s’en convaincre, comme pour justifier sa défaite à venir. Oui, Nathan avait vu juste. Il voulait mourir pour voir la suite, refermer l’échiquier avec lui à l’intérieur pour découvrir ce que devenaient les pions une fois abandonnés dans l’intimité du plateau replié. Il allait bientôt le savoir.
    Il tourna la tête vers l’herboriste rachitique, demi-homme aux moignons hideux, aux croûtes purulentes, aux plaies étonnamment refermées. C’était un miracle qu’il fût toujours en vie et le Roi le soupçonnait de ne s’accrocher que pour lui survivre, pour lui montrer que sa théorie était juste et, finalement, pour triompher de lui. Quel orgueil pour un corps si ravagé et insignifiant !
    En tout cas, il se leurrait. Le vainqueur était celui qui vivait plus longtemps que l’autre, le perdant celui qui s’éteignait en premier. Le Roi comptait bien, dans sa défaite contre Jari, remporter un succès, fût-il dérisoire, contre cet herboriste dont l’endurance extraordinaire lui avait empêché de jouer les bonnes pièces au bon moment.
    Ce succès, il le voulait éclatant. Il le voulait ironique et cruel, il le voulait brusque et horrifiant, il voulait voir Nathan périr de ses propres mots et de ses propres mains. Et cela, il l’obtiendrait. Il accomplirait cette ultime manœuvre.

    Juste un dernier tour de passe-passe…

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