À l’est de la capitale les industries brûlaient, les fumées noires allaient rouler sur la crête, s’échappaient par les rails d’incessants convois. Partout les uniformes se multipliaient, dans les rues vides se confrontaient les casques face au nord pointaient les batteries contemporaines, les corps d’armes s’ébranlaient. En plus du froid soufflait le vent du nord par brèves rafales, le soleil au plus haut couvrait son cercle d’un éclat mat. L’inertie portait cette ville par la pente jusqu’à ses berges, le long des quais elle ne sentait ni les lames ni les courants, l’océan s’y épuisait depuis des siècles.
Sur le poing d’acier la radio émettait un discours plein de passions, colère, tristesse et compassion, le président excitait ses chiens de guerre. Sous ses pieds la houle vaincue venait s’éteindre, l’activité navale en couvrait le dernier souffle. De sombres reflets se découpaient dans les bassins, ombres des bâtiments alignés leurs coques couvertes de camouflages, les foules humaines s’activaient autour de monstres. Dans la distance les destroyers ressemblaient aux vedettes de croisière, trop plates rasant l’eau leur structure en pointe s’allongeant sous deux pinacles protubérants.
Il battait des jambes au-dessus du vide, écoutait le discours s’enflammer. Il avait noté dans un carnet, au stylo, les allées et venues des destroyers. Les militaires l’avaient arrêté, deux fois, le laissaient faire. Simon Rhages, dans ses colonnes, écrivait la propagande.
Le professeur le rejoignait, le pas pressé, il vint à sa rencontre.
« Tu rêvasses ? Hein ? Tu bailles aux corneilles ? » Il ricanait. « Avoue ! Tu rêves de porter l’uniforme ! D’aller jouer au petit soldat ! Parfait soldat de plomb ! » Ses bras se balançaient à la parade. « Comme ça tu pourras balancer encore plus de balivernes dans ton journal ! Tu diras qu’on gagne, hein ? Tu diras qu’on gagne. »
« Vous pensez qu’on perd ? »
Il fit partir Ertanger d’un ricanement affreux, comme étouffant. « Ce que j’en pense ! Ce que j’en pense ! Ça nous fera une belle jambe, ce que j’en pense, quand ils auront pris Minsule ! »
« Comme vous voudrez. »
Le professeur s’agaçait aussi en pensant à ses collègues, tous les chercheurs qui avaient déserté, qui étaient passés au nord. Il les aurait suivis s’il travaillait encore, au lieu de quoi le vieil homme se promenait seul dans les rues de la capitale, découvrait les demeures et les parcs également âgés. En plus des déserteurs il y avait eu les traîtres, le monde prenait parti pour le Liscord. Il ruminait que les amis trahissaient facilement.
« Vous vous en faites pour Leberon ? »
« Oh lui hein ! Pourquoi je m’en ferais ? Il est bien là-bas ! Qu’il y reste ! Parait qu’il neige là-bas, très bien ! Moi j’ai pas le temps pour toutes ces facéties ! Scientifique ! Voilà comment ! Alors lui, hein ! »
Et il jeta sa main par-dessus l’épaule avec sa grimace.
« Alors, si ce n’est pas lui, qu’est-ce qui vous amène ? »
À nouveau le professeur ricana, ricana sec, tout son visage se déformait du fait des rides, il se laissait entraîner par ce faux rire égorgé. Après les bombes il avait été sollicité, les militaires lui avaient demandé de réparer Gilles. À l’époque ils paniquaient. Seulement le professeur l’avait fait, la formule du professeur Frédéric son prédécesseur, cette formule brûlée à son enterrement, alors qu’il l’avait dans sa poche, Frédéric l’avait retrouvée. Depuis plusieurs mois trois ordinateurs en réseau fermé laissaient se développer le programme, d’après les archives il faudrait six ans entiers.
