Signe repartit dès le lendemain de son arrivée au Roncier, accompagnée de son démon gardien, du mystérieux Tisseur ainsi que du noble Halvor L’Gellaus, tous trois chargés d’une mission de la plus haute importance. Le Sombre, le Pâle et l’Etoile, généraux de la Dame, marchaient sur la capitale.
Il pleuvait des cordes ce jour-là. Signe se dissimulait sous un manteau bien trop grand pour elle qui avait le mérite de la maintenir au sec. La garde de sa lame noire bénéficiait du même traitement tandis qu’à ses côtés, si l’artiste de la Perception et le noble se protégeaient, Arandir, la tête haute, laissait l’eau céleste dégouliner sur son visage. Signe ne supportait plus de le regarder tant ses traits s’imprégnaient jour après jour d’une effrayante cruauté. Etonnamment, elle paraissait la seule, parmi ses compagnons, à le constater, même si elle avait reçu un message anonyme la veille qui lui priait de s’en méfier. Comme si elle n’en était pas parfaitement consciente !
Tous quatre chevauchaient sous la pluie battante et Signe réfléchissait. Son entretien avec Ethel N’Maiz s’était particulièrement bien déroulé, à un point tel que la Dame, non contente d’accepter sans réserve son allégeance, avait aussitôt nommé Signe général, tête du corps tricéphale qui s’aventurerait dans la souillure de la Cité des Merveilles. Il ne faisait guère de doute que, pour lui faire confiance si vite, Ethel en savait bien plus sur elle que Signe ne lui en avait dit dans la missive envoyée. Et pour cela, vues les pérégrinations par lesquelles était passée l’ancienne capitaine de la Garde sombre, elle avait dû avoir recours à la magie de la Perception. Signe jeta un regard en coin au Tisseur.
Il allait aux côtés d’Halvor, loin d’elle. Même masquée par son manteau se pouvait deviner son étrange posture. Il se tenait tout à fait droit jusqu’au niveau supérieur du buste. A partir de là, il se pliait bizarrement vers l’avant, comme s’il se penchait pour ramasser quelque chose ou pour surplomber quelqu’un. D’ailleurs, il paraissait grand et, n’était cette courbure inhabituelle, il aurait dépassé Signe – pourtant pas la plus petite des femmes – de deux bonnes têtes. Ses bras eux-mêmes, bien qu’ils tinssent les rênes de sa monture, pendaient au niveau des coudes. Leur longueur disproportionnée ne se retrouvait pas s’agissant de ses jambes et l’ensemble donnait une impression de déséquilibre, assez dérangeante. On avait le sentiment qu’il s’apprêtait à bondir sur une proie pour l’immobiliser et la dévorer entre ses membres à l’image d’une mante religieuse, ou d’une énorme araignée.
Signe frissonna là où, quelques semaines plus tôt seulement, elle aurait haussé un sourcil amusé. Depuis, le barde fou l’enveloppait de sa taie, qui rappelait une toile. Environnée de prédateurs, elle ne trouvait son seul réconfort que dans la vision du seul Halvor L’Gellaus, ce jeune noble idéaliste.
Elle ne savait cependant pas qu’en penser. Bien sûr, lorsqu’elle occupait ses anciennes fonctions au sein de la Garde sombre, elle l’avait pu croiser à plusieurs reprises au sein de la Lumière de cendres ou du quartier nord car, en tant que grand du royaume, il était régulièrement convoqué par le Roi. Elle ne le connaissait guère plus que par ces fugitives rencontres et, la veille, Halvor s’était contenté de la saluer chaleureusement et de lui réitérer la confiance d’Ethel d’un air enthousiaste. A ce moment-là, il paraissait alerte, fougueux, voire impétueux.
Depuis son départ du Roncier, il avait pris vingt ans. Ses yeux d’un bleu vif viraient à l’océan, se contentaient de voir sans faire l’effort d’observer, et son regard tournait régulièrement au vague. Un ancêtre mélancolique n’aurait pas renié une telle expression, alors qu’Halvor n’accusait qu’une trentaine d’années, tout au plus. Il avait accédé aux responsabilités très tôt, pris en affection par feu Olaf N’Maiz, et subissait apparemment le contrecoup de cette prise de pouvoir par trop précoce – là où la majorité des grands du royaume ne recevaient ce titre que dix à quarante ans plus tard. Cependant, Signe avait pu constater qu’il restait de la fraîcheur en ce jeune vieillard. La réservait-il uniquement à la Dame ?
Elle reporta son regard droit devant elle. La visibilité réduite n’enjolivait pas le paysage ni n’égayait la chevauchée silencieuse. Quel corps soudé tous quatre formaient ! Ah, oui, avec un tel esprit de groupe, une telle cohésion, Jari B’Rauts devait déjà trembler dans ses bottes raffinées ! Elle ne put retenir un sourire amer, qui tira sur les cicatrices zébrant de part en part son visage. Elle qui avait commandé la Garde sombre, dont l’organisation et la discipline étaient des modèles, se mettait peu à peu à mépriser la légèreté avec laquelle la Dame prenait cette entreprise et en venait presque à regretter l’époque où elle servait le monarque. Elle se sentait ridicule, un peu pathétique, à cavaler vaniteusement en direction de la capitale pour aller follement y défier Markvart K’Thraus.
Lorsqu’Ethel N’Maiz l’avait questionnée à son sujet, la veille – personne n’ignorait la relation qu’elle et Markvart entretenaient, ce qui lui avait valu bien des ragots et bien des humiliations quant à la raison de sa place au vice-capitanat de la Garde sombre –, Signe l’avait renseignée du mieux qu’elle le pouvait, c’est-à-dire très peu. Oui, il était loyal. Non, il ne se relâchait jamais. Oui, il menait d’une main de maître ses hommes, qui l’idolâtraient. Non, on ne le prenait jamais au dépourvu. Oui, il sacrifierait Signe sans hésiter si cela garantissait la survie du royaume…
En était-elle si sûre ? Elle ne cessait de se le répéter, de se persuader qu’elle n’avait été qu’un outil entre les mains du capitaine de la Garde sombre, quand bien même celui-ci n’en avait pas forcément conscience. Seul le résultat importait, et le résultat était qu’on ne lui avait jamais laissé la moindre parcelle de libre-arbitre. Ce constat ne pouvait être mis en doute.
