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Ethel,

Je ne tarderai pas à retrouver Halvor à la Lumière de cendres. Il devrait avoir quelques informations à me fournir, notamment s’agissant de L’Fyls et de T’Nataus. Cela dit, je ne t’apprends rien, et tu te doutes bien que cette lettre que je t’envoie recèle une motivation particulière, dont je n’ai pas cru bon de te parler le jour de mon départ.
Aujourd’hui, cependant, alors que les conséquences de cette information pèsent sur moi et m’enveloppent comme un spectre pourrait le faire de ses haillons sombres, je ne puis plus la conserver en mon seul for intérieur.
Te souviens-tu que je t’ai dit, mi plaisantant, mi grinçant, que ce séjour à la Cité des merveilles allait peut-être se révéler le dernier ? Oh, je suis tout à fait persuadé que tu avais percé mon humour à jour et deviné qu’il reposait sur des fondations sinistres. Fine comme tu peux l’être, la seule raison pour laquelle tu n’as pas tenté de m’extirper des renseignements, que je t’aurais alors confiés sans hésiter, est ta compréhension de la volonté que j’avais de n’en piper mot. Je croyais être suffisamment brave pour assumer seul ce laïus dans nos projets. De toute évidence, je me trompais.
Tels sont les faits qui m’inquiètent.
Avant de partir pour la capitale, j’ai convoqué notre maître des toiles et l’ai convié à percer la taie blanchâtre de la Perception pour me dévoiler l’avenir le plus probable qui m’attendait. Il va de soi, et tu le sais, que jamais je ne me fierais absolument à la magie divinatoire pour orienter mes actes mais, après tout, lorsque l’on dispose d’un devin d’une telle qualité, ce serait faire preuve de négligence que d’omettre l’éventualité d’obtenir des informations qui, à la lueur de certains événements postérieurs, pourraient se révéler décisives.
Bien sûr, l’artiste a renâclé, a hésité – mais n’est-ce finalement pas le propre d’un artiste que de se faire désirer ? – avant de céder au bout du compte. Il s’est donc mis à manipuler les énergies afin d’en tirer les visions de futurs potentiels.
Si je devais, à cet instant, te questionner à propos de l’objet de mes craintes, je ne pense pas me tromper en supposant que tu répondrais de la façon suivante : selon toi, les sentiers biscornus de l’avenir n’ont montré au Tisseur que des décès, plus atroces les uns que les autres, sans nulle lueur d’espoir, de survie, à laquelle je pourrais me rattacher. Ce serait logique. Ce serait aussi trop simple.
D’ailleurs, une telle éventualité serait nettement plus rassurante que le trouble dans lequel m’a jeté le propos du Tisseur – lui-même en proie à une indécision plus étrange que de coutume. Il est vrai que la nature même de la Perception est de plonger son manipulateur dans une infinité de potentialités d’où nulle certitude ne peut ressortir. Toutefois, il semblerait que le Tisseur n’ait pas même pu entrevoir mon avenir, que ce dernier ne cessait d’osciller sous ses yeux sans jamais s’arrêter.
En réalité, si seule une mort prématurée avait été au bout de chacun des chemins infinis, au moins aurais-je pu m’épargner le doute et me préparer sereinement – mais oui ! – à décéder. La certitude est gage de tranquillité.
Mais là – mais là ! Même l’artiste a été incapable de me révéler le moindre élément d’information, de m’éclairer. Et je te l’affirme, Ethel : le jour où les artistes cessent de percer l’illusion et les masques, où leur lucidité propre les abandonne, est un jour funeste. Les temps qui s’annoncent, si nous savions déjà qu’ils arboreraient la teinte du sang, verront probablement survenir des bouleversements bien plus profonds que nos seuls projets, fussent-ils déjà immenses, comptaient provoquer.
Est-ce un bien ou un mal ? Je l’ignore, mais j’appréhende l’imprévu quand même les devins deviennent impuissants à le prévoir. Le Tisseur n’a pas osé avancer d’hypothèses, par crainte de me déplaire, peut-être ; plus sûrement parce qu’il refuse les conséquences et les implications que celles-ci pourraient comporter.
Je vais te dire ce que je pense, Ethel, car je ne veux pas que les derniers mots que tu liras de moi, le cas échéant, ne contiennent qu’un gouffre d’hésitations bien peu flatteur à mon égard. Je pense qu’une nouvelle entité est à l’œuvre, pas nécessairement plus puissante que l’être humain ou que la Perception, mais en tout cas suffisamment différente et inattendue pour brouiller tous les repères. Je pense qu’il va nous falloir composer avec cette entité si nous voulons que notre projet majeur aboutisse. Je pense aussi que cette tâche te reviendra, car je pense enfin que je vais mourir.
Ce soir, je dînerai en compagnie d’Halvor à la table du Roi. Peut-être qu’apparaîtront des éléments nouveaux, que les propos insouciants de quelque grand du royaume – cadavre en devenir – confirmeront mon sentiment. J’espère que je vivrai assez longtemps pour t’en tenir informée et, si tel n’est pas le cas, alors c’est à Halvor que tu devras te fier – comme lui t’accorde et t’accordera toute sa confiance. Et si mon ami prend effectivement le relais, envoie les enfants chez l’un de nos cousins. Je veux qu’ils soient le plus éloignés de la tempête lorsque celle-ci adviendra.
Je t’aime, Ethel. Je n’ai jamais cessé de t’aimer, et si je devais périr, alors la réponse affirmative à une seule question saurait me faire quitter le monde en paix.

T’aurai-je fait honneur ?