« Tu vois, j’ai réussi ! Je perds pas mon temps à regarder la mer, moi ! J’ai reconstruit Gilles ! »
« Vous perdez votre temps devant des écrans. Ce n’est pas mieux. »
« Tu m’écoutes, dis ? Tu t’en fiches carrément ! Mais c’est que tu sais pas, ça représente des millions de lignes de codes, des milliards ! Des milliards de milliards ! J’aurais plus été qu’un squelette avant que d’en taper le micronième ! C’est fantastique, tu m’entends ? Fantastique ! De la pure fiction ! Eh bien moi, je l’ai fait ! Et il parle, tu vois ? Il parle ! Alors bien sûr c’est pas le même, et puis tu veux qu’il dise quoi ? Hein ! Mais il fonctionne, ah ça oui ! Qu’est-ce qu’il fonctionne ! C’est comme mettre un enfant au monde ! »
« Tant mieux. Tant mieux. »
« On parle, je dis ça ! Il ne comprend même pas encore la langue ! C’est que c’est bête, un ordinateur ! Il lui faut le temps ! Six ans, dire qu’il avait fallu six ans ! Mais avant l’été je te l’aurai remis sur pieds, moi, Gilles ! Mais pense ! Pense, enfin ! Un programme qui écrit son propre code, mais c’est étourdissant ! Mais moi, moi ! Je l’ai fait, moi ! C’est pas la jeunesse qui se serait donné la peine ! Hein ! »
« Je suis content pour vous, professeur. »
Ils avaient marché le long des entrepôts, leur promenade les portait de l’autre côté de la bordée, aux quais commerciaux les deux hommes s’arrêtèrent alors entre les bâtiments quatre et six. Le quai des Dalles crevait l’eau de ses jetées, enfonçait en plein jour ses ténèbres dans les silhouettes d’embruns. Autour d’eux des nuées de travailleurs s’activaient mêlés de caisses et de cordes, près des grues, avec les chariots, contre les rails enfin. Au fond la cale d’un cargo s’ouvrait à même le béton, comme découpée, les camions entraient et sortaient à la vitesse du pas, crachaient de leurs pots à l’effort.
Devant eux cependant le béton ne bordait que des flots épais, ils s’avancèrent jusqu’aux clapotis. Rhages s’assit, s’appuya le regard perdu au nord.
« Je regrette mon appareil » dit-il par réflexe, en référence aux photographies qui le guidaient autrefois. Le professeur à son tour s’asseyait.
« Alors ? » Sa voix chevrotait. « Toi et la petite ? »
« C’est officiel. »
« Ah ! Ah. Tant mieux. C’est que ça traînait ! Hein ! Ouais. Tout ça traînait. Mais voilà c’est officiel et puis tant mieux ! Hein ! »
« On est heureux ensemble. »
« C’est ça l’important. » Il répéta moins fort. « C’est le plus important. »
Mélanie Taquenard avait rejoint la nouvelle administration, son service s’occupait entre autres de la communication. Elle durcissait le ton pour la bonne cause, l’adoucissait pour une cause bonne, se faisait murmurante pour Rhages. Elle avait longuement planifié d’intégrer son amant à son équipe autant qu’il avait planifié de l’en faire sortir, il la trouvait renfermée sur bien trop de sujets, craignait qu’elle s’ouvre un jour.
Il fallait dire que tout allait bien, toujours, que tout allait bien quitte à mentir pour maintenir le moral des populations. Quand Tiersule serait tombée car Tiersule tomberait, le Liscord débarquerait plus de cent mille hommes sur leurs côtes. Voilà pourquoi il fallait mentir et enhardir les gens après cinquante ans d’illusions. Lui, il écrivait autre chose dans sa rubrique mais cela passait pour de la propagande, il ne disait rien.
« C’est bien, quand même. »
« Quoi ! Quoi ? »
« Que vous ayez réussi. Pour Gilles. »
« Je me rappelle ce couple à bord ! Dis, tu te rappelles ! T’étais pas du bord, tu pouvais pas savoir ! Toutes les histoires que ça a fait ! Les colères que piquait le commandant ! Nous on s’amusait, comme des gamins tiens ! Hein ! Une bande de gamins sur ce maudit rafiot ! Mais voilà, le petit couple il s’est aimé jusqu’à la fin ! »
Le journaliste fut pris d’un doute, arraché à la contemplation du large il tourna la tête vers Ertanger. Cela ne lui était jamais venu à l’esprit, que le couple ait pu embarquer ce matin-là, à Beletarsule. Il avait toujours cru que l’assistant et l’artilleure étaient restés à quai.