Et après ? Ne subissait-elle pas aujourd’hui un joug plus pesant encore qu’à l’époque. Elle n’obéissait plus à un roi, mais à une dame ; cela modifiait-il radicalement la donne ? Les motivations divergeaient, certes. L’objectif d’Ethel était louable, glorieux même. Mais la conséquence s’avérait identique. Or ne venait-elle pas de se dire que seul comptait le résultat ? Ce premier fardeau se doublait par ailleurs d’un second, bien plus lourd, qu’elle n’aurait jamais eu à endurer si elle avait simplement gardé sa foi en Markvart : le barde, Arandir, passé de fabuleux à fou.
Elle appréhendait la prochaine nuit. Au Roncier, elle avait pour la première fois depuis trop longtemps pu dormir seule, sans ressentir l’oppressante présence du démon avide penché sur elle, sans se réveiller en sueur, une goutte de cire brûlante sur le front ou la joue, sous ses yeux déments. Peut-être alors s’affairait-il autour d’une autre proie qui, le lendemain, avait mystérieusement disparu…
A présent qu’ils avaient quitté le Roncier, elle redoutait la descente du soleil. Elle doutait que le barde se formalisât de la double présence du Tisseur et d’Halvor et la laissât reposer en paix. Un tic nerveux plissa sa joue lorsqu’elle tenta de sourire, sans la moindre joie. ‘Reposer en paix’, l’expression était appropriée – aux morts, à elle ? Elle porta ses yeux sur la garde de son épée, avant de l’empoigner à travers son immense manteau. Depuis que le devin et le noble les avaient rejoints, elle n’osait plus défier Arandir pour retrouver sa liberté, de crainte d’ébranler les certitudes de ses compagnons au point qu’ils perdissent tout espoir de réussite et abandonnassent leur entreprise. De toute façon, le barde vouait ses tentatives à l’échec. Sa maudite magie argentée, don probable de quelque âme damnée dont il avait pris le relais, le rendait trop rapide, trop fort – trop inaccessible. Malgré son propre talent, Signe ne pouvait rien sinon constater les dégâts jour après jour, ses corps et visage tissés de nouvelles détestables cicatrices, autant d’aveux d’impuissance.
Elle n’enrageait même plus, gagnée en piètre contrepartie par une sourde résignation. Désormais, elle combattait en proie en fatalisme, en attendant que la fatalité s’abatte sur elle et la libère enfin. A moins que Signe ne se charge elle-même d’accélérer le processus. Sa main gantée se crispa sur la garde à cette seule pensée, indigne d’une combattante de sa qualité, noble et leste. Elle desserra les doigts et releva la tête, contemplant sans le voir le rideau de pluie qui chantait tout autour. A temps morose, pensées moroses.
Elle espéra que le soleil dissiperait le premier avant qu’elle ne mette à exécution les secondes.
* * *
« Je pense que j’y suis, oh oui !
Tout excité, le magicien bondissait dans la masure en ruine comme un stupide gamin. Phoenix ne prit la peine ni de se claquer le front de dégoût, ni seulement d’ouvrir les yeux. Confortablement couché sur le dos, les mains derrière la tête, sa flamberge posée parallèlement à son corps sec, il écoutait la pluie fouetter le toit percé et goutter à travers la charpente pour former une large flaque à ses pieds. Les poutres pourries de leur abri, une ancienne maison ravagée probablement par les sectateurs dont il avait entendu parler au cours d’une de ses reconnaissances, tremblaient sous l’impact des lanières d’eau.
Ce n’était pas la première fois que Messie clamait ses succès et, le regard tourbillonnant, lui criait de s’apprêter à quitter ce taudis. Généralement, quelques minutes plus tard, il s’apercevait qu’il s’était fourvoyé, que la Perception qu’il avait toutes les peines du monde à maîtriser – selon Phoenix, il manquait de perspicacité pour cela, tandis que l’invocateur arguait du manque de matériel – le trompait de nouveau, qu’il lui faudrait renouveler l’expérience. En général, il explosait alors de rage et partait déchaîner sa fureur sur de pauvres bêtes de passage. Au grand soulagement de Phoenix, il se retenait, bien qu’à grand-peine, de se défouler sur des humains, de crainte d’attirer l’attention de la capitale, en particulier de la Garde sombre aux aguets ces temps-ci. Cette retenue incluait fort heureusement Phoenix.
Cependant, peut-être que ce coup-ci, cette joie-là étaient effectivement les bons. En effet, les jours précédents, Messie avait envoyé Phoenix explorer les environs à la recherche d’un devin, histoire de lui soustraire son matériel thaumaturgique. Autant trouver une aiguille dans une botte de foin. Non seulement Phoenix ignorait tout de cette zone du royaume, mais en plus les magiciens ne couraient pas les villages. Il misait tout sur la rencontre de devins ayant fui du sud lorsque l’invocateur faisait encore des siennes, expérimentait et testait ses grisants pouvoirs en reléguant la discrétion aux orties, mais le hasard s’était finalement montré encore plus favorable. Le deuxième jour de recherches éreintantes, Phoenix avait pénétré dans un des innombrables hameaux incendiés par la secte, dont la plupart avait fait l’objet d’un pillage en bonne et due forme par des brigands anonymes, mais dont certains étaient passés entre les mailles des charognards. En fouillant les masures effondrées sans guère d’espoir, il était miraculeusement tombé sur l’atelier d’un érudit quelconque, empli d’ouvrages noircis et de curiosités chamarrées – pierres multicolores aux formes tordues qui le mettaient mal-à-l’aise, sculptures de bois grossières, insectes empalés et bêtes empaillées –, et recelant surtout une boule d’un cristal certes lézardé, à même néanmoins de satisfaire l’invocateur. Sa trouvaille avait déclenché une joie hystérique, comme il s’y attendait. Il avait appris à connaître le personnage, son immaturité consternante et ses colères aussi noires qu’enfantines – un sale gosse qui tapait du pied. On n’avait pas ce problème avec les animaux de la forêt où vivait autrefois – des mois, des années plus tôt ? Non, quelques semaines tout au plus – la bête humaine.
