Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Le soir tombait, le soir du trois, pis dans le carcan de sa cale le cuirassé ne subissait plus de houle, ses flancs portaient sur les étraves, la ville bercée au bruit des flots au vent du nord pouvait entendre cette seconde rumeur se prolonger. Seules dans l’obscurité les silhouettes détachées des canons de cinq cents révélaient encore la présence du bâtiment, autrement quoi les quais s’étendaient silencieux, coupés du port commercial, laissaient crever les vagues contre la jetée.

Des chaînes de lumières, les fenêtres, les lampadaires éclairaient la face de l’île jusqu’aux forêts, depuis les forêts d’autres lampes plus faibles, clairsemées, embrasaient les sommets de colline, des témoins rouges couvraient la piste aussi aux structures le reflet glacial du radar tournoyait au-dessous des étoiles. Beletarsule ravivait son nom pour cette nuit-là au moins, le massif au sud-est plongé dans les ténèbres la faisait sombrer. La marée haute s’écrasait en fracas par-dessus le sable, effaçait toute trace.

Avec sa canne enchanté le colonel désigna une bouée invisible à l’œil, loin au large, qui disait-il servait à la détection des submersibles. Il parlait haut, assez fort pour couvrir le bruit des rafales, le vent ce soir-là ne voulait pas se calmer. Un bosquet de conifères les séparait de la chute. Le colonel fit ensuite un large geste où se trouverait plus tard un champ de mine, si tout se déroulait mal. Près de lui ses deux mains sur sa tasse le professeur cherchait à se réchauffer, confirmait de temps en temps de son air simple.

Ils se trouvaient au-devant d’une position fortifiée, ils marchaient à quelques mètres des abris enterrés, des yeux d’aigle. Le colonel l’attirait avec lui vers la ville, parfois le devançait de quelques pas. Sa canne pointait ailleurs. Tant qu’il parlait Leberon aurait pu jurer voir des milliers de canons, de missiles, d’armes, menacer le ciel ou la terre ou les deux à la fois. Il laissait trembler sa tasse entre ses doigts.

Quand la pensée lui revenait qu’il était en compagnie de Pumal alors le professeur reprenait leurs discussions passionnées, avant de se laisser remporter dans ses faux rêves et ses illusions. Il se pendait alors sur sa marche pour entendre les aiguilles siffler. Son compagnon comprit qu’il devait encore être question du Dominant. Il montra le quai, quelque part, moins précisément le pied de canne cacha le bâtiment. Les chemins se croisaient devant eux faits de terre ils se creusaient au poids de l’acier. Sans machines ni armes, ses magasins noyés, sa coque enfoncée le navire avait débarqué ses dernières victimes. Seul restait à bord le commandant. Le colonel désapprouva.

Il marchait alors un peu plus en avant, assez loin pour que ses couleurs se confondent. La nuit ne l’empêchait pas de parler. « En tout, trois cents mille hommes. » Le nombre réveilla Leberon car il s’agissait désormais du Liscord, des troupes qui y seraient débarquées. Moins de trente mille jusqu’à présent avaient débarqué à Beletars, le plan prévoyait un axe de renfort continu grâce à la flotte de transports. La vérité était que des deux puissances seule l’Atasse disposait d’une telle flotte, des moyens nécessaires à un débarquement. Un horizon de fantasmes figurait à leurs yeux les côtes imprenables du nord, les deux hommes s’assirent un instant sur une souche, pour parler.

« Alors la guerre aura lieu ? » Pumal tapa de sa canne contre ses bottes, en mesure. « S’ils n’attaquent pas, nous attaquerons. »

Une rafale le coupa ensuite, l’officier parut contrarié. Il fit remarquer à Leberon que son café était froid, le regarda jeter sa boisson dans les plantes à leurs pieds. Les nuages au-dessus d’eux défilaient à vue d’œil et parfaitement plats ils les enfermaient sous un plafond étoilé. La vérité était que trois cents mille hommes ne suffiraient pas, jamais. Que toutes les défenses de Beletars, ou même de Tiers, cèderaient ensuite. Il raconta après, avec moins d’émotions, des souvenirs liés au sud qui dataient d’avant sa naissance. Il parlait de nuits où l’artillerie anéantie par un feu roulant avait éclairé la mer mieux que toutes les lumières en temps de paix, et le tonnerre qu’elle produisait.

