La dague passablement rouillée allait et venait dans les doigts agiles d’un Fadamar pensif. La lame était usée et un peu ébréchée près de sa pointe, en plus de disparaître sous des couleurs multiples et mélangées. Il n’avait pas eu grand-peine à se rappeler l’endroit où il l’avait déjà vue : attachée au ceinturon de Vlad, sans fourreau. Ce même Vlad dont il avait assassiné le frère quelques semaines plus tôt, et qui aurait pu se venger la nuit précédente.
S’il avait commencé par se reprocher son manque de vigilance, Fadamar se posait désormais la question de savoir pourquoi le devin l’avait épargné. Cette dague révélait son intention, pourtant. Il voulait le tuer. Mais non, Fadamar vivait toujours. Cette incohérence le taraudait, un souci de plus parmi tous ceux qui l’accablaient ces temps-ci. Et il ignorait lequel il devait régler en premier.
Heureusement, il n’était pas seul. La présence de Cytise apaisait ses tourments et mettait un bémol à ses velléités de traque ou de fuite – il ne savait plus trop. Au moins pouvait-il emprunter en attendant le même chemin que la jeune femme, l’accompagner comme Therk l’avait fait jusqu’à ce que ses idées s’éclairent un peu, ou jusque celle-ci les éclaire, comme elle avait rallumé de ses paroles la maigre chandelle qui révélait les souvenirs de Fadamar et consumait lentement ses remords. Il lui resterait toujours les regrets.
Lorsque le ciel se zébra de pâles lueurs jaunes et bleues, prémisses de la lente ascension du soleil, il se décida à réveiller Cytise, toute pelotonnée contre les boules de vêtements crasseux qui lui servaient de matelas et de couvertures. Alors qu’il s’en approchait, il remarqua le petit sac entrouvert posé à côté d’elle, d’où s’évadaient dans l’herbe toute fraîche de rosée quelques grains d’une poudre dorée – peut-être ceux-ci comptaient-ils se mêler aux fleurs jaunes de la clairière qui commençaient déjà à briller dans la calme lueur du matin. Il le saisit, fronça les sourcils puis, haussant les épaules, secoua doucement Cytise, avant de braquer sous ses yeux ensommeillés la découverte.
La jeune femme se réveilla en frissonnant, toute gelée par le froid de la nuit et la peau presque bleue. Elle n’y prêta d’abord pas attention, fascinée par la couleur de la poudre. Elle questionna Fadamar du regard, qui la renseigna sur la venue de Vlad pendant leur sommeil, et trembla de plus belle. Elle sentait confusément que la présence de cette poudre signifiait quelque chose, que le devin l’avait laissée ici pour qu’elle s’en empare et l’étudie, mais ses pensées s’entrechoquaient dans sa tête en même temps que ses dents dans sa bouche et sa concentration vacillait comme une flamme au bord d’un gouffre.
Elle ne tarda pas à comprendre qu’elle avait pris froid pendant la nuit, qui se faisait de plus en plus fraîche au fur et à mesure qu’ils remontaient vers le nord en direction de la capitale. Même si leur voyage ne les avait pas menés si loin et qu’ils ne s’étaient pas éternisés dans le sud, elle s’était habituée au climat plus doux, et les vagues de chaleur qui lui cognaient contre les tempes et le front venaient lui rappeler son manque de précaution, imprudent compte tenu du contexte actuel.
La main glacée de Fadamar se posa immédiatement sur son front, et dès qu’il l’eut retirée il afficha un air soucieux qui aurait ravi Cytise si elle avait été dans de meilleures dispositions. Mais cela ne fit que l’inquiéter un peu plus et, grelottante, elle s’emmitoufla le plus possible, rabattant sa pèlerine sur son doublet, et accepta avec gratitude le manteau noir que l’assassin lui tendit.
Enfin, elle se leva et, glissant la poudre dans son sac, avec les quelques fioles qui lui restaient, elle se dirigea d’un pas pantelant vers les montures attachées à l’orée du bois. Fadamar la rejoignit avec les maigres provisions qu’il leur restait – des bouts de pain rassis et de la viande séchée, si salée qu’ils ne la consommaient que lorsqu’ils trouvaient un ruisseau terreux ou un puits pour s’y désaltérer –, mais aussi avec le chapeau que, dans sa fièvre, elle avait oublié, et il le lui vissa solidement sur le crâne. Elle le remercia d’un pauvre sourire. Au moment où elle s’apprêtait à détacher son cheval, il parla.
« La capitale n’est plus qu’à un jour, moins si nous nous hâtons. Nathan pourra t’aider.
- Je pourrai même m’aider moi-même une fois arrivée dans mon atelier. J’ai tout ce qu’il faut là-bas. Mais tu sais comme moi, Fadamar, que cela nous obligerait à faire un détour. Mederick nous attend au Dard.
- J’aimerais autant éviter de venir le voir avec quatre morts ou disparus sur les bras. Rien ne presse. Il a attendu longtemps, un ou deux jours de plus ne feront pas grande différence. Et nous n’avons pas grand-chose de positif à lui apprendre.
Cytise secoua la tête et braqua des yeux obstinés sur l’assassin.
- Therk avait coutume de dire que la mission, une fois acceptée, primait sur tout le reste. J’aimerais bien, au moins en sa mémoire, suivre pour cette fois ses préceptes. C’est la moindre des choses.
- Il ne l’aurait pas voulu, tu le sais.