Il aimait bien se qualifier ainsi. Il se sentait tellement plus proche de l’animal que de l’homme, des bruissements de la nature que des exclamations sonores de Messie. C’était en tant que bête qu’il appréhendait désormais l’entrée imminente de la Cité des Merveilles, pourtant son lointain objectif au moment où il avait rejoint l’invocateur sans sa folie, et qu’il se réjouissait en même temps d’y traquer l’assassin, certain de l’y trouver. Et c’était en tant qu’homme qu’il brûlait de découvrir la Lumière de cendres, symbole de tout un royaume et de tous ses sujets.
- Bon sang, dépêche-toi ! Un dieu n’attend pas, non, jamais !
Phoenix poussa un long et profond soupir, puis bondit sur ses pieds en attrapant sa lame au passage. Il s’étira paresseusement, le dos courbé comme un arc, avant de poser un regard impavide sur l’invocateur. Heureux d’avoir capté son attention, celui-ci ne se fit pas prier pour l’informer de la suite des événements.
- Bien, bien, bien ! Je l’ai saisi, ce fil perfide ! La Perception est une traîtresse voilée de blanc, ça, oui, une menteuse et trompeuse et lâcheuse et…
Exaspéré par les circonvolutions de son discours, Phoenix entendit plus qu’il n’écouta les explications mortellement ennuyeuses que lui prodiguait le devin, priant en son fort intérieur pour qu’il les abrège. En vain. Messie lui narra la moindre de ses difficultés. La façon qu’avaient les sentiers blanchâtres de se dérober sous ses pieds lorsqu’il les arpentait, tandis que le paysage mutait pour l’égarer. Cette sensation, à certains endroits, d’être brutalement aspiré vers un puits sans fond, vers des fontaines aux taies gluantes qu’il hésitait à franchir. Cette curieuse manie des chemins de se diviser sans cesse, à chacune de ses tentatives, en deux voies opposées qui, partant dans des directions différentes, aboutissaient à des sources semblables, point identiques toutefois. Son choix de la route tordue qui lui paraissait familière, quand bien même il ne l’avait auparavant jamais empruntée, et l’instant d’extase lorsqu’à son terme, il avait traversé le rideau d’eau pâle d’une cascade pour se retrouver à planer au-dessus de la capitale puis, en un clin d’œil, à percer la muraille de toits de la ville pour flotter à côté de sa cible…
« Je l’ai vue ! Pas l’argentée, hélas, non, mais l’homme, ou la femme, la chose, la proie qui la recèle – celle-là même sur laquelle mes yeux divins et omniscients s’étaient déjà posés, abattus, déchaînés ! Je suis si proche, si proche, nous le sommes du modelage, du monde à mon image ! »
‘Et à ma rage’, ajouta en pensée Phoenix, un rictus ironique vissé aux lèvres pendant qu’il parodiait Messie et ses rimes ridicules, dignes du plus pitoyable poète. Se méprenant sur son attitude, l’invocateur s’empressa de nuancer l’intense bonheur qu’il lisait sur son visage. Ainsi, il ajouta qu’il ne s’était sorti que de justesse du marécage gluant de la Perception, qu’il éprouvait à chacune de ses dangereuses excursions dans ce monde aveuglant la sensation d’être observé ou épié, qu’il ne comptait pas y retourner dans les jours à venir ni même avant de devenir un dieu, donc immortel, et que désormais c’était à Phoenix de justifier l’impensable privilège ayant consisté à côtoyer et à servir le sauveur désigné du monde pendant un si long voyage. Autrement dit, il lâcherait Phoenix dans la capitale pour que celui-ci lui rapporte entre ses crocs le corps sans vie de l’impudent manipulateur de la magie argentée.
Quoiqu’agacé de ces affabulations mégalomaniaques et du formidable dédain dont il faisait l’objet, Phoenix acquiesça docilement. Au fond, cela lui convenait tout à fait.
La chasse était son mode de vie.
* * *
La nuit et son silence, la nuit et ses mystères, la nuit et ses sévices aujourd’hui… Sa vie durant, Signe avait considéré cette période, cette obscurité comme la récompense des efforts de la journée, le délectable repos de la guerrière – ou plaisir lorsque Markvart la rejoignait. Cette tranquillité, elle l’attendait patiemment, la savourait calmement, l’abandonnait repue, prête à affronter une nouvelle journée, avec son lot d’ennuis et de responsabilités.
Cette nuit avait été terrible. La lune elle-même masquait son œil unique derrière un voile de nuages gris pour ne pas voir le barde jouer cruellement avec sa proie à l’image d’un chat – à la différence près que lui était conscient de ses actes. Vraiment ? La folie ne rongeait-elle pas son esprit, n’imprégnait-elle pas ses membres ? Peut-être. Cela ne changeait rien. En plein jour, alors que la pluie avait cessé, les souvenirs hantaient la mémoire de Signe.
Chaque fois qu’elle fermait les yeux, elle revoyait les yeux grands ouverts d’Arandir l’examiner. Le barde, cette nuit-là, s’était allongé avec elle, comme en amant. Bien qu’il restât immobile, il semblait ne jamais dormir, et ce regard fixe, ces yeux brûlants de glace, la transperçaient même lorsqu’elle se retournait. Quand elle faisait mine de s’assoupir, il la touchait, juste une main sur sa peau, bras ou visage, un contact dégoûtant qui la faisait frissonner et l’éveillait totalement.
Au beau milieu de la nuit, elle s’était redressée, cherchant la présence rassurante du Tisseur, qui montait alors la garde. Comme s’il n’attendait que cela, le magicien avait hoché la tête en signe de compassion, et dans ce hochement l’ancienne vice-capitaine avait lu le retrait, l’écart. Il n’y avait aucun secours à espérer de sa part. Pas étonnant : son excellente réputation en tant que devin et espion n’allait de pair qu’avec une lâcheté tout aussi fameuse.
Elle avait alors reporté son regard sur Halvor. Endormi sur sa couche, il ne lui était d’aucun secours. Alors elle s’était retournée, pour constater qu’un sourire de sadisme mêlé d’une contrition hypocrite tordait le visage du barde. Quelques secondes plus tard, elle se levait et prenait son tour de garde, en avance.