« Ils étaient là ? »
« Va pas me regarder comme ça ! Tu me fais douter ! Mais oui, sûrement ! Eh, si le vieux Quirinal s’y trouvait aussi ! »
« Vieux, vieux… »
« Oui vieux ! Un croulant, une vieille branche ! Je dis quoi, une racine ! Lui et sa barbe, qu’il a jamais voulu la couper ! Et toujours à épier le couple ! Qu’est-ce qu’il allait faire s’embarquer là-dedans ! Hein ! »
Il agitait les bras véhéments, il aurait sué à force de parler, tout pour chasser les souvenirs. L’idée de devoir remonter à bord, même après tout ce temps, le hantait encore. Il rêvait, parfois, de cette gueule ouverte, de la voix qui le poussait à l’intérieur, il se réveillait en hurlant. Il se disait que c’était son couloir blanc à lui, personnel.
« Alors il y était. Lui aussi. »
« Bande de fous ! Avec leurs armes à faire exploser le monde ! Moi je te dis y en avait que deux qui valaient quelque chose, à bord, et c’étaient les tourtereaux ! Deux petits moineaux dans un cercueil d’acier, cette image ! Et puis non, hein ! Ils étaient pas dedans, ce jour-là ! Tiens, voilà ! Ils étaient restés à quai ! »
« Mais… »
« Pas de mais ! Qui c’est qui ira vérifier, hein ? Hein ! Qui c’est qui saura ! On peut même plus compter les, on peut pas savoir ! Alors je préfère penser, hein ! Qu’ils étaient pas là ! Et puis voilà, mince ! Ma mémoire elle est à moi, j’en fais ce que je veux ! »
« Après tout. »
« Et puis ça importe peu ! »
« Oui. »
« Au diable toutes ces histoires, ces batelots et puis tout ça ! Qu’ils aillent se battre ailleurs, je suis trop vieux pour ces jeux-là ! »
Il se leva, chassa de ses mains des enfants invisibles au large, les repoussa avec la sévérité de son temps. Pour peu il leur aurait lancé des imprécations. Rhages ne cachait pas, lui, qu’il aurait voulu être à bord ce jour-là. Le cauchemar d’Ertanger était son rêve, quand cela lui arrivait il se pressait à bord, il n’y parvenait jamais. Sa mémoire, à lui, disait qu’il devait rester quelque chose du cuirassé quelque part, au fond des flots ou bien du cœur. Quitte à être rêveur il préférait sa version des faits.
Un homme partageait son avis également. Leur contact, au fil des mois, s’était raréfié au point qu’il se demandait souvent si le général ne l’avait pas oublié. Puis soudain il décachetait son courrier, apprenait de lui les affaires de l’Armont, censurées. Le général revenait constamment non pas sur le cuirassé mais sur Gilles. Il lui avait envoyé, avec des mois d’avance, ses félicitations pour un mariage qui ne s’était toujours pas produit.
« Frédéric, je ne comprends pas. » Le journaliste hésita. « Ce cuirassé… le Dominant… si ce n’était pas Gilles qui le voulait, alors qui ? »
Il s’écoula quelques secondes.
« Ce que j’en sais, moi ! Peut-être bien que c’était Gilles, après tout ! Hein ! Ce qu’on en sait ! Ou bien Larsens, ou bien cette pomme, là ! Le général qui savait pas ce qu’il voulait ! Cette blague ! » Il ricanait. « Peut-être bien que c’était nous ! Ou Arnevin ! Ce plaisantin en aurait bien été capable ! Ou le président, hein ! »
Sa comédie s’épuisait en vain, le journaliste avait une idée toute faite de la réponse. Il trouvait que les efforts d’Ertanger pour ne pas répondre confirmaient ses soupçons.
« Ou Jean Frédéric ? »
Son ami garda le silence, enfin forcé, baissa la tête.
