F. accepta le marché. Il ouvrit un sac et offrit sa nourriture à Q. qui
s’en empara avidement. Il regarda le prêtre, dans son complet en
loques, dévorer la chair et les rognons de pain. Le prêtre avait des
dents jaunies, presque noires. Il n’était pas sûr de croire à Megereve,
mais la nuit durait et la présence de ce feu, de cet homme, le
rassuraient plus que le vide.
« Il faut partir. Maintenant. »
Le
prêtre rendit le sac vide, dont F. se débarrassa. Il traîna ses
affaires dans une valise de voyage, dont il ferma les verrous, puis
s’appuya sur son bâton et voyant que F. boitait : « Il va falloir
marcher longtemps. » Le prêtre ramassa ensuite une des branches sèches,
épaisses, qui brûlaient, et la tendit à F. en guise de torche. Il fit
de même pour lui, puis jeta du sable avec ses chaussures. La lumière se
réduisit dramatiquement. Ils voyaient à peine le bout de leurs torches.
Le bois à sa main endolorie avait le contact de la pierre chaude.
«
Je suivais la rivière mais maintenant que tu es là, on va aller au
nord. Parce qu’il ne faut jamais être seul, quand on voyage. »
Tous
deux gravirent les pentes, avec peine, jusqu’à trouver une coulée de
sédiments qui les fit sortir du lit. Alors le désert plat s’offrit à
eux, interminable. F. fit pendre la torche à ses bottes pour les voir
couvertes de sable. Il chercha la lueur de Q. qui s’avançait, presque
trop vite car sa flammèche n’était plus qu’un point brillant.
Leur
marche dura des heures. À tout moment F. guettait derrière lui, et
au-dessus de lui, en espérant revoir le jour, pour voir seulement
s’abattre le vide effrayant sur lui et sur le prêtre. Il butait sur
quelques cailloux, mais autrement, plus rien ne gênait sa marche.
Toujours la présence l’oppressait, à peu de distance, tout près, si
près qu’elle aurait pu se serrer contre lui et le toucher d’un contact
glacial. Il craignait que Q. ne s’en aperçoive.
« Fais attention aux branches, et que ta torche ne s’éteigne pas ! »
Déjà
ses bottes cassaient les branchages sur son passage. Il dressa le bras
en avant pour sentir venir les troncs et les ramifications, pour les
éviter. Certaines se décomposaient au toucher. La torche de Q. évoluait
par spasmes, virevoltait et parfois un corps la cachait, provoquant
aussitôt la panique de F. qui luttait derrière. Ils entendaient chacun
le bruit que faisait l’autre en marchant sur la flore morte. Malgré sa
jambe qui boitait, F. rattrapa le prêtre.
« Où sommes-nous ? » souffla-t-il à sa hauteur.
«
Là où ne va pas Megereve. La logique. Le lit de rivière était logique,
cette forêt aussi. Nous pouvons y voyager à l’abri. Méfiez-vous des
pistes. Il les connaît toutes. Il les garde. Nous dressons entre nous
et lui une barrière de logique pure. »
Ralenti par ses pensées, F.
fit un effort désespéré pour se persuader que le prêtre n’était pas
fou. Il voyait la lueur de Q. s’éloigner de lui et retrouvait dedans sa
crainte des créatures nocturnes. Q. ne savait pas où il allait. Voilà
la pensée qu’il rejetait vainement loin de lui, la pensée contre
laquelle il luttait et qui s’imposait, qui ne devait pas s’imposer pour
qu’il puisse rester avec le prêtre.
Soudain ce dernier le saisit au
bras. Aussitôt F. se tétanisa. Ils écoutèrent tous les deux et dans les
instants qui suivirent leur arrêt, tous deux entendirent clairement les
branches casser, très près d’eux, à portée de main.
« Vous ne
voyagiez pas seul, n’est-ce pas ? » Sa main se serra sur le bras de F.,
d’une force qu’il n’avait pas soupçonnée chez Q. « Débarrassez-vous en.
Il va attirer Megereve, débarrassez-vous en ! » Le prêtre prenait des
accents effrayés, rageurs, il secouait le bras pour obliger F. à bouger.
Leurs
torches furent soufflées. Alors l’image invincible du corps hantant le
désert le frappa si vivement qu’il porta la main à son visage. Le
prêtre lâcha son bras, trop vite pour qu’il ne le rattrape. « Ne me
laissez pas ! » Il se retrouvait seul dans le vide, il se plaqua contre
le tronc d’un des arbres. Une émotion folle le faisait paniquer, lui
enlevait le contrôle de son corps. Mais le prêtre l’appelait, au loin.
« Suivez ma voix ! » F. se précipita dans cette direction.
6 - Mannen, loin de la lumière
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- Écrit par Vuld Edone
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