- Et il est mort à présent. Mort. Je n’ai plus besoin d’être protégée et tel n’est pas ton rôle. Nous avançons aujourd’hui en égaux.
Ce fut en chuchotant qu’elle conclut.
- S’il te plaît. »
Fadamar la jaugea du regard. Dans toutes ses couches de vêtements, elle transpirait déjà, et ces gouttes de sueur se reflétaient dans l’eau de ses grands yeux comme une lueur fiévreuse. Mais ses paroles et son attitude, fières, son port de tête étonnamment altier en ces circonstances le persuadèrent d’aller dans son sens. Cytise savait qu’il avait raison, que la prudence recommandait un détour par la capitale.
Sa détermination, probablement couplée à une certaine dose de culpabilité, allaient se battre contre la maladie. Et Fadamar ferait en sorte de lutter à leur côté pour repousser le sort le plus longtemps possible.
Le sort.
Le hasard.
* * *
L’assaut commença à l’aube.
De toute part s’élevèrent des cris de rage et de défi tandis que les Gardes sombres se ruaient silencieusement sur les agents. Flèches et carreaux fendirent l’air froid comme une pluie de grêle mortelle et ricochèrent sur des boucliers noirs de jais. Rares furent les projectiles qui trouvèrent leur cible et bientôt le corps à corps s’engagea, lames sombres contre acier argenté, moulinets vifs contre les coups furieux du désespoir. Les épées s’entrechoquaient, parfois s’abattaient sur un bouclier, une cuirasse, ou plongeaient dans une chair tendre et chaude. Le sang jaillissait alors en sifflant comme un nid de serpents aquatiques, pour ensuite se faufiler parmi les brins d’herbe ou se dissimuler dans la terre même. Toujours plus de reptiles rougis envahissaient les lieux, s’échappaient des corps frappés et encore hurlants, chaque fois qu’un agent tombait sous la lame à la noirceur de mort des Gardes sombres. Eux-mêmes se battaient et mouraient en silence, chutant avec une grâce majestueuse semblable à celle d’un ange déchu – mais pour un Garde vaincu, combien d’agents tués ? Cinq, dix, vingt peut-être.
Le Roi écoutait, le regard dans le vague, les hurlements provenant du dehors, là où son sort se scellait tout à fait. Il devinait le combat, la lutte acharnée livrée par ses derniers partisans contre l’élite du royaume, la rage et la peur – parfois le fanatisme – tordre leurs traits, leurs armes glisser sur les cuirasses opaques. Il vit sans les voir les magies prendre part à la scène, leurs rubans rouges, bleus et verts tirer sur les gorges ou saisir les corps en les transperçant au niveau du cœur pour ensuite les faire danser comme des pantins ridicules, complètement désarticulés.
Ces marionnettes maniées auparavant d’une main experte par lui, le Roi, autrefois tout-puissant, aujourd’hui impuissant. Il pouvait encore les aider, faire usage de l’Illusion pour désorienter les Gardes sombres, créer chimères et faux-semblants vers lesquels ils se rueraient sans hésiter, monter des pièges et instiller la terreur dans leurs esprits. Peut-être que les énergies invoquées passeraient la barrière des différents abjurateurs qui devaient observer le combat de loin, vigilants et prêts à intervenir à la première manifestation de magie hostile. C’eut été difficile, mais ses hommes auraient grandement tiré profit d’un tel soutien. Il ne le fit pas.
En vérité, il était résigné. Il attendait la mort avec un certain détachement, que seule venait égayer la réjouissance anticipée de son dernier tour. Alors il resta assis dans la petite pièce obscure, à côté de l’herboriste inanimé et voilé, et observa la porte avec une impatience croissante.
Dehors, les cris se faisaient plus sporadiques, plus aigus aussi – signes d’une panique prenant le pas sur la rage. Il y eut encore des fracas d’armes, des supplications s’égaillant dans le vent, puis la porte d’entrée du large bâtiment s’ouvrit violemment et le combat se rapprocha du Roi, plus éperdu que jamais. L’acier croisa l’acier, l’acier frappa la cuirasse, l’acier brisa les os et ouvrit la chair molle. Des chocs sourds trahirent la chute de corps sur le parquet où déjà les filets de sang s’enfuyaient en rampant dans les interstices des lattes de bois. Des bourrasques rugirent dans la pièce tandis que la Perception explorait les lieux jusqu’à atteindre la petite salle de torture où elle dévisagea le Roi avec attention, puis s’éteignit.
Après, il y eut l’attente. Le temps s’écoulait dans un silence de mort approprié au contexte. Le Roi devinait la présence de Gardes sombres et de magiciens de l’autre côté de la porte, piaffant d’impatience à l’idée de mettre enfin la main sur lui, de contempler en chair et en os l’homme qui s’était joué d’eux en simulant son trépas. Curieux de comprendre ses motivations. Le temps s’écoulait et le Roi attendait.
Longtemps après, alors que des effluves écœurants s’échappaient à leur tour des cadavres, il entendit derrière la porte la voix de Jari B’Rauts et les avertissements de ses Gardes, sans doute à propos de l’homme qui se trouvait avec lui – Nathan. Il y eut un temps d’hésitation, un battement de cœur, un frémissement d’ailes, et la porte s’ouvrit à la volée.