Des soldats s’approchaient sur le chemin, le colonel s’excusa de se lever, remit son béret en place ainsi que son sourire sous la moustache lissée. Il trouvait Leberon assez pâle, leurs deux visages se couvraient d’obscurité. Le vent souffla assez fort pour lui faire serrer sa tasse, à son tour le professeur se leva, remercia pour cette dernière promenade, il devait rentrer. Il chercha dans le dos de l’officier une réaction, le vit s’éloigner, des feuillages proches se balançaient désordonnés tous entraînés par le même courant.

Il ne s’agissait pas d’une patrouille mais du véhicule d’Edone. Le général s’arrêta devant ce subordonné, lui demanda s’il savait où trouver Arnevin. Deux doigts lissèrent sa moustache, Pumal parut amusé. « Il est toujours à bord ! »

« Il n’est plus à bord. »

Le capitaine et commandant du Dominant avait le dernier quitté son bâtiment juste avant le dernier rayon de soleil. En son absence les travaux avaient déjà commencé, le bâtiment se faisait désosser pièce à pièce, ils retireraient ensuite les tourelles. Tous les calculs avaient donné avec précision les futurs déplacements du capitaine, au lieu de quoi le général Edone l’avait attendu au mauvais endroit. Il demanda à Pumal où s’étaient enterrées les forces spéciales.

Lorsqu’il trouva leur campement Arnevin était déjà reparti, ce dernier quittait l’hôtel où logeait Radens et une partie de ses lieutenants, avec ordre de regagner le bord. À peine les mains sur le volant le capitaine demanda où trouver l’amiral Prévert. Il laissa sa voiture démarrer, regarda défiler les immeubles à l’approche des quais, au détour les dépôts du port commercial défilèrent. Plus loin quelques cheminées le séparaient de l’administration, les soldats le laissèrent passer. À cette heure avancée le moteur grondait seule sur les pistes bétonnées, entre les véhicules militaires.

Dehors la porte était restée ouverte, le vent soufflait moins fort de ce côté. Des sentinelles se détachaient devant les grillages, contre les flots de l’océan s’élevait un astre de blanc cassé. L’amiral allait et venait vêtu de sa pèlerine, près du mât de drapeau. Il reçut son officier avec toute la rigueur martiale dont sa nature le rendait capable, lui répéta que le Dominant devait rester et resterait à quai, qu’il n’y avait plus de Dominant. L’amiral désigna le nord, le vide gigantesque où s’engouffrer, son croiseur le Lamat qui tirait sur ses ancres.

Comme le drapeau claquait plus fort l’amiral l’entraîna vers la plage, ils dépassèrent les grillages pour s’engager sur le sable et les galets. Leurs semelles crissaient à chaque pas. Arnevin avait déjà convaincu deux de ses capitaines, il n’aurait pas de mal à rallier Londant, il en était persuadé. Peu importait, en un mot l’amiral pouvait le relever de son commandement. Il refusait de perdre son bâtiment amiral. Tous deux s’arrêtèrent. Prévert préférait voir le cuirassé démantelé à sa base que coulé par leurs propres armes, s’ils persistaient à sortir la quatrième flotte avait ordre de tirer.

Emportés par la discussion ils s’étaient approchés jusqu’à baigner dans le ressac, l’eau tirait sur le cuir des bottes. Prévert chercha encore à le raisonner, en vain. Il refusa tout, en bloc, prévint que tout serait fait pour l’arrêter. Même si le cuirassé disposait encore d’une propulsion, il sombrerait avant d’avoir quitté le port. Ils se séparaient, les grades avaient parlé, Arnevin sentit une terrible douleur lui engourdir le bras. Il ne regardait plus que par terre ses pas se répéter jusqu’où il pourrait se porter, jusqu’à son bâtiment. Un appel le prévint du refus de Londant, ce capitaine ne les rejoindrait pas.

Sur le quai devant la coque du cuirassé l’attendait le général Edone. Sa voiture parquée barrait l’accès à la rampe de métal. Le général l’attendait au repos, seul, sa face s’éclairait de son sourire carnassier.

Ils se faisaient face, ils n’avaient rien à se dire, les deux hommes sous cent mille tonnes d’acier s’épiaient entre les verres salis du port. Chacun portait son arme. Leurs membres s’engourdissaient aux bourrasques ils soufflaient de fins filets d’haleine. Lui cherchait partout ailleurs que dans ses yeux les intentions du général, celui-là le perçait. Il remarqua que dans le soir avancé cet uniforme sur fond de métal avait perdu tout contour. Un vacarme des grues retombait sur eux les chaînes raclaient l’air, le reste était étouffé.

