Il se retourna sur le pas de la porte, la main prête à refermer, avec
le besoin de voir. Devant lui ne se trouvait plus qu’un gigantesque
voile décoloré, infranchissable, d’où lui parvenaient les sons et où
perçait, à de très rares instants, la minuscule flammerole de la
lanterne. Là-bas à une distance que plus personne ne pouvait franchir,
si loin que cela semblait un autre lieu, un autre temps, une autre vie,
F. se débattait encore. Il agitait la lanterne, tournait sur lui-même,
il ne restait qu’une partie de son bras à nu, couvert par les grains de
sable.
« Va-t-en » hurlait F. dans un éclat de larmes. « Va-t-en, tu
m’a suffisamment hanté ! Pourquoi moi ! Je n’ai jamais rien voulu
qu’être seul ! »
Le monstre lui tournait autour, sans cesse, il
l’entourait complètement, l’absorbait presque, à la seule exception de
cette lumière qui le sauvegardait encore. La voix rauque, venue du
vide, lui répondait.
« Et je te donne la solitude. La solitude que
j’ai connue moi. Le vide spatial. L’abandon, le trou noir, tout, je te
donne tout ce que j’ai. J’ai en moi un appétit de vengeance qui me
dévore. Laisse-moi te le dire tout doucement à l’oreille. »
« Non ! »
Q.
regarda comme frappé par la scène cette malheureuse lanterne
disparaître, le bruit des pas, le bruit du souffle entrecoupé, les
pleurs, la démence. Il sentit encore, il sentit l’odeur du sable et de
la chaleur qui se dégageait, la sueur de F., l’odeur de l’huile,
l’absence d’odeur envahissante de Megereve.
« Et toi, » dit le
monstre au prêtre, qui se prépara à fermer, « tu reviendras te faire
dévorer. Tu reviendras pour ces petits morceaux de papier. Même pas
pour les sauver ! Oh oui, toi, mon cuisinier, je te garde la meilleure
place. »
La chaleur augmenta brusquement, les pierres
s’échauffèrent, l’air bouillonna tant que même le noir d’encre se mit à
trembler, à vaciller. C’était la chaleur du jour sans la lumière. Q. se
crispa à la poignée. Il entendait le râle de F. « Où vas-tu ? Attends !
» lança Megereve alors que la lanterne s’enfuyait sur le côté pour
disparaître dans le vide. Il n’entendit plus rien. Il ne sentit plus
que la chaleur qui l’écrasait. Puis une présence passa, lente, très
lente et très proche, pesante. Elle avançait, pas à pas. Il entendait
le pied tomber, régulièrement, en un mètre parfait. Il vit, au travers
de la nuit, il vit un corps marcher, dans la direction de la lanterne.
Le prêtre ne put s’empêche d’imaginer la tête tournée vers lui, et un
regard vide le jauger. Il n’arriva plus à bouger, jusqu’à ce que le
bruit cesse, que son esprit rationnel chasse l’image de cette créature
hantant le désert, qui avait pris corps.
Enfin Q. comprit qu’il
était sauvé, momentanément. Il referma la porte, non comme on referme
une porte, mais comme on ferme un livre, et pressa sur le loquet non
comme on presse sur un loquet mais comme on repose la plume.
Il n'eut pas le temps de reconnaître le grand vestibule des Chroniques (pourquoi grand, un château n'aurait même pas dû avoir de vestibule) que la raillerie traînante de Vlad le fit frémir dans son dos.
« Ben alors, Quir’ ? On a eu quelques soucis ? J’vois qu’tu reviens les mains vides. »
Le temps de ressortir ses lunettes, de les essuyer puis de les poser sur son visage et Q. redevenu Quirinal se retourna avec l'air grave des doctes pour ausculter ce désagréable compagnon.
Quel rachitique, quel misérable hère que ce jeune homme, mais quel esprit quand il ne délirait pas ! Sous les loques qui cachaient son visage, Vlad avait anéanti son corps par les drogues, rendu sa peau flasque à force de consommation et dissimulé sa laideur dans les replis de ses haillons. Rabougri pareillement, il faisait penser à un lépreux ou un mendiant. Quirinal, de son air bonhomme et bedonnant, le jugeait toujours avec sévérité.
« Tu veux voir c'que j'rapporte, moi ? »
Vlad avait aussi la très insupportable habitude de compter toujours une longueur d'avance sur tout le monde.