Ce ne fut pas Markvart K’Thraus, mais celle qui se faisait
dorénavant appeler la Scarifiée qui leur ouvrit les portes de la
Lumière de cendres en se portant garante d’eux auprès des gardes.
Ceux-ci tentèrent bien de protester ; cependant, son visage des plus
intimidants couplé à sa qualité de vice-capitaine de la Garde sombre
les firent céder. Cet obstacle franchi, Signe les précéda à l’intérieur
du château.
Pendant qu’elle les guidait vers la chambre où demeurait Kjeld
V’Fohs avant son trépas, survenu la nuit-même, Cytise s’enquit auprès
d’elle des causes de cette mort. Signe se montra évasive. Apparemment,
personne n’avait encore pris la peine de s’y intéresser. Il s’agissait
d’un non-événement au milieu des bouleversements actuels.
Toujours est-il que les couloirs de la Lumière de cendres
abritaient bien plus de personnes, notamment de gardes, que la seule
fois où Cytise y était déjà venue en compagnie d’Arandir et de Therk,
afin justement de rencontrer le nécromancien. A l’époque, il s’était
montré impatient et hautain, odieux en un mot. Toutefois, Fadamar lui
avait confié que V’Fohs s’acharnait depuis la perte de sa vue à
découvrir les fondements de l’Invocation, ses propriétés, les moyens
d’accéder à son monde, et ce en torturant les esprits des morts. Cela
correspondait tout à fait à la vision que l’alchimiste avait du
personnage.
Ils finirent par arriver à l’entrée d’une pièce plutôt petite,
compte tenu du fait qu’elle abritait l’un des grands du royaume. Cytise
devinait que le nécromancien se sentait à son aise dans les petits
espaces, confortables et oppressants. Cela le caractérisait bien. Signe
y pénétra la première. La chambre avait été rangée, les livres classés
dans la bibliothèque qui obstruait presque complètement l’unique
fenêtre. Le mobilier était des plus sommaires : un lit imposant, un
fauteuil moelleux placé dos à la porte, une chaise et un bureau en
bois. Sur ce dernier reposait un cahier assez grand, peu épais, dont
s’empara la vice-capitaine de la Garde sombre. Elle leur lut la note
qui y était apposée.
« Comptes rendus des séances de Nécromancie à l’intention de Mederick
T’Nataus et de ses mercenaires Arandir dit le Fabuleux, Therk dit
Poingtonnerre, Fadamar dit Lametrouble et Cytise dite (…).
Puissiez-vous poursuivre et achever mes recherches sur l’Invocation. »
Puis elle releva la tête et fixa l’alchimiste et l’assassin.
« J’ignore quels précieux services vous avez pu lui rendre et cela
m’indiffère. Mais deux choses. D’une part, ce cahier ne bougera pas
d’ici. Il est hors de question que vous partiez avec. J’ai dans l’idée
que son contenu intéressera au plus haut point sa majesté le roi
B’Rauts. D’autre part, j’aurais quelques questions à vous poser à
propos de cet Arandir qui semble être votre ami, notamment…
Fadamar s’empressa de lui couper la parole.
- J’y répondrai, mais dehors pour ne pas déranger Cytise dans son étude. Suivez-moi. »
Et, sur un regard lourd de sens adressé à l’alchimiste, il sortit, la
Scarifiée sur ses talons. Il la mena dans une chambre vide, à trois
pièces d’écart. Le ton était méfiant quand la vice-capitaine reprit la
parole.
« Pourquoi aller si loin ?
Fadamar plongea ses yeux dans le vert marin de ceux de Signe. Il
attendit qu’elle ne le supporte plus et détourne le regard avant de
répondre sur un ton implacable.
- Je ne tiens pas à ce que Cytise entende ce que vous voulez savoir.
Pour elle, Arandir n’est que le Fabuleux : un barde aux traits rieurs,
adepte de la rime et du bon mot, souvent taquin et jamais assombri. Je
doute que ce soit celui auquel vous ayez eu affaire. Me trompé-je ?
- Non. »
Et, pendant deux heures, Fadamar répondit aux questions de la
Scarifiée, qui consistait en définitive à raconter la vie du barde, le
démon de l’art qui grondait en lui et le dévorait peu à peu, les
malheureuses aventures des mercenaires en-dehors de la capitale –
celles-là même que Signe aurait dû suivre de loin au lieu de se
détourner du droit chemin –, l’influence pernicieuse de Sybèle, jusqu’à
leur séparation et les retrouvailles à la Rose noire. Et pendant tout
ce temps, Signe oublia la présence de Cytise.
