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La littérature le disait : nul lieu n’était plus occulte qu’une cuisine. Le sol, les murs, le plafond, tout avait été dallé avec de la pierre polie. Au fond étaient alignés les plans de travail, en chêne, en if, en hêtre, avec le même aspect que les bancs d’écriture dans les diverses bibliothèques des Chroniques. Les plans étaient inclinables. Devant au centre de la pièce deux énormes cheminées en évent et de maçonnerie grossière surplombaient les foyers remplis de charbon. Les armoires de condiments s’alignaient sur la droite entre les portes des placards et des caves. Enfin, plus important que tout, à gauche sur son pupitre se trouvait le livre de cuisine ouvert à la page des pains.
Tous deux s’en approchèrent en premier, naturellement. Ils n’avaient ni l’un ni l’autre l’habitude de cuisiner, encore moins de venir là. Ce lieu leur semblait même étranger aux Chroniques où tout devait être consacré avant tout à l’écriture. Voilà pourquoi le tome de cuisine était mis en évidence et consulté avant tout.
Un marque-page de fonte retenait la page contre l’aspiration des hottes. Ce devait être l’œuvre de la chroniqueuse. Sur les plans se trouvaient pêle-mêle bols et planches, sacs de farine, sel, levures diverses – leur nombre était déroutant – et outillage de couteaux, de fouets et de rouleaux. Elle avait dû tenter de faire du pain.
« Je devine l’expérience, » commença Quirinal, « elle a dû vouloir tester le Libra sur la cuisine, pour voir si le pain se ferait de lui-même. Mais- »
Il fut interrompu par un bruit de sac déchiré, se retourna : Vlad avait le visage et le capuchon couverts de farine dans le nuage encore gros qui lui tombait dessus jusqu’aux épaules tandis que l’aspiration tirait ce nuage sur le charbon. Il avait ouvert un des sacs, un peu maladroitement, et restait bête le nez dans la poudre blanche. Il renifla, laissa retomber le sac. Le loqueteux n’eut pas à se secouer, un spasme fit tomber toute la farine par terre.
« Donc, » reprit Quirinal, « cela a probablement échoué. Le pouvoir du Libra ne fonctionne probablement que sur les livres, aussi n’a-t-elle au mieux qu’affecté une recette de cet ouvrage de cuisine. »
Son doigt se posa sur la recette, dont il ne remarquait pas à quel point elle était étrange. Vlad passa devant, bouscula son bonhomme de compagnon et se mit à la lire en léchant ses lèvres. Rabougri comme il était, le drogué paraissait un tas de linge sale jeté sur le pupitre. Il lisait la recette déroutante du pain de blé.
« C’doit être bon ! Faut qu’on essaie, pour tester, pour voir, comme ça ! »
« Entendu, » acheva Quirinal, « les huches doivent en être remplies mais si tu y tiens, allons cuisiner du pain. »
À peine le docteur donnait-il son accord que son compagnon avait ouvert le Libra et y griffonnait. Lui aussi, après tout, voulait faire l’expérience. Il passa la tête par-dessus son épaule, non sans retenir son capuchon, ce qui fit tomber des restes de farine ; le regard vague sur Quirinal, il souriait de toutes ses rares dents. Son ami recula d’un pas.
Faire du pain de blé était simple, il suffirait d’ajouter des grains de blé à la pâte finie avant de chauffer. Mais la recette en avait changé les proportions au point qu’il n’y avait presque plus de farine et presque que du grain. Eux qui auraient déjà eu du mal à faire la pâte, Vlad ne les voyais pas accomplir cette prouesse qu’exigeait la recette.
Cette idée en tête, au lieu de s’amuser avec les ustensiles, il vivait la préparation du pain en l’écrivant dans le Libra. Le drogué prenait soin de décrire pas à pas, avec une sorte de jubilation, chaque étape de la préparation, en passant de la recette à son écriture, de son écriture à la recette, et il imaginait leurs échecs et leurs tentatives avec assez de précision pour justifier qu’en fin de route ils y parviennent.
Malgré l’odeur, Quirinal s’était convaincu de suivre cette écriture rapide. Il avait dû comprendre aussi mais son visage fermé, surtout par la proximité du puant, montrait qu’il n’y croyait pas. Pour lui, le Libra ne devait avoir aucun effet dans les Chroniques mêmes. Il se permettait donc d’attendre que Vlad échoue.

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