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    Depuis déjà plusieurs heures, Fadamar Lametrouble fixait l’immense donjon de la Lumière de Cendres dont il se rapprochait peu à peu, trop lentement à son goût. Droit sur sa selle, seul le léger mouvement de sa tête le distinguait d’une statue comme il suivait des yeux la capitale qu’il contournait pour emprunter la porte sud.
Le temps s’était révélé clément depuis qu’il s’était détourné du Dard de l’Abeille en proie aux flammes : doux, sans pluie, avec quelques rayons de soleil qui, parfois, perçaient les nuages. Il ne savait plus vraiment qui remercier de cet heureux climat, peut-être les cieux ou un dieu quelconque, mais certainement pas le hasard. Il en avait fini avec cette illusion confortable.
    En tout cas, l’état de Cytise n’empirait apparemment pas – il était déjà bien assez inquiétant. La jeune alchimiste se tenait avachie contre la poitrine de l’assassin, somnolente souvent, délirant le reste du temps. Fadamar l’avait enveloppée des rares nippes qui avaient survécu à leur long voyage et la retenait du même bras tremblant qui tenait la longe du deuxième cheval, la monture de Cytise lorsque celle-ci était encore en état de chevaucher seule.
Ce bras avait été ferme, auparavant. Mais l’assassin finissait par ressentir l’accablant fardeau de la fatigue, autant due à l’effort physique qu’à l’absence de repos. Depuis un jour et une nuit, il n’osait plus dormir, miné par le sort de Cytise et conscient que le temps jouait pour la maladie, cette fièvre qui dévorait les forces de la jeune femme que lui avait confiée Therk.
    Fadamar s’agaçait également de ne pas pouvoir accélérer le pas des chevaux, et plus l’épuisement l’étreignait, plus il les ralentissait, redoutant de faire chuter Cytise une fois de trop. L’aube se levait déjà, assaillant l’assassin de la douceur de ses couleurs, et les rayons du soleil levant, bien qu’encore hésitants, éclairaient le visage émacié de l’alchimiste dont ils soulignaient la pâleur. Les chants des oiseaux, rouges-gorges et coucous en tête, ne parvenaient pas à masquer sa respiration haletante ni les quelques mots qu’elle murmurait dans ses délires. Quant au vent, il tentait bien de la caresser délicatement mais n’arrivait pas à l’apaiser. Les soubresauts secouant Cytise ressemblait aux dernières convulsions d’un condamné décollé.
    Fadamar espérait de toutes ses maigres forces restantes qu’il trouverait Nathan dans son échoppe. Lui n’avait aucune compétence médicinale relative à la maladie. Certes, sa profession l’avait poussé à développer quelques notions concernant les blessures par lames et flèches, les façons de nettoyer et de bander efficacement les plaies ou de faire un garrot pour circonscrire le poison – une erreur stupide était si vite arrivée. Mais fièvres et toux lui demeuraient mystérieuses et Cytise elle-même, à supposer qu’elle en connût les remèdes, ne serait en état ni de les confectionner, ni d’expliquer à l’assassin comment le faire.
    Ce n’était pas pour cette seule raison qu’il avait décidé d’emprunter la porte sud. En effet, pour gagner la boutique de l’herboriste, située à l’ouest du Palace des pauvres, il eût été plus court de passer par la porte ouest et de traverser ce quartier – en tout cas, géographiquement parlant. Cependant, les ruelles étroites, encombrées d’immondices, de gravats et de pauvres qui auraient rendu difficile le passage des chevaux, et le risque bien plus grand – simple euphémisme – de se faire attaquer et voler les montures avaient dissuadé Fadamar de choisir cette option. Le quartier sud s’avérait plus sûr et plus aisé d’accès. Par ailleurs, les magasins y étaient plus nombreux et il connaissait un homme qui lui offrirait un prix correct pour les bêtes fourbues.

    Au fur et à mesure qu’il se rapprochait des énormes portes qui perçaient les remparts vétustes de la Cité des Merveilles, la lumière gagnait en intensité. Le soleil dardait ses rayons dans un ciel bleu chassé de ses nuages par le vent, redonnant des couleurs aux environs grisâtres. Les champs se gorgeaient d’un jaune pâle, les arbres déployaient leurs ramures gorgées de sève, et quelques écureuils repérés par l’œil acéré de l’assassin bondissaient sur le sol à la recherche de leurs réserves, ajoutant une touche sombre à l’éclat des teintes de la nature.     Pourtant, encore une fois, l’astre se révélait impuissant à animer Cytise, toujours aussi livide, et même aux portes de la capitale, alors que la chaleur avait eu le temps de monter, l’alchimiste continuait à frémir.
    Fadamar tremblait aussi, mais de fatigue. La chaleur, plutôt que de raffermir ses forces, le plongeait dans une langueur dangereuse. Lorsqu’il pénétra enfin dans le quartier sud, sans le moindre souci car les portes grandes ouvertes ne faisaient l’objet d’aucune surveillance, il ne se rendit pas compte de la fébrilité latente. Malgré ses tentatives de maintenir son port haut, il ne pouvait empêcher sa tête de dodeliner et ses yeux de se clore à moitié.
    Pendant qu’il avançait sur la Voie magique, il ne remarqua pas que nombre de petites gens s’écartaient imperceptiblement à son passage, avant de chuchoter dans son dos en le montrant du doigt. S’il avait prêté un peu plus d’attention aux visages qui se tournaient vers lui, il y aurait lu méfiance et suspicion, mêlées à une agressivité certaine. Ce n’était pas la seule curiosité dont faisaient généralement preuve les habitants du Palace des pauvres à l’égard des nobles qui, parfois, empruntaient la Voie magique pour éviter de contourner toute la ville et éclaboussaient le quartier de leurs richesse et orgueil, mais une réelle animosité.
    Aveugle à celle-ci, Fadamar poursuivit son chemin pendant une bonne vingtaine de minutes avant de quitter la voie principale pour emprunter une rue relativement large menant aux écuries de celui qui lui achèterait ses chevaux. Il le fallait, car Therk avait, la veille de sa mort, dilapidé la totalité de leur argent. Par ailleurs, la boutique de Nathan était située à l’écart des grands axes – raison pour laquelle l’assassin l’appréciait – et il ne pourrait la rallier en tirant deux bêtes derrière lui.
    Il mit donc pied à terre, coucha Cytise en travers de la selle afin de l’empêcher de tomber, et avança parmi les détritus en se frayant tant bien que mal un chemin dans les rues étroites. C’était sans plaisir qu’il retrouvait l’odeur nauséabonde qui l’avait baigné pendant ses longues années d’assassinat dans la capitale. D’un autre côté, elle lui donnait l’impression confortable que rien n’avait vraiment changé depuis son départ, pour ce qui s’était avéré un voyage aussi triste qu’infructueux. Ce fut également à cause de ces effluves familiers qu’il ne se rendit pas compte que les ruelles dans lesquelles il s’engageait se vidaient de ses habituels occupants. Il continua sa route sans relever ce fait ni remarquer qu’une bande d’hères le suivaient de près, le pressaient, jusqu’à le dépasser et lui barrer le passage au moment où il atteignait une place à peine moins étriquées que l’entremêlement de passages du quartier.
