Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

L’aube ne se lèverait jamais, les lumières vacillaient au lourd bercement des portes grondaient dans les tréfonds, ils avaient tous des visages de poudre. Aucun faisceau ne battait plus bas que le premier pont inférieur, dans la noirceur les officiers donnaient leurs premiers ordres. Réduit de moitié l’équipage répondait à Radens, une chaîne humaine sur deux cents mètres répondait aux chaînes des remorqueurs, ils en sentaient la traction. L’eau bouillonnait contre la coque, dans les crevasses du blindage la mousse allongeait le sillage. Ils luttaient déjà quand toutes les chaînes tombèrent, le bâtiment libéré fouetta la haute mer de sa proue. Tous à bord sentirent cette seule secousse.

Se trouvaient à bord outre le personnel trois cents tonnes de charge pour les tourelles, vingt-quatre radios réparties sur l’axe en plus des lampes individuelles, dix-neuf branches à néon, trois pompes autonomes abandonnées aux niveaux inférieurs, hors de la citadelle, enfin soixante-cinq clefs de matériel pour les différents postes. Ils ne disposaient autrement pas même de gilets.

Par la radio les ordres crépitèrent, le bâtiment creva l’eau sur ses flancs, il s’enfonçait, s’élevait successivement poussé par sa propre masse, ses bords dégorgeaient. Au matin la température tomba ainsi que le vent, l’océan s’offrit livide au bâtiment, les nuages abattaient leurs mornes ombres. Le commandant donna l’ordre du silence radio, pour une minute, entendre son bâtiment. Il perçut l’océan à travers le résidu de sa mémoire le battement des vagues et les embruns, il attendait les grincements. L’officier quitta le poste secondaire, dans le couloir tourna la tête. Un son infime de rouages roula contre les parois, un infini engrenage animait son cuirassé. Cette machinerie mécanique prenait de l’ampleur en même temps que l’effort, ses cycles l’alimentaient, tant que les tourelles tournaient elles tourneraient, tant qu’il y aurait des hommes à bord.

Le Dominant gagnait l’océan sa proue face à la frontière et aveugle, sourd, les radios tournaient en interne. Un message de Prévert à la sortie du port n’avait pas annoncé les sirènes, Beletarsule avait salué le départ, encore après elles rendaient leur cri déchirant. Puis dans la nuit après que le Dominant se fut éloigné les escadres de la quatrième flotte, à leur tour, avaient pris la route du nord nord-ouest.

Arnevin arpentait toujours le couloir, écoutait ces rouages insensibles accomplir l’impossible à chaque seconde sur le point de s’éteindre reprendre leur éternelle ronde. Il entendait à travers eux le battement des deux réacteurs, il devinait les flots battant sur sa coque, en crever les failles. Son bras tremblait, il n’en avait plus conscience, il serait allé aux trappes avant sans le rapport d’Hersant. Cette dernière annonça, rigide, la fin du chronomètre, à plus de trois heures de la frontière, ils avaient navigué toute la nuit. La pénombre flottait aux côtés du bâtiment, enfermés dans la citadelle les officiers n’en savaient rien. À la radio Radens annonça sa voix portait dans l’ensemble du pont, l’ennemi venait à eux par delà de l’horizon. Radens savait seulement que les compteurs comptaient l’angle, la hausse et la charge pour ses canons, il transmettait. Dehors la pénombre se mêlait à la poussière, un rideau de fumée sur des kilomètres tranchait l’air tiré par la quatrième flotte.

L’aube ne se lèverait jamais.

Des deux côtés le feu se déclencha, des missiles par salves quittèrent les silos, découpèrent dans le noir leurs traînes. Il pleuvait des leurres, de la paillette, l’électronique saturée répondait à peine. Le grésillement aux radios s’intensifia jusqu’à tout étouffer, ils sentirent les volées ennemies les encadrer, la décharge de métal pleuvoir sur leurs ponts mis à nu. Ce premier feu ne les inquièta pas, les trois flottes progressèrent pesamment. Cent navires défiaient les maigres forces de Prévert, l’amiral laissa grandir la distance. Il fit passer devant lui le cuirassé Dominant.