Arandir veilla avec elle. A un moment, il l’avait même rejointe, lui demandant d’une voix doucereuse de lui prêter sa lame. Perplexe et inquiète, Signe acceptait néanmoins et lui, sans attendre un geste de sa part, la retirait de son fourreau. Il testait son tranchant sur son propre doigt, en faisait couler le sang. Puis c’était sur Signe elle-même que la lame glissait, une nouvelle estafilade sur sa joue gauche, celle secouée de tics nerveux plus forts que jamais. Alors, les doigts fins du barde caressèrent le visage de Signe, y étalèrent délicatement le liquide sombre et pendant qu’elle demeurait raide, tétanisée, il y posa ses lèvres avant de lui glisser à l’oreille, dans un souffle :
« Cette belle lame te peint de si belle manière, et le sang te va si bien… »
Après ces terrifiants propos, il s’était écarté pour aller se recoucher, sans cesser de détailler les récentes cicatrices de Signe, probablement dans l’attente de l’apparition de la prochaine. Sans jamais détourner le regard. Sans jamais clore ses yeux polaires.
Alors, Signe tentait tant bien que mal de penser à autre chose, de ne jamais laisser ses pensées vagabonder et revenir invariablement à cette scène. Elle se concentra d’abord sur le paysage. Les quatre cavaliers voyageaient sur une route de belle facture, bien entretenue même si elle n’était pas la plus fréquentée. Ne la bordaient guère que de vastes champs de céréales, verts et dorés, avec parfois des parterres entiers de coquelicots ou de violettes qui ajoutaient une touche de gaieté – pas la moindre des consolations pour Signe. A plusieurs reprises, ils avaient traversé de petits villages cerclés de palissades, dont les paysans soupçonneux ne leur ouvraient les portes qu’une fois sûrs de leur qualité. Là, ils prenaient généralement le temps de faire une halte, reposaient les chevaux, se sustentaient et dormaient une petite demi-heure avant de repartir. Ces brèves siestes tombaient à pic pour une Signe désespéré, au bord de la crise de nerf, le cœur prêt à lâcher. Elle s’endormait en un instant, sans laisser au barde le temps de la traumatiser.
Petit à petit, d’ailleurs, Signe se rendait compte que sa volonté prenait congé en même temps que ses forces. Elle n’avait plus la moindre énergie pour se battre physiquement contre le barde, ni les moindres ressources pour lutter psychologiquement, d’autant plus qu’Arandir ne la lâchait pas. Ils se restauraient côte à côte, partageaient les mêmes draps, à tel point qu’Halvor et Tisseur facilitaient la tâche du barde en leur laissant une intimité certaine. D’heure en heure, le désespoir de Signe croissait et sa main se rapprochait de la poignée de son arme – sous l’œil exalté du fou.
Elle secoua vivement la tête, effarée, lorsqu’elle remarqua que ses pensées se gorgeaient de nouveau d’idées néfastes. Etait-elle donc incapable de faire preuve de force d’âme, d’affronter ces souvenirs pour en triompher ? Oui. L’infime lueur de fierté qui lui restait ne la trompait pas. Jusque là, l’ultime bougie dont la cire fondait encore l’empêchait d’accomplir l’infamant, rien de plus – ni de moins.
Complètement soumise à l’aura malsaine d’Arandir, elle s’abandonna à ses cauchemars de mort et de torture. Les lieues défilèrent sans qu’elle s’en rendît compte, totalement obnubilée par les gestes et les mots de son tortionnaire. Elle traversa sans les voir les hameaux ravagés par la secte démantelée, signe que la capitale se rapprochait de jour en jour. Elle tomba dans une contemplation muette du sol, serrant et desserrant sans cesse ses doigts autour de la garde de sa lame tout en lui jetant des coups d’œil de plus en plus fréquents, la joue agitée de tics à chacun d’entre eux. Pendant une heure entière, elle caressa son propre visage, grattant la croûte de sa blessure de la nuit sans s’en rendre compte, et l’heure suivante, tandis que le soleil déclinait, ce fut sur sa poitrine que sa main vint se poser, en sentir les battements, en imaginer la traversée.
L’envisager.
Ce fut le Tisseur qui vint la tirer de sa rêverie à la progression dangereuse. Il fit l’effort de s’intercaler entre elle et le barde, sans laisser à ce dernier la possibilité de s’y opposer. Signe, enfin éveillée, entendit craintivement Arandir sourire derrière elle, puis se placer à sa gauche pour écouter les propos du devin. Il en fut pour ses frais. Le Tisseur ne semblait pas avoir l’envie ni l’audace de parler, ce qui enfonça un peu plus Signe dans son désespoir. Même cette espèce de mante religieuse, dont le crâne totalement dégarni renvoyait le reflet d’une austère sévérité, craignait le barde. Elle baissa la tête, définitivement vaincue, et ne put empêcher ses doigts de se tendre vers la lame de sa fin.
Ce fut alors que le bras interminable du Tisseur vint se poser fermement sur sa main. Elle la contempla avec stupéfaction, complètement prise au dépourvu, et resta ainsi sans réaction pendant une longue minute. Puis, lentement, elle releva la tête tout en la tournant vers le devin, mais celui-ci gardait les yeux rivés sur la route. Ils chevauchèrent ainsi, bras sur main, presque jusqu’au soir.
Le Tisseur finit par s’écarter et par regagner sa place à droite des cavaliers et d’Halvor, sans l’avoir gratifiée d’un seul regard ni d’un seul mot. Le message était pourtant clair. Il refusait de la voir abdiquer, il attendait d’elle qu’elle se batte, qu’elle terrasse le barde fou. Avait-il repéré dans les volutes trompeuses de la Perception son triomphe futur ? L’avait-il vue se libérer du joug d’Arandir ?
Un infime instant, l’espoir renaquit – s’éteignit aussitôt. Il était bien plus probable que l’avenir avait révélé au Tisseur de bien sombres présages le concernant en cas de trépas de Signe, qui laisserait Arandir libre de s’attaquer à une autre proie : lui. Sa veulerie proverbiale rendait cette hypothèse des plus crédibles. D’ailleurs, à en croire la nonchalance du barde à l’issue de cette scène, il ne craignait guère l’impact de celle-ci sur Signe ; et, en effet, à macérer ces pensées, elle comprenait que l’intervention du Tisseur n’était qu’un leurre, une illusion détestable. Elle lui en voulut presque pour cela.