    Fadamar releva enfin la tête, la secoua imperceptiblement pour chasser pensées vagues et épuisement, avant de tendre son corps déjà raidi de fatigue. Les phalanges de sa main gauche blanchirent lorsqu’il se mit à serrer plus fort que jamais la longe. Son autre main aurait disparu dans son manteau s’il le portait encore ; elle se contenta de se poser sur le manche de sa dague au pommeau de topaze.
« Eh bien ?
    Personne ne répondit à sa question muette. Fadamar profita de ce temps mort pour balayer les environs du regard, cherchant les issues éventuelles de cet étrange traquenard. La rue d’où il venait se prolongeait de l’autre côté de la place, tandis que deux minuscules venelles y trouvaient leur origine. Sinon, il n’y avait que des façades en assez bon état compte tenu de la nature du quartier. Elles n’auraient pas été des plus aisées à escalader en temps normal, mais en plus les fenêtres qui les perçaient paraissaient condamnées et, de toute façon, il était hors de question d’abandonner Cytise derrière lui.
-    Que me vaut un tel accueil dans la cité de mon cœur ?
Le silence demeura et Fadamar constata que les hommes se regardaient ou s’encourageaient de coups d’épaule, semblant hésiter sur la conduite à suivre. Lorsqu’il les détailla plus attentivement, il reçut confirmation de ses premières impressions : ces gens n’étaient que de simples indigents, pas des voleurs professionnels ni des mercenaires aguerris. Pourtant, un examen plus attentif lui apprit qu’ils étaient équipés d’armes bien plus menaçantes que les piteux gourdins et les lames ébréchées qui jonchaient les quartiers pauvres. Que diable se passait-il ici pour qu’une telle bande de loqueteux se retrouve ainsi armée et s’en prenne à lui en plein jour ? La question s’évanouit de son esprit aussitôt qu’il se la fut posée. Il n’était pas en état d’y réfléchir. Il se contenta d’attendre, aux aguets, en dénombrant ses opposants – au nombre de neuf. Enfin, l’un d’entre eux sembla prendre son courage à deux mains et, dans son dos, Fadamar s’entendit interpeller.
-    Que viens-tu faire dans notre quartier, étranger ? Tes semblables ne sont pas les bienvenus ici.
-    Mes semblables ?
Il se retournait pour s’enquérir du sens de ces mots lorsqu’un autre lança.
-    Seuls les nobles vont à ch’val ces temps-ci.
Alors, comme si la vanne avait lâché, ils se mirent tous à vociférer ensemble.
-    L’est pas mal, ton ch’val. On en aurait bien b’soin, ici…
-    Ouaip, de la bonne viande comme ça, c’est gâché de t’voir d’ssus.
-    Qu’est-ce tu racontes ? Eux seraient heureux d’pouvoir le monter.
-    T’as raison, nous fileraient une belle récompense !
-    Encore mieux si on s’débarrassait d’un d’ces bourges pleins aux as !
-    T’as pas tort… Et r’garde-moi cette dague, elle doit valoir un bon pactole.
-    Ouais…
Fadamar tentait de saisir les mots au vol et n’en percevait pas la moitié. Tout ce qu’il comprenait, c’était que la situation empirait de seconde en seconde et que les yeux des hères brillaient de plus en plus en se posant sur lui. En pleine possession de ses moyens, il n’aurait pas hésité un seul instant : il aurait enfourché sa monture et tenté de culbuter ses assaillants pour prendre la fuite. Mais il douta une demi-seconde de trop, le temps pour l’un des plus téméraires de se jeter sur lui avec une hachette de qualité plus qu’honorable. L’assassin fit un pas de côté, son bras droit décrivit un large arc-de-cercle et l’homme s’effondra dans un râle. Il n’avait pas lâché la longe.
    Quelque peu refroidis par cet échec, les huit hommes restants s’entre-regardèrent, puis resserrèrent l’étau autour de lui. Fadamar se rapprocha d’un immeuble pour couvrir ses arrières, conscient cependant que ses minutes étaient comptées s’il ne trouvait pas un moyen d’éviter le combat. Il avait déjà vu à de nombreuses reprises des yeux  étinceler autant que ceux des pauvres qui l’entouraient et avait appris à reconnaître avidité et folie. Parler ne servirait de rien. Restait la fuite. Il n’aurait jamais le temps de monter à cheval et, de toute façon, il serait vite freiné par les entrelacs de ruelles s’il tentait de s’enfuir à cheval, mais une autre possibilité s’offrait à lui : bondir et disparaître dans l’une de ces venelles sombres qu’il affectionnait tant. Encore fallait-il que les hères rompent leurs rangs, et qu’il survive à leur attaque…
    Ceux-ci interrompirent soudain ses pensées en chargeant ensemble, criant à la fois de peur et d’espoir. Fadamar réagit en un instant : d’une brusque traction sur la longe, il envoya les deux chevaux bouler dans les pauvres avec force hennissements, puis s’élança sur ses adversaires pris au dépourvu qui brassaient l’air de leurs armes en essayant d’éviter de toucher les bêtes. Proies faciles pour un assassin entraîné. Fadamar en fit chuter deux sur le pavé irrégulier de la place et s’apprêtait à bondir de nouveau lorsqu’il en aperçut un troisième, un peu plus vif d’esprit que les autres, faire mine de trancher la longe. L’assassin se précipita vers la selle du cheval de tête et s’empressa de détacher Cytise, dont le chapeau était toujours solidement vissé sur la tête, et de la ramener à terre avant que l’équidé ne s’échappe au grand galop.
    Son entreprise fut un succès, mais il avait perdu un temps précieux et, les bêtes parties, il ne bénéficiait plus désormais d’éléments éventuels de diversion, alors qu’il restait encore en face de lui plusieurs hommes, certes assez circonspects. Leur regard avait changé : il reflétait désormais la vengeance, sentiment plus inquiétant encore que l’avidité précédente. Fadamar se permit un bref coup d’œil sur la jeune alchimiste. Elle semblait aux portes de la mort. Lui songea avec un rictus qu’il la précèderait peut-être en cet inévitable lieu.
    C’est alors que l’un des hères pointa un doigt tremblant vers la poitrine de l’assassin et que les autres écarquillèrent les yeux. Fadamar baissa la tête et porta les siens sur ce qui avait ému ses opposants : il s’agissait de sa pièce usée, pendant comme depuis des décennies au bout de sa chaîne rouillée. Il se redressa, constata qu’ils hésitaient plus que jamais à retenter leur chance et sauta sur l’occasion de prendre la parole.
-    Vous ne vous trompez pas. Je suis bien celui que je suis, si toutefois le piètre état de vos lamentables compagnons pouvait encore laisser planer le moindre doute.
-    Tu es… Lametrouble ?
-    C’est ainsi que l’on m’appelle ici, dans ma ville. »
Et il fit un pas en avant. Instinctivement, les autres firent un pas en arrière. Il avança encore, ils reculèrent de nouveau. Il n’y avait plus qu’une seule chose à faire. Il se rua sur l’un d’eux, dague pointée.
    Aussitôt, les hommes s’essaimèrent dans la cour, paniqués de se retrouver confrontés à un assassin aussi fameux. Fadamar s’en désintéressa complètement et se précipita dans l’une des venelles obscures qu’il avait repérées, non sans avoir pris le temps de hisser Cytise sur ses épaules voutées. Elle ne pesait rien, comme si le poids de la vie l’avait déjà abandonnée ; elle n’en marmonnait pas moins à ses oreilles ses délires désormais continuels. Il leur prêta moins d’attention qu’aux battements infimes de son cœur et, sans plus se soucier de sa propre sécurité et des penauds déroutés, mit son sens de l’orientation et sa connaissance du Palace des pauvres à contribution pour se diriger au plus vite vers la boutique de Nathan.