Ellébore n’eut besoin que d’une demi-seconde pour apercevoir l’agent qui menaçait Jari avec une arbalète et laissa fuser deux dagues. La première atteignit la poitrine, la seconde l’œil. L’homme s’effondra dans un gémissement plaintif. Elle pénétra ensuite dans la pièce sans gratifier le Roi d’un seul regard, aux aguets, prête à éliminer une autre menace. Lorsqu’elle eut constaté qu’il n’y avait personne d’autre, elle fit un signe à l’attention de Jari B’Rauts, qui s’avança en compagnie de Mederick, à la surprise du Roi.
Ils s’observèrent tous mutuellement. Le Roi constata que si Jari n’avait pas physiquement changé, une espèce de taie semblait voiler ses yeux auparavant bleu intense – déjà de la lassitude et de l’usure ? Il se montrait bien plus faible qu’il ne l’avait supposé. Quant à Mederick, il n’était plus que l’ombre de lui-même, un véritable fantôme usé par le poids de ses chaînes nommées ‘tourment’ et ‘remords’. Il paraissait même plus vieux que lui, le Roi, monarque éternel du royaume. Il esquissa un sourire ironique.
« Eh bien, que voilà une agréable surprise ! Jari et Mederick, mes chers sujets ! Quel bon vent vous amène ?
Ce fut Jari qui parla, reléguant Mederick et Ellébore dans l’ombre. Il avait trop attendu ce moment, cette victoire claire et définitive, pour laisser quelqu’un le priver de savourer son triomphe. Un instant, ses yeux recouvrèrent leurs reflets métalliques d’antan.
- Il charrie pour toi l’odeur de la charogne et des cadavres. Toute ta majesté s’est décomposée…
- Ou plutôt, a été déchiquetée par des charognards rachitiques et puants.
- Toute ta majesté s’est décomposée et nous ne sommes plus les sujets que de tes phrases. Je suis le roi, tu es le bouffon. Tu m’as diverti.
- Alors ma valeur est inestimable, n’est-ce pas, Jari ? Dis-moi, que penses-tu de la vue depuis le trône ? Profonde et infinie, n’est-ce pas ? Quel beau panorama, quelles belles perspectives !
Jari ne répondit rien, le regard soudain terni. Il baissa imperceptiblement la tête sous le poids des paroles du Roi, qui poursuivit sur le même ton.
- J’ai passé plus de cinquante ans sur ce trône à contempler le même paysage, qui parfois se teintait de nuances différentes – les hommes qui allaient et venaient, se succédaient sans cesse. Cinquante ans à repousser les pathétiques tentatives de nobles dépourvus des moyens de leur ambition. Je pensais enfin avoir trouvé un homme capable en ta personne, Jari, un homme digne de me succéder. Je suis déçu.
Ces trois mots résonnèrent dans la salle comme une sentence définitive. Jari ne fut pas dupe et redressa la tête, sourire aux lèvres.
- Ton discours sonne faux, mon pauvre roi déchu. Et il l’est, pour la bonne et simple raison qu’aujourd’hui, cet homme que tu dis décevant va effacer toute trace de ton existence. Non, tu as cru pouvoir jouer avec moi impunément. Tu as cru que je t’amuserais, tu m’as considéré comme un divertissement d’un nouveau genre. Tes paroles respirent plutôt une lassitude si profonde qu’elle t’aurait de toute façon tué si tu n’avais rien fait. Tu n’avais pas le choix : il te fallait lancer une nouvelle partie. Tu as juste eu le malheur de tomber sur un joueur plus habile que toi.
Il y eut un lourd silence. Mederick et Jari fixaient le Roi avec une certaine impatience, tous les deux pour des raisons différentes. Lui songeait aux derniers jours de son existence, aux derniers dialogues avec Nathan, à la résignation que ce dernier avait instillé dans son esprit. Il hocha la tête pensivement.
- Je ne sais pas, Jari, je ne sais pas. Peut-être dis-tu vrai. Peut-être as-tu juste pu profiter de meilleurs pions que les miens. Le plateau était truqué dès le départ. Tu avais Vif-Argent à tes côtés.
Ellébore intervint sèchement.
- Pour cela, tu ne peux t’en prendre à toi-même. Tu as raté l’occasion de m’enrôler, tout cela pour conserver ton soi-disant mystère. Obsession mégalomane !
- Et j’ai raté le bon moment pour te tuer, mortelle Ellébore.
Le Roi devina que les yeux de l’assassin s’écarquillaient sous son capuchon.
- Tu connais mon nom ?
- Allons, bien sûr que je le connais. N’oublie pas que pour mes gens, j’étais un dieu. Et un dieu n’est-il pas omniscient ?
- Fadaises !
Le sourire du Roi s’élargit, cruel. Il lui donnait des allures de prédateur ou de simple bête sauvage, et un tel animal est toujours plus dangereux lorsqu’il est acculé. Ellébore vint se poster devant les deux nobles, prête à intervenir si le Roi tentait de manipuler les énergies. Mais malgré toutes les précautions, elle ne put l’empêcher de triompher.
- D’accord. C’est un herboriste, un certain Nathan qui me l’a dit sous la torture.
Ellébore le questionna aussitôt.
- Où est-il ?
- Où ? Mais il est là, en notre compagnie. Oh, et tu viens de le tuer.