Celle-ci ne passa qu’un gros quart d’heure à étudier le cahier.
Elle admirait certes la volonté et le souci du nécromancien de prendre
des notes sur ses expériences malgré sa cécité nouvelle, mais la
plupart étaient soit illisibles, soit tout bonnement incompréhensibles.
Vers la fin de sa vie, la folie avait pris le dessus et il avait noirci
des pages et des pages de propos terrifiés, de mots tremblants qui
trahissaient son appréhension aussi soudaine qu’intense de l’au-delà,
d’un déferlement de magie à venir.
Tandis qu’elle quittait discrètement la chambre, veillant à ne pas
alerter la Scarifiée prise à la diversion de l’assassin, elle se
remémora les indications de celui-ci et se mit à parcourir les couloirs
du château d’un pas prudent. En même temps qu’elle se concentrait sur
le chemin à suivre, elle réfléchit aux quelques informations qu’elle
avait malgré tout tirées de cet embrouillamini de mots – les rares qui
lui paraissaient cohérentes et écrites sous le coup d’un éclair de
lucidité. Selon V’Fohs, l’Invocation avait un monde propre où elle se
trouvait plus ou moins enfermée. Il n’existait pour elle presqu’aucun
moyen de s’en échapper, du moins sous sa forme la plus pure – autrement
dit, la forme dorée. Cela expliquait du coup l’existence de différentes
magies, qui toutes n’étaient que des éléments, des fragments de
l’Invocation. Or V’Fohs avait posé le postulat, inspiré par le devin
N’Drof, que l’Invocation était sinon vivante, du moins consciente, et
qu’elle ressentait la frustration de son enfermement. D’où un désir
puissant de s’échapper de sa prison dorée. Pour cela, V’Fohs arguait
qu’il n’existait qu’une seule possibilité: réunir la magie jaune et la
magie argentée pour modeler une clef, laquelle ouvrirait la porte de
cette prison. C’était extrêmement abstrait, trop pour un esprit aussi
concret que celui de Cytise. Il restait que cette union du jaune et de
l’argenté avait déjà fait ses preuves – le nécromancien pouvait en
témoigner, lui dont les yeux avaient instantanément brûlé.
En fait, l’élément le plus intéressant du cahier consistait en
cette certitude absolue du nécromancien que l’une des portes de la
prison dorée se trouvait dans la capitale même, plus précisément dans
le Palace des pauvres. Apparemment, il avait insisté sur cela auprès
des morts et eux avaient dû céder sous la torture. D’ailleurs, le nom
même du quartier n’était pas innocent : on l’appelait ainsi parce que
les bâtiments du sud étaient bien plus luxueux – du moins à l’origine,
si l’on en croyait leur apparence actuelle – que ceux des autres
quartiers pauvres, comme s’il était autrefois habité par de riches
nobles ou marchands. Or nul ne se souvenait de leur disparition ou de
leur départ, nul même ne se souvenait de leur existence. Il ne
demeurait d’eux que ces somptueuses constructions, en ruines
aujourd’hui. Tout cet épisode restait inexpliqué et inexplicable – donc
appeler la magie à la rescousse ne semblait pas idiot. Peut-être
celle-ci était-elle justement à l’origine de la dissipation totale des
traces des habitants précédents. Pourquoi pas ?
Ce fut sur ces pensées qu’elle atteignit finalement l’escalier
étroit menant aux geôles. Les gardes ne lui posèrent aucun problème :
soit ils la connaissaient déjà, soit on les avait tenus informés de sa
présence et de l’approbation de la Scarifiée. Quand elle annonça
qu’elle venait interroger le Roi, on se contenta de la dépouiller de
toutes ses armes – se résumant à une dague et à son arbalète – avant de
la laisser emprunter le tunnel en terre battue. Bientôt, elle atteignit
la cellule du Roi, la dernière de la prison. Là, ses yeux s’agrandirent
d’horreur mêlée de compassion.