    Il avalait les ruelles à toute vitesse, fantôme usé traînant pour chaîne l’alchimiste, passait en coup de vent sans laisser le temps aux habitants d’accrocher son ombre, sans jamais ralentir, sans jamais se reposer malgré ses membres endoloris, sans jamais hésiter malgré son indigence actuelle. Le regard fixe, les sens en éveil pour ne se point fourvoyer dans un nouveau guet-apens, la pièce bien en évidence qui battait en grinçant sur sa poitrine en sueur à laquelle collait sa chemise, il traça son chemin jusqu’à parvenir sans encombres supplémentaires à l’échoppe de l’herboriste. Arrivé à l’ultime coin précédant l’apparition de celle-ci, il déposa délicatement Cytise contre un mur et jeta un coup d’œil discret de l’autre côté du mur.
    La boutique semblait en bon état, appuyée comme toujours contre un bâtiment bien plus imposant. Nul garde ne sifflotait à sa porte. Sa fenêtre était ouverte comme d’habitude, pour laisser passer les rares rayons de soleil qui se frayaient un chemin jusqu’à elle, et ce afin de nourrir les plantes. En somme, aucun signe de danger, aucun changement depuis la dernière fois qu’il était venu, plusieurs semaines auparavant. Comme l’herboriste, son échoppe paraissait inamovible, à l’épreuve du temps et des hommes. Hochant la tête de soulagement, Fadamar vérifia que personne ne l’avait suivi jusque là puis, s’accroupissant, il reprit Cytise sur ses épaules et avança, confiant, jusqu’au seuil du bâtiment.
    Il s’y s’arrêta. La porte béait, comme souvent, mais l’apparence familière cessait là. L’assassin constata en effet que l’intérieur avait été pillé et dévasté, et à la place du visage repoussant du petit herboriste se trouvaient une bonne dizaine de têtes à l’air morne, qui lui rendirent son regard. Rehaussant l’alchimiste, il pénétra dans la pièce.
    La première chose qui le frappa fut l’odeur, ou plutôt l’absence des odeurs mêlées de toutes les plantes et potions qui jonchaient perpétuellement les étagères de Nathan. Aujourd’hui ne planaient dans l’air que les effluves quelconques de transpiration et d’urine, si courants dans les quartiers pauvres. Pendant que les habitants crasseux le dévisageaient sans s’émouvoir ni montrer guère d’intérêt pour sa présence, il pivota pour contempler l’état de délabrement de la boutique auparavant si soigneusement entretenue. Là où perçait le soleil ne se trouvaient plus que des couches sales et de la terre. Les étagères avaient été mises en bas, et leurs seuls reliefs consistaient en des débris de bois et de verre qui tapissaient le sol, un sol dont les couleurs chatoyantes dénonçaient le vol et le bris des flacons de substances arc-en-ciel. Dans la petite bibliothèque à moitié vide ne demeuraient plus que quelques feuilles éparses, laissées derrière au moment du pillage des lieux. Quant au chandelier qui ornait celle-ci deux semaines plus tôt, il avait également disparu.
    Fadamar sentit le désespoir l’envahir, nourri de l’égarement, de la fatigue, de la tension nerveuse et peut-être d’autres sentiments. Il faillit tomber à genoux ; il ne l’évita qu’au dernier moment, refusant de faire preuve d’une telle faiblesse alors qu’il se trouvait au centre de l’attention, qu’il était le célèbre Lametrouble ! Alors, il se retourna, braqua ses yeux sur une cible et prit une voix aussi impérieuse que glaciale.
« Où est Nathan ?
L’autre, pris au dépourvu, se redressa, jeta un regard à ses compagnons d’infortune puis à l’antique pièce de monnaie toujours en évidence, bégaya quelque peu, finit par répondre.
-    Ben, ça fait une paire de s’maines qu’on n’a plus eu d’nouvelles. Au début, y’a des gardes qui sont v’nus s’enquérir d’lui, ils sont restés quelques jours, puis sont partis. On a attendu encore, mais l’temps venant, Nathan ne rev’nant pas, on s’est dit qu’ce s’rait dommage d’gâcher un endroit si chouette. On est bien, là, personne ne…
-    Contente-toi de répondre. S’est-il passé quelque chose de particulier avant sa disparition ?
-    Pas qu’je sache. Y s’murmurait juste qu’il avait des accointances au château, si tu vois c’que j’veux dire…
-    Je ne vois pas. Précise.
-    Ben, on dit qu’le nouveau roi l’avait placé sous sa protection, pour avoir sauvé son assassin.
-    Là, je vois.
Sur ces derniers mots, Fadamar fit volte-face et sortit de l’ancienne boutique pendant que son interlocuteur baragouinait dans son dos.
-    C’est pas d’notre faute, m’sieur Lam’trouble ! On l’aimait bien, Nathan, l’était sympa avec nous aut’ ! Faut pas nous en vouloir, v’savez c’que c’est d’vivre ici ! »
L’assassin prêta à ces ultimes propos une attention distraite, puis les laissa s’envoler. Bien sûr qu’il connaissait la vie dans les taudis. Il ne pouvait en vouloir à ces pauvres bougres d’avoir profité de la disparition de l’herboriste pour s’installer ici. Il ne les tuerait pas pour si peu, même s’il était prêt à parier que, s’il revenait, ces occupants-là auraient été remplacés par d’autres, moins craintifs de son éventuelle vengeance. Il en sourit de satisfaction mêlée de dépit. Sa réputation n’avait pas changé dans la capitale, en son absence.
    Néanmoins, l’atmosphère, elle, avait évolué dans un sens qui déplaisait à Fadamar. Il ne parvenait pas encore à mettre le doigt dessus, mais tout ce quartier empestait le coup-fourré, empestait les intrigues, empestait les armes. Il se souvint un bref instant de l’équipement de ses agresseurs, avant de chasser cette pensée de sa tête. Il avait des préoccupations ô combien plus  urgentes. Il fit descendre Cytise, puis s’adossa contre un mur pour faire le point et réfléchir à sa destination future.
    Logiquement, si Nathan était effectivement sous la protection du roi, Fadamar le trouverait à la Lumière de cendres, où il pourrait vraisemblablement pénétrer en invoquant les services rendus au nécromancien, V’Fohs. Cependant, ce plan comportait deux anicroches : d’une part, l’assassin trouvait étonnant, pour ne pas dire suspect, que Nathan ait ainsi laissé à l’abandon sa boutique de toujours ; d’autre part, fourbu comme il l’était, il ne se sentait pas la force de faire le chemin jusqu’au château et de batailler pour qu’on le laisse y entrer. Et puis, si son retour dans la capitale pouvait passer inaperçu quelques heures de plus, ce n’était pas plus mal.
    Fadamar pouvait aussi partir à la recherche d’un autre guérisseur, mais la compétence de Nathan avait poussé les autres praticiens à s’installer bien plus loin et au vu de sa mésaventure précédente, il goûtait fort peu l’idée d’errer dans la ville plus ou moins au hasard. Il sourit à cette pensée, avant de jeter un œil mélancolique sur la pièce qui venait de lui sauver la vie. Curieuse ironie : au moment où il reniait celle-ci, elle l’épargnait – mais non, il ne l’avait pas reniée : il lui avait donné sa réelle signification et elle l’en remerciait ainsi. Il soupira d’énervement. Encore une pensée grotesque. Comme si un bout de métal avait une âme !