Dès qu’ils se surent assez proches les bâtiments se dégagèrent, le feu se concentra par étapes ils passaient sous l’horizon, gagnaient le second écran. Chaque côté donna ses ordres, les lanceurs brûlaient par intermittence. Les destroyers assez proches délivrèrent plusieurs torpilles, les fonds marins tremblèrent. Coup sur coup par échanges successifs les flottes se retrouvèrent à la mêlée, sans se voir ils se trouvaient sans peine. La seconde escadre touchée à plusieurs reprises battait en retraite, le Dominant exposé progressait inconscient. Ses tourelles roulaient sur l’anneau à onze, chaque pièce une à une s’élevait. Radens annonça toutes ses pièces prêtes pour le tir.

Rien ne suivit. Le commandant à son poste se rendait compte qu’il devait confirmer, il se tenait près du poste radio, il hésitait. Sa radio reprit pleine de crépitements, l’officier de tir prenait sur lui l’ouverture du feu, les canons tirèrent. Les tubes se vidèrent de l’arrière à l’avant douze coups distincts.

Ils progressaient tassés sous leurs tonnes de blindage, devant eux déployées les deux flottes couvraient une profondeur impénétrable. Sans la distance leur couverture se réduisait le feu se porta sur eux plus sévère, après leur seconde salve les munitions les écrasèrent. Le Dominant encaissa sept impacts et autant de brèches, la tour arrière gisait béante, son centre en flammes le bâtiment virait de bord. Depuis son croiseur le Lamat l’amiral Prévert vit ce mouvement, il y trouva une chance d’influencer encore le combat. Sur son ordre la première escadre poussa en avant téméraire pour affronter le Dine et deux croiseurs. Comme ils passaient à hauteur du cuirassé le capitaine Arnevin se fit entendre à la radio, il apprenait enfin la présence de la quatrième flotte, demandait de contacter l’Atasse pour instruction, en vain.

En plein ciel cent chasseurs affrontaient les deux groupes de combat de Beletars, les pennes d’ailes crevaient les nuages, les missiles et les fusées rendaient la lutte confuse, ils se perdaient, se confondaient dans les formations, se tiraient dessus au canon. Dans le ciel aussi le combat progressait pour défendre le Dominant.

Mille cinq cents au-devant du Lamat le destroyer en écran se laissa percer de part en part, l’ogive perforante alla éclata au-delà tandis que le bâtiment se cabrait. Prévert ordonna à sa réserve d’encadrer le Dominant, poussa encore contre le Dine. Il voyait par les vitres la nuit en fin de cours déverser des flèches ardentes, l’eau tonner dans la distance, ses yeux bondissaient de gerbe en gerbe. Dans sa radio Arnevin répétait de contacter l’Atasse pour instruction, il lui fit savoir que c’était inutile. L’Atasse allait couler le Dominant, si leur allié du nord n’y parvenait pas, Prévert disait tout cela du ton le plus naturel. La communication cessa aussitôt après, le Lamat en flammes laissait son flanc gonflé le tirer par le fond.

Tout ce que savait le commandant, sa radio rendait un grésillement sourd, il savait que le Dominant pouvait se battre encore.

Ses canons tournaient sur leur anneau, les tourelles se calèrent à trois, le flanc droit se couvrait de leurs futs armés, les pièces se dressèrent prêtes à tirer. Radens attendit confirmation de tous les postes, sa radio n’émettait plus que le brouillage, il apprit enfin de la chaîne que ses officiers attendaient l’ordre. Entretemps la tourelle quatre avait été éventrée, son canon droit était retombé, le feu avait déclenché le tir, l’obus creva la surface à plusieurs kilomètres de distance. De bouche en bouche par tout le bord le même mot se répercuta, un tonnerre de déflagrations couvrit le Dominant. L’officier de tir observait les compteurs évoluer, degré par degré, modifier les angles, il rendait nombre pour nombre à ses batteries, ensuite ne se souciait plus que de la confirmation.

Il la reçut, fit passer l’ordre, écouta s’éloigner son mot par les couloirs, s’éteindre en écho. De vagues secousses, quelques tremblements lui rapportaient la réalité du combat, étouffée par les étages successifs de protections et les délais. Ses pensées s’égaraient dans les multiples instants du passé, par-delà le cuirassé il songeait à ses anciennes fonctions, il donnait l’ordre, s’écoutait donner l’ordre cet homme dans la pièce sombre tandis que les canons tiraient, les torpilles avaient crevé la proue, le feu gagnait la tour avant. Les nombres du compteur s’étaient figés, il crut à une défaillance, attendit de les voir évoluer à nouveau. Quand la chaîne humaine vint le retrouver, il rendit nombre pour nombre.