Le Roi n’avait jamais autant fait son âge. Elle ne voyait qu’un
vieillard de haute taille, mais plié en deux, la peau fripée, le crâne
presque chauve. Comble de la cruauté, ses deux mains étaient
transpercées en leur centre par une barre de métal qui venait
s’enfoncer dans le mur, les immobilisant ainsi complètement. Il
convenait certes de l’empêcher d’user de l’Illusion, mais il devait
bien exister des moyens moins inhumains de satisfaire ce but. En somme,
on avait cloué le Roi à sa cellule comme un vulgaire coléoptère.
Au petit cri d’indignation poussé par l’alchimiste, le Roi sembla
se réveiller. Son visage se leva lentement, très lentement pour se
tendre vers elle. Elle frémit devant l’indifférence résignée qui
accablait l’ancien monarque. Nulle curiosité ne venait éclairer ses
yeux morts. Elle prit néanmoins la parole.
« Je m’appelle Cytise. Je suis une alchimiste et j’étudie en ce moment-même l’Invocation.
Elle crut déceler une lueur d’intérêt sur le visage du Roi, mais il demeura coi.
« J’ai besoin de vos connaissances et de votre expérience de l’Illusion.
Il fit un mouvement infime qui ressemblait à une approbation, puis
il pencha très légèrement la tête, comme pour mimer la curiosité. Elle
mit plusieurs secondes à comprendre ce qu’il lui demandait.
« En échange, je vous offre la mort.
Alors, enfin, le Roi ouvrit ses lèvres sèches sur un filet de voix –
une voix éraillée sans cesse interrompue de petits toussotements. Il
n’y avait pas d’eau dans sa geôle.
- Tu es une personne intéressante, Cytise. J’accepte ton marché. Que veux-tu savoir ?
- J’aimerais d’abord m’assurer d’une chose : l’Illusion peut bien persister tout en demeurant incolore ?
- Oui. C’est pourquoi elle surpasse les autres.
- Et serait-elle capable de masquer une autre magie sous cette transparence ? Des énergies dorées, par exemple ?
Le Roi parut hésiter. Finalement, il ne répondit pas. Elle comprit
qu’il n’avait pas la réponse. Elle dissimula sa déception et reprit.
- S’agissant de l’Invocation à présent, connaîtriez-vous un moyen de
transformer des énergies dorées en une poudre tout aussi dorée ?
- De la magie en poudre ? Je ne comprends pas.
Soupirant de dépit, Cytise prit quand même la peine d’ôter l’une de ses
bottes pour en tirer une bourse minuscule, qu’elle ouvrit sous l’œil
morne et curieux du Roi. Des grains dorés étincelèrent malgré
l’obscurité de l’endroit. L’ancien monarque plissa les yeux.
- J’ai déjà vu cette poudre… D’où la tiens-tu ?
- C’est un certain Vlades Jan qui me l’a donnée. Un devin.
Le visage du Roi s’éclaira un peu, comme si des souvenirs lui
revenaient à l’esprit. Il resta pensif un moment, mobilisa sa mémoire
et déroula difficilement une longue réplique, ponctuée de raclements de
gorge.
- Vlad, bien sûr. Le frère de Ghendes, mon fidèle bras droit –
avant sa mort. Ecoute-moi bien, petite Cytise, parce que je ne me
répèterai pas. Il y a longtemps, alors que Ghendes était à mon service
depuis un temps certain, il me poussa à engager son petit frère, qu’il
considérait comme un génie. Pour ma part, je ne voyais là que de
l’aveuglement fraternel, mais il me servit un argument étrange :
Ghendes soutenait que Vlad avait sauvé le monde en empêchant
l’Invocation de s’y déverser. A cette époque, il n’y avait encore nulle
trace de magie jaune et l’Invocation était un mythe plus qu’une
réalité, une simple légende.
Amusé par cette présomptueuse affirmation, je convoquai Vlad. Je me
rendis rapidement compte qu’il était extrêmement talentueux, que
Ghendes n’avait pas menti sur ses compétences. Je poussai l’examen un
peu plus loin et le questionnai sur le sauvetage du monde dont il se
targuait, en lui demandant de me fournir des preuves de ce qu’il
avançait – persuadé qu’il s’en montrerait incapable. Ce fut alors qu’il
versa sur la table devant nous une poudre dorée, presque aveuglante. Il
m’expliqua qu’il s’agissait du cadavre de l’Invocation, de ses restes.