    Il se prit le crâne entre les mains, pestant contre son incapacité à se concentrer. Pensées et songes se mélangeaient, visages et paroles lui revenaient – sans qu’il pût s’arrêter sur aucun d’entre eux. Il frappa le mur de ses mains, secoua la tête, la pencha plus encore. Ses yeux fébriles se posèrent alors sur le corps à la pâleur cadavérique de Cytise et son cœur se serra. Serrant, il prit sa décision ainsi que la jeune femme sur son dos et, mobilisant ses forces dans un but enfin précis, tira sur ses muscles à l’agonie pour se mettre en route.

    Cette fois-ci, sa course fut plus laborieuse. Il ne volait plus mais se déplaçait à terre, comme le commun des mortels, et le commun des mortels voyait désormais passer l’assassin là où, plus tôt, il luttait pour attraper son ombre. Fadamar le remarqua sans s’en formaliser. De toute façon, il n’y pouvait rien. Ses forces déclinaient de mètre en mètre et les grincements de sa chaîne suffisaient jusque là à lui ouvrir la voie. Au temps pour son désir de rester discret quelque temps. Dans une heure ou deux, tous les quartiers pauvres seraient au courant de son retour. Peu importait : il avait une priorité.
    Fadamar parcourut d’ouest en est le Palace des pauvres, sachant où aller sans pour autant connaître parfaitement le chemin. A l’approche du lieu sensible, il ralentit et se mit à marcher pesamment – allure à des lieues de la légèreté dont il faisait preuve en temps normal. Il hésitait devant certains croisements, revenait parfois sur ses pas pour emprunter un autre itinéraire, tout en gardant un œil sur les pauvres à l’entour. Toutefois, depuis qu’il avait perdu les chevaux, il attirait bien moins l’attention et n’éveillait qu’un intérêt de circonstance. Un brin de lucidité l’aurait conduit à masquer de nouveau sa pièce afin de se fondre dans la masse, mais ce brin-là lui manquait désormais.
    Toujours est-il qu’en dépit de la fatigue, en dépit du brouillard qui accablait ses yeux et de ses membres qui le lançaient, Fadamar atteignit la petite enseigne d’un rose passé, indice tant attendu marquant l’emplacement du repaire de la jeune alchimiste. L’accès en était des plus malaisés, ce qui en faisait une cachette plutôt fiable, inaccessible aux moins opiniâtres. Il dut lutter pour faire passer Cytise à sa suite, car celle-ci ne l’aidait vraiment pas ; bien au contraire, elle semblait avoir retrouvé les forces nécessaires pour se tordre dans tous les sens en débitant des borborygmes dénués du moindre sens.
    Enfin, ils se retrouvèrent tous les deux dans le laboratoire obscur. Fadamar avança à tâtons, se cogna le genou, jura, puis se souvint que Cytise avait toujours sa bourse à son côté et probablement quelques fioles de cette ‘liqueur de lumière’ dont elle s’enorgueillissait. Il fouilla dans le sac, en sortit les flacons restants et les ouvrit tour à tour, jusqu’à ce que l’un d’entre eux se mette à émettre une faible lueur, insuffisante cependant pour éclairer les lieux. Laissant l’alchimiste délirer sur le sol, il se dirigea sans hésiter vers le vieux chandelier qui siégeait au-dessus du manteau d’une ancienne cheminée et l’alluma en versant quelques gouttes de la liqueur. La lumière déploya ses rayons.
    Contrairement à l’échoppe de Nathan, les lieux n’avaient pas changé. Tous les instruments nécessaires à l’alchimie étaient bien présents, quoiqu’entretissés de toiles d’araignées. Il en était de même des multiples bocaux qui se succédaient sur les étagères abîmées que soutenait le mur. Les poudres contenues à l’intérieur exhalaient leur désagréable puanteur, mêlée à celle des liquides multicolores stagnant en ce lieu depuis bien trop longtemps. L’air en devenait presqu’irrespirable et Fadamar s’empressa de protéger le visage de Cytise d’un bout de tissu. Celle-ci avait déjà du mal à inspirer, mieux valait éviter d’accroître encore ses difficultés.
    Cela fait, il se redressa et se dirigea enfin vers la véritable raison de sa présence ici, vers son ultime espoir de sauver l’alchimiste, vers la source du bruit qui emplissait le laboratoire et provenait de bouillonnements inexplicables. Il s’approcha de l’imposante cuve calée dans un coin de la pièce jusqu’à en contempler les minuscules tourbillons qui se formaient régulièrement à la surface de l’eau et demeura ainsi, songeur, pendant quelques minutes. Puis il porta son regard sur la jeune femme inconsciente. Il était évident que, dans son état, elle se révèlerait incapable de lui dicter la marche à suivre pour confectionner un remède à sa dévorante fièvre ; il ne l’était pas moins que tenter d’agir au hasard, de mélanger telle mixture à telle autre, aurait des conséquences au moins fâcheuses, au pire désastreuses. Tout ce qu’il savait, c’était qu’en présence d’une telle maladie, baigner la personne dans de l’eau chaude s’avérait bénéfique, et que cette marmite contenait une telle eau.
    Le problème était qu’elle ne contenait pas que de l’eau, si l’on en croyait l’opacité et le caractère quelque peu pâteux de celle-ci. Circonspect, Fadamar chercha du regard un bout de bois, probablement issu d’un des meubles fatigués de la pièce, s’en empara et le plongea dans le baquet. Il ne se passa rien de spécial et le morceau en ressortit simplement mouillé. L’assassin le contempla, pensif, le laissa tomber, hésita quelques instants, puis, d’un geste brusque, enfonça son avant-bras dans le liquide, s’attendant presque à le voir disparaître ou ronger comme par de l’acide. Il n’en fut rien. Sa chair émergea intacte, juste un peu plus propre. Enhardi, Fadamar effleura cette fois-ci la marmite elle-même ; elle n’était ni brûlante, ni même chaude. Il recula, étonné et confus de tant de bonne fortune. Il n’avait jamais eu autant de chance que depuis qu’il avait détourné ses pas du Hasard !
    Ce n’était pourtant pas encore le moment de se réjouir. Cytise gisait toujours par terre, et il faudrait un véritable miracle pour que de la simple eau chaude triomphe de sa fièvre. Mais l’espoir renaissait. Fadamar alla chercher la jeune femme et la porta jusqu’au baquet. Encore fallait-il l’empêcher de sombrer dans l’eau pendant que lui se reposerait. Il fouilla le laboratoire à la recherche d’une corde, sans en trouver aucune au milieu des alambics, mortiers, flacons et autres pilons. Il avisa ensuite le cordon de la bourse de Cytise, mais celui-ci était bien trop court, tout comme les ceinturons qui maintenaient respectivement la dague de l’alchimiste et celle de l’assassin. Même mises bout à bout, ce serait insuffisant, et il n’avait aucune intention de sectionner la corde de la petite arbalète de l’alchimiste.
    Alors, après un moment d’hésitation dont il se reprocha la perte, Fadamar dénuda délicatement la jeune femme, révélant son corps maladif et amaigri – ce qui lui rappela sa propre faim, lui qui n’avait pas mangé depuis plus d’un jour complet –, et noua les vêtements pour en faire une corde, dont il assura la résistance en mettant à contribution cordon et ceinturon aux endroits les plus susceptibles de se rompre. Il en fit de même avec ses propres effets.