Olaf

* * *

Chère Ethel,

Mes traits sont tirés et mes yeux encore humides au moment où je prends la plume. Je ne me pensais pas capable de surmonter mon abattement, mais te laisser une seconde de plus dans la méconnaissance du drame me coûterait bien plus encore.
Olaf est mort.
Je sais que cela devrait suffire et qu’il est malséant de ma part d’insister là-dessus, mais il faut absolument que je te fasse part de mes soupçons dès à présent – soupçons qui ne t’étonneront pas outre mesure.
Je suis chagrin et aussi horreur. Sache que l’on a découvert le corps d’Olaf chez lui, transpercé par sa propre lame. Je suis consterné du raccourci ignominieux pour la mémoire de ton mari que nombre d’idiots ont pu faire : selon eux, Olaf aurait tout bonnement mis fin lui-même à sa vie.
Inutile de te dire que je me suis immédiatement dressé, malgré l’effroyable fardeau de ma tristesse, contre cette interprétation fallacieuse. Comment ? Olaf, le majestueux seigneur aimé de ses sujets et fier de son épouse ainsi que de ses enfants, se serait pathétiquement suicidé ? Je te présente mes excuses, Ethel, pour ne serait-ce qu’évoquer ces honteuses hypothèses ; mais tu connais mon amitié, et elle est indissociable de la franchise.
C’est d’ailleurs au nom de cette dernière que j’ose aller plus loin encore. J’ai qualifié cette interprétation d’ignominieuse, et ceux qui l’ont formulée d’idiots. Pourtant… Pourtant, je dois, la tête baissée et le visage rouge de honte, te confesser que l’attitude d’Olaf, dès son retour à la capitale, m’a interpellé. Nous n’avons guère eu le temps de nous entretenir ensemble, il est vrai, tant son arrivée fut tardive. Cela m’a néanmoins suffi pour noter une crispation inhabituelle de ses traits, imperceptible pour qui ne le connaîtrait pas intimement, mais évidente pour moi. J’y ai lu – et ma lecture vaut ce qu’elle vaut – un mélange paradoxal d’incertitude et de destin, de doute et d’inéluctabilité. C’était… vraiment étrange.
Etrange ? Ah ! Qu’est donc cette coquille creuse et banale en comparaison de la douleur qui m’étreint aujourd’hui ! Je suis confus, Ethel, je ne sais plus qu’écrire, et je me plains plus que je ne te console comme tel serait mon devoir.
Alors, laisse-moi ôter toute émotion de mes mots pour conclure. J’ai demandé à Ghendes Jan d’enquêter sur ce que, malgré toutes les allégations vaporeuses que j’ai évoquées dans la présente lettre, j’appelle aujourd’hui un assassinat. Certes, il se consacre déjà à l’élucidation du meurtre du Roi dont tu dois déjà être informée, mais il m’a promis qu’il se pencherait sur le cas d’Olaf en même temps. Inutile de te dire que je subodore la culpabilité de L’Fyls et de T’Nataus en cette affaire, et lorsque celle-ci sera établie de façon certaine, il sera temps de penser à venger Olaf.
D’ailleurs, L’Fyls a lui aussi péri dans des circonstances mystérieuses. D’aucuns affirment qu’il serait mort de terreur, et cela ne m’étonnerait pas de ce lâche arrogant. Toutefois, son seul trépas ne suffira pas épancher une seule goutte de sang du corps d’Olaf, et crois-moi, s’il s’avère effectivement que T’Nataus a commandité l’assassinat…
Avant que tu ne t’offusques de mon attitude résolue malgré ta peine, laisse-moi enfin t’annoncer que je suis parfaitement conscient que rien, absolument rien, ne doit détourner notre attention du projet que nous avons préparé depuis déjà plusieurs années. A ce titre, la disparition brutale du Roi nous sera bénéfique tant le chaos risque de déchirer les grands du royaume s’agissant de sa succession. Si nous comptions attendre une occasion favorable pour agir, alors je pense que c’est maintenant. Tu peux compter, comme Olaf te l’a probablement répété – vaine répétition – et me l’a encore demandé dans une ultime note, sur mon soutien et ma participation inconditionnels.
Tu as été comme une sœur, et parfois comme une mère, pendant des années, Ethel. A partir d’aujourd’hui, laisse-moi te rendre la pareille.

Laisse-moi être ton bras.

Halvor

* * *

Ma dame,

Veuillez, je vous en prie, pardonner l’impertinence qui me conduit aujourd’hui à répondre à votre missive. Vous m’avez accablé de reproches multiples et leur raison m’est révélée par les événements malheureux survenus à la capitale.
Ces reproches sont bien légitimes compte tenu de votre tristesse que j’imagine immense. Ils le sont également en ce sens que mon art n’a pas su, une fois n’est pas coutume, et cela est à souligner, vous satisfaire ou, plus précisément, satisfaire votre défunt mari. En dépit de ces considérations tout à fait recevables, je me devais, par souci d’honnêteté plus que par envie de me décharger d’une quelconque responsabilité dans la mort de messire N’Maiz, de rectifier quelque peu les informations que celui-ci a pu vous fournir quant à ma performance.
Oserais-je vraiment invoquer le fait bien connu que la Perception n’est pas une science exacte et n’est même pas, à mon sens, une science ? Je vous épargnerai dans cette lettre le détail de ma conception de la magie perceptive, à des lieues de certains magiciens qui tentent de l’asservir par le biais d’instruments tous plus artificiels les uns que les autres, et pour qui la Perception obéit à certaines lois grâce auxquels il est possible de la contraindre. Messire N’Maiz avait coutume de me qualifier d’artiste, et je crois bien que telle est ma réelle qualité.
Ces propos préalables ne sont pas vains et n’ont pas pour unique objet de détourner vos yeux vigilants, quoique rougis de larmes, de la faillite que vous me reprochez. Ils ne sont là que pour la nier.
Pardonnez mon audace. Je ne suis qu’un de vos pions, et a-t-on jamais vu le pion d’un échiquier faire un pas en arrière pour menacer sa propre dame ? Comprenez simplement le sentiment d’injustice qui me parcourt, comme il doit vous parcourir en ce moment suite au trépas de votre cher mari. Je ne suis pas omniscient. Je ne suis pas plus infaillible. Je prétends être un artiste, et je crois que je le suis.
Peut-être ne suis-je pas le plus esthétique mais croyez-moi : je suis le plus efficace. Seulement, le jour où messire N’Maiz est venu me voir, le jour où j’ai essayé de percer le voile de l’avenir comme je l’ai percé des milliers de fois – ce jour-là, il y avait autre chose. Quelque chose qui faisait obstacle, un obstacle infranchissable comme jamais. Ce n’était pas un simple mur, hélas. C’était une zone d’ombre. Une zone d’ombre à l’intérieur même du monde de la Perception ! C’était du jamais vu. Comment pénétrer l’ombre lorsqu’on n’est que clarté ? A-t-on jamais vu une lueur surpasser des ténèbres ? Posez une bougie au bord d’un gouffre béant : pensez-vous qu’elle parviendra à l’éclairer ?
Non, elle se fera souffler, sans le moindre doute. Je suis à ce jour persuadé que cela aurait pu m’arriver si j’avais poussé mon exploration plus en avant. Arpenter cette zone, c’était se retrouver exposé au vent, aux éboulis et aux métamorphoses. En un mot : à la mort.
Loin de moi la volonté, ma dame, de faire passer ma propre pitoyable existence avant vos projets à la grandeur inégalée ! Si votre succès était nécessairement passé par cette expédition hasardeuse dans des méandres inhabituellement obscurs de la Perception, alors je n’aurais pas hésité le moindre instant. Seulement, en l’espèce, ce n’était pas le cas. Vous n’êtes pas sans savoir, et messire N’Maiz en était plus conscient encore, qu’il serait tout bonnement suicidaire de se fier aux seules visions issues de la Perception pour opérer des choix décisifs, et, malgré la plaisanterie douteuse qui se répand en ce moment dans la capitale, votre époux n’avait aucun goût pour le suicide. Tout au plus aurais-je pu en rapporter quelques indices, pour la plupart sans grande valeur – et cela justifiait-il que vous couriez le risque de perdre de cette façon le bénéfice de mes compétences pour la totalité des événements à venir ?
Je ne le crois pas, et si la raison vient à surpasser la bien naturelle peine de cœur qui vous envahit, si vos douloureuses et compréhensibles larmes cessent de couler dans vos yeux et de brouiller votre vue, alors vous percevrez la justesse de mes propos.

Avec toutes mes sincères condoléances.