Tu dois le savoir : il se droguait constamment. Je ne le crus pas. Même
lorsqu’il en ingéra quelques grains et s’en servit pour manipuler la
Perception d’une façon incroyable, comme s’il n’était lui-même qu’une
accumulation d’énergies ayant pris forme humaine. Et je me souviens
très bien à présent que les rubans blancs qu’il saisissait ou tressait
arboraient une infime teinte brillante que je choisis à l’époque de ne
pas voir, persuadé d’avoir été abusé.
J’ignore cependant comment il obtint cette poudre, s’il s’agit bien
de l’Invocation sous une autre forme. Je ne peux rien te dire de plus,
jeune alchimiste. Pour la suite, du devras te débrouiller sans moi.
Cytise acquiesça, l’esprit débordé de pensées nouvelles ayant trait
au don inattendu du génial devin ainsi qu’à ce dernier. Le Roi, lui,
haletait, à bout de forces après ce long récit, sa gorge sèche
incapable d’articuler le moindre mot supplémentaire – même pas pour
réclamer sa propre récompense. Il était vraiment pathétique, lui qui si
longtemps avait occupé le trône du royaume. L’alchimiste prit tout de
même le temps de le remercier avant d’ôter sa deuxième botte et d’en
tirer cette fois-ci une gousse verdâtre. Elle l’ouvrit et s’empara des
graines qui tapissaient l’une des valves. Encore fallait-il que le Roi
soit à même de les avaler. Elle ne pouvait simplement les faire rouler
dans la cellule, car il se montrerait incapable de les ramasser. Alors,
d’une voix douce mais ferme, elle lui expliqua ce qu’elle allait faire.
- Ce sont des graines de cytise. Elles entraînent la mort par
asphyxie. Tu souffriras peut-être énormément, mais tu mourras
assurément. Si tu conserves ta volonté, alors ouvre la bouche. »
Le Roi n’hésita pas une seule seconde, malgré l’avertissement de Cytise
quant à l’agonie qu’il endurerait. Admirative en dépit la déchéance de
celui-ci, l’alchimiste lança une à une les graines en essayant de viser
sa bouche. La situation avait quelque chose de grotesque. Elle avait
l’impression d’essayer de nourrir un petit animal alors qu’elle donnait
la mort à l’ancien seigneur et maître du royaume, à son ancien
monarque. Sa fébrilité la contraignit à ouvrir la deuxième valve de la
gousse, et ce furent finalement les dernières graines que parvint à
ingérer péniblement le Roi avant de baisser la tête, les yeux clos.
Il ne vit pas la jeune femme se rechausser et repartir précipitamment, tout à son attente paisible d’une mort douloureuse.
Lorsque Signe et Fadamar, leur longue conversation achevée,
réintégrèrent la chambre de feu Kjeld V’Fohs, ils trouvèrent Cytise
assise au bureau, concentrée sur le cahier du nécromancien. La
vice-capitaine considéra qu’elle lui avait laissé assez de temps et les
somma de quitter la chambre, ce que l’alchimiste et l’assassin firent
sans protester – ils se contentèrent d’échanger un regard de
connivence. Elle ne les lâcha pas d’une semelle, y compris dans la cour
extérieure du château, et ne les abandonna qu’à la herse, sous les yeux
des gardes. Là, elle leur annonça qu’ils n’étaient désormais plus admis
à pénétrer dans la Lumière de cendres, que cette faveur avait été la
dernière – il convenait après tout de respecter les ultimes volontés
d’un grand du royaume. Ils acquiescèrent, la remercièrent et partirent.
Ils n’avaient plus rien à y faire.
* * *
Comme Signe à l’ouest et Markvart au sud, Ellébore partit avant
l’aube, Gardes sombres et abjurateurs sur ses talons, vers le quartier
nobiliaire. Elle n’était pas une meneuse d’hommes et ne comptait pas le
devenir, pas plus qu’elle ne désirait s’encombrer de fardeaux, même
aussi compétents. C’est pourquoi elle avisa le Garde sombre qui avait
émis un doute sur le choix de K’Thraus qu’elle lui confiait le
commandement à sa place, lui expliquant les raisons qui la poussaient à
s’en décharger. En tant qu’assassin, elle chassait seule, sans se
préoccuper de quiconque. Par ailleurs, elle pouvait se déplacer bien
plus rapidement que les Gardes et risquait ainsi de les semer, voire de
les abandonner sans même s’en rendre compte à une mort certaine. Cette
perspective peu réjouissante acheva de convaincre l’homme et il accepta
la charge – comme s’il pouvait en être autrement.