    De chaque corde rudimentaire ainsi confectionnée, il noua les deux poignets de l’alchimiste ensemble ; l’une d’entre elle partait de son poignet droit, l’autre de son poignet gauche, et l’assassin les attacha toutes deux au pied d’un meuble différent – la table principale et une étagère inspirant plus confiance que les autres – dont la stabilité lui semblait suffisante. Cette tâche accomplie, il se permit de contempler d’un regard moins affairé, à la fois doux et inquiet, la nudité de Cytise, avant d’enfin soulever la jeune femme pour la plonger précautionneusement dans le liquide bouillonnant. Il vérifia une dernière fois la solidité des liens qui lui maintenaient la tête hors de l’eau, s’assura qu’il serait aisé à Cytise de se libérer elle-même si, par le plus grand bonheur, elle reprenait conscience.
    Satisfait, il la laissa là et se rapprocha de la sortie de ce véritable sanctuaire. Il se rappelait avoir évolué ces dernières heures dans un état second. Si quelqu’un l’avait filé, il ne s’en serait pas rendu compte, et il ne comptait pas être surpris dans son sommeil par un intrus plus entreprenant que la moyenne. Avisant l’unique chaise du lieu, il s’en servit pour bloquer l’entrée du laboratoire, un obstacle bien suffisant car il était nécessaire de ramper pour accéder jusqu’ici et que, dans une telle posture, il serait bien difficile à l’indésirable de dégager le meuble pour se faufiler. Quand bien même il y parviendrait, la chaise ferait suffisamment de bruit en tombant pour réveiller Fadamar.
    Ces nécessaires précautions prises, cet ultime effort accompli, il s’assit, s’adossa à un mur et, sur un soupir de soulagement, il s’endormit.

* * *

    Ces derniers temps errait dans la Lumière de cendres une âme-en-peine. Les serviteurs affectés à l’entretien des innombrables couloirs du château se voyaient périodiquement déranger par des froufroutements, des chuchotis grêles et inquiétants, des bruits de pas secs sur le sol. Ils s’écartaient alors, se plaquaient presque contre les murs, afin de laisser passer la source de ces frémissements, l’Arme de chair.
    Depuis son retour du quartier général de l’ancienne secte, elle allait et venait sans pensée ni but. Si elle posait parfois ses yeux pâles sur une étonnante sculpture ou sur une fresque somptueuse, c’était d’un regard vide, dépourvu de la moindre étincelle d’intérêt. Elle était présente sans l’être, se trouvait là sans être là. En réalité, elle sondait ses souvenirs.
    De ses marmonnements, elle les rappelait, les entretenait, les choyait – les maudissait. Elle voulait vivre par eux sans être seulement capable de leur succomber. Elle voulait retourner dans le passé, mais pour les modifier. Vaine espérance ! Ni l’oubli, ni l’ouverture du voile du temps ne s’offriraient jamais à elle. Il lui resterait toujours ses regrets et ses remords. Qui pour le lui dire ?
    Quelques jours avaient passé ainsi depuis qu’Ellébore avait occis Nathan, la personne la plus proche d’un ami pour elle, la seule qui comptait encore après qu’elle avait perdu Fadamar. Quelques jours écoulés dans un marasme aveugle, quelques jours après lesquels le roi B’Rauts avait enfin décidé d’y mettre un terme.
    Ce fut au capitaine K’Thraus qu’il confia cette tâche. Celui-ci convoqua l’Arme un beau matin. Il l’attendit dans son bureau de la ruelle du Noble cœur, dans le quartier marchand de la capitale, ayant dans l’idée qu’extirper Ellébore de l’atmosphère délétère de la Lumière de cendres ne serait pas malvenu. Il doutait quelque peu de sa venue, à tort. Elle se présenta à l’heure dite, enveloppée de tant de couches de frusques sombres et sales qu’elle paraissait un bubon sur la face du monde. Son capuchon ne laissait deviner que deux points clairs sur son visage, ses deux yeux délavés. Lorsqu’elle entra ainsi dans le bâtiment rouge brique, si Markvart demeura stoïque, il ne peut s’empêcher de frissonner intérieurement. Voilà donc à quoi ressemblait réellement le monstre des récits, Vif-Argent, l’Arme de chair – vision à des lieues de celle qu’il avait pu entrevoir les semaines précédentes.
« Tu m’as mandée.
    Markvart fut presque surpris d’entendre cette voix si familière, grêle et amère. Il en fut rassuré. Après tout, la différence était telle entre l’impitoyable mais humaine Ellébore, et la chose qui lui faisait aujourd’hui face, que cette confirmation se révélait la bienvenue.
-    Sa majesté le roi B’Rauts s’inquiète.
Il laissa planer ces mots quelques secondes, le temps que l’assassin en perçoive le double sens, puis il reprit.
-    C’est à moi que revient la tâche d’apaiser cette inquiétude. Tu n’as sûrement pas dû te rendre compte des évolutions de la situation dans la capitale pendant que tu te morfondais, et je n’en ai pas tellement eu les moyens de mon côté. Maintenant que nous voilà réunis, nous pouvons pallier ensemble ces lacunes.
L’Arme eut un petit rire. Markvart fronça les sourcils.
-    Content que cela te réjouisse. J’aimerais que tu sondes les quartiers pauvres, à commencer par l’ouest – qui a toujours été le moins discipliné. Les gardes ne sont pas les bienvenus là-bas ; quant à la Garde sombre, elle est bien trop remarquable et je ne tiens pas à l’y envoyer.
-    Inutile de te justifier. Je suis la personne idéale. Que suis-je supposée rechercher ?
-    Je n’en sais rien. A toi de voir ce qui te semble inhabituel. C’est ton domaine.
L’Arme parut s’incliner, fit ensuite demi-tour pour sortir. Juste avant de passer le seuil de la porte, elle se tourna la tête et lâcha quelques mots.
-    Je ne décevrai pas le roi. »
Puis elle disparut. Markvart se releva, pensif. Derrière cette ultime raillerie, n’avait-il pas entendu percer de la détresse ?

    Ellébore marchait d’un pas vif sur la Voie noble, sans prêter attention aucune aux murmures qui l’accompagnaient ni aux retraits précipités des aristocrates se trouvant sur son chemin. Certes, elle dépareillait dans ce quartier flamboyant au sol rutilant, aux demeures d’un blanc éclatant et dont les vitraux renvoyaient de multiples couleurs. En temps normal, elle prenait la peine de se dissimuler, de se retirer de la vue des badauds. Mais elle comprenait parfaitement qu’elle aurait tout intérêt à habituer les nobles à sa présence, à la fois dans l’intérêt de ses missions actuelles dont le commanditaire était le roi lui-même, et dans l’intérêt de ses contrats futurs. Par ailleurs, sa précédente incursion dans le quartier noble n’avait pas non plus été des plus discrètes : bien que portée par les énergies argentées, elle avait laissé derrière elle une longue piste de sang.