Presque seulement, car elle avait eu la vertu d’ancrer une certitude dans l’esprit de Signe. Jamais elle ne se donnerait la mort. Elle portait encore l’épée noire de la Garde sombre, l’élite du royaume, dont elle ne ternirait pas l’honneur. Et si celle-ci ne lui était d’aucune aide dans le combat qu’elle devrait mener, au moins avait-elle la vertu de lui rappeler d’où elle venait, ses compétences et le courage dont elle avait toujours fait preuve. Elle se redressa fièrement pour les dernières lieues avant la nuit, bien qu’elle accusât le coup lorsqu’elle entendit un éclat de rire très bref, ô combien glaçant, dans son dos.
Après qu’ils eurent dîné dans une des piteuses ruines de village, au moment de se coucher auprès du barde, elle mobilisa toute sa volonté pour dégainer sa lame d’ébène et la planter brutalement – au risque de l’ébrécher ou de la briser – entre eux deux, comme un symbole de sa résistance à venir, plus farouche et plus déterminée que jamais. Arandir lui adressa son plus franc sourire.
Cette nuit-là, il la viola.
* * *
Ils se mirent en route en fin de matinée, après un petit-déjeuner à base des rongeurs pris au piège par Phoenix et grillés à la broche. Messie piaffait d’impatience, à l’image de leurs chevaux. Il ne voulut pas perdre de temps. A peine la dernière bouchée mâchée, il pressa Phoenix de les harnacher et de les détacher. Moins de dix minutes plus tard, ils avaient quitté les lieux.
Ils se trouvaient à proximité de la capitale. Selon les calculs de Messie, ils arriveraient le soir même. La bête humaine, pour avoir exploré les environs, partageait cette opinion, bien qu’il se méfiât de la survenance d’événements inattendus.
Ils allaient en marge de la voie principale, où ils apercevaient de temps à autres des convois de marchandises ou des roulottes de nomades. Dès la première heure, Phoenix ne put se départir d’un certain malaise, sans parvenir à mettre le doigt sur ce qui le dérangeait. Ce sentiment s’accrut d’heure en heure, à mesure qu’ils contournaient difficilement des bosquets, piétinaient certains plants de céréales ou bondissait par-dessus de petits buissons épineux – mais ne quittaient que rarement la route des yeux –, jusqu’à ce qu’il en décèle finalement l’origine. Ces convois, ces roulottes, ces caravanes ne semblaient que très peu escortées, de manière tout à fait insuffisante si toutefois il se fiait aux apparences. Invariablement, il identifiait tout au plus deux ou trois cavaliers réellement armés, pour parfois autant de charriots.
C’était d’autant plus étonnant que le royaume sortait de troubles graves, qui avaient violemment frappé les environs de la Cité des Merveilles. Il suffisait de balayer du regard les premières couronnes de villages qui encerclaient la capitale, réduites en cendres pour la plupart – ces cendres qui, décidément, tapissaient le sentier suivi par Phoenix. Cette considération en charria une autre : depuis déjà de nombreux jours, il n’avait pas repéré le moindre brigand, le moindre bandit de grand chemin, et sa tâche de garde du corps ne l’assommait pas. Inutile d’être un humain pour faire le lien entre les deux observations. Encore fallait-il déterminer la raison de l’une ou de l’autre.
Taraudé par cette pensée, Phoenix ouvrait évidemment la marche, collé non moins évidemment par le pleutre Messie, toujours le premier à fanfaronner et le dernier à prendre des risques. Au départ, Phoenix en avait été amusé. Cet amusement avait peu à peu mué en agacement, puis en indifférence. Cela faisait longtemps que son opinion de l’invocateur était six pieds sous terre. Tout au plus lui témoignait-il encore un certain respect, eu égard à l’immense pouvoir qu’il détenait effectivement.
En tout cas, aucune embûche n’entravait leur chemin et, en dépit du mauvais pressentiment de Phoenix, ils progressaient paisiblement. Messie ne cessait de déblatérer ses inepties habituelles tandis que son guide les écoutait d’une oreille distraite, au cas où quelques éléments intéressants vinssent s’y incruster par le plus grand des hasards, l’autre à l’affut d’un bruit singulier.
Ce ne fut cependant pas son ouïe, mais sa vue qui l’avertit d’un danger. Alors que les montures négociaient la traversée d’un bois planté de robustes marronniers, il aperçut à l’horizon deux points noirs à cheval venant dans leur direction. De là où il se trouvait, il lui était impossible de les identifier, mais le malaise l’enveloppait suffisamment pour qu’il décidât que ces points représentaient d’éventuelles complications. Il en avertit Messie qui, bien que contrarié par la perte de temps, le talonna à l’intérieur de la forêt. Phoenix mena les bêtes loin au-delà de la route de telle sorte qu’elles seraient invisibles même si les individus montés effectuaient une très légère reconnaissance à l’orée du bois, avant d’hésiter sur la conduite à tenir. Finalement, malgré les vitupérations de l’invocateur à son encontre, il mit pied à terre et, le laissant sur place, se rapprocha discrètement de la voie, désireux de dresser un visage du péril qu’il devinait.
Au début, les glands craquaient sous chacun de ses pas. Peu à peu, malgré ses courbatures, il se fondit dans le bois, ne fit plus qu’un avec la nature et, comme s’il y avait toujours vécu, étouffa tous les sons. Souple et sec comme un aulne, agile comme un loup, il se faufila furtivement jusqu’au bord de la route, se tapit derrière le large tronc d’un marronnier, et attendit quelques dizaines de minutes.
Dès les premiers échos que lui porta le vent, il sut que sa patience allait être récompensée. Accroupi, dissimulé derrière une large racine, il tendit le cou et plissa les yeux, pour constater la raison de son pressentiment et en tirer la cause des observations qu’il avait déjà pu faire. En tant que venant d’un hameau lointain, dont les seuls rapports avec la capitale consistaient au paiement d’impôts, il ignorait tout de la police du roi. Toutefois, s’il existait un corps de soldats fameux par tout le royaume, c’était bien celui de la Garde sombre et Phoenix était prêt à mettre sa main crasseuse à couper que les deux gaillards à la tenue noire et blanche en constituaient d’éminents représentants.