Pris dans l’obscurité la cale retenait le cuirassé, l’eau clapota, il ne devait pas repartir. Arnevin dégaina le premier, menaça le général. Il ne pouvait pas repartir car il n’avait plus de propulsion, les remorqueurs ne l’aideraient pas, il ne lui restait rien. Le général y avait veillé. Aussi, il refusait de laisser Gilles agir à sa guise.

Le général ne put s’empêcher de sourire, son visage s’enfonçait dans les ténèbres. « Quel est le plan de Gilles ? » Il avait constaté, patient, attendit que l’officier lui réponde. Ces mots l’avaient calmé, le vent plus pressant agita les chaînes, la cale couvrit leurs voix. À l’accalmie le capitaine s’était rapproché, sa main le démangeait. Sans répondre à la question l’officier demanda ce que contenait le secteur interdit. Deux pas encore firent hésiter Edone, le vent du nord les faisait trembler.

Au large les vagues gonflaient, ce spectacle tant de fois répété, la jetée résistait brisée d’embruns, l’eau retombait en pluie. Il ne savait pas. Sur ces mots le général se tourna face au bâtiment, s’approcha de la rampe. Son poing se referma sur la passerelle, la brisa une seconde fois, il laissa glisser le bras le long des tourelles. Plus aucune machine à bord, Arnevin ne réagit pas, sur douze mille de superficie un lieu du monde était isolé de Gilles. Le général insista, isolé, une arme aux mains des hommes et des hommes seuls.

Arnevin répondit : « Vous êtes fou. »

Plusieurs mètres les séparaient, les lourdes chaînes assourdissaient leurs paroles. Edone marcha encore si près de la cale que sa silhouette se confondit à la coque, le capitaine le perdit de vue, ne parvint plus qu’à l’entendre. Il reconnaissait cette manière de parler, ces tournures, ce discours étranger qu’un autre lui avait tenu dans un compartiment obscur de son bâtiment. Gilles oeuvrait des deux côtés, pour l’Atasse comme pour le Liscord, les machines ne connaissaient pas de frontière. Il ne pouvait pas y avoir de conflit entre une machine et elle-même, une calculatrice contrôlait le monde. Cela ne changeait rien. Tous étaient soumis au calculateur. Cela ne changeait rien. Arnevin le menaça encore.

Alors le général reparut si proche qu’ils auraient pu s’empoigner, ils distinguaient leurs traits respectifs, la fatigue sur chacun d’eux. Le cuirassé jetait sur eux ses ombres épaisses. Si ce n’était pas le plan de Gilles, il voulait savoir ce qui poussait le capitaine à se battre. Il voulait savoir sa motivation, l’apprendre, l’intégrer à son calcul, l’officier ne pouvait pas répondre. Sa main s’engourdissait, il ne la contrôlait plus. La seule pensée qui lui venait était pour le Dominant, tout ce qui lui importait.

Comme l’avait décidé Gilles.

« Mais qu’est-ce que vous savez ! » Hurla Arnevin. « Vous ! De mes sentiments ! »

Un vaste fracas d’étincelles à l’anneau de tourelle un l’avait rendu muet, leurs oreilles vibraient de ces sons réitérés de métal et de crépitements, ils ne connaissaient rien d’autre. Tout ce qu’ils disaient, ce qu’ils faisaient, se couvrait du même bruit de fond. Entre les deux cœurs du Dominant reposait le secteur interdit, il en avait calculé le contenu, le général voulait savoir, le capitaine savait pour l’avoir vu. Il ne s’agissait, du reste, pas d’un secret, seulement personne n’avait eu la volonté de poser la question.

Oui, le cuirassé BF-1 Dominant avait été armé d’une munition fournaise, cette arme que le général de corps Edone avait permis de récupérer au Jutlosges, la capacité de destruction d’une étoile à la surface planétaire. Tristan aurait pu déclencher le tir, s’il en avait reçu l’ordre, à présent l’arme reposait inerte dans son lanceur. Elle se trouvait à quelques cent soixante mètres d’eux, et en hauteur, ils en sentaient la chaleur se dégager. Quelque plan que Gilles élabora il avait amené cette arme jusqu’à Beletars, déplacé le cuirassé comme son équipage, à la variable près, cette arme ne répondait à aucune fonction ni à aucun besoin. Elle datait, comme le cuirassé, d’une logique qui n’avait plus cours.