    Elle arriva soudain au croisement dont l’une des voies n’était autre que l’impasse de l’Emeraude. Elle tourna la tête pour apercevoir la verte demeure royale. Jari B’Rauts s’y trouvait probablement en ce moment, ourdissant une stratégie, contrôlant la gestion de telle ou telle partie du domaine royal, ou simplement rêvant, le visage tourné vers la campagne. Elle hésita un instant. Jari était aujourd’hui le seul à la regarder comme autre chose qu’une machine à tuer. Comme un être humain. Et elle, loin de le remercier pour cette considération, loin de lui prouver qu’il avait raison de penser de la sorte, se cantonnait au contraire à son rôle de bras armé, d’Arme de chair. Savait-elle faire autre chose que tuer ? Sa vie toute entière le niait. Etait-il trop tard pour y changer quoi que ce fût ?
    Elle se morigéna de ces questions idiotes, bien peu appropriées dans l’esprit de l’assassin professionnel qu’elle était effectivement, qu’elle le voulût ou non. Alors, elle se détourna et reprit sa route, se concentrant déjà sur ce qu’elle devait et savait faire : obéir.

    Une bonne heure plus tard, elle évoluait dans le quartier ouest. Le soleil était déjà haut dans le ciel et, même si elle ne pouvait le voir des venelles étroites et encombrées de gravats où elle se trouvait, elle sentait la chaleur s’immiscer parmi les masures à moitié effondrées, se faufiler dans les brèches provoquées par la chute de planches vermoulues ou de briques et l’envelopper de ses bras vaporeux. Peu lui importait. Elle avait l’habitude de subir la chaleur, sous ses multiples couches de vêtements, et celle-ci était sans commune mesure avec celle qu’elle avait affrontée cinq années plus tôt, dans le désert des Hommes des sables.
    Elle marcha d’abord au hasard dans le labyrinthe tentaculaire du quartier, tendait les oreilles pour percevoir rumeurs et échos. Elle n’entendit rien de bien convaincant, comme si les habitants se méfiaient d’elles et se taisaient à son approche. Ellébore venait régulièrement chercher des informations dans ce quartier, à l’époque où elle changeait régulièrement de commanditaire et où ceux-ci étaient bien moins renseignés qu’un monarque secondé de la Garde sombre, et déjà à l’époque les hères s’écartaient de son chemin et chuchotaient dans son dos. Ce n’était pas seulement dû à sa réputation car elle se gardait bien de clamer ses exploits, mais surtout à l’espèce d’aura qu’elle dégageait, un halo dissuadant quiconque de s’approcher d’elle, hormis pour une excellente raison.
    Aujourd’hui, elle pressentait que c’était différent. Dans les yeux qui se détournaient d’elle à son passage, elle ne lisait plus que de l’effroi, mais un mélange de crainte et de méfiance. Lorsqu’elle dépassait une bande d’habitants, elle sentait peser dans son dos des regards soupçonneux, ce qui était normal, sans entendre le moindre murmure, ce qui était anormal. Et quand elle faisait volte-face, les hères s’égaillaient, les rares fenêtres encore en état claquaient, les alentours bruissaient de fuites précipitées. K’Thraus voyait juste. Il y avait quelque chose de pourri dans la capitale.
    Elle ne découvrirait rien de plus en arpentant sans trêve les entrelacements de ruelles piteuses et d’impasses hasardeuses. Si, depuis la mort violente d’Ohran Thrixx, elle ne possédait plus de contact attitré dans les quartiers pauvres, elle connaissait plusieurs lieux où obtenir des tuyaux, à commencer par une taverne encore plus mal famée que la moyenne, à l’extrême ouest du quartier.
    Elle mit une heure de plus à gagner le bâtiment, une heure d’innombrables détours par rues et par cours car, si elle connaissait parfaitement l’ensemble du quartier, certaines bâtisses s’écroulaient du jour au lendemain et condamnaient des voies d’accès, ou bien des palissades s’élevaient suite à une rixe entre deux chefs de bande et bloquaient temporairement certains passages. Elle parvint malgré tout à la taverne – nom ronflant pour désigner un tripot bas de gamme, dont l’enseigne avait disparu depuis belle lurette. Un immense toit à moitié effondré surmontait tous les bâtiments du coin et étouffait la lumière, et il était de notoriété publique que la zone de ténèbres menant à l’entrée du ‘Chat huant’ avait été le théâtre de bien des assassinats de dernière minute. Ce fut pourtant sans inquiétude qu’Ellébore s’y aventura, les mains plongées dans ses nippes, et pénétra dans la salle principale et unique en claquant la porte – qui faillit sortir de ses gonds. Nombre de regards convergèrent vers elle.
    Elle les ignora tout à fait. Elle se dirigea vers le comptoir, exigea une bière et, malgré son goût immonde, la porta à ses lèvres minces. Quelques minutes plus tard, les conversations reprenaient. Ellébore se tenait aux aguets, les yeux mi-clos ; elle filtrait les paroles prononcées à la recherche d’informations pertinentes, occultait les propos banals pour se concentrer sur les plus inhabituels. Cela s’avéra vain. Les clients ne laissaient rien échapper.
    Agacée, elle se retourna et, adossée au comptoir, examina la petite pièce. Elle ne comportait que cinq tables, quatre rectangulaires et l’une ronde, située dans un renfoncement. A cette heure-là, elle n’était pas encore pleine à craquer, mais il n’était déjà pas aisé de s’y déplacer. Elle estima l’assemblée à une trentaine de personnes, assises ou accoudées autour d’elle. Aucune ne semblait se préoccuper d’elle, ce qui était évidemment faux. Si tel avait vraiment été le cas, alors leurs échanges se seraient révélés bien moins insipides que ce qu’elle en comprenait.
    Ellébore s’intéressa plus attentivement à un mur, de l’autre côté de la pièce, où s’agrippait une cible aussi antique que trouée de fléchettes. La peinture s’était écaillée depuis longtemps et seule demeurait une teinte uniforme, d’un gris poussiéreux. Le mur lui-même était percé sur une vaste zone, résultat de lancers lamentablement ratés. Sous ses yeux, un autre projectile vint s’y ficher, manquant la cible de vingt bons centimètres. Elle tourna la tête vers l’homme qui venait de jurer, frustré de son échec. Ses deux compères éclatèrent de rire en lui donnant de grandes tapes moqueuses dans le dos, ce qui poussa l’autre à retenter sa chance pour effacer l’humiliation. Cette fois-ci, il toucha la cible – de justesse – et gonfla le torse. L’un des autres maugréa et fit glisser une pièce de cuivre dans sa main.
    Ce spectacle, des plus fréquents dans de tels bouges, laissa de marbre Ellébore mais lui donna une idée. Pendant que les lanceurs pariaient de nouveau, en proie à la fièvre du jeu si mortelle dans les quartiers pauvres – les perdants ayant tendance soit à se dépouiller totalement et à périr ensuite de faim, soit à fuir leurs créanciers pour finir égorgés entre deux éboulis par une nuit sans lune –, elle fouilla dans ses frusques noires et saisit l’une de ses dagues, parfaitement équilibrée comme chacune d’entre elles. Elle l’empoigna, puis attendit que les joueurs se décident à poursuivre leurs défis.
    Cela ne tarda pas. L’un d’entre eux s’apprêta, arma son bras, lança la fléchette. L’air siffla. La dague vint se ficher en plein cœur de la cible cependant que la fléchette se perdait autre part – personne n’en avait cure. Une seconde fois, Ellébore fut au centre de l’attention. Elle finit sa bière d’une gorgée, s’essuya la bouche et lâcha.
« Cette dague est vôtre. Je vous laisse payer la note.