Tisseur

* * *

Chère Ethel,

Les temps qui courent sont décidément imprévisibles, et fort troublés. J’ignore où cette meurtrière agitation va mener le royaume, et j’en viens à douter de l’opportunité d’agir trop rapidement. La situation se brouille de plus en plus, les factions semblent se multiplier et nous ne connaissons point encore la totalité des obstacles à franchir.
    C’est donc au tour de Ghendes Jan d’avoir été assassiné, un jour seulement après sa lecture du testament du Roi ayant désigné, comme tu le sais, K’Rhasco souverain du royaume. J’ai mis le maître des toiles sur l’affaire et il m’a assuré de me fournir une réponse rapide relative à l’identité de l’assassin. En tout cas, à la lumière de ce second meurtre, les allégations de suicide qui planaient autour de la mort prématurée d’Olaf ne peuvent que se dissiper. Il est évident que quelqu’un a voulu faire taire l’enquêteur – probablement parce que celui-ci avait identifié l’instigateur de l’assassinat de ton mari. Comme tu le vois, je fais tout mon possible pour laver l’affront fait à la mémoire d’Olaf.
    Il est vrai qu’en dépit du malheur ayant frappé celui-ci, sa vengeance n’est pas une priorité. Je réitère donc mes avertissements : gardons-nous d’intervenir trop tôt. Je t’accorde, Ethel, qu’il est plus que tentant de profiter de la désignation de K’Rhasco au pouvoir et des nécessaires luttes de pouvoir qui vont s’engager entre nobles – je pense ici à B’Rauts, mais le peuple n’est pas prêt à nous suivre. Il est inquiet, voire effrayé.
Tu dois avoir entendu parler de cette secte qui frappe inopinément dans les rangs des petites gens ces temps-ci, par les armes et par la magie. Désormais, le peuple ne sort guère la nuit et le caractère aléatoire de chacune des attaques-surprises sape toute vigueur et toute volonté.
Pourquoi ne pas tirer partie de cette crainte ? Parce que nous sommes en concurrence, voilà tout. Nous avons un rival qui, lui, tente de manipuler le peuple. Là où nous essayons d’éveiller sa colère, lui déverrouille les portes de sa terreur. Pour le moment, cette dernière est la plus forte et il serait vain d’essayer de lui résister. Il nous faut attendre et espérer que la secte soit annihilée avant le peuple lui-même.
Et puis il y a la magie dorée. Encore une inconnue qui vient barrer nos projets, du moins temporairement. Elle aussi frappe au hasard, elle aussi contribue à entretenir la frayeur qui règne désormais dans chaque foyer de la Cité des Merveilles – cité des horreurs ! Certains nobles supputent qu’elle n’est qu’une arme supplémentaire de la secte, mais selon le Tisseur, rien ne permet de l’affirmer. L’Invocation semble n’avoir aucune cible précise et elle survient bien plus rarement que les attaques des membres de la secte. Quant à savoir quels sont les objectifs de celui qui la manipule…
Voilà, Ethel, quelle est la situation. Nous nageons dans un épais brouillard, plus trouble encore que pourraient l’être les volutes de la Perception. Nous ne pouvons que rester dans l’expectative de nouveaux événements, à moins de vouloir absolument courir à l’échec. Je demeure pour le moment sur place afin d’observer la situation se décanter et de garder un œil sur T’Nataus. Logiquement, les différents protagonistes de la tempête dont les premiers vents s’abattent sur le royaume devraient s’affaiblir et s’éliminer les uns les autres. Avec un peu de chance, nous n’aurons plus alors à frapper qu’un ennemi exsangue.
Tout compte fait, telle sera la meilleure façon d’honorer la mémoire d’Olaf : mener le projet de toute sa vie à bien. Je m’y attelle avec détermination.

Halvor

* * *

Ma dame,

Messire L’Gellaus m’a instamment prié de vous faire un rapport sur la situation à la capitale. Il est vrai que j’en sais bien plus que lui, toutefois je crains de n’avoir que peu d’informations à vous livrer.
Peut-être que, sur le plan personnel, vous serez satisfaite d’apprendre que j’ai identifié le meurtrier de messire Jan. Il s’agit d’un assassin fameux de la capitale, connu sous le pseudonyme de Lametrouble. Mes araignées n’ont guère eu de mal à réaliser cette tâche : rares sont les assassins capables de se jouer de la protection de deux Gardes sombres. Je l’ai empêtré dans une toile et j’ai ainsi appris qu’il avait rejoint une bande de mercenaires. Ce ne fut par la suite pas difficile de remonter à la source et j’ai appris, mais cela ne vous surprendra pas, que ceux-ci sont à la solde de messire T’Nataus.
Toutefois, et peut-être que ce passage attisera votre intérêt, la mission des mercenaires n’a absolument rien à voir avec feu votre époux ou votre gracieuse personne. En réalité, messire T’Nataus les a chargés, si mes araignées ne se sont pas fourvoyées, de déterminer l’identité du meurtrier de son ami, messire L’Fyls. Ainsi, il semble que T’Nataus poursuive un objectif similaire à celui de messire L’Gellaus, à savoir la vengeance.
Encore une fois, je ne garantis pas la fiabilité totale de mes informations. Peut-être Lametrouble a-t-il, par exemple, rejoint les mercenaires seulement après avoir rempli un autre contrat, l’assassinat de messire Jan, et peut-être même un premier contrat qui aurait consisté à assassiner feu votre époux. Les visions de la Perception sont vagues et mes araignées sont nettement moins habiles que mon humble personne.
Ma toile est vaste, mais ses fils sont de soie.

Tisseur

* * *

Chère Ethel,

L’enterrement du Roi s’est avéré mouvementé. Surtout, il a eu une conséquence particulièrement heureuse : le bannissement de T’Nataus. A l’heure où je t’écris, il doit déjà être en train de s’en retourner dans son château, ou peut-être au Dard de l’abeille. Autrement dit, il ne représente plus la moindre menace dans l’immédiat.
Ceci, couplé à la missive que tu m’as envoyée, me pousse à lever le pied pour le moment. Si tu ne veux pas que je prenne la moindre mesure à l’encontre du dénommé Lametrouble, alors soit. Laissons le Tisseur s’en occuper, si tel est ton désir.
C’est pourquoi je compte quitter la capitale incessamment. Il sera plus confortable de suivre l’évolution de la situation depuis le Roncier, d’autant plus que même notre artiste semble avoir du mal à s’y retrouver dans ce nœud de factions. Il m’a paru plutôt préoccupé, la dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles.
En tout cas, si tout se passe bien, je devrais être de retour d’ici quelques jours. J’ai grand hâte de te revoir, Ethel.

Halvor

* * *

Ma dame,

Je vous suis gré de la confiance que vous me témoignez en vous fiant à moi seul pour vous éclairer sur les événements multiples survenant ces temps-ci à la Cité des Merveilles. Je vous prie de croire que je mettrai tous mes humbles moyens en œuvre pour vous apporter satisfaction.
Je ne peux toutefois dissimuler les innombrables frémissements qui affectent l’harmonie de ma toile. Les gens vont et viennent, les énergies tourbillonnent avant de s’estomper en un clin d’œil, les machinations se multiplient et nombre de mes araignées sont écrasées par les souliers de vos ennemis.
Ce n’est pas pour autant que mes rets se délitent, rassurez-vous. Sitôt la moindre brèche repérée, je m’y rue en personne pour la combler. C’est ainsi que je puis vous affirmer que la fin du roi actuel est proche. Son avenir ne tient qu’à un seul fil, un fil noir du nom de messire K’Thraus. Je ne vous ferai pas l’affront de vous éclairer sur ce nom tant il est légendaire.
Ainsi, une occasion se présentera bientôt de frapper si tel est votre souhait. Cependant, je dois vous avertir que l’étrange puissance qui perturba mes visions, quelques jours plus tôt, ombre toujours chacun de mes pas sur les sentiers de la Perception. Peut-être vous ai-je déjà confié de vous méfier des images qui se révèlent à ma modeste personne. Cet avertissement, tenez-en compte aujourd’hui plus que jamais.
Je vous prie de m’excuser si vous estimez que je vous donne des ordres, loin de moi cette idée ! Un vulgaire insecte n’a pas à exiger quoi que ce soit d’une noble dame telle que vous ! Je crois néanmoins écrire des mots sensés malgré ce qu’il m’en coûte. Pensez-vous : je mets en doute mon propre art.
Je ne vous ferai cependant pas défaut. Je suis la marionnette, et mes fils sont les vôtres.