Sa cible frappée à mort avait été immobilisée, de même le Dominant traînait avec lui un océan de braises, les deux bâtiments ne voyaient que les lueurs sombres de l’autre, s’opposaient tous deux blessés. Des rafales volaient entre eux des destroyers, la couverture éphémère à son tour cédait. Un missile frappa la tourelle deux par le haut, parvint à traverser, la munition éclata au niveau des chargeurs. Quelques secondes durant le cuirassé resta silencieux, ensuite eut lieu la déflagration. Les flammes s’enfoncèrent dans la citadelle, dans les couloirs, éclairèrent les tréfonds d’une lumière aveuglante, la chaleur portait plus loin encore. Radens sentit cette secousse plus forte que les précédentes, appela la chaîne. Les minutes s’écoulaient, sans réponse il trouva la volonté de sortir, nota que sa jambe s’était brisée. Un soldat venait vers lui la lampe tremblotante, il ne l’entendait pas, il était sourd.

Peu après un nouveau missile s’enfonçait dans la tour avant, anéantissait les cages, les flammes l’enveloppèrent, sous l’effet de distorsion les plaques d’acier s’arrachèrent à la surface. La tour s’effondrait, au-devant les tourelles n’étaient plus qu’un brasier, le cuirassé crachait dans le noir sa fumée, se confondait aux flots. Trois torpilles balayèrent ses flancs, il berça de ce côté, des munitions plus faibles sautaient sur les ponts ouverts elles enfonçaient la coque. Toujours à flots sans plus d’escorte, écrasé par le feu adverse le cuirassé Dominant éclairait la nuit de ses flammes, il en était la seule lueur.

Entre ses mains le chronomètre d’Hersant s’était arrêté. Le cuirassé en suspens soutenait les coups indolent, il laissait les armes dévaster sa superstructure alors que l’eau engloutissait ses compartiments, les missiles frappaient une structure dévastée pour la dévaster un peu plus. Son dernier destroyer envoyé par le fond, le blindage continuait à subir sans céder, le Dominant refusait de couler. L’aube ne s’était toujours pas levée à Tiersule le général des armées Larsens l’apprenait, muet, il fit calculer la nouvelle. Puis il demanda où se trouvaient les bombardiers.

De Tiersule la communication s’établit avec la capitale, le général Edone apprit la situation. Il resta sans mot dire, comme blessé, après quoi le général se rendit au bureau du président.

La pièce était blanche, très grande elle résonnait des bruits de pas et des respirations. Une seule fenêtre l’éclairait derrière le bureau, au fond. Quatre personnes occupaient la pièce : le président, le vice-président, le général et le garde du corps. La maquette du cuirassé gisait au sol, brisée, la pièce vibrait encore. Il s’approcha du bureau, à mesure qu’il s’approchait un sourire sauvage dévorait son visage.

« Alors c’est ça. »

Le vice-président l’accueillit, l’excusa de n’avoir aucun siège à lui offrir. Il écarta avec deux doigts l’assiette vide, le garde du corps ne réagit pas. Stine ne réagissait plus à rien, pareil à son arme, il se tenait en retrait de la chaise. Le sous-main était taché, la maquette également et le sol, les dalles blanches, le visage et les mains, les habits du président. Le général Edone y trouvait matière à sourire, à présent qu’il avait le plan de Gilles sous les yeux, que ce plan avait abouti.