Il les regarda attentivement passer devant lui, essayant de comprendre ce que ces hommes avaient de si remarquable. De prime abord, ils paraissaient banals et même nonchalants, attitude inadmissible de la part de soldats d’élite. Ils devisaient allègrement, sans prendre la peine de chuchoter ni de balayer les environs du regard. Il eût été aisé de s’y tromper.
Phoenix était plus observateur que cela. Si leurs têtes ne tournaient qu’imperceptiblement, leurs yeux étincelaient de vigilance. Leurs membres apparemment au repos rôdaient à quelques centimètres seulement de leur fourreau, prêts à dégainer à la vitesse de l’éclair – il le devinait. Si cela ne présageait pas de leur habileté arme en main, Phoenix ne comptait pas tenter sa chance. Il doutait que leur réputation fût usurpée.
C’est pourquoi il prit le soin d’attendre leur disparition avant de rebrousser chemin, malgré sa discrétion toute animale. La présence de Gardes sombres sur les routes expliquait bien des choses, à commencer par l’absence de bandits et la confiance presque ingénue des marchands et voyageurs. La zone se voyait pacifier peu à peu. Cela ne signifiait pas pour autant que Messie et lui pouvaient se laisser aller. Si prêts du but, après tant d’efforts réalisés pour ne point attirer une attention indésirable, il était hors de question de croiser le chemin des plus redoutables agents du roi.
Ce fut à cette pensée qu’il retrouva Messie, lequel fulminait sur place – autant de peur que de colère, Phoenix le savait. Dans un souci d’apaisement autant que de prévention, il lui raconta le passage des Gardes sombres, ce qui eut pour bénéfique effet de calmer immédiatement l’invocateur. Bien que puéril, Messie cernait parfaitement le danger ainsi que la proximité de sa proie, l’imminence de sa divinisation. Ce n’était pas le moment de faire preuve d’excès de confiance.
Plus conscients que jamais de la nécessité de se faire discrets, ils enfourchèrent de nouveau leurs montures et reprirent leur périple de la même façon que précédemment, c’est-à-dire sur le bas-côté, l’œil vissé sur la grand-route. Il ne se déroula que peu de temps avant que Phoenix pût admirer à l’horizon l’esquisse d’une immense tour, qu’il identifia plus tard comme étant le gigantesque donjon de la Lumière de cendres. Il ne la quitta dès lors plus des yeux, captivé par sa taille, sans commune mesure avec les murailles qu’il voyait enlacer la Cité des Merveilles quelques lieues plus loin. Messie vint chevaucher à ses côtés, le visage ouvert, ses yeux jaunes bouillonnant d’excitation. Phoenix se rendit soudain compte qu’il n’avait pas vraiment espéré arriver jusque là, au bout de ce voyage interminable pour qui n’avait jamais quitté son village, et, s’esclaffant, tous crocs découverts, il donna une grande tape joyeuse dans le dos de Messie. L’invocateur sursauta, puis se contenta de se tourner vers Phoenix et de hocher la tête d’un air entendu, le même que pour signifier « Tu vois ? Je te l’avais bien dit ! ».
La route dessina alors une pente et toute trace de la capitale disparut derrière un ultime bourg en ruine, plus imposant que la plupart des hameaux traversés auparavant – plus impitoyablement ravagé aussi. De loin, il paraissait désert. Messie et Phoenix avancèrent donc sans inquiétude particulière, tout en se hissant sur leurs étriers et en tendant le cou pour tenter de retrouver l’imposant donjon. Néanmoins, plus ils approchaient des maisons noircies, plus il devint évident qu’ils ne verraient rien de plus avant d’avoir traversé le village, et leur fascination se dissipa dans l’attente.
Si ce contretemps entraîna une déception certaine chez Phoenix, elle eut au moins le mérite de lui faire retrouver toute sa concentration et, plus tard, il ne devait jamais remercier assez le bourg providentiel. En effet, il eut soudainement l’intuition d’un danger inconnu et imminent, bien plus pressant que celui représenté plus tôt par la patrouille de Gardes sombres, à tel point qu’il cessa immédiatement de réfléchir et laissa son instinct prendre le dessus. Rugissant un avertissement à Messie tout en donnant une tape sur sa monture pour la faire bondir en avant, il se rua au triple galop vers le premier pâté de maisons sans s’assurer que l’invocateur réagissait assez vite. Il déboula dans la grand-rue tout en empoignant un couteau de chasse, trancha en un clin d’œil ses rênes pour en faire une petite corde qu’il transforma en lasso et, alors que son cheval poursuivait son train d’enfer, bondit de sa selle, effectua un roulé-boulé et se redressa, prêt à intervenir. Déjà, Messie approchait, embarqué par son cheval qui semblait littéralement voler au-dessus des pavés inégaux. Au moment où il le dépassait, Phoenix s’élança vers lui en projetant la corde improvisée, qui vint accrocher un pied de l’invocateur. Il tira d’un coup sec, sans attendre de se laisser entraîner par le cheval. Messie vida les étriers, effectua un remarquable vol plané pour aller heurter un mur si branlant qu’il s’écroula avec lui.
Phoenix n’attendit pas qu’il reprenne conscience. Il se précipita dans sa direction, l’extirpa des décombres et se dirigea instinctivement vers un coin de la masure où ils avaient pénétré de manière peu conventionnelle. Il trouva ce qu’il cherchait : un escalier menant dans une cave qui, bien qu’en partie obstruée, les laissa passer, lui et son chargement. En quelques minutes, il s’y insinua et s’y dissimula, immobile, sans prendre de nouvelles de l’invocateur ébranlé.
Il attendit sans trop savoir ce qu’il attendait, écoutant la petite voix qui l’avertissait de ne se pas montrer. Il prit son mal en patience, non sans vérifier si Messie n’allait pas se réveiller pour se mettre à geindre. Quel ne fut pas son étonnement lorsqu’il s’aperçut, à la nature de la respiration de l’invocateur, que celui-ci était bel et bien conscient et gardait soigneusement le silence !
Plus étonnant encore, il ne se mit à parler qu’au moment où, justement, Phoenix allait lui annoncer que le danger était passé, sans pour autant savoir quel était ce danger ni comment il en avait deviné le terme. Les propos de Messie éclairèrent la situation.