Tisseur

* * *

Noble dame,

Mon nom ne vous dira probablement rien, c’est pourquoi je le tairai pour le moment. Cela fait un certain temps que j’observe vos agissements, à tel point que vous m’êtes désormais absolument transparente. Je connais tous vos projets, je connais tous vos alliés – mais eux n’avaient pas la moindre idée de mon existence jusqu’à présent.
Je me décide enfin à me manifester pour plusieurs raisons. La première a trait à la prudence. Vous n’avez pas manqué de vous interroger sur l’efficacité de votre réseau de renseignements dès la première ligne de cette lettre. Permettez-moi de vous répondre : il est défaillant.
Je vous concède qu’il n’est point aisé, ces temps-ci, de rester attentif à tous les détails. Cependant, c’est aujourd’hui, plus que jamais, que l’information est cruciale, aujourd’hui qu’absolument aucun événement ne doit vous échapper. Sans renseignements fiables, vous ne pourrez qu’avancer en aveugle et tomber dans la moindre chausse-trappe. Autant dire que votre grand projet serait condamné à l’échec.
Certes, vous disposez, malgré ce que mes propos alarmistes laissent d’emblée entendre, d’un réseau d’espionnage plus développé que la moyenne. Le Tisseur a une excellente réputation dans la capitale et ses yeux sont nombreux. Mais pas innombrables et, justement, c’est cette réputation qu’aujourd’hui je mets en cause. Oh, je ne nie pas son bien-fondé. Il est vrai que ce devin est tout à fait remarquable. Malheureusement, il est trop connu. Ses ficelles, que lui appelle des fils, sont épaisses et, à condition de les connaître un peu, il est possible de les sectionner de façon suffisamment subtile pour qu’il ne s’en aperçoive pas. J’en suis la preuve.
Vous avez donc de la chance que je ne sois pas au service de l’un quelconque de vos ennemis et j’en viens ainsi à la deuxième raison qui m’a poussé à vous écrire. Je viens vous proposer l’élément dont vous manquez cruellement : la surprise. Je m’explique.
Vous n’avez jamais entendu parler de moi. Vous ne me connaissez pas. En réalité, personne ne me connaît. Ce pourrait être une source de méfiance, mais je vous estime suffisamment pour considérer que vous serez assez lucide pour remarquer que, si je vous avais été hostile, vous seriez déjà en train de croupir dans une geôle quelconque de la Lumière de cendres. Ainsi donc, je suis un parfait inconnu dans la capitale. Il m’est du coup fort aisé de gagner la confiance des gens qui me sont utiles et c’est de cette façon que j’ai pu percer la toile du Tisseur sans le moindre souci.
Je suis le meilleur espion de cette ville. Je pourrais vous fournir des renseignements bien plus précieux que quiconque et inaccessibles à tous les autres. Je pourrais vous servir d’yeux et d’oreilles dans la capitale plus efficacement que nombre de devins. Vous aurez en moi un serviteur sincère et dévoué. Et lorsque mon nom finira par se répandre comme une traînée de poudre au sein de la Cité des Merveilles, alors vous vous féliciterez d’avoir accepté mes services.
S’il vous faut une preuve supplémentaire de mes compétences, alors vous irez jeter un coup d’œil dans la commode de la chambre attenante à la vôtre. Vous y trouverez le type de fruit qui a causé le mort de messire N’Maiz.
Il est inutile de me recontacter. Je connaîtrai votre décision sitôt que vous l’aurez prise.

* * *

Ma dame,

Mon instinct me souffle que les fils de ma toile sont infectés de je ne sais quelle affliction, pourtant je ne ressens pas la plus petite vibration. Je ne cesse de vous mettre en garde et peut-être cette insistance vous lasse-t-elle, mais j’en suis au point de me demander si je ne devrais pas me retirer de la capitale aux inextricables enchevêtrements d’intrigues. Je crains que mon réseau n’ait été infiltré, alors même que je n’en ai aucune preuve, que pas le moindre fait ne pourrait le laisser supposer.
Bien sûr, ma mission risque d’en être affectée mais, croyez-moi, mon retrait provisoire n’a pour seul objet que celui de ne vous point nuire par des informations erronés. Bien entendu, je ne vous dévoilerai pas l’emplacement de mon poste d’observation, et ce pour la seule et unique raison que si cette précision tombait entre de mauvaises mains, alors la situation de votre réseau s’annoncerait plus que précaire.
Afin de vous prouver ma bonne foi, que vous n’avez certainement pas mise en doute, je vous communique les dernières informations que j’ai pu collecter. Messire K’Rhasco a envoyé sa Garde sombre régler définitivement le problème de la secte, ce qui, s’il y parvenait effectivement, effacerait définitivement du plateau cet encombrant joueur. Hélas, la Perception a, pour une fois, été univoque : il échouera.
A quelque chose malheur est bon : j’ai appris que K’Rhasco, pour célébrer son triomphe qu’il croit inévitable, organise ce soir un dîner intime où seront invités, notamment, B’Rauts et une de ses cousines. Or, mes araignées ont filé jusqu’aux extrémités de l’écheveau du monde pour récolter une information capitale : cette soi-disant cousine serait en réalité un assassin de la pire espèce, celui que l’on a coutume d’appeler parmi les pauvres ‘L’Arme de chair’. Du moins, quand on ose l’appeler, et c’est assez rare. L’une de mes araignées avait coutume de traiter avec elle mais son cadavre a été retrouvé il y a de cela quelques jours, percé de toutes parts. Cela n’a aucune importance, car mes pattes ne cessent de repousser. Ce qu’il faut en tirer, c’est que quoi qu’il arrive, même si K’Rhasco échoue à exterminer la secte, l’un ou l’autre des grands succombera ce soir.
En espérant, avec confiance, que ces renseignements vous seront utiles.

Tisseur

* * *

Noble dame,

Vous me voyez fort aise de votre perspicacité et je puis vous assurer que vous ne regretterez pas de compter Aë parmi les vôtres. Je constituerai votre ange gardien le plus fiable, et ma fidélité n’aura d’égale que la couardise du Tisseur qui, comme il vous l’a peut-être déjà annoncé, a quitté la capitale la queue entre les jambes. Une araignée ? Un rat, plutôt.
Je ne vous écris cependant pas pour le seul plaisir de vous louer mes qualités, que vous découvrirez bien assez vite. Je viens remplir mon office. Certains renseignements sont indignes de mes talents, et tout un chacun les aurai obtenus en tendant simplement l’oreille : cela dit, je me permets de vous rapporter le décès brutal du seigneur K’Rhasco ainsi que la prise de pouvoir concomitante de messire B’Rauts. Un nouveau pion a donc été soufflé du plateau et, malheureusement, le nouveau roi n’y a guère laissé de forces.
Toutefois, ce mouvement lui a coûté le soutien de l’assassin qu’il avait recruté pour l’occasion, la fameuse Arme de chair – plus connue des petites gens sous le nom de Vif-Argent, bien que personne encore n’ait su faire le rapprochement. Si elle a survécu, elle apparaît en ce moment aux portes de la mort, ce qui constitue une excellente nouvelle, certes, mais une nouvelle qui dévoile un peu plus d’inquiétantes perspectives.
En effet, bien que la rumeur évoque les blessures presque létales que l’Arme de chair aurait subies de la part de messire K’Thraus au cours du duel d’anthologie qui les aurait opposés, je puis vous assurer que la réalité est toute autre. Je ne nierai certes pas l’existence de telles blessures, causées par la lame du capitaine de la Garde sombre – car messire B’Rauts lui a rendu sa place dès sa prise de pouvoir – mais nuancerai plutôt leur portée. S’il n’y avait qu’elles, après tout, un nécromancien habile n’aurait eu aucun mal à les soigner ; or, j’ai appris que les deux magiciens qui avaient essayé d’intervenir ont péri et que messire B’Rauts a dû se résoudre à faire appel à un herboriste expérimenté du nom de Nathan. J’ignore encore si celui-ci parviendra à remettre l’Arme de chair d’aplomb.
Toujours est-il que j’ai déduit de ces événements que seule la magie était à l’œuvre et avait pu frapper à ce point l’assassin et, en faisait le rapprochement avec d’autres cas similaires, sporadiques, aperçus dans les quartiers pauvres, je crains fort que ce ne soit la fameuse Invocation la coupable. Je pense donc qu’il serait plus prudent de prendre son mal en patience et d’attendre d’y voir un peu plus clair, et notamment de déterminer la source de cette effrayante magie.
D’ailleurs, j’ai appris que votre ennemi juré, messire T’Nataus, avait juré la perte de cet ‘invocateur’, coupable, selon lui, du meurtre de son ami – feu messire L’Fyls. Il a, à cet effet, envoyé quatre mercenaires à sa poursuite, accompagnés d’une espionne au service de la Garde sombre. Avec un peu de chances, ils parviendront à éliminer ce gênant joueur et, ironie du sort, ce sera messire T’Nataus lui-même qui aura facilité votre tâche !
Mais il n’est pas encore temps de se réjouir et j’aimerais, pour terminer, attirer votre attention sur la persistance de la mystérieuse secte. Ce qui est sûr, c’est qu’elle a évacué la capitale – ou a en tout cas quitté son quartier général urbain. Pour le reste, mon intuition me dit qu’elle est loin d’avoir rendu les armes et que nous entendrons parler d’elle de nouveau dans les plus brefs délais. Par conséquent, je maintiens ma mise en garde : prenez le temps de laisser la situation se décanter un peu et les factions s’entredéchirer. Il serait aussi fatal à vos projets d’agir trop tôt que d’agir trop tard.
Je vous tiendrai au courant du moindre événement d’importance.