« Ce qui a bien pu lui passer par la tête ! Sa dernière œuvre, sa toute dernière ! Après ça, fini ! Vingt-deux ans de vacances ! Moi je sais ce qu’il a fait ! De la mécanique à l’échelle moléculaire ! À l’échelle de la vie. Hein ! Ce vieux fou ! Il voulait donner la migraine à Gilles ! Pour ce qu’on en sait ! »
Il se tut encore, quelques instants.
« Tu sais quoi, j’étais là après. Quand il y avait plus Gilles, dans la pièce ça sentait la viande. Un ancien lardier ou je sais pas quoi. Je sais moi que même alors Gilles il voulait juste savoir où était son Jean Frédéric. Même après que tout soit fini. La machine, elle a jamais pu comprendre juste ça ! Hein ! Ce que c’est bête ! Une calculatrice ! »
« Comme disait Edone, elles avaient le défaut d’être trop humaines. »
« Voilà, Edone ! C’est ça ! »
Le journaliste déposa sa radio entre eux deux, il se laissa glisser sur le dos, bras croisés, admira le ciel. Le discours présidentiel ne s’était toujours pas achevé. Tandis qu’un cuirassé errait dans le nord, la guerre était déclenchée par les ressources des Arroches, en dernier recours les armées avaient été mobilisées. Quand bien même un bâtiment n’avait pas franchi la frontière la guerre aurait eu lieu. Alors tous les sentiments, toutes les passions, toutes les ivresses et les erreurs qui avaient accompagné le cuirassé, toutes ces anecdotes étaient restées sans conséquences. Tout s’était joué à des milliers de kilomètres, dans les montagnes, ce qu’avait fait le Dominant était tout autre : il avait décidé de la guerre.
Ce soir encore Rhages écrirait que tout allait bien, que Tiersule tenait et tiendrait. De même il écrirait, quand le Liscord aurait débarqué, que tout allait bien, que leurs troupes les repousseraient. Il finissait par y croire lui-même.
Il se releva brusquement. Son regard avait basculé sur le côté, là d’où ils venaient les quais des Dalles s’étendaient couverts de conteneurs et de grillages il avait vu dans la foule une barbe un instant il lui avait semblé reconnaître celui-là qui se promenait tranquille parmi les travailleurs, et qui causait entouré de gens plus jeunes, qui leur faisait la leçon. Rhages se leva, fit signe à Ertanger, ils regardèrent de ce côté.
« C’était ? »
« Ce qu’on en sait ! Hein ! Ce qu’on en sait ! » Le professeur ajouta : « Il est bien fichu d’avoir survécu ! »
Avant que le Dominant ne soit coulé sa classe avait rejoint les quais de Pontier, un second cuirassé gagnait la flotte au début de l’année, il neigeait alors. Ce second bâtiment, sans le massif blindage, aux normes des combats contemporains, participait à la défense de Tiersule. Cette défense durait, durait encore, bien plus longtemps qu’elle n’aurait dû, malgré le nombre et malgré l’efficacité du Liscord sur les trois îles les troupes du sud dominaient, tous les soirs les vieux canons de cinq cents tiraient par bordées, décourageaient les assaillants.
Là-bas un soldat se battait, un parmi d’autres.
Ertanger se mit à ricaner : « Voilà, c’est malin ! J’ai mal à la gorge ! Ce que j’ai soif ! On va boire ? Je paie ! Qu’est-ce que tu crois ! Oui j’ai soif moi ! À force de causer ! »
« Ensuite vous me présentez Gilles ? »
« Au diable Gilles ! C’est qu’il a fait son temps ! Hein ! Place à la jeunesse ! Sinon je vais me mettre à construire des cuirassés et puis on gagnerait la guerre ! Qu’est-ce qu’on en dirait, hein ? Hein ! Je vais pas faire ça à nos ennemis ! »
« Soyons logiques une dernière fois, » proposa sévèrement Rhages, « si vous le permettez. Gilles avait planifié le monde sur la moitié d’un siècle. Qui dit qu’il n’a pas planifié la guerre ? Qu’il n’en avait pas calculé la fin au détail près ? »
« La guerre ! » Fit Ertanger solennel. « La guerre c’est la logique la plus froide ! Et c’est pour ça que Gilles y peut rien ! Y a là-dedans trop de passions ! »
Fin