D’un geste théâtral du bras, il montra le cadavre qui se dégorgeait de tout son sang sur le sol, un cadavre difforme et ravagé d’où ressortaient les gardes de deux lames courtes. Un instant plus tard, Ellébore se trouvait à ses côtés et retirait les dagues en contenant tant bien que mal ses tremblements. Elle déchira des pans de son manteau pour recouvrir ses plaies, mais ses gestes saccadés étaient imprécis et elle dut s’y prendre à de nombreuses reprises avant de masquer les blessures. Chaque morceau de tissu qu’elle posait se gonflait aussitôt de sang et, finalement, sous les regards des trois nobles, à la vue du spectacle de son ami qu’elle avait assassiné, Vif-Argent, l’assassin démoniaque de la légende qui tuait d’un simple regard, la forme menaçante et oppressante qui volait d’ombre en ombre et poignardait ses proies sans sourciller, redevint la simple femme élevée pour tuer, rejetée et solitaire, et après avoir tenté de retenir ses sanglots par des hoquets, elle pleura.
La tête déformée, brûlée, transpercée de Nathan sur ses genoux, elle caressait le front crevassé et les quelques rares mèches de cheveux qui restaient avec une délicatesse percluse de sanglots, en chuchotant une berceuse de ses lèvres minces plus coutumières de proférer des menaces. Elle berçait sans y faire attention le vieil homme qui avait été son seul ami, ou en tout cas celui qui s’en rapprochait le plus. Ses larmes traçaient leur chemin dans la crasse de son visage pour aller laver la peau de l’herboriste de ses croûtes et de son pus, pour éclaircir et purifier le sang noir qui séchait depuis déjà plusieurs jours.
Jari ne pouvait quitter du regard le spectacle inattendu, qui lui rappelait l’attaque dont Ellébore avait été la cible la nuit de l’assassinat de Todrick. Mais le Roi n’en avait pas fini et, comptant bien entraîner dans sa tombe le plus possible de victimes, il s’adressa cette fois-ci à Mederick.
- Et toi, Mederick, puisque tu es venu là, je peux maintenant te le dire : Thorlof m’était bien plus précieux que ta lâcheté et tes atermoiements. Il s’est montré également bien plus difficile à convaincre que toi. Je n’ai pas pu le persuader, je n’ai pas pu l’acheter, mes menaces ne l’effrayaient pas… jusqu’à ce qu’elles visent sa famille. Il ne te l’a peut-être pas révélé, mais ce n’est pas par conviction qu’il a rejoint la conspiration.
- Alors, pourquoi ?
- Allons, ne fais pas l’imbécile. S’il refusait, j’abattais toute sa famille. Tout simplement. Il ne t’en a rien dit, n’est-ce pas ? Alors, dis-moi ce que l’on ressent lorsque l’on est trompé et manipulé par son meilleur ami depuis toujours ?
Mederick ne répliqua pas, ébranlé par la révélation et choqué par les dires du Roi. Tout juste dégaina-t-il sa lame bleutée pour la contempler d’un air absent. Au crissement du fourreau, Jari détourna ses yeux d’Ellébore et fixa le noble en hochant la tête, comprenant enfin les raisons du comportement anormal de Mederick ces derniers temps. Encore une fois, le Roi ne devait pas s’arrêter là.
- Par ailleurs, ne lui aurais-tu pas toi aussi dissimulé des choses, Mederick ? Des meurtres, par exemple ? Thorlof sait-il que de son vivant, dès son départ du Dard de l’abeille, j’étais déjà venu assassiner toute sa famille, avant de les dissimuler sous un voile d’Illusion ? Le lui as-tu dit ?
Alors un cri de douleur bondit de la lame bleutée et vola de mur en mur, ricochant sur le bois et la pierre, avant de s’évanouir en laissant derrière lui un écho entêtant où pouvaient presque se deviner des paroles, des noms ou des malédictions. La lame s’agita dans les mains de Mederick, qui la lâcha sans y prêter attention et resta aveugle aux tortillements de celle-ci sur le sol. Bientôt, les violents cliquetis s’achevèrent sous les yeux intrigués de Jari et féroces du Roi. Il ne demeura plus qu’une lame grise, quelconque, inerte. Ils virent Mederick la ramasser, se détourner et sortir de la pièce sans un mot, le teint pâle mais le pas ferme. Jari se retrouva seul face au Roi. Il secoua la tête.
- Je suppose que c’est à mon tour, maintenant. Que m’as-tu concocté ?
- Tu le sais bien, Jari. Je t’ai laissé le trône.
Le trône, et avec lui l’ennui. D’une certaine façon, cela pouvait représenter le pire des châtiments, surtout lorsque l’on considérait la loque qu’était devenue le Roi, déficient dans ses coups et devant se contenter de pitoyables victoires pour sauver la face. Pour rien au monde Jari ne désirait subir le même sort, mais il savait aussi que pour rien au monde il n’abandonnerait gracieusement le trône. Il y était lié comme un prisonnier à son boulet. C’était un point de vue. Il y en avait d’autres.
- La vérité, c’est que tu n’as jamais eu la possibilité de m’atteindre. Alors oui, tu t’en es pris aux pions. Mais le royaume n’est pas qu’un lourd chariot à tracter toute sa vie durant. Il représente aussi un éventail de possibilités enivrantes. Tu n’as rien contre moi.
- Je me demande…
Le Roi arbora un air pensif, fouillant dans ses souvenirs. Il se rappela ses échecs, il se rappela aussi les propos de Nathan. Puis il reprit.