Cinq groupes de trois Gardes sombres et d’un abjurateur furent
constitués et infiltrèrent le quartier nobiliaire encore plongé dans
l’obscurité. Ellébore les observa disparaître dans la gueule des
bâtiments aux formes tordues avant d’entrer à son tour, esseulée. Elle
savait exactement là où ses pas allaient d’abord la conduire.
Le quartier resta silencieux pendant une bonne heure. Elle croisait
régulièrement des hères éveillés, quand eux ne remarquaient même pas sa
présence. Elle avançait trop vite, trop discrètement. Même lorsque les
premiers groupes de Gardes sombres furent repérés, que les rues se
furent gorgées d’habitants vindicatifs, elle se faufila sans le moindre
problème dans la foule, aidée en cela par sa petite taille et son
habitude de telles situations, et n’abandonnait derrière elle qu’un
vague malaise, parfois une crainte inexplicable. Elle ne s’en occupait
pas.
Ignorant les clameurs dans son dos, elle gagna la taverne de la
Hache brisée. Autrefois, elle savait qu’Arandir s’y rendait
fréquemment, accompagné tantôt de Therk, tantôt de Cytise, tantôt des
deux à la fois. Peut-être s’y serait-il établi à son retour.
A l’image de Fadamar la veille, elle fit chou blanc. Nulle trace du
barde dans l’auberge. Elle n’aurait pas cette chance. Et puisque cette
première hypothèse s’avérait infructueuse, elle n’avait plus qu’à
mettre en œuvre son plan de secours : se servir des hommes qu’on lui
avait confiés comme d’appâts. Après tout, si ce que la Scarifiée avait
rapporté de la personnalité d’Arandir était véridique, il ne
résisterait pas à l’appel du sang – les Gardes sombres l’amusaient plus
qu’ils ne l’effrayaient.
A la sortie de la Hache brisée, elle retrouva avec ennui cette
détestable sensation d’être épiée dont elle pensait enfin s’être
débarrassée. L’espionne était tenace et semblait avoir oublié qu’elle
avait été à deux doigts d’y laisser la vie. Ou s’en moquait, ce qui
l’inquiétait plus. Fanatisme, folie, inconscience étaient les ennemis
les plus pénibles à éliminer.
Elle n’y prêta pas plus d’attention que les fois précédentes et se
dirigea plutôt vers les échos les plus proches. Cette fois-ci, elle fit
fi de la discrétion et invoqua les énergies argentées. Elle était lasse
d’errer sans cesse, de sentir sa proie se dérober devant elle. Il était
temps de passer à la vitesse supérieure. Bondissant de ruban en ruban,
elle attirait tous les regards sans jamais s’y soumettre, car les yeux
effrayés des spectateurs ne se posaient que sur l’ombre de ses traces
lumineuses.
Elle ne fut guère surprise de se sentir délivrée de la surveillance
obsessionnelle de l’espionne. Personne ne pouvait tenir et maintenir
une telle cadence, s’insinuer si vite de place en place, de masure en
masure – la suivre, tout simplement. Elle atteignit en un clin d’œil le
premier point chaud. Un groupe de Gardes sombres tailladait sans coup
férir la masse des pauvres qui tentaient, en vain, de les acculer à une
barricade récente. Les lames noires tranchaient dans le vif sans
discontinuer, pendant qu’un abjurateur déviait les pierres, flèches et
carreaux qui pleuvaient sur eux. Pas encore de magie en vue. Elle
s’évanouit dans l’air, ne laissant derrière elle que des énergies
dansantes.
Elle réapparut plus au nord, non loin de la limite du quartier
noble. Le combat semblait se dérouler à l’intérieur même des bâtiments.
Alors qu’elle jetait un œil par une fenêtre, elle vit un homme battre
en retraite dans sa direction avant de s’arrêter net, une pointe noire
dépassant de son ventre. Le temps qu’il s’écroule, elle était déjà
partie à la recherche du combat suivant.
Contrairement aux deux précédents, il se passait mal pour les
Gardes sombres. Elle ne vit d’abord qu’une multitude de cadavres
d’indigents réunis en une même mare de sang. La plupart agonisaient.