* * *

Dame N’Maiz,

Si je prends le temps de prendre moi-même la plume aujourd’hui, c’est d’abord pour vous porter mes condoléances quant au décès de votre époux, qui était aussi l’un de mes plus estimés rivaux. Je ne peux que vous présenter mes excuses les plus sincères quant au retard de cette lettre mais, comme vous en avez probablement ouï dire, j’ai été particulièrement occupé ces derniers temps.
Je ne vous cacherai pas que cette lettre n’a pas ce seul objet. A présent que je suis monté sur le trône, je viens demander à votre noble famille de renouveler le serment de loyauté que vous avez pu prêter au royaume dont je suis désormais le garant. Votre soutien me serait précieux tant les alliés trébuchent et chutent par les temps qui courent, victimes autant que coupables. Ce n’est pourtant pas une alliée, mais une amie que je viens implorer. Rejoignez-moi à la cour et une illustre place vous est acquise.
Il va de soi que ma tristesse serait immense si vous refusez mon amitié, et mes larmes emporteraient avec elle un véritable déluge. Personne n’ignore votre exceptionnelle force de caractère et je compte sur vous pour connaître les funestes conséquences de telles intempéries.
Par ailleurs, je crois savoir que messire L’Gellaus réside avec vous depuis quelques jours. Ayez la bonté de lui communiquer la même proposition que celle qui vous est formulée, ainsi que de lui demander de se rendre légèrement plus disponible à mes courriers et mes messagers. Après tout, je vais finir par croire qu’il manigance quelque chose contre ma personne !
Je vous prie d’agréer mon respect et toute mon amitié.

Jari B’R    auts

* * *

Noble dame,

Je ne vous envoie ce bref message que pour vous prévenir que la Garde sombre se met lentement en branle. Il semblerait que bon nombre de villages situés à proximité de la capitale aient été la cible d’attaques et de pillages, probablement de la part des agents de la secte. Le capitaine K’Thraus a donc envoyé plusieurs éclaireurs-traqueurs chasser ceux-ci, au risque d’affaiblir la position centrale, c’est-à-dire la capitale. Je pense qu’il est temps pour vous de commencer à préparer le terrain en truquant l’échiquier.
Enfin, il est à noter que les mercenaires dont je vous ai parlé précédemment sont partis de la capitale suivis de loin par messire N’Mephe, la vice-capitaine de la Garde sombre. Apparemment, il y a anguille sous roche de ce côté-là et peut-être ce petit groupe se trouvera-t-il bien vite disloqué. Espérons juste qu’ils auront le temps de régler son compte à l’invocateur, histoire de nous enlever cette épine du pied.
Je vous communiquerai rapidement des renseignements plus précis.



* * *

Ma dame,

J’ai appris par mes propres moyens que vous aviez désormais recours à un autre espion, dont j’ignore encore le nom. Je suis relativement indigné que vous ayez passé ce fait sous silence, même si je ne nie pas son indéniable sagesse. Il est vrai que mes araignées sont faillibles. Cependant, elles sont encore suffisamment habiles pour garantir mon information et les coups que l’on tente de me porter dans le dos.
Je vous prie de me pardonner ma hardiesse, mais il faut comprendre ma position. Dans la profession, il n’est pas rare de se voir trahi par son employeur et je suis, à ma grande honte, soulagé de demeurer ces temps-ci en un lieu qui vous est inconnu. L’art est immortel mais l’artiste ne l’est point et je compte retarder le plus possible l’ultime échéance.
Malgré ma bien puérile – je l’admets – bravade, je me tiens évidemment toujours à vos côtés et, pour vous le prouver, je vous rapporte des renseignements qui pourraient s’avérer cruciaux à vos projets. J’ignore si votre nouvel informateur vous en a déjà fait part, mais je suis persuadé qu’il ne pourra pas couvrir et identifier le danger aussi efficacement que ma toile.
De toute évidence, sa majesté le roi B’Rauts se méfie de vous ainsi que de messire L’Gellaus. Il a dépêché plusieurs espions au Roncier afin de percer vos manœuvres à jour. La mauvaise nouvelle, c’est qu’ils sont déjà en route et qu’il n’est donc plus possible de les intercepter à la sortie de la capitale. La bonne nouvelle, c’est que mes araignées les surveillent et ont déjà fait en sorte de les empêtrer suffisamment pour que vous puissiez vous en débarrasser rapidement. Par la Perception, j’ai jeté un œil sur chacun d’entre eux et j’ai dressé leurs portraits – que vous trouverez dans l’enveloppe jointe –, assez précis, je l’espère, pour vous permettre de prendre les mesures adéquates.
J’espère que ces quelques éléments sauront vous assurer de ma fiabilité ainsi que de ma fidélité, et qu’ils excuseront l’incommensurable audace qui m’a pris, moi, votre humble serviteur, d’assurer mes arrières en surveillant certains de vos agissements. Cela ne se reproduira bien évidemment pas si vous me donnez un gage de votre confiance persistante.
En attendant, je m’attelle encore à la tâche, pour vous servir comme je l’ai toujours fait.