- Tu sais, Jari, j’ai moi aussi cru que je ne cherchais qu’à justifier ce que je considérais comme un échec. J’ai estimé que je m’étais trompé dans mes choix, que jamais je n’aurais dû prendre de tels risques, que j’avais failli tout simplement. Et puis j’ai discuté avec l’herboriste, Nathan. Il m’a fait réfléchir et m’a ouvert les yeux. En réalité, j’avais déjà atteint le firmament. J’étais au sommet du royaume, j’avais grimpé jusqu’au dernier échelon. Il n’y avait plus rien qui m’attendait dans la vie. Plus rien. Où aller, dès lors ? Où errer ? Le monde ne recelait plus aucune surprise et ne me réservait qu’un ennui infini. Alors, j’ai simulé ma mort. Je croyais d’abord que c’était pour me divertir, pour égayer cette vie terne et sans saveur, pour retrouver le goût suave de la conquête d’un pouvoir que je n’avais plus. En fait, je me rends compte à présent que cette conspiration ne représentait qu’un moyen de se rapprocher du seul lieu encore inexploré : la mort. Elle seule désormais exerce de l’attrait à mes yeux blasés. Je n’ai donc pas échoué, bien au contraire : aujourd’hui, j’atteins mon but. Aujourd’hui, je meurs.
Jari écouta attentivement le discours du Roi et lorsqu’il eut terminé, il ne put s’empêcher d’éclater de rire malgré – ou à cause de – la tension de la scène. Pris au dépourvu, le Roi ne réagit pas. Il se contenta de se raidir, prêt à entendre les insultes.
- Décidément, ce petit herboriste débordait de ressources, et tes dires me poussent à reconnaître que je lui dois une fière chandelle. Sans lui, peut-être serais-je encore en train de te courir après. Et sais-tu pourquoi ?
- Je t’écoute.
- Il t’a acculé à la résignation. Par de simples mots, il t’a ôté toute envie de lutter. Il a pénétré ton esprit pour le plier à sa guise et si tu l’as torturé par tous les moyens possibles et imaginables, lui t’a réduit à l’état de larve dénuée de toute volonté sans même te toucher ! Je suis bluffé. Le véritable illusionniste n’était pas toi, mais l’herboriste.
Le Roi balaya l’idée d’un geste agacé de la tête, qui jurait avec l’apparente maîtrise avec laquelle il menait les débats jusque là. Elle était trop absurde pour qu’il acceptât de l’admettre. Il réfréna donc ses piques et préféra poursuivre le jeu de la mélancolie.
- Tu verras bien. On s’ennuie de tout, Jari. C’est une loi de la nature.
- De tout ?
- Du pouvoir y compris.
- Je me disais aussi.
Jari pencha la tête de côté, presque compatissant. Le Roi se sentit curieusement mal-à-l’aise, un sentiment qu’il n’avait pas du tout l’habitude d’éprouver.
- Comment as-tu pu gober les mots d’un vieillard contre lesquels ce même vieillard s’est battu pendant les derniers jours de sa vie ? Nathan donnait l’impression d’avoir tout vu. Tu as remarqué son corps hideux avant même la torture, tu savais peut-être que sa boutique regorgeait de plantes que l’on ne trouve même pas dans ce royaume. Il a dû voyager toute sa vie avant de s’établir dans la capitale. Que lui restait-il à découvrir ? Rien. Hâtait-il pour autant sa mort ? Non. Bien au contraire, il a lutté pour la repousser le plus possible. Mais il a superbement accéléré la tienne.
Même si le Roi demeura immobile, son corps se mit à trembler légèrement. Il parvint tout de même à maintenir une voix égale et s’obstina, buté.
- On se lasse de tout. Tu t’en rendras bien compte.
- Quand tu dis ‘tout’, tu entends ‘pouvoir’. Tu n’as jamais connu que cela, et tu crois avoir fait le tour de la vie ? Incroyable orgueil ! Je suis le premier à considérer le pouvoir comme un accomplissement pesant, comme une carotte empoisonnée au bout d’un bâton. Et oui, je ne l’exerce que depuis quelques jours et il m’ennuie déjà. Certes. Heureusement, j’ai découvert qu’il existait autre chose à côté, que ce pouvoir ne devait pas absorber toute ma vie.
La voix du Roi suintait de mépris lorsqu’il lui demanda de quoi il parlait, un mépris brutal et soudain qui avait des allures de prise de conscience. Pour seule réponse, Jari braqua un regard indéfinissable sur Ellébore, qui avait séché ses larmes et berçait toujours Nathan d’un air aimant. Ses cheveux courts et blonds sur son petit corps courbé et son sourire embué la rendaient plus enfantine que jamais, comme une petite princesse qui jouerait avec sa poupée après avoir subi une réprimande pour l’avoir déchirée.
Le Roi regarda Jari, puis Ellébore, puis de nouveau Jari. Son esprit s’embrouillait de pensées complexes, qui luttaient les unes contre les autres sous son crâne, alors qu’il essayait de se persuader que Jari mentait, que Nathan avait dit la vérité, que personne ne pouvait se jouer de lui, un maître illusionniste. Peu à peu cependant, sa mauvaise foi reflua et une incommensurable rage s’empara de lui. Il poussa un rugissement surprenant dans la bouche d’un homme aussi âgé et se mit à agiter les doigts dans l’air pour évoquer les énergies vertes et les lancer contre la femme, croyant dans son aveuglement furieux qu’elle avait relâché toute vigilance.