    L’un des joueurs retira l’arme, la soupesa, hocha la tête d’un air appréciateur. Ses deux compagnons l’évaluèrent à leur tour, voulurent s’en emparer, et se mirent à se disputer sous les yeux de tous les occupants. Alors le premier, après avoir jaugé Ellébore, répliqua.
-    On n’est pas tes larbins. Garde ton arme et règle ta bière. T’es pas la bienv’nue ici, l’Arme.
Il laissa tomber la dague par terre et lui donna un coup de pied. Elle vint rouler auprès d’Ellébore. Celle-ci lui jeta un œil, avant de fixer un regard impassible sur le téméraire qui venait de la défier. Un bruissement secoua l’assemblée, avide d’assister à la suite des événements. Elle fut déçue. Ellébore ramassa sa dague sans un mot, paya sa boisson et se dirigea vers la sortie dans un silence de mort. Rasséréné par sa réussite, l’insolent joueur lui lança, au moment où la porte se refermait derrière elle.
-    Et va dire à Lam’trouble qu’nous n’voulons pas d’lui non plus. On n’veut pas voir ici votre engeance d’assassin léchant la botte des aristos ! »
Curieusement, il survécut à sa folie. Ellébore le remerciait ainsi des renseignements qu’il avait bien malencontreusement laissés échapper. Tout en esquivant les gravats du quartier ouest, elle analysa les propos entendus. Objectivement, l’essentiel tenait en ce que les hères avaient refusé de prendre son arme, une dague d’excellente qualité, si rare – parce que si chère – parmi les pauvres. Elle voyait deux raisons possibles à ce comportement : soit ils n’en avaient pas besoin, soit ils n’en voulaient pas recevoir de la part de serviteurs du roi. En d’autres termes, leur refus s’attachait soit à la qualité de l’arme, soit à la qualité du donateur.
    Mais ce n’était pas sur cette question qu’Ellébore comptait se pencher dès à présent. Elle laisserait les énigmes à K’Thraus, dont c’était le travail. Elle collectait les informations, lui les examinait et en tirait les conséquences. Non, ce qui l’intéressait en ce moment-même, c’était l’allusion à Fadamar. Si le joueur avait pris la peine de l’évoquer alors qu’il avait disparu de la capitale depuis des semaines, c’était nécessairement parce qu’il était de retour et avait déjà fait parler de lui. Or, le connaissant, l’une des premières choses qu’il ferait en rentrant serait d’aller rendre visite à Nathan – ce qui lui causerait une triste surprise.
    Avait-elle envie de le revoir ? Sans doute. Il tenait pour une bonne part dans les souvenirs qu’elle s’acharnait à rappeler sans cesse, ces images dans lesquelles elle se sentait encore compter aux yeux de quelques-uns, à commencer par l’assassin à la pièce, son ancien mentor et amant. Depuis qu’il l’avait repoussée, elle s’était engoncée dans la solitude, monde enveloppé de brume où la seule main tendue avait été celle de Nathan, le partenaire et ami – s’il en avait – de Fadamar. Une main désormais enterrée aux côtés de ses sentiments. Pourtant, elle songeait encore à lui. Il ne s’agissait ni d’amour, ni de haine, simplement d’une sensation persistante de gâchis qui l’entravait comme un boulet de plomb. Et elle savait désormais, en repensant aux mots de K’Thraus et à ceux du roi, qu’il lui faudrait un jour ou l’autre exorciser ce sentiment. Pourquoi pas aujourd’hui ?
    Sa décision prise, elle s’évanouit en direction de l’échoppe de l’herboriste.

    Elle marcha encore longtemps et le soleil avait eu le temps d’atteindre son apogée lorsqu’elle aboutit finalement au magasin. Elle se refusait d’invoquer les énergies argentées, préférant garder profil bas pour le moment, alors que les rumeurs d’un retour de l’Invocation se multipliaient de jour en jour. De plus, l’atmosphère inhabituelle dans laquelle baignait la Cité des Merveilles invitait à une prudence renforcée, même si la redoutable et redoutée Arme de chair ne courait sans doute pas un grand risque, sa seule réputation suffisant à dissuader les assaillants – quoique ceux-ci semblassent s’enhardir. En tout cas, cette abdication de l’usage de sa magie la ralentissait.
    Elle s’introduisit sans hésiter dans la boutique mise à sac. Elle avait déjà visité les lieux, quelques jours après le trépas de l’herboriste, et connaissait les nouveaux occupants qu’elle regardait avec commisération plutôt qu’avec reproche. Une fois qu’elle eut balayé du regard l’échoppe et constaté l’absence de Fadamar, elle s’adressa directement à l’un des pauvres hères qui se rencognaient.
« Lametrouble est-il passé ?
    L’autre se mit à trembler, effrayé par cette masse informe d’où provenait perpétuellement une sourde menace. Il ouvrit la bouche pour répondre, la referma, et finalement hocha vigoureusement la tête.
-    Sais-tu où il est allé ?
Cette fois-ci, il la secoua farouchement. Satisfaite, l’Arme de chair allait se détourner quand elle remarqua que l’homme souhaitait ajouter quelque chose, sans y parvenir. D’une voix pleine de mépris, elle s’adressa à tous les occupants.
-    Allons, personne pour aider le muet ? Réfléchissez bien.
Sur ces mots, elle plongea nonchalamment ses mains dans ses vêtements. Les yeux de son auditoire s’écarquillèrent et l’un de ses membres, plus vif que les autres, s’empressa de la renseigner.
-    C’que veut dire l’gars, c’est qu’l’assassin portait sur son dos une jeune femme qui semblait morte, voilà tout ! La victime d’un contrat, pour sûr !
Soudain, son voisin lui tapota l’épaule. Lui pencha la tête, écouta le murmure de l’autre, hocha la tête et ajouta à l’intention d’Ellébore.
-    Ouais, on m’rappelle qu’elle était drôlement jolie, la donzelle, avec de chouettes cheveux bruns malgré sa blancheur de cadavre. Si ça peut vous aider… »
Elle acquiesça sans répondre, devinant sans peine de qui il s’agissait. Sans relever les suppliques des hères de l’épargner – cela devenait fatiguant d’entendre les gens penser qu’elle assassinait par plaisir ou machinalement –, elle quitta l’ancien magasin. Refroidie à l’idée de savoir Fadamar en charmante compagnie, réchauffée à l’idée de supposer la charmante compagnie morte ou en passe de l’être, elle resta sur place à laisser le chaud et le froid souffler en elle jusqu’à finalement décider de rentrer au château pour faire son rapport. Elle se lassait de parcourir l’ensemble de la capitale à la recherche d’une ombre qui vivait apparemment sa vie sans guère de regrets, en toute insouciance. Elle se retint de serrer les poings et réussit à garder la maîtrise d’elle-même, sans pour autant déceler la silhouette qui l’observait du coin de la boutique. Pour le moment, sa seule vengeance consisterait à laisser Fadamar dans l’ignorance du sort de Nathan, en attendant mieux.
    Ou pire, c’est selon.

* * *

    Elle se sentait curieusement bien, confortablement installée dans un lit de nuages affectueux dont les membres chaleureux l’enlaçaient. En guise de berceuse, un doux clapotis l’environnait, amical et aimant. Ce ne fut que lorsqu’elle comprit que cette situation était absurde qu’elle ouvrit les yeux, prudemment d’abord, d’un seul coup ensuite, pour se rendre compte que son rêve paraissait bien plus crédible que la réalité.