« Tiens tiens tiens, c’est qu’on essaie de nous surprendre, de nous épier de nous piéger, petits magiciens de pacotille ! Arrogance, insolence, impudence, que répondrez-vous quand le maître vous convoquera, quand moi je vous convoquerai ? Hein ? Hein ! Pitié ? Clémence ? Pour des devins, des faibles des lâches des morts – car oui, je vous tuerai, tous ! Bientôt, bientôt, oui ! Non ? »
Et il se tourna vers Phoenix en quête d’un signe d’approbation, qui lui fut accordé. S’il existait un moment où il ne fallait pas se mettre à dos Messie, c’était bien celui-ci, alors que la capitale n’était plus qu’à quelques heures de route – à pied. Leurs montures avaient nécessairement été repérées par la bourrasque de Perception qui avait balayé le bourg comme ils l’atteignaient, mais l’essentiel – leur identité – était sauf. Il ne fallait simplement pas moisir ici une minute de plus, car il comptait sur les agents du roi – Gardes sombres ou non – pour effectuer une fouille préventive du coin.
Tout de même, Phoenix ne s’attendait pas à ce que les alentours de la capitale fussent surveillés si étroitement. A la limite, il s’était préparé à affronter des bandits ou des pillards, certainement pas de la magie blanche ni des combattants hors pair, avec lesquels même lui, la bête humaine, ne tenait pas à ferrailler. Il se déroulait forcément des événements exceptionnels dans la Cité des Merveilles.
Et quand, en fin de soirée, il franchit les portes sud en compagnie de Messie, tous deux masqués sous un voile d’Illusion en guise de précaution, il se demanda sincèrement dans quelle fourmilière il mettait les pieds.
* * *
Lorsqu’elle se réveilla, Signe était encore nue sous ses draps, le corps du barde étroitement collé contre elle, ses longs doigts minces sur ses hanches. Le sommeil n’avait pas suffi à tarir ses larmes, qui se mêlaient au sang des cicatrices rouvertes. Malgré ce rideau ruisselant, elle put voir le Tisseur s’introduire dans leur abri après avoir frappé à la porte. Il balaya la pièce du regard, comme s’il y avait quelque chose d’autre à observer que l’état désespéré de Signe. Ce n’était pas le cas. La masure avait cédé aux flammes et même la chambre – ou ce qui devait en tenir lieu – dans laquelle se trouvaient Signe et le barde, si elle était l’unique à avoir survécu à le remise d’âme du bâtiment, se révélait des plus piteuses, jonchée de poussière et de décombres. Non, décidément, il n’y avait rien à voir de ce côté-là.
Alors le Tisseur reporta ses yeux gris sur la Signe brisée qui la fixait, en sang et en pleurs. Il les détourna aussitôt, gêné ou effaré. Il resta planté là, courbé bizarrement comme à son habitude, les doigts craquant et se tordant dans tous les sens, en proie à une fébrilité mêlée d’hésitation. Puis il fit son choix, sans surprise. Il leur annonça qu’Halvor et lui s’apprêtaient à partir, qu’ils n’attendaient plus qu’eux. Signe articula une réponse, mais aucun son ne sortit de sa bouche et elle demeura silencieuse. Du coup, ce fut une autre voix, enjouée celle-là, qui répondit.
« Va, mon frère artiste, va ! Bras dessus, bras dessous avec l’Etoile, le rêveur – et le barde, plus tard seulement vous rejoindra ! Ma mie et moi avons à minauder. »
Le Tisseur haussa les épaules en signe d’abandon – comme s’il avait pris la peine de lutter ! – et sortit des ruines d’un pas empressé. Muette, Signe abandonna l’espoir qui ne lui restait plus, l’observa disparaître du chambranle les yeux brouillés. Elle ne tenta pas de faire le moindre mouvement, d’esquisser le moindre geste, d’allumer la moindre flamme de révolte dans son âme. Il était bien trop tard. Elle avait finalement été dépossédée de tout ce qu’elle avait jamais eu.
Elle imagina comme dans un songe Halvor questionner le Tisseur, froncer les sourcils, avant d’abdiquer lui aussi ; elle entendit rêveusement un cheval hennir, les deux bêtes être harnachées et montées, le son de leurs sabots sur la voie de pierre, qui s’étiolait, s’étiolait, disparut en fin de compte. Dans ce village fantôme, il ne demeura plus qu’un spectre et un démon.
Elle ne réagit pas lorsqu’elle sentit Arandir relâcher son abominable étreinte, se relever et se rhabiller. Elle-même ne montra pas la moindre volonté de se vêtir, comme indolente, en réalité tétanisée, n’osant pas deviner ce que le barde lui réservait à présent. Elle ne désirait rien tant que mourir, d’un seul coup, sobrement, sans avoir à endurer plus de torture.
Ce que lui offrit Arandir.
En effet, une fois vêtu, il découvrit le corps de Signe, l’attrapa sans qu’elle fît montre de plus de résistance qu’une poupée de chiffon, l’adossa contre un mur lézardé et prêt à s’effondrer. Il passa une nouvelle fois sa main sur son visage sec de sang et humide de larmes, puis sur la peau plus épargnée de son ventre et de sa poitrine. Signe ne réagit pas, vidée de ses forces, dépouillée de sa fierté, sa féminité souillée. Tout juste constata-t-elle l’air perplexe du barde qui, tendant le bras pour saisir la noire lame dérisoirement plantée dans le sol fissuré, en plaça la garde dans l’une des mains inertes de Signe. Cela fait, il s’assit en tailleur et croisa les bras, dans l’expectative.
Signe demeura immobile pendant quelques minutes, encore plongée dans ses cauchemars, les yeux grands ouverts sans rien contempler, sinon d’oniriques visions. Elle finit par tourner très lentement la tête vers sa lame, parut surprise de la découvrir là avant de hausser les épaules. Pourquoi pas, après tout ? N’était-ce pas là ce qu’elle souhaitait ? Le barde fou avait aspiré tout ce qui faisait son être, toute son essence : sa force physique, ses ressources mentales, son identité même de femme. A quoi bon se battre encore ? Elle était si fatiguée… Le repos l’attendait désormais, cette nuit silencieuse, cette nuit mystérieuse qu’elle appréciait tant – une éternité de cotonneux repos ! Ce n’avait rien de si terrible. Elle s’esclaffa toute seule. C’était idiot. Pourquoi les gens craignaient-ils tant la mort ?