Il n’en eut pas le temps. La tête de Nathan toujours posée sur ses genoux, Ellébore fit deux mouvements vifs du bras. Deux lames vrillèrent dans l’air et se plantèrent chacune dans une main du Roi. Celui-ci n’avait pas fini de crier sa douleur que Jari fit glisser une dague de sa manche et le frappa avec la garde.
Alors qu’il s’effondrait, assommé, une ultime raillerie de Jari se faufila dans son oreille pour atteindre son esprit embrumé. Elle disait.
- Tu ne croyais quand même pas que j’allais te laisser mourir ? »
* * *
Signe passa toute la journée à chevaucher vers le nord-ouest, suivie par l’ombre inquiétante d’Arandir. Elle ne parvenait pas à s’accoutumer à sa présence. Les images de sa fascination morbide pour le corps éventré de l’espionne morte lui tournaient dans la tête sans discontinuer et elle ne pouvait s’empêcher de jeter régulièrement des coups d’œil en arrière, non pour s’assurer qu’il la suivait bien, mais pour se rassurer de son inoffensivité. Elle ne prêtait presque plus attention au paysage qui défilait autour, ces bois nombreux aux senteurs humides, propices à une embuscade, ou bien ces champs monotones de céréales couchées sous le vent. Seul le claquement des sabots sur la route pavée faisait office de conversation, et éventuellement les saluts de voyageurs ou des caravanes de marchands qui déjà revenaient, ayant entendu que les parages ne représentaient plus autant de danger que les semaines précédentes. Parfois aussi, ils traversaient des hameaux, d’abord ravagés et pillés, puis, au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient de la capitale, animés par une vie paysanne méfiante. Un bon nombre d’entre eux se terraient derrière une palissade hâtivement bâtie, dont les portes ne s’ouvraient qu’après que les villageois se furent assuré que Signe et Arandir n’étaient pas des pillards.
La rumeur selon laquelle la secte avait été démantelée par la Garde sombre se propageait à une vitesse incroyable et Signe s’étonnait à chaque fois qu’elle atteignait un nouveau village, car tout le monde semblait au courant – même s’ils ne connaissaient pas forcément l’identité de son chef. Elle-même n’avait appris que la veille la défaite finale du Roi et se félicitait d’avoir pris cette direction. La Garde sombre mobilisée avait dû abandonner, ou du moins relâcher ses efforts pour la rechercher et désormais, libre comme l’air, elle avait enfin la possibilité de faire ses propres choix.
Libre ? Non, enchaînée à un nouvel homme. Après Markvart et ses ordres métalliques, c’était maintenant à Arandir de brider son champ d’action. Bien sûr, il ne lui imposait rien de particulier et se contentait de la suivre en la dévisageant avec une avidité effrayante, mais son ombre pesait sur le dos de Signe et malgré sa longue expérience du combat et de la mort, elle se sentait comme écrasée par le barde.
Surtout, un sentiment d’impuissance l’accablait de nouveau. Auparavant impuissante à commander la Garde sombre, impuissante à s’émanciper de la tutelle accablante du devoir, elle se trouvait désormais impuissante à se libérer de la présence du barde, dont la dextérité surnaturelle lui laissait à chaque fois de nouvelles blessures, des petits trous dans le visage pointés à la force de sa rapière, et de longues estafilades le long des bras et des cuisses. Ces deux derniers jours, elle avait subi pas moins de cinq échecs. Elle, la vice-capitaine de la Garde sombre, l’élite de l’élite ! Théoriquement, elle devait être la deuxième meilleure guerrière du royaume, derrière Markvart K’Thraus. C’était sans compter sur cette damnée magie argentée qui surmultipliait la vitesse et l’agilité d’Arandir. Elle ne le vaincrait jamais en combat singulier.
Quant à fuir, inutile de seulement y penser. Elle se montrerait incapable, dans son état, de tenir une longue cavalcade et elle ne se voyait pas prendre par surprise le barde. Il réagissait toujours trop vite, trop précisément. Aucune échappatoire ne s’offrait à elle. Elle devrait prendre son mal en patience jusqu’à la prochaine – et première – occasion de s’affranchir, et subir ainsi d’autres jours de tension.
D’autres nuits surtout. Les nuits où, lorsqu’elle se couchait, elle devinait le regard brillant d’Arandir la dévorer et transpercer ses draps, lorsqu’ils en avaient, et ses vêtements pour l’étudier avec une curiosité malsaine. Plusieurs fois, elle s’était réveillée en l’entendant marmonner des vers à la fois obscènes et sanglants, souvent incohérents, et à quelques reprises elle l’avait même surpris à rôder autour d’elle ou à s’agenouiller auprès de son visage pour l’observer de plus près à la lueur d’une chandelle. Si près qu’une goutte de cire l’avait brûlée.
Elle se réveillait alors en frissonnant, sans comprendre pourquoi il la détaillait si profondément, pourquoi il se contentait de simplement l’observer plutôt que de la forcer et la plier à ses moindres désirs, probablement plus pervers les uns que les autres. Elle n’avait pas la réponse, mais chaque fois qu’elle se posait la question, elle en ajoutait une autre instinctivement : si cela arrivait, mettrait-elle un terme à sa vie ?