Tisseur

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Noble dame,

Je vous écris pour vous annoncer des nouvelles mitigées, mais potentiellement prometteuses.
D’abord, mauvaises : j’ai en effet entendu que l’Arme de chair, c’est-à-dire l’espèce de chien de garde du roi B’Rauts, voyait son état s’améliorer de jour en jour, ce qui signifie qu’elle risque de se rétablir dans les jours à venir. Cela est plutôt pénible compte tenu du danger que représente cet assassin. L’herboriste a apparemment trop bien fait son travail et sans doute aurait-il mieux valu le mettre hors d’état d’exercer sa science. Il est aujourd’hui trop tard.
Néanmoins, Nathan – l’herboriste, donc, si vous ne vous en souvenez plus – est aussi au cœur de nouvelles plutôt prometteuses, et ce bien malgré lui. Il a été enlevé dans la capitale par des hommes dont tout laisse à penser qu’ils appartiennent à la secte qui sévit dans le royaume depuis déjà plusieurs semaines. Or l’herboriste a prouvé qu’il avait décidément de la ressource en laissant derrière lui une piste que, bien entendu, la Garde sombre ne pourra pas s’empêcher de suivre. Autrement dit, la capitale risque de se vider très bientôt des hommes qui constituent son rempart le plus fiable et il ne tient qu’à vous de vous engouffrer dès à présent dans la brèche que la secte vous a obligeamment ouverte.
J’évoquais dans une lettre précédente l’ironie du sort. Il semble qu’elle soit résolument décidée à servir vos intérêts et, si j’ai pu me montrer méfiante et perplexe précédemment, je ne saurais vous presser suffisamment de contaminer dès à présent le terreau de la capitale, d’autant plus fertile que les agents de la secte y ont cessé leurs attentats depuis un certain temps et que la terreur se dissipe peu à peu, ne laissant derrière elle que souffrances et mécontentement populaire.
Profitez-en sans plus tarder. Et si vous ne vous fiez pas encore assez à moi, alors enquérez-vous de l’avis du Tisseur. Il coïncidera sans nul doute avec le mien.



* * *

Ma dame,

Je ne peux vous exprimer avec justice le soulagement qui m’a étreint lorsque vous avez renouvelé votre confiance. Croyez-moi, mon cœur se déchirait déjà à l’idée de vendre les renseignements que je détenais à la Garde sombre – erreur fatale, mouvement d’une grave outrecuidance que je m’apprêtais à commettre ! Pensez-donc, un simple pion qui allait faire chuter sa propre dame ! Non, n’y pensez pas et oubliez cette péripétie. Mes fils restent les vôtres.
J’ai pris connaissance des informations et recommandations qui vous ont été fournies par votre fameux ‘Aë’ (nom aux consonances plutôt féminines, ne trouvez-vous pas ?), et je n’ai pu m’empêcher, dubitatif que je suis et amant de la perfection, de vérifier la véracité de ses dires. Si les visions de la Perception demeurent un tantinet fiables, alors je me range à son opinion. En effet, la secte se contente désormais de frapper les hameaux situés à l’extérieur de la capitale et nombre de réfugiés arrivent en ville, inquiets et furieux de la passivité du roi au moment où ses sujets souffrent d’exactions plus éprouvantes les unes que les autres. Le capitaine K’Thraus envoie de plus en plus de Gardes sombres en-dehors de la capitale, et ce sont autant d’agents royaux qui ne patrouillent plus dans les rues des quartiers pauvres – et inutile de préciser que les simples gardes n’y mettent jamais les pieds. L’heure est donc venue d’instiller le poison de la révolte parmi les indigents, de faire enfler leur doute afin de préparer une action de grande envergure.
Si j’approuve par conséquent l’avis d’Aë, je vous prie cependant de toujours me tenir au courant des renseignements qu’elle – ce pseudonyme me paraît décidément féminin – vous pourrait fournir afin que je les soumette au contrôle de mon art. Je ne fais guère confiance aux gens qui se faufilent par les interstices de ma toile et échappent aux innombrables yeux de mes chères araignées. J’ai tenté de la retrouver en arpentant les blancs sentiers de la Perception, mais la magie elle-même est pour le moment impuissante à identifier cette espionne. Elle ne parvient pas à n’arborer qu’une seule piste et sans cesse le chemin se divise, à tel point qu’il me semble infini. C’est là l’une des limites de mon art et tant qu’elle se dissimulera sous ce pseudonyme, je crains fort que l’identité d’Aë ne m’échappe.
Je poursuis cependant ma quête en espérant qu’un unique fil me guide enfin à travers les méandres labyrinthiques de la Perception, tout en maintenant mes araignées en éveil afin de vous rapporter les moindres petites informations qui vous pourraient être utiles.
En appréciant votre confiance.

Tisseur

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Noble dame,

Les nouvelles que je vous annonce aujourd’hui sont déplaisantes dans l’ensemble. Je serai pour une fois lapidaire : l’Arme de chair va de mieux en mieux, d’une part ; et d’autre part, messire T’Nataus vient de faire son retour dans la capitale pour des raisons que j’ignore encore.
Je ne tarderai pas à vous écrire pour vous apporter des détails.



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Ma dame,

J’ai obtenu un renseignement qui pourrait vous intéresser grandement. En effet, plutôt que de me concentrer exclusivement sur les actes du roi et de sa Garde sombre, j’ai choisi de faire un tour d’horizon des autres grands du royaume, et notamment de messire T’Nataus et de messire V’Fohs.
Le premier vient à peine de regagner la capitale. On pourrait supposer qu’il a fait l’objet d’une proposition similaire à celle qui vous a été envoyée par le roi B’Rauts et qu’il vient donc lui apporter son soutien à la cour, mais il s’avère – s’il est possible d’employer un verbe aussi empreint de certitudes pour relater les vaporeuses visions de la Perception – que son avenir ne se lie pas à celui du roi. Bien au contraire, il paraît s’en écarter à l’opposé, comme s’il ne revenait que pour s’opposer au roi – ce qui, vous me l’accorderez, pourrait favoriser vos projets.
Quant à messire V’Fohs, il consacre depuis plusieurs jours toute son attention à la fameuse Invocation dont on n’entend plus guère parler ces temps-ci. Le connaissant de réputation, il n’abandonnera pas avant d’avoir percé son secret et je pense que ses recherches méritent que l’on y prête attention. Après tout, aussi bien l’invocateur que messire V’Fohs constituent des ennemis potentiels et si l’un ou l’autre use de l’Invocation contre nous, il serait bon que nous en maîtrisions les arcanes. En tout cas, si le nécromancien découvre quoi que ce soit d’utile à vos projets, alors comptez sur votre docile serviteur pour vous en rendre compte.
Aë me demeure toujours impénétrable, et ce ne semble pas n’être qu’une question de temps. Je reste vigilant.

Tisseur

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Noble dame,

J’ai déjà commencé à répandre des rumeurs dans la capitale et à attiser la colère du peuple. Bien sûr, elle ne fait pour le moment que couver, et c’est heureux. Tout ce qui compte, c’est que les petites gens semblent peu à peu admettre l’idée de quitter cette attitude de passivité qui a été la leur tout au long de leur vie. Cela est d’ailleurs rendu plus facile par les changements successifs de monarque. Après tout, si le peuple pouvait être reconnaissant au Roi pour l’avoir autrefois sauvé de l’invasion des fameux Hommes des sables, il ne doit encore rien à Jari B’Rauts. Plus encore, l’image de celui-ci se ternit puisqu’il apparaît que la secte se joue allègrement de lui – une simple petite secte menant en bateau le seigneur de tout un royaume !
En somme, vos projets ont pris un départ prometteur. Toutefois, n’oubliez pas que je ne peux avoir sur place qu’un rôle limité s’agissant de l’organisation du conflit à venir. Ma fonction ne me permet pas d’en être le porte-étendard. Je peux exciter l’animosité, la canaliser, mais point la commander ni la déverser moi-même. Il faut que vous choisissiez un flambeau pour éclairer le peuple.
Cela dit, vous avez encore du temps, et il va de soi que la précipitation, s’agissant du choix de votre bannière, pourrait être fatale à vos aspirations. Je vous fais confiance, vous prendrez la bonne décision.