Une perle de sang vint couler dans sa bouche. Il était temps, enfin. Elle ramena son autre main pour la poser sur la lame même, vérifia son tranchant. Parfait, comme toujours. Elle la souleva lentement, admira une dernière fois l’absence de reflet sur l’encre de l’épée…
Soudain, celle-ci dessina une image dans son esprit, le visage presque laiteux de Markvart, cet amant qui la manipulait autrefois. Un malaise élança ses faisceaux de doute à travers son corps, sans qu’elle en comprît d’abord la raison. Au contraire, elle aurait dû se trouver confortée dans son acte, puisque Markvart symbolisait la perte première de sa liberté. Puis sa vision se précisa et elle perça la source de son trouble : le légendaire capitaine ne lui donnait pas un ordre, il lui souriait simplement, et son visage juvénile s’illuminait plus que jamais sous sa chevelure noire tandis que les turquoises de ses yeux l’invitaient à s’y plonger sans réserve.
Les bras de Signe tremblèrent faiblement, puis de plus en plus fort. Peu à peu, Markvart prenait forme devant elle. Il apparaissait vêtu d’une cuirasse d’ombre et d’argent, marque du capitanat de la Garde sombre à l’orgueil certes infini, mais ô combien justifié. Incapable de seulement envisager la possibilité du suicide. Signe lâcha l’arme, qui vint tacher le sol d’une longue ligne d’encre.
Peut-être n’était-elle plus une femme, humiliée outragée. Peut-être n’était-elle-même plus un être humain, privée d’énergie mentale et physique. Envers et contre tout, elle restait un membre de la Garde sombre, et elle le resterait jusqu’au bout. Ainsi, de l’autre côté du tunnel, Markvart l’éclairerait toujours de son sourire aimant.
Arandir se leva d’un bond, le visage crispé. Il se mit à arpenter la pièce de long en large, en proie à une agitation certaine. Signe observa ses va-et-vient d’un air de profonde satisfaction, seule mais point maigre consolation du douloureux sort à venir. Le barde tourna en rond pendant une interminable minute, puis s’arrêta d’un coup et jeta un regard noir à Signe. Son ton était plein de reproche lorsqu’il parla.
« Alors, quoi ? Es-tu heureuse ? Tu ne me facilites pas la tâche, dame à la triste figure, vraiment pas. Je t’offrais l’immortalité dans la douceur, et tu l’as refusée ! Mais, ma mie, songe donc à la beauté du geste. N’est-ce pas la plus belle forme d’art que celle réalisée de son propre chef par l’œuvre elle-même ? Mais oui, songe ! A un tableau qui se peindrait lui-même, à une ballade qui se composerait d’elle-même, à une musique qui se jouerait d’elle-même ! Tu pouvais être ainsi belle, œuvre d’art la plus accomplie qui ait jamais existé en ce monde pathétique. Une œuvre humaine, inaccessible à la simple nature ! Une toile noire et rouge, et vivante avec ça ! En tout cas pour quelques précieuses secondes, l’art dans l’instant ! Et l’art immortel n’a guère besoin de plus de temps. Mais voilà, tu as refusé l’immortalité dans la douceur, et tu n’auras ni l’une ni l’autre – seulement la douleur.
A ces mots, il se pencha brusquement, attrapa l’épée noire et la projeta rageusement à l’autre bout de la pièce. Signe demeura indifférente à ces éclats, et si ce sentiment s’effaça un moment, ce fut derrière une pointe de curiosité. Que lui réservait donc le barde ? Pour l’heure, il lui adressa une violente claque qui l’envoya bouler au sol, avant de la retourner sur le dos. Pendant qu’elle tentait de reprendre ses esprits malgré sa faiblesse, il fit en sorte d’immobiliser le moindre de ses membres – bras et jambes – en les ensevelissant sous des gravats issus de la ruine même où ils se trouvaient.
« J’espère que tu es consciente de la faveur que je te fais. J’aurais pu te briser les membres, mais il eût été dommage de gâcher ainsi une si belle œuvre à venir. »
Ces mots prononcés, Arandir dégaina sa rapière, et ce fut à cet instant précis que l’indifférence céda la place à la panique.
Bien plus tard, elle ne conserva comme souvenirs de cette séance de torture qu’une souffrance mâtinée d’une humiliation plus brûlante encore. Entre ses larmes intarissables, elle visualisait chaque incursion de la lame dans la chair tendre de ses seins et de son ventre, chaque sillon sanglant tracé sur sa peau, chaque lettre soigneusement calligraphiée. La pointe ne plongeait pas si profondément mais ne restait pas non plus simplement à la surface, si bien qu’entre les pics aigus de douleur elle sentait le liquide visqueux envelopper peu à peu la moindre parcelle de son corps pour finalement la recouvrir entièrement, tandis que sa peau, elle, pâlissait à vue d’œil et que le barde poursuivait inlassablement son révulsant labeur. Elle répugna toujours à se remémorer cette scène sans jamais être capable de l’oublier malgré la présence de Markvart à ses côtés, et des nuits entières passèrent depuis sans qu’elle pût s’endormir, de crainte de se réveiller encore ruisselante de sang, un visage dément penché vers le sien.
Ce jour-là, elle n’avait pas réussi à sombrer dans l’inconscience avant qu’Arandir en ait fini avec elle, soit qu’il s’appliquât sadiquement à la garder éveillée, soit qu’elle s’avérât trop aguerrie pour s’évanouir si facilement – et à ce jour, cela resta l’unique source de fierté qu’elle tira de cet épisode déterminant de sa vie. Cela valait bien la lente agonie qu’elle éprouva au fil d’une séance qui se déploya sur une éternité, comme elle le crut du moins au moment de l’endurer.
Quand elle se réveilla, bien plus tard, elle comprit que cela avait été bref, que seule l’incommensurable souffrance avait alors démesurément étiré le temps. Car le barde s’était contenté, en guise de en cadeau d’adieu, de lui laisser six mots inscrits à même sa peau.
« L’art vit dans le lard vif. »
A compter de ce jour, on ne devait plus la connaître que sous son surnom.
La Scarifiée.
Chapitre 4 : Tout au bout, la lumière
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- Écrit par Monthy3
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