Elle ne prit pas le temps d’abréger leurs souffrances et remonta plutôt
la macabre piste. Ce fut lorsqu’elle tomba sur un premier cadavre de
guerrier d’élite qu’elle sut que le barde fou rôdait dans les parages.
La chaîne de corps sans vie suivait une ruelle biscornue jusqu’à une
place construite de façon totalement extravagante et d’où provenaient
les plus violents éclats.
Elle ne put d’abord pas repérer le combat proprement dit car la
place, de forme ovale, était curieusement coupée en deux par une espèce
de goulot d’étranglement qui, en fin de compte, masquait complètement
la seconde partie de la place. Elle découvrit un nouveau cadavre de
Garde sombre à l’entrée de ce goulot et devina que le barde avait
profité de l’espace confiné pour n’en affronter qu’un seul à la fois –
des énergies argentées s’y agitaient encore frénétiquement. Il avait
néanmoins dû reculer sous la pression du dernier survivant et de
l’abjurateur – qui devait essayer tant bien que mal de trouver un moyen
de contenir la magie argentée.
Alors qu’elle pénétrait à son tour dans le goulot, elle sentit que
l’espionne la surveillait de nouveau. Elle avait dû filer prévenir
Arandir en se doutant qu’Ellébore le pourchassait, et l’avait attendue
ici. Pas idiot. Elle s’en désintéressa, traversa le passage étroit,
constata qu’il se prolongeait sur une dizaine de mètres tout en
effectuant une courbe et déboucha enfin dans la deuxième partie de la
place, juste à temps pour admirer la dernière victime du barde mordre
la poussière – et repeindre le pavé de son sang. Il s’agissait du
magicien protecteur, dont le cadavre chuta sur celui du troisième Garde
sombre.
Le barde posait déjà son regard sur la petite forme noire qui
venait de pénétrer dans la place. Ellébore braqua ses yeux pâles dans
les siens et fut étonnée de les trouver infiniment las. Cela
contrastait avec les plis cruels aux commissures de ses lèvres et la
crispation absurde de son visage, tout en torsions. Une formidable
tension semblait imprégner ses membres qui tremblaient violemment, sous
l’effet de l’excitation, du plaisir ou du désespoir – qui sait ? Ses
partisans mêmes ne savaient plus sur quel pied danser. Ils demeuraient
prudemment à distance, plus ou moins collés contre les murs dessinant
la place, et contemplaient le spectacle d’un air inquiet. Depuis son
arrivée, Ellébore n’avait pas entendu la moindre acclamation, le
moindre hurlement de triomphe malgré la défaite des guerriers du roi.
Ainsi opérait le Sombre, par la menace plus que par le charisme, ainsi
maintenait-il sa récente poigne sur le quartier est. Il était grand
temps de la desserrer.
Elle ne prit pas la peine d’engager la conversation. D’un bond,
elle se transporta derrière lui et projeta une première dague, aussitôt
déviée par un moulinet vif. Les énergies déjà invoquées et manipulées
par le barde grondèrent de plus belle, déployèrent leurs bourrasques
scintillantes. Arandir se jeta sur elle un rictus hideux aux lèvres,
mais déjà Ellébore se trouvait dans son dos pour un nouveau lancer. La
lame fusa dans l’air à toute vitesse, effleura la rapière du barde et
tomba misérablement sur le pavé taché de sang. Et il fondait à nouveau
sur elle, anticipait son déplacement, transperçait un pan de son
manteau. Des passes semblables se multiplièrent, et chaque fois le
barde faisait preuve d’une intuition qui avait quelque chose de
surnaturel. Il semblait lire en elle comme dans un livre ouvert, sans
toutefois parvenir à suivre la cadence de l’assassin.
Ellébore comprit qu’elle ne s’en sortirait pas ainsi. Elle dansa
autour du barde le temps de récupérer ses dagues jetées à terre, puis
accéléra ses pas. La magie argentée gronda de plus belle, une tempête
miniature se mit à souffler dans la place, entraînant des murmures
d’ébahissement chez les hères présents. Les énergies enflèrent,
gagnèrent de la hauteur et entraînèrent Ellébore dans les cieux, hors
d’un portée d’un barde lui-aussi surpris – fait qu’elle devinait rare.