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Dame N’Maiz,

J’ai pris acte de votre réponse et comprends votre chagrin. Il est vrai que la politique requiert la pleine possession de ses moyens et que les vôtres sont malheureusement limités par vos sentiments actuels.
Vous n’êtes pourtant pas sans savoir qu’il est souvent nécessaire de passer outre de telles faiblesses et une dame de votre rang devrait en être capable mieux que quiconque. C’est justement parce que je vous estime énormément que je considère que vous ne mettez guère de bonne volonté à répondre à mes offres d’amitié.
Ainsi, c’est à mon tour de me montrer contrarié. La différence est que je suis, moi, tout à fait apte à surmonter ma tristesse pour prendre les mesures qui s’imposent. Je vous prierai donc une dernière fois de saisir la main que je vous tends, sans quoi je me verrais forcé de vous choisir un nouvel époux qui, lui, se montrerait bien entendu fidèle.
Je vous ai proposé mon amitié. Je me contenterais à défaut de fidélité. Mais je n’accepterai pas la défiance.
Et c’est avec confiance que j’attends votre réponse.

Jari B’Rauts

* * *

Ma dame,

Mes araignées se sont penchées, comme vous me l’avez demandé, sur les sources de contrariété actuelles du roi B’Rauts, et j’ai plusieurs éléments à vous rapporter – lesquels ne font que confirmer des observations que j’ai pu vous présenter dans mes précédentes lettres.
Tout d’abord, messire T’Nataus a adopté, depuis son retour dans la capitale, un comportement des plus badins, à des lieues de son attitude habituelle. Il va de dîner en dîner et, surtout, apparaît assez rétif aux ordres et propositions venant du roi. Il est parfaitement indiscipliné, ce qui a de quoi étonner qui le connaîtrait bien. Bref, je pense que ce comportement trouble quelque peu le roi B’Rauts en ce sens que plutôt que de conforter l’autorité de celui-ci, il la sape auprès des autres nobles et riches marchands. J’ignore pour le moment les raisons de cette dissidence, mais je doute que messire T’Nataus agisse en son seul nom.
Ensuite, messire V’Fohs s’investit de plus en plus dans sa recherche de l’origine de l’Invocation et, selon certaines de mes araignées, il perd peu à peu toute sa vigueur. J’ai tenté de jeter moi-même un œil à son avenir, avant d’abandonner très rapidement : en effet, les fils légers de la Perception étaient comme secoués par des bourrasques lorsque j’ai essayé d’emprunter la voie du nécromancien. Le risque de se laisser balayer était trop grand et j’ai dû dissiper la magie. Je pense que messire V’Fohs est condamné à plus ou moins court terme.
Peut-être vous demanderez-vous quel est le rapport avec le roi B’Rauts. Non, bien sûr que non ; une dame majestueuse et fine telle que vous n’a rien à apprendre de l’humble insecte que je suis, et il serait bien inutile que je vous rappelle que le roi B’Rauts considérait le sage et puissant nécromancien comme son soutien majeur à la cour. Après tout, sa prise de pouvoir a été due en grande partie à l’absence d’intervention de celui-ci, et le peuple lui-même respecte grandement messire V’Fohs. Les blancs rubans de la Perception me taquinent l’oreille et mon art de la prescience me souffle que la mort du nécromancien affaiblirait encore un peu plus le récent monarque…
Enfin, le roi B’Rauts doit souffrir de l’indécision même du capitaine de sa Garde sombre, messire K’Thraus. Celui-ci a vu sa vice-capitaine et amante disparaître dans la nature et ses hommes peinent à trouver le siège précis de la secte, ce qui confirme l’impuissance du monarque à venir à bout de ces premiers rivaux – là où le Roi en a vaincu des dizaines. Le roi B’Rauts souffre de la comparaison et, ces derniers temps, j’ai pu l’observer à plusieurs reprises de ma toile arborer un air mélancolique ou misérable, comme s’il ne se sentait pas à la hauteur.
Voilà, je pense, quelques pistes pouvant expliquer l’irritation émergeant de la missive qu’il vous a récemment envoyée. J’espère qu’elles sauront guider votre plume dans la réponse que vous ferez au roi.

Tisseur

* * *

Noble dame,

Je vous ai recommandé plus tôt de prendre votre temps. Laissez-moi renchérir sur ce conseil en vous éclairant de quelques renseignements supplémentaires.
L’Arme de chair semble malheureusement rétablie. Apparemment, elle a subi un entraînement intensif de la part du capitaine K’Thraus, et cet entraînement a porté ses fruits. En effet, elle a aujourd’hui été la cible d’un assassinat de la part de deux magiciens, un mortaliste et une abjuratrice. Je vous laisse deviner la suite : tous deux ont péri, tandis que l’Arme s’en est sortie sans la moindre égratignure supplémentaire. C’est assez inquiétant compte tenu de son allégeance au roi B’Rauts.
A la lecture de ces quelques lignes, vous pourriez songer que la situation presse et qu’attendre risquerait de permettre à l’assassin de recouvrer véritablement tous ses moyens. Cela est vrai, mais c’est également préférable si l’on tient compte des autres informations que j’ai pu glaner.
D’une part, il semblerait que l’Arme de chair et le roi B’Rauts soient en froid ces temps-ci. Ce qui est certain, c’est qu’ils ne se parlent plus guère et que l’assassin regrette la liberté qu’il avait lorsqu’il n’était pas encore lié. Or il est vraisemblable que plus le temps passera, plus ce sentiment d’étouffement l’oppressera, et il y a fort à parier que l’Arme de chair finira par s’évanouir dans la capitale comme elle a pu le faire des années auparavant.
D’autre part, il faut relever l’existence d’une autre faction ayant la volonté de renverser le roi. En effet, je sais pertinemment que ce n’est point vous qui avez commandité cet assassinat. Vous n’auriez pas échoué. Cela signifie que le roi B’Rauts a des ennemis supplémentaires, qui se révèleront aussi peut-être les nôtres. Est-ce un coup de la secte ? C’est possible, mais pas certain. Laissons-donc le roi régler ce problème-là, détourner ses yeux de vous, pour ensuite le frapper au moment où il croira enfin en avoir fini avec les rébellions et attentats.
Par ailleurs, je continue à attiser dans l’ombre la rancœur, en attendant que vous choisissiez le champion de votre cause – ce pion que vous lancerez en avant, ce pion que vous exposerez et qui expirera.



* * *

Noble dame,

Voilà l’occasion ! Aujourd’hui, Jari B’Rauts et son Arme de chair, accompagnés pour une raison qu’hélas j’ignore de Mederick T’Nataus, ont quitté la capitale. Il est inutile de tenter de s’en prendre à eux étant donné qu’ils sont escortés par la Garde sombre, et j’ai ouï dire que la cause de ce départ tient au fait que le capitaine K’Thraus et ses hommes ont finalement découvert le quartier général de la secte et s’apprêtent à démanteler celle-ci.
Autrement dit, nous arrivons à un moment-clef. La situation est claire : très bientôt, demain peut-être, un joueur sera rayé de la carte. Il faut profiter de ce coup de grâce pour, maintenant, placer nous-mêmes nos pions. Ainsi, Jari B’Rauts n’aura pas le temps de se reposer et, surtout, il reviendra en terrain hostile.
La seule petite inconnue, au moment présent, est le degré de vigilance du capitaine K’Thraus, resté en ville pour maintenir l’ordre. Mais, comme vous l’a écrit votre Tisseur, il est pour l’instant préoccupé par le sort de sa subordonnée, le vice-capitaine N’Mephe. Malgré sa compétence, il reste un homme et ses sentiments constituent une faiblesse dont il vous fait absolument tirer partie.
Donnez dès à présent au peuple les moyens de sa rébellion.



* * *

Ma dame,

Les circonstances nous sont particulièrement favorables ces temps-ci et, si votre serviteur n’oserait évidemment pas vous donner le moindre ordre, je ne peux que vous conseiller instamment d’agir maintenant. Et si Aë n’a su vous convaincre, laissez-moi ajouter un peu de poids aux arguments limités – je vous l’accorde – de votre espionne de seconde main.
Nous vous avons tous deux parlé de la vice-capitaine de la Garde sombre, Signe N’Mephe, qui cause tant de souci au capitaine K’Thraus. Elle s’était évanouie dans la nature. Or, je l’ai empêtrée dans ma toile et je crois bien qu’elle s’apprête à suivre mes fils jusques à vous. Son objectif n’est absolument pas de vous dénoncer ou de préparer une éventuelle investigation de la Garde sombre elle-même. Bien au contraire, elle n’aspire qu’à vous rejoindre – et j’ai veillé à vérifier personnellement ces renseignements par le biais de mon art.
Je vous sais suffisamment intelligente pour tirer les avantages et conséquences logiques de cette nouvelle alliée à venir, déjà enveloppée de mes rets.
Ainsi que les décisions à prendre sans attendre.

Tisseur

* * *

Dame N’Maiz,

Je vous salue. Je suis Signe N’Mephe, ancienne vice-capitaine de la Garde sombre et désormais livrée à moi-même. Vous vous demandez probablement la raison de cette missive et je vais vous la donner sans attendre.
Toute ma brève vie, j’ai servi le royaume. J’ai été élevé par les armes, je me suis entraîné nuit et jour afin de devenir la meilleure et d’avoir le bonheur et la gloire de devenir le bras droit du Roi, celui que je considérais comme le garant essentiel de l’unité du royaume. Tout compte fait, je ne suis pas parvenu au sommet mais ma position de vice-capitaine me satisfaisait amplement. Je me considérais à mon tour comme l’un des rouages essentiels de la paix dans le royaume tout entier, confiante en mon monarque et en mon supérieur.
J’ai perdu cette confiance, ou plutôt, j’ai pris conscience qu’elle était mal placée. Pas seulement parce que le pouvoir a changé de mains, mais parce que je me suis rendu compte que j’avais passé ma vie à obéir à des ordres dont la finalité n’est pas tant le bien-être du royaume dans son ensemble, petites gens comprises, mais à assurer le bonheur matériel d’une petite minorité dont les privilèges sont absolument injustifiés.
Je n’en ai en fait jamais vraiment douté, je ne suis pas aveugle ce point. Seulement, je pensais alors que c’était un moindre mal pour garantir l’équilibre et la tranquillité des sujets. Je supposais que lorsque le péril guetterait vraiment, le monarque prendrait des mesures pour protéger son peuple comme il avait pu le faire, selon l’Histoire, lorsque les Hommes des sables avaient tenté d’envahir le royaume. Or, j’étais aux premières loges pour constater que tel n’a pas été le cas. Jari B’Rauts s’est bien moqué des agissements de la secte quand celle-ci ne frappait que les pauvres et il ne s’est mis à la traquer que lorsqu’elle a présenté un danger pour son trône. En attendant, combien de hameaux rasés et de villages pillés, de villageois passés au fil de l’épée ? J’étais probablement la mieux placée pour constater les irréparables dégâts et le sang gorgeant la terre. Je me battais sur le terrain, à ma petite échelle, et moi seule ait probablement plus fait pour les petites gens que la Garde sombre toute entière, que Markvart K’Thraus et Jari B’Rauts.
Aujourd’hui, je ne veux plus incliner docilement la tête lorsque ces hommes-là me donneront des ordres. Je ne veux plus me battre pour un roi égoïste et sa clique de serviles courtisans, je veux mettre mes bras et ma force au service du royaume lui-même. Or je pense qu’aujourd’hui, vous, Ethel, êtes la mieux à même d’assurer cette tâche, du moins si j’en crois les rumeurs.
Je sais bien que, si je me trompe, ma vie ne tiendra plus qu’à un fil ; que, si votre fidélité va à Jari B’Rauts, vous n’aurez qu’à me dénoncer et à me tendre dans un traquenard lorsque je gagnerai le Roncier. Mais, dans mon état actuel, alors que je n’ai personne d’autre vers qui me tourner, que je voyage avec un homme maîtrisant une magie aussi redoutable qu’étrange et qui sape mes forces peu à peu, comprenez que je n’ai plus rien à perdre.
Je vous remets ma vie. Faites-en ce que bon vous semble.

Signe N’Mephe

* * *

Ma dame,

Comme vous me l’avez demandé, j’ai essayé d’affiner les visions que la Perception m’offre et je dois avouer, avec la modestie qui me caractérise, que j’y suis parvenu avec une certaine réussite.
L’homme dont parle la dame N’Mephe dans sa lettre n’est autre qu’un barde assez connu, du moins parmi les petites gens de la campagne et des quartiers pauvres – nobles et bourgeois, quant à eux, ont jusque là fait preuve du dédain aveugle qui leur est coutumier. J’ai mis mes araignées sur l’affaire et les renseignements qu’elles m’ont apportés sont plutôt intéressants. Lisez plutôt : ce barde, nommé Arandir et surnommé ‘le Fabuleux’, faisait partie du groupe de mercenaire dont messire T’Nataus a loué les services il y a quelques semaines, et auquel s’était joint l’assassin présumé de feu votre époux, Fadamar Lametrouble.
Toutefois, il voyage aujourd’hui seul en compagnie de N’Mephe, signe plutôt positif. Il n’y a pas de trace de ses compères et je n’ai pas pris la peine de les chercher dans les environs. Je me suis plutôt astreint à rechercher l’avenir éventuel de ce barde, notamment dans l’hypothèse où vous décideriez de le prendre à votre service. Mon art s’est montré extrêmement cruel, comme souvent, non parce qu’il m’a fait défaut, mais parce que les visions que j’en ai tirées sont à double tranchant. Pour vous, ma dame.
J’ai parcouru plusieurs sentiers, j’ai pu observer nombre de potentialités. Je vous ai vu refuser ses services et, alors, échouer dans vos projets mais vous en tirer indemne. Je vous ai vu accepter ses services et, alors, mener à bien vos plans mais périr en fin de compte. Alors, que faire ? Quels que soient les avenirs éventuels du Fabuleux que je parcourais, ils s’éloignaient des vôtres. Quoi que vous fassiez, le barde s’opposera à vous par ses actes, sinon par sa volonté. Alors, il est vrai qu’au bout du compte, il arrivait que certains sentiers se croisent, mais souvent alors l’un des deux disparaissait dans l’intersection.
Je suis assez mal-à-l’aise en vous relatant cela, car, même si je connais et admire votre vaillance, je crains d’entraver vos projets en vous effrayant. Rappelez-vous donc que ce ne sont que des visions, aléatoires, et que l’avenir est bien plus mouvant que les toiles fixes que mon art peut dresser. Par ailleurs, le Fabuleux n’est qu’un barde. Je sais bien que messire N’Mephe affirme qu’il manipule une magie curieuse et, selon elle, efficace. Il reste que je n’ai rien perçu de tel alors que je l’ai longuement observé. Certes, je n’ai pas encore eu le temps suffisant pour fouiller son passé, mais ce qui est sûr, c’est qu’il est plus renommé pour ses chants et ses vers que pour son talent guerrier.
Je ne peux rien vous apprendre de plus à ce sujet. Pardonnez mes carences et le pessimisme de mes visions. Je refuse d’avancer le moindre conseil dans cette missive, non par lâcheté, mais par pudeur tant la Perception s’est montrée cruelle à votre égard. Quoi que vous décidiez, quels que soient les risques que vous prendrez, je vous soutiendrai.
Jusqu’à votre mort.

Tisseur

* * *


Les armes sont arrivées.


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