Arandir lui avait ôté ses deux dagues, mais laissé sa lame noire et fine de Garde sombre. Une lame effilée qui trancherait gorge ou veine avec une impitoyable facilité. C’en serait fini des doutes et des hésitations, et de cette pression permanente – cette terreur ! – qui planait sur elle jour et nuit. Un simple geste, un instant de souffrance, puis plus rien, hormis l’apaisement. Au fond, pourquoi pas ?
Markvart mépriserait un tel acte. Il le considérerait comme une preuve de lâcheté de la pire espèce, un abandon pitoyable et un laisser-aller indigne d’un membre de la Garde sombre. Signe partageait cette opinion, du moins jusque là. Tant qu’elle n’avait pas eu l’occasion de l’envisager, tout paraissait si clair, si évident. Et maintenant…
Maintenant, il fallait lutter contre l’influence pernicieuse du barde. C’eut été lui accorder une victoire bien facile que de se donner la mort, alors que tant qu’elle vivait, elle avait l’espérance de rencontrer des jours meilleurs où, enfin, elle pourrait se retourner contre lui et lui faire payer la torture morale qu’il lui faisait subir. Un jour où Markvart la retrouverait, un jour où la magie disparaîtrait, un jour…
Un jour où, enfin, elle se sentirait plus vivante que cette marionnette de chair aux dépens de laquelle tout le monde semblait si follement s’amuser.
* * *
Du haut des austères remparts du Dard de l’Abeille, Mederick T’Nataus contemplait l’horizon rayonnant. Les derniers petits points noirs disparaissaient au loin, tous ces soldats qui étaient partis les derniers du château pour gagner celui de Mederick ou rechercher un nouveau seigneur. Il les avait tous congédiés en leur versant de fortes primes, dilapidant ainsi la fortune colossale de Thorlof.
Il voulait être seul. Seul en ce lieu où il avait passé tant de bons moments avec Thorlof, seul en ce lieu où l’horreur s’était enracinée. Il parcourut le chemin de ronde en se remémorant les événements de sa vie, sa rencontre avec Thorlof et la naissance de leur amitié. Lorsqu’il atteignit une tour de garde aux créneaux usés, il repéra au bout de la plaine le bois profond où ils allaient chasser ensemble et, à côté, la vieille grange où ils allaient se réfugier quand il pleuvait et qui semblait avoir existé depuis toujours.
Tout paraissait si vain, aujourd’hui. Toutes ces années n’avaient été que factices, ces souvenirs artificiels et dépourvus de la moindre chaleur. Ces rires et pleurs ? Ires et leurres, rien de plus. Aucun n’avait su empêcher la tromperie et éventer la trahison – une double trahison. Thorlof avait sciemment menti, poussant Mederick à embrasser la cause désespérée du Roi, tandis que lui avait dissimulé la vérité sur la mort de sa famille. Qui était le plus en tort ?
En descendant l’escalier de pierre, raide et fatigué, Mederick se rendit compte que l’amitié était un sentiment des plus fragiles, qui s’était effacé sans coup férir devant l’amour que portait Thorlof à sa famille. Il avait le sentiment d’un immense gâchis, surtout d’une vie entière passée dans l’erreur. Il s’était réfugié derrière un mur devenu transparent au dernier moment, une espèce d’illusion délicieuse à la dissipation douloureuse.
La cour déserte, balayée par le vent, reflétait son cœur vidé. Il ne lui restait plus rien. Même la vengeance de Thorlof, qui le maintenait fixé sur un objectif juste et nécessaire, ne recelait plus aucune valeur. A quoi bon se préoccuper du meurtrier de celui qui vous a meurtri peut-être plus violemment encore ? Thorlof vivait, au moins, même dans un autre monde. Mederick allait mourir, lui.
Il entra enfin dans le donjon, ce gigantesque tronc aux douces senteurs de bois – et de paille aujourd’hui. Il avança dans les couloirs au parquet poussiéreux et aux tapisseries ternies par défaut d’entretien. Au passage, il poussait la porte de chaque pièce, qui s’ouvrait alors dans un grincement de mauvais augure, et jetait dans chacune une bougie allumée. Insensible aux plaintes affolées de l’arbre antique, insensible à l’odeur de bois fraîchement coupé et bientôt incendié, insensible à la splendeur condamnée de ce mélange de nature vivifiante et d’œuvres d’art toutes humaines, il enflammait palier après palier, sans jamais trébucher dans les escaliers glissants.
Enfin, il atteignit le dernier étage, cet endroit où un air pur circulait dans le couloir et soulevait légèrement la tapisserie réalisée pendant son enfance, qui le représentait aux côtés de Thorlof, enfants insouciants bercés par les arbres et couvés par les renards. Il la contempla pendant de longues minutes, cette image railleuse d’une enfance placée sous les pires auspices qui annonçait déjà la trahison à venir. Comment Mederick aurait-il pu résister à ce cadre si enchanteur ? Il avait été pris au piège de cette amitié dès son plus jeune âge.
Il embrasa la tapisserie et pénétra dans la pièce aux lustres étincelants, dont les tintements cristallins sonnaient aux oreilles de Mederick comme autant de piques moqueuses. Un pied après l’autre, il marcha dans la terre meuble et odorante pour s’approcher de la fontaine, ridée par le vent qui gémissait dans la salle autrefois secrète. C’était tout un concert qui accompagnait Mederick dans son dernier pèlerinage, aux sons mêlés et disharmonieux comme la façon dont se terminait une amitié qu’il avait crue éternelle.