    Cytise baignait dans la cuve de son propre laboratoire, nue dans l’eau gorgée des substances diverses et variées déversées ici depuis des années, les poignets attachés par des cordes de ses propres vêtements et de ceux – elle s’en rappelait à présent – de Fadamar. Elle ferma les yeux, sentit les vagues de fièvre submerger son esprit, ce qui pouvait expliquer de telles hallucinations, les rouvrit. Rien n’avait changé. Elle mobilisa sa volonté pour tourner la tête vers l’entrée de la pièce, où elle constata la présence de l’assassin endormi qui, dans son plus simple appareil, avait encore la main droite posée sur sa précieuse dague. Elle esquissa un sourire avant de grimacer d’une douleur qu’elle ne connaissait que trop bien. Heureusement, il existait un remède. Encore fallait-il s’extirper de la marmite. Elle baissa la tête pour examiner les nœuds liant ses poignets, ses yeux se posèrent sur son corps…
    Ce fut le choc. Un instant, elle crut qu’elle n’avait pas encore totalement émergé de sa torpeur, qu’elle était toujours en proie au délire. Elle semblait avoir pris des années, des décennies, peut-être même des siècles. Sa peau parcheminée se couvrait de taches brunes et formait à certains endroits des plis hideux, tandis qu’à d’autres elle paraissait extrêmement tirée, couvrant de justesse ses os. Ses cuisses étaient plus maigres que jamais, dépourvues de muscles, deux baguettes raides qui seraient incapables de la porter. Ses bras renvoyaient le même reflet de terrifiante débilité. Ses seins, réduits à deux masses flasques, pendaient pitoyablement sur son ventre desséché par la vieillesse. Horrifié, elle referma les yeux, ignora les assauts contre ses tempes, secoua la tête vivement pour en chasser l’atroce vision, puis, raffermie, affronta de nouveau la réalité. Ce n’était pas un rêve, ni même un cauchemar.
    Pourtant, ses mains et ses avant-bras avaient conservé leur fraîcheur, eux. Quant à son visage, impossible de le dire car la surface de l’eau refusait de le lui révéler. L’explication la plus rationnelle à cette apparence de soudaine sénilité reposait dans les propriétés particulières de ce liquide, altéré par toutes les mixtures qu’elle y avait pu verser. Rassurée par ces considérations, elle entreprit de dénouer les liens qui l’avaient empêchée de se noyer pendant son sommeil. La prévoyance de Fadamar lui permit de se libérer sans grande difficulté, mais au moment où elle essayait de se hisser hors de la cuve, elle se rendit compte qu’elle n’y parvenait pas.
    Elle effectua plusieurs tentatives, en vain. A chaque fois, ses appuis se dérobaient et elle n’avait pas la force de pousser sur ses jambes pour émerger. Au fur et à mesure de ses échecs, elle sentit la panique s’immiscer dans son esprit comme elle comprenait que sa faiblesse n’était que la conséquence logique de sa vieillesse prématurée, une vieillesse à mille lieues de la simple illusion. Effarée, elle passa de longues minutes à battre tant bien que mal des membres pour surnager sans oser retenter une escalade, de longues minutes pendant lesquelles elle s’efforça de se calmer, de rechercher une nouvelle explication cohérente. Celle-ci lui vint tout naturellement : elle ignorait depuis combien de temps elle n’avait rien avalé, mais la maigreur de ses avant-bras couplée au visage émacié de l’assassin appuyé contre le mur dénonçaient une certaine malnutrition, qui justifiait évidemment son état de débilité.
    Quelque peu rassérénée, elle changea de tactique. Plutôt que de s’aider de ses jambes, qui ne répondaient plus, elle saisit fermement l’une des cordes qui trempaient encore dans l’eau chaude et tira dessus de toutes ses maigres forces. Bandant les quelques muscles qui lui restaient, elle se hissa, centimètre par centimètre, priant pour que la fragile corde ne lâche pas, et petit à petit, geignant de douleur suite au raclement continu de son corps contre la cuve, elle s’extirpa de celle-ci.
Malgré cette réussite imminente, l’horreur continuait à affluer en elle en même temps que les vagues de fièvre, car au fur et à mesure que son corps émergeait de l’eau, Cytise se rendait compte qu’il demeurait déliquescent, que ses membres osseux conservaient leur apparente fragilité, et ce fut dans un gémissement de désespoir qu’elle bascula rudement sur le sol.
    Elle resta prostrée plusieurs minutes, sonnée. La douleur qui enflait dans sa tête, prête à exploser, finit par la ranimer et elle la poussa à se relever, non sans effort. Son ventre la lançait également et, quand elle osa enfin porter les yeux dessus, la souffrance se mêla à un intense soulagement. En effet, si sa peau dégoulinait du sang dû aux écorchures, elle avait repris son apparence juvénile et Cytise constata aussitôt qu’il en était de même pour son corps tout entier, comme il cela avait probablement toujours été le cas. Dans son état de faim et de fatigue, elle nageait entre deux eaux – c’était le cas de le dire – et seule son imagination enfiévrée avait pu lui faire apparaître de telles visions. C’était l’unique explication plausible.
    Ignorant la petite voix qui lui soufflait le contraire, elle se rendit péniblement, mi-marchant mi-rampant, aux étagères où elle savait pouvoir trouver les plantes médicinales qui la soigneraient de sa maladie. Sa recherche fut brève. Elle s’empara d’un bocal où dormaient quelques fleurs séchées d’achillée millefeuille, alla le poser sur la table à laquelle était encore accrochée une corde de vêtements. Ensuite, elle saisit un bol de terre cuite qu’elle emplit de cette eau bouillonnante aux propriétés atypiques à défaut d’alternative, pour y faire infuser les fleurs séchées. Une dizaine de minutes plus tard, elle buvait cette tisane curative en espérant que les vertus habituelles de l’achillée ne s’étaient pas évaporées avec le temps.
    Cela fait, psychologiquement revigorée, Cytise entreprit de dénouer les vêtements et de réintégrer ses habits particulièrement usés par le long voyage au sud, en dépit du sang qui tapissait son ventre. Elle tourna un regard amusé vers Fadamar. Si, après une telle situation, tous deux ne devenaient pas intimes, c’était à n’y rien comprendre ! Ce qui ne déplaisait guère à la jeune femme qui, prenant soudain l’assassin en pitié, le recouvrit délicatement de ses frusques sombres comme d’une couverture. Etonnamment, il ne se réveilla pas, alors qu’elle s’attendait presque à ce qu’il se jaillisse, dague pointée en avant, ainsi qu’il avait coutume de le faire. Il devait vraiment être exténué.
    Cytise savait qu’il serait de bon ton de sa part d’aller leur acheter quelque nourriture, mais d’une part tous deux ne possédaient plus le moindre argent, et d’autre part elle se sentait encore trop faible pour affronter la capitale, ses merveilles et ses menaces, ses abeilles et ses rapaces.
Elle se contenta donc d’aller chercher ses affaires et, après s’être blottie contre l’assassin, ouvrit enfin le petit sac que lui avait abandonné Vlad, le génial devin. Plongeant la main à l’intérieur, elle la sortit pleine d’une poudre d’un doré brillant qu’elle laissa glisser entre ses doigts, pensive. Elle voulut réfléchir à la signification et aux implications de ce présent, rappel furieux de l’Invocation, mais ses yeux papillotèrent et, sans même essayer de lutter, elle sombra dans un sommeil profond.
    Cette fois-ci, elle ne délira pas.

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