« Vous avez compris, général. » Le vice-président Raquin lui rendait son sourire. « Notre président a refusé d’envoyer les bombardiers. Ce fut une scène éloquente de quelques secondes que vous avez manqué. »

Derrière eux Stine serra plus fort son arme. Ce qu’il avait de sentiment vacillait sous les semelles de ses bottes, également tachées. Edone lui jeta un regard :

« Gilles voulait se débarrasser de lui. La dernière autorité au-dessus des machines, de l’avoir totalement soumis ne lui suffisait pas. Je me trompe ? »

Raquin répondit : « Vous vous trompez. »

« Je ne me trompe pas. Il a calculé chaque instant en vue de cette réaction, une erreur de la part du seul homme au monde qui n’avait pas droit à l’erreur. Rougevin. Il a provoqué cette erreur et laissé un homme se salir les mains. La guerre va le couvrir. »

« La guerre va le tuer. »

Dès le déclenchement des hostilités le Liscord tirerait plusieurs centaines de charges électromagnétiques, à quoi correspondrait plusieurs centaines de charges en riposte des quarante nations. Le programme Gilles serait anéanti en quelques heures des deux côtés, les machines détruites par la guerre alors que les hommes y survivraient, comme les machines l’avaient planifié. À cela le vice-président ajouta que Gilles n’avait pas calculé la décision de Rougevin. Il s’agissait de la seule action, en cinquante ans, que Gilles n’avait pas été capable d’anticiper.

« En d’autres termes, général… Rougevin a battu Gilles. »

« Réveillez-vous, Raquin. » Le général étirait son sourire. Il savait que Gilles manipulait les gens en permanence, qu’il les faisait agir selon sa volonté. Il dictait ses choix à tout le monde. Ou alors Gilles n’avait pas de volonté, suggéra Raquin. Tous ses choix lui étaient dictés justement parce qu’il agissait selon la volonté de tout le monde. Edone avait pu être manipulé pour contrôler le Dominant, ou alors contrôler le Dominant avait été la volonté d’Edone, que Gilles lui avait fait accomplir.

« Reste à savoir ce que vous voulez, réellement, général. »

« Je veux parler à Gilles ! »

Le vice-président ne parvint à lui répondre que par un rire, faible d’abord, qui emplit vite toute la pièce, un rire dément.

Depuis presque une heure le Dominant ne tirait plus. Ils s’étaient repliés dans les profondeurs, jusqu’où l’eau était montée vers le troisième pont, l’équipage se laissait secouer, mesurait la montée de l’eau. Aux côtés du commandant l’officier de pont Hersant regardait sa main engloutie par les ténèbres, dans sa main le chronomètre arrêté, brisé à l’heure où aurait dû se lever l’aube. Elle entendit Arnevin murmurer, lui demanda ce qu’il disait. Il appelait Roland. Il demandait à la machine ce qu’il lui fallait faire. Ses hommes se tenaient calmes dans les profondeurs, s’échangeaient de dernières rumeurs.

Son monologue avec Roland se résumait à une question constante, s’il devait tirer ou non la munition Fournaise. Il demandait, n’obtenait pas de réponse, les variables se bousculaient dans sa tête. Une secousse plus forte fit gémir le bâtiment. Il s’arracha à la paroi, se mit à hurler, commanda à Roland de tirer.

Enfin l’aube se leva au nord, un maigre éclat d’abord né d’un réacteur, puis toutes les armes de deux flottes pour l’intercepter. L’ogive brillait dans le ciel avec intensité, les missiles éclataient à sa traîne, les lasers poursuivirent cette cible sur toute sa trajectoire. Elle retombait déjà, rejoignait les flots au centre du déploiement, à l’arrière de la première flotte et sur le flanc de la seconde, le Dine et son escorte en son point le plus éloigné. Elle s’était abattue juste au-dessus de la frontière, au moment de disparaître la flotte du Liscord transmit un dernier message.

L'aube s'éleva à l'horizon un rayonnement sans couleur désintégrait la surface, les flots déchirés s'évaporaient en masse, cette masse elle-même se consumait. Les berges de Minsule, ses collines ses forêts s'enflammèrent ainsi que celles de Beletars, les eaux du port bouillonnaient. Une déflagration submergea les deux flottes et le Dominant jusqu'au sud la lueur était visible gigantesque incendie. La munition Fournaise avait explosé mais l'explosion durait, l'onde de choc le souffle des flammes l'implosion les éclats tout durait autour d'un coeur en flammes, une étoile s'était formée au-dessus e l'océan. Sa gravité arrachait le monde au monde, l'explosion anéantissait le temps lui-même, distordait la réalité. La puissance d'une étoile écrasait de sa masse l'existence, annonçait la guerre au feu d'un astre artificiel qui durerait six minutes encore.

Connectez-vous pour commenter