Il se détacha de la contemplation de l’eau et se plaça au bord de la fosse peu profonde qu’il avait creusée pour enterrer le corps de Thorlof, et dont les mercenaires n’avaient extirpé qu’une lame aussi banale que celle que Mederick tenait actuellement dans sa main. Personne n’avait pris la peine de la reboucher et cette obscurité terreuse l’attirait étrangement, comme si elle était en réalité un tunnel constituant la seule et unique issue qui s’offrait à lui. Se retournant, il constata qu’une fumée noire envahissait déjà les lieux, accompagnée de crépitements féroces que le vent hurlant ne faisait qu’attiser.
Il prit la poignée de l’arme autrefois bleutée dans ses deux mains, tourna la pointe vers son cœur et l’enfonça d’un coup sec.
Comme un dard s’enfonçant dans la peau.
* * *
Fadamar et Cytise croisèrent sur la route du château L’Fyls bon nombre de soldats aux regards étranges, à la fois joyeux et surpris, pour certains mélancoliques. Au début, l’assassin n’y prêta guère attention, toute celle-ci étant focalisée sur l’état de Cytise qui empirait de jour en jour. En plus des frissons et de la fièvre, elle était désormais agitée de temps en temps par de violents soubresauts malgré toutes les couches de vêtements dans lesquelles elle s’enveloppait. Elle avait chuté deux fois de cheval avant que Fadamar ne se résolve à la faire monter en croupe du sien. Malgré ses doigts crispés autour de l’assassin, ses yeux conservaient une lueur farouche et elle refusait de faire demi-tour.
Bientôt cependant, ils purent se renseigner sur la curieuse procession. Ce fut lorsqu’ils identifièrent l’homme épuisé qui avait ouvert les deux herses du Dard de l’Abeille cette fameuse nuit où les mercenaires avaient vérifié la théorie de Cytise. Le capitaine voyageait seul, la tête rentrée dans les épaules, avachi sur son cheval. Son visage strié de rides et de larmes s’éclaira un peu quand il les reconnut, mais cela ne fit que souligner la profondeur de ses cernes.
« Jeune femme, assassin.
Cytise n’était pas en mesure de tenir une conversation, aussi ce fut Fadamar qui répondit.
- Capitaine. Que se passe-t-il au Dard ? Pourquoi une telle défection ?
- Plût au roi que c’en fût une ! Ce n’est rien de tel, assassin. Nous avons tous été congédiés par messire T’Nataus. Même ceux qui avaient passé leur vie à servir les seigneurs du Dard.
- Pourquoi ? Mederick retournerait-il chez lui ?
Le capitaine secoua la tête et au coin de ses yeux perlèrent de nouvelles larmes. Il ne put que chuchoter ses derniers mots.
- Une ère s’achève. »
Il n’ajouta rien et les dépassa en sanglotant pour s’étioler dans le soir qui tombait. Fadamar jeta un coup d’œil sur Cytise, qui s’était endormie, puis fit avancer sa monture de plus belle, au petit trot. Pendant que celle-ci avalait les lieues, il songea aux paroles du capitaine sans comprendre le sens qu’il avait voulu leur donner. Si Mederick avait renvoyé les gardes du château, alors il ne pouvait que vouloir l’abandonner. Mais pour aller où ? Le vieux soldat avait nié le retour du noble dans son propre château, bien plus au nord.
Il n’eut sa réponse que quelques heures plus tard, quand il vit s’élever au loin des flammes gigantesques qui léchaient les nuages nocturnes. Le Dard, si petit à l’horizon, se transformait pourtant en un immense brasier qui colorait les ténèbres de lueurs rouge sang. Etait-ce de tout là-bas ou de la fièvre de Cytise que provenait la violente bouffée de chaleur à l’odeur de mort qui l’assaillit alors ? Il l’ignorait.
Mais il fit tourner bride à sa monture sans réveiller la jeune femme et, malgré sa propre fatigue, prit immédiatement le chemin du retour.
Il ne tenait pas à organiser un deuxième bûcher funéraire.
* * *
Ils étaient dix à assister à l’ultime banquet du Roi
Dix nobles à représenter l’autorité dans le royaume
Mais quand le Roi vit transpercées par deux lames ses vieilles paumes
De la noblesse décimée, il n’en demeura plus que trois.
Les deux premiers, sûrs d’eux, ensemble s’essaimèrent
Sous les coups d’un de leurs compères
N’en resta plus que huit.
Ce troisième, immortel, captif de la fiction
S’estompa par l’Invocation
N’en resta plus que sept.
Le quatrième prit au cours d’une balade
Un fruit qui le rendit malade
N’en resta plus que six.
Le cinquième chuta dans un état critique
Le long d’un escalier antique
N’en resta plus que cinq.
Le sixième trompé par sa supposée prise
Fut poignardé à moult reprises
N’en resta plus que quatre.
Le septième, trahi par son ancien ami
Mit lui-même un terme à sa vie
N’en resta plus que trois.
Ils étaient dix à assister à l’ultime banquet commun
Dix nobles à représenter l’autorité dans le royaume
Et puis le Roi vit transpercées par deux lames ses vieilles paumes
De la noblesse décimée, il n’en demeurerait plus qu’un.
Ainsi se clôt la deuxième partie de l’Echiquier,
De cavaliers en fous.
Chapitre 13 : L'illusion dissipée
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- Écrit par Monthy3
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