Le général se détourna. Tant qu’il tiendrait le Dominant à quai, le plan de Gilles échouerait, il avait gagné. Dans son dos le capitaine lui rappela qu’il faisait également partie des calculs. Gilles avait aussi façonné, formaté Edone, l’avait amené là accomplir sa volonté, il ne pouvait pas s’exclure si facilement. En retenant le cuirassé il accomplissait le plan de l’ordinateur, en le laissant partir également, il avait perdu dans les deux cas. Edone s’était arrêté, il répétait, « c’est faux », il secouait la tête.

De toute manière le cuirassé ne possédait plus de propulsion, c’était fini, ce ne l’était pas. Arnevin tendit une copie d’instructions marquées à l’encre, encore lisibles. L’officier maintenance Bramelin avait déjà confirmé, à partir de ces notes, pouvoir relancer la grille magnétique. Il voulait se porter à la rencontre des deux flottes, une dernière fois, couler en haute mer, comme le prévoyait ses ordres, emporter cette arme avec lui.

Le bruit des machines au-dessus d’eux avait cessé, ils pouvaient entendre le vent comme les vagues contre le béton des quais, les rumeurs de la ville. Dans l’obscurité les deux hommes se distinguaient à peine. Le Dominant pressait de tout son poids dans la cale contre les étraves, tirait vers le bassin. Il était aussi moche qu’au premier jour, dévasté par les combats, le bâtiment cherchait ses ennemis du bout de ses douze pièces.

Une sonnerie interrompit le silence, le capitaine décrocha. À l’autre bout l’officier de pont Hersant lui annonçait l’heure du départ, le temps restant, elle avait enclenché le chronomètre. Elle coupa brusquement.

Sa portière claqua, les phares éblouirent la rampe avant de se détourner, de quitter le quai pour la ville, pour ailleurs. Le général lui avait laissé une dernière énigme, resté sur place le capitaine la laissait se perdre. Toute arme avait une fonction, le cuirassé en tant qu’arme n’échappait pas à cette règle. Il passa sur le pont avant, atteignit les trappes ouvertes où apparaissaient les premières marches sous de fausses lueurs. À peine entré le silence, malgré les pompes, malgré le travail de la structure, lui fit siffler les oreilles.

La première flotte du Liscord gagnait la frontière, avec elle la seconde et quatre fois les effectifs de Prévert. L’amiral fronça les sourcils pour toute réaction, tandis qu’un rapport lui parvenait, il devait rencontrer encore Edone avant de se coucher. Ce dernier lui apprendrait que les circonstances ayant changé, il faudrait laisser partir le Dominant, que ce dernier appareillerait à l’aube, qu’il allait perdre son bâtiment amiral. Avec le Lamat la quatrième flotte regagnerait Tiersule aussitôt le combat terminé. Les explications défilaient, il se fit servir un verre, rumina.

Dehors le ciel d’encre se déversait sur la mer, il ne distinguait que ses sentinelles au pas. Il répéta que c’était bête, que ce métier existe encore de militaire, dans un monde où l’erreur n’avait plus cours.

Avant que le général de corps n’arrive l’officier retourna s’asseoir, ordonna d’enregistrer ses ordres pour le lendemain. Il fit préparer la fiche du cuirassé, ordonna la signature dès la fin de la rencontre. Puis il fit inscrire les ordres de la quatrième flotte : pour la première escadre, en ligne à cinq et douze mille ; pour la seconde escadre, en ligne à sept et dix-huit mille. L’amiral demanda combien de temps survivrait sa flotte.

Quand le général le trouva, lui serrait la main, il n’eut pas besoin de lui dire ses intentions. Edone lui demanda s’il s’agissait de la volonté de Gilles. « Que je perde ma flotte ? » Il n’y croyait pas.

De nouveaux ordres parvinrent à Tiersule, les habitants au sud se réveillèrent pour les plus proches, l'aéroport bourdonnait. Ils ouvraient les hangars, ils faisaient charger les appareils. Une à une les ailes noires armées de bombes à surpression s'alignèrent sur la voie de travers, leurs trains mordaient sur l'herbe. Ils étaient prêts.

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