Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Sans leur présence les quais seraient déserts, le port tranquille ne brassait plus ses mâts, de rares embarcations flottaient encore au bout de la jetée. Deux batteries occupaient les collines plus en arrière les lanceurs se couvraient dans la forêt, ils creusaient tranchée sur tranchée les emplacements se multipliaient, les journaux annonçaient un beau temps pour le lendemain. Les chaînes crochaient au-dessus de la cale à sec.

Depuis le matin la fréquentation s’était réduite, les gens passaient derrière le grillage des couleurs de voiture s’ajoutaient aux couleurs ternes des bâtisses. Elle retira sa main satisfaite le soleil se couvrait, l’océan perdait tout éclat. Avant dix heures le vent avait cessé, des clapotis encore remuaient contre le béton. Elle avait reçu la mission d’accueillir le cuirassé, debout sur le devant des débarcadères elle guettait dans la distance. Aux côtés de Taquenard se tenait un jeune homme aux habits noirs, lunettes noires qu’il retira d’un geste commandé. Ils seraient deux à recevoir le bâtiment.

Lui pointa le doigt sur leur gauche où les plages dégageaient en partie la vue, il distinguait des navires qui s’approchaient. Elle secoua la tête, il s’agissait de la dernière division de destroyers de la quatrième flotte, avec de l’avance.

De leurs deux gestes, de leurs regards, ils s’étaient encore rapprochés, ils se touchaient presque. Elle penchait la tête sensiblement, cachait mal son trouble. Il cherchait à regarder là où elle n’était pas. Son journal avait déjà écrit l’article, Simon Rhages ne prendrait que quelques photographies, plus pour lui-même que pour le métier, il avait choisi cette excuse. L’appareil entre ses mains serrées lui servait de repère. Elle tenait au coude les derniers rapports ainsi que les évaluations de Gilles, la conseillère n’avait à transmettre aucun message puisque tout avait déjà été décidé. Ils se trouvaient au bord des flots devant l’océan impénétrable, ils avaient tout à se dire.

Bientôt la silhouette parut au loin qu’ils ne reconnurent pas, qui surplombait son escorte et les destroyers arrimés, les chaînes se tordaient pour le tirer, ils n’y crurent pas au préalable. Le Dominant était en vue de Beletarsule, aucune sirène ne s’éleva ni du port ni de la flotte, ils se glissaient discrets dans le grand jour vers l’entrée des bassins. À leur tour démarraient les remorqueurs des quais, leurs coques recouvertes de bouées ils allèrent trouver le bâtiment à l’entrée, prirent le relai. Tout ce temps les deux observateurs regardaient ces masses de métal encore lointaines, ils pouvaient voir cependant l’étendue des dégâts.

Quand les remorqueurs le firent passer la jetée ces dommages devinrent évidents. Les superstructures s’effondraient sur elles-mêmes, la coque s’était enfoncée à la limite des flots, le bâtiment parut chavirer dans la manœuvre, alors qu’il prenait de travers ils découvrirent son flanc, à la place des canons des failles, les tourelles n’avaient toujours été réalignées. Rhages vit écrire que la surface avait été comme martelée, éventrée en plusieurs points. Elle, elle observait la structure centrale béante, le mât qui manquait, le poste où elle avait opéré, écrasé à présent. Ce navire elle ne le reconnaissait pas.

Elle fit l’erreur d’avoir un sentiment : « C’est moi qui ai fait ça ?! » Le jeune homme lui attrapa l’épaule, la serra.

Il fallut plus d’une demi-heure pour que la flottille arrive à lui faire gagner sa cale. Il y entra par la proue, dos à l’océan, il s’y enfonça en même temps que l’eau s’y engouffrait, les chaînes tirèrent violemment. Des dizaines et des dizaines de militaires tenaient le pont arrière par petits groupes épars ils regardaient les deux visiteurs sur la terre ferme, les saluaient. Un pont mobile une fois posé leur permit de débarquer, ils descendaient la bouche pleine de plaisanteries, de leurs projets. Ensuite d’autres groupes en files passèrent qui tremblaient, qui regardaient leurs mains ou leurs genoux, sans un mot. Les civières suivirent puis les sous-officiers, les officiers enfin qui saluèrent l’envoyée de la présidence.

Taquenard demanda où se trouvait le commandant, resté à bord. Elle attendit encore, lorsque tous se furent retirés ils étaient à nouveau seuls sur le quai les grues s’actionnaient, arrimèrent le bâtiment. Dans leur dos arriva l’amiral Prévert suivi de ses majors, ils avaient débarqué du Lamat aux nouvelles. Prévert leur demanda si Arnevin avait débarqué, il connaissait la réponse. Le journaliste savait qu’ils allaient embarquer, qu’ils lui parleraient, qu’ils ne le convaincraient pas. Entre Mélanie et l’amiral il n’était pas sûr de la conduite à tenir, ce dernier prit les devant, les emporta dans son sillage.

Comme ils s’engageaient dans les trappes Taquenard demanda de la lumière, ils s’éclairaient aux torches, elle sentit l’humidité imprégner les cloisons, elle touchait le métal froid de ses doigts pour ne pas tomber. Aux cages Prévert leur dit d’avancer, ils allaient au poste secondaire. L’éclat vif d’une photographie ponctua leurs échanges, ils s’indignaient, se donnaient raison, se répondaient enfin. Ces lieux lui rappelaient, d’une certaine manière, le bureau présidentiel, elle n’aurait su dire en quoi.

Les soldats se mirent à plusieurs pour déverrouiller la porte d’accès, le poste secondaire s’ouvrit devant eux, vide. Ils butèrent contre les consoles, au hasard Rhages voulut les activer, tapota les écrans sans succès. Après consultation l’amiral les fit descendre plus profondément, ils passèrent devant l’une des turbines, le couloir était grêlé sans comparaison. Prévert les menait jusqu’au compartiment système où avait été entreposée l’unité Roland. Ils y trouvèrent le capitaine Arnevin plongé dans l’ombre parlait d’une voix faible, le dos tourné il se frottait les bras contre le froid. Les torches fouillèrent la pièce.

Sa première question fut pour Ertanger, il voulait savoir si ce dernier se trouvait encore à Beletarsule, il devait lui parler. Arnevin l’exprima avant de les écouter, seulement Ertanger se trouvait sur les plages. Le professeur avait refusé d’approcher le bâtiment, il ne regardait plus du côté de la ville. Au lieu de quoi il s’était enfoncé le plus loin possible par la côte de l’île, jusqu’à ce que la roche devenue trop insistante le fasse déraper, il avait trouvé une minuscule anse où la roche s’effondrait en escalier.

En ce lieu il s’assit, retira de sa poche le paquet de cartes pour les étaler sur le sable, il voulut en faire tenir une verticale. Une semelle de botte touchant le sable fit échouer sa tentative. Il serra la main tendue, bougonna, ricana, ne répondit pas au sourire.

Le professeur se rassit, à côté de lui s’assit le général de corps Edone. Il évoqua leur première rencontre, à l’enterrement du professeur Frédéric, ayant réussi à faire réagir celui-ci il l’entraîna sur Gilles, lui désigna les cartes. Le général lui remit celle qui manquait au paquet, celle oubliée à bord du Dominant. Il ajouta : « Vous avez peur ? » Le professeur fut pris d’un ricanement incontrôlable. Le château sur le sable s’effondrait une fois encore ses mains s’impatientaient, par gestes secs Ertanger les redressa, il les reposait verticales, il s’agaçait lui-même. Ensuite au général qui insistait il lui fit savoir son erreur.

Gilles n’avait pas de plan.

Surtout et avant tout il essayait de faire comprendre à son interlocuteur que les machines n’étaient que des banques de données primaires, aussi rudimentaires que l’était le Dominant. Ce mot souffla entre ses lèvres plus discret, il reprit, ces machines n’avaient ni conscience ni sentiment, pas la moindre volonté. Gilles avait été inventé voilà un demi-siècle, à un âge où l’informatique balbutiait encore, il n’était qu’un gigantesque calculateur dont le programme porté à l’extrême donnait l’illusion de l’humanité. Son doigt pointa grinçant sur la montre du général, il lui dit, ce n’était qu’une montre. Les pierres roulèrent autour d’eux, ils se sentaient courbaturés déjà, les cartes d’Ertanger ne tenaient pas.

Il se leva le général avec lui ils marchèrent en direction de la ville, se détournèrent par la forêt en évitant de remonter jusqu’aux premiers retranchements. Le général allait par les sentiers, entre les buissons, il semblait connaître le chemin.

« Mais Gilles m’a parlé ? »

Ertanger ricana : « C’est sa fonction. »

Une possibilité, une seule, pouvait donner raison à l’intelligence artificielle, il s’agissait de l’incident zéro. Cette absence de contrôle sur le programme pouvait donner à terme sinon une volonté propre du moins un effet similaire à la volonté, le professeur s’exprimait avec la fougue de sa vieillesse, il dessinait ses mots de ses doigts. Quand Edone à son tour donna ses raisons, elles furent sans réplique, il disait vrai, également. Les feuilles tombaient en avance, l’automne s’abattait par avance sur les îles du nord.

Quelques soldats les surprirent tandis qu’ils redescendaient, ils saluèrent le général, les troncs d’arbres lâches crochaient le chemin en angle ils plongeaient sur la pente, se retrouvèrent à nouveau sur les plages, la ville ouvrait à quatre cents mètres ses premières habitations. Ils se trouvaient alors au pied de la crête qui tenait les fortifications de béton, depuis ce point caché par les constructions s’étendait le port. Il l’interpella, alors que le professeur continuait il lui demanda pourquoi il avait fait détruire Tristan. Tous deux le savaient. En réponse Ertanger demanda pourquoi il avait envoyé la flotte. Il voulait savoir son plan.

En face d’eux le Dominant s’enfonçait dans sa cale, ils fixaient les étraves pour vider, le bâtiment pesait encore de tout son poids. De toutes les pièces frappées par le feu des armes, les tourelles seules avaient résisté. Sauf les dommages dus à la perforation elles ne montraient que peu les stigmates de la coque, elles se détachaient du reste du bâtiment. Les flancs laissaient couler entre leurs pièces compressées des filets d’eau à mesure que le niveau baissait. Ils devaient vider les magasins d’ici au soir, les charges iraient rejoindre les magasins de l’aéromobile. À l’intérieur les dégâts innombrables empêchaient d’envisager la sortie. L’amiral Prévert refusait de le considérer.

Ni lui ni aucun autre ne souhaitait faire durer la conversation, malgré la ventilation toujours fonctionnelle ils tenaient à continuer à l’air libre. Arnevin devait quitter le bord, quand bien même il était commandant son navire, techniquement, ne sombrait pas. L’amirauté ne lui retirait pas son commandement, il le conserverait jusqu’à la nomination. Un vol avait été programmé pour le ramener en même temps que ses officiers, le quatre, à destination de la capitale. Il rencontrerait le président.

Cette perspective le fit se tendre, il n’était pas sûr de vouloir rentrer, il demanda sur quel bâtiment Gilles l’affecterait. Prévert en déciderait, le moment venu, quand la situation aurait été dûment réévaluée. Alors Arnevin demanda ce que contenait le secteur interdit. « Quel secteur interdit ? » demanda Mélanie Taquenard, silencieuse jusqu’alors. Elle savait son existence au travers des rapports, la façon dont l’avait dit le capitaine la faisait douter. Il précisa, il savait ce que contenait ce secteur, ce qui se trouvait dans le bloc central, pourquoi il avait été si important de couler le Dominant. L’amiral le détrompa, il s’agissait uniquement d’une question de performance.

Tous furent exaspérés par un nouvel éclat fugace de Rhages alors qu’il photographiait la scène. La lumière diffuse rendait à la photographie des couleurs que le compartiment ne connaissait pas, elle donnait tous les détails invisibles à l’œil. Sur le bord, presque en marge, apparaissait la tour de l’unité Roland. Il aurait été impossible de dire si elle était active ou non, à voir la prise seulement, alors que l’obscurité disait tout. Rhages fit remarquer que pour une photographie noire il n’aurait pas eu à se déplacer.

Sur quoi répétant à son subordonné de quitter le bord l’amiral Prévert quitta la pièce, retourna à l’air libre. Taquenard s’attarda sur ses pas, demanda au commandant ce que son équipage avait vécu, là-dedans. Arnevin ne comprit pas.

Ils se retiraient tous, le capitaine resté seul observa autour de lui le métal, sa torche en rendait de faux éclats. Un bruit durait, celui des pompes, celles-ci tiraient l’eau pour la jeter par-dessus bord. Elles venaient essentiellement des quatrième et cinquième ponts où les générateurs noyés avaient été comprimés par la décharge, ainsi qu’à la poupe l’eau continuait de déséquilibrer son bâtiment, au lieu de quoi il se dirigea vers la proue, par la station avant où se trouvait le panneau de contrôle des dommages, il l’avait consulté plusieurs fois. Tous les témoins plongés dans l’obscurité lui disaient, encore et encore, que son bâtiment n’était plus. Le commandant laissait résonner son esprit avec ses pas.

Il s’était enfoncé alors au quatrième pont inférieur, le capitaine allait le long du couloir principal. L’eau y baignait encore à hauteur des hanches, il remuait devant lui avec ses bras ces paquets glacials, son visage perlait de sueur. La station avant, encore plus étroite, l’obligea à se baisser. Le panneau plongeait à moitié dans l’onde, il fit jouer ses doigts sur les cliquets, n’obtint rien. Pour la cinquième fois il allait se retirer, il sortait, il se retourna. La console au fond, submergée, laissait noyer une bande de papier imprimée.

Dans ses mains l’encre parut s’espacer, resta lisible néanmoins. Il s’agissait d’instructions pour le bord donnant toutes les mesures à suivre suite à la désactivation des deux unités embarquées, une procédure automatique. Aucun autre poste ne l’avait imprimé. Par le fond du couloir Arnevin entendit venir deux personnes, l’une l’appela, l’officier de pont Hersant le cherchait. Ils remontèrent ensemble d’un étage, se retrouvèrent près des machines. Dans le noir il avait du mal à reconnaître celui qui suivait son officier.

Il s’agissait d’un lieutenant de la division aéromobile, sous les ordres du colonel Pumal, il avait été envoyé à bord du cuirassé rencontrer le commandant. Son salut, même camouflé, était plus martial que celui des officiers. Il se confondait presque totalement à l’acier environnant.

« Commandant, je viens chercher mes hommes. »

« Quels hommes ? »

« Les forces spéciales. »

Ce souvenir ne lui revenait toujours pas, il expliqua que leur hélicoptère s’était effondré dans l’océan. Hersant compléta l’opération de sauvetage, ils les avaient récupéré. Le lieutenant venait les reprendre, il disposerait du matériel nécessaire. Après un bref échange tous se dirigèrent vers le pont arrière, à hauteur de la tourelle trois pour les magasins de matériel. Ils ne dirent presque rien, forcés par le lieutenant, Hersant vérifia brièvement l’heure.

Arrivés au compartiment deux onze le commandant aida à ouvrir la porte, ils éclairèrent les rangées d’étagères. Ils comprirent, le compartiment avait été dévasté, les hommes avec leur équipement avaient été déplacés au compartiment adjacent. La porte du deux dix s’ouvrit, ils reculèrent face à l’odeur, étouffante, d’humidité. Ils ne sentaient rien d’autre que le ruissellement. Leurs torches éclairaient les soldats, le deux dix tenait peu de place, ils avaient été déposés contre les cloisons en position informe, ils s’accumulaient depuis le fond. Le lieutenant fit noter qu’ils les débarqueraient dans les dix minutes.

Ils n’entendirent pas le souffle, le sentirent seulement. « Tiens, » dit le lieutenant, « il y en a qui respirent encore. »

Parmi les uniformes entassées, les gilets, les casques, se tenait un soldat accroupi sur son arme, replié de telle manière et si immobile qu’il trompait sur son état. La personne ne les regardait pas, se contentait de respirer les yeux fixés dans le noir à part quoi rien ne le séparait des autres, autour de lui la masse l’écrasait. Ils savaient sa gourde vide, par calcul, son visage se marquait de craie comme les autres. À son attitude, à sa pose, il faisait penser à une cafetière.

Le lieutenant fit savoir qu'il le récupèrerait aussi, demanda s'il ne manquait rien, se renseigna sur le médecin du bord. Il fit une remarque au commandant sur son cuirassé puis se retira, accompagné par Hersant, à son tour pour l'air libre. Arnevin resta observer le compartiment étroit, en partie défoncé par les combats, il faisait défiler les chiffres dans sa tête, il réalisa sans trop de difficultés que le bord avait oublié ces hommes, là. Le soldat respirait toujours devant lui, il l'observa à son tour, éteignit sa torche. Ce militaire, entouré par tous les corps, jusqu'au bout refuserait de rendre les armes.

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