Il baissa son bras d’arme en la contemplant, perplexe, comme s’il
n’avait plus aucune idée de ce qu’il devait faire. Elle éprouva une
satisfaction certaine à dérouter ainsi cet homme qui avait tout d’un
démon. Elle ne doutait désormais plus des dires de la Scarifiée. Elle
décrivit des cercles dans les cieux, ses jambes déjà fatiguées,
hésitant à lancer son attaque. Elle ne pourrait cependant pas tenir
beaucoup plus longtemps. Alors, à l’image d’un oiseau de proie au
plumage de suie, elle piqua.
La tempête de rubans argentés se mit brutalement à déverser une
averse de dagues, qui paraissaient portées par des vents contraires
tant elles provenaient de tous les coins de la place, de toutes les
hauteurs aussi. Une dizaines de lames brillantes fendirent l’air en
direction d’une même cible, comme un étau d’acier se resserrant en un
clin d’œil.
Ce fut le moment choisi par Arandir pour mobiliser la
toute-puissance des énergies que lui-même manipulait, un sourire
démoniaque aux lèvres. Ses deux bras devinrent flous, puis il en eut
dix, trente, cent qui battaient l’air en même temps à une célérité
aussi exceptionnelle que l’était la vélocité d’Ellébore, des mouvements
si formidablement rapides qu’ils générèrent une vague venteuse d’une
violence inouïe, laquelle alla frapper le déluge de dagues. Il y eut
comme une onde fantastique et les lames s’arrêtèrent net en l’air,
avant de chuter verticalement sur le sol dans un son clair.
Ce fut une Ellébore choquée qui retoucha terre, encore incapable
d’appréhender ou d’admettre la manœuvre du barde. Elle se pencha,
ramassa une dague et la contempla d’un air absent. Puis elle tourna un
regard songeur vers la tornade de rubans argentés qui enveloppait le
barde comme un halo d’acier protecteur. Elle esquissa un sourire jaune
et glaça l’atmosphère de sa voix.
« Le Sombre, hein ? Tu portes bien mal ton nom.
Arandir relâcha son bras droit, ce qui atténua progressivement la
vigueur de la magie. Il retomba raide comme un morceau de bois. Il ne
devait pas être loin de la crampe, après tous ces combats successifs.
Il répliqua d’un ton trop joyeux pour être honnête.
- C’est que tu ne connais pas la couleur de mon âme, partenaire !
- C’est justement l’objet de toutes mes interrogations. Que fais-tu à servir la dame ?
- Je m’amuse, je ris de certains gens et j’en tue d’autres. L’art de
la mort est plaisant, l’art de la guerre l’est également – même si je
t’avoue que tous deux me lassent. Que dirais-tu de me prêter ton corps ?
Elle scruta le visage du barde à la rechercher d’un signe de
plaisanterie, en vain. Il se montrait parfaitement sérieux. Il
s’attendait vraiment à ce qu’Ellébore accepte de subir le même
traitement que la Scarifiée. Elle éclata d’un rire sec.
- Je crois plutôt que je vais en rester à mon intention première, si cela ne te dérange pas.
- Allons, burlesque compagne de l’argenté, tu sais très bien que tu
n’y arriveras pas. Et si nous passions un accord en toute amitié ?
- Que veux-tu dire ?
Comme surpris de l’entendre lui ouvrir la porte, il hésita. Un rideau
d’incertitude tomba sur ses yeux, son corps dégingandé cessa de
trembler. Il rengaina même sa rapière, empli d’une naïve confiance – ou
d’une insolente certitude. Il parla finalement.
- Je me moque de la belle dame du Roncier aussi bien que de ces
pitoyables humains à la fibre artistique si peu développée qui nous
entourent. Des chefs d’œuvres n’attendent que ma lame pour accéder à
l’immortalité. Parti de la capitale, j’y reviens pour boucler la
boucle. Je suis à la recherche de matière première, d’une chair
désirable sur laquelle je pourrais peindre mon âme afin de l’y
abandonner, le démon avec elle. Mène-moi à cette personne et plus rien
ne me retiendra ici, plus rien ne retiendra le Sombre.
Sous son capuchon, le visage d’Ellébore se plissait de dégoût au fur et
à mesure que le barde débitait son discours aux conséquences
effroyables – pour la victime désignée.
- Qui est-elle ?
- Je te pensais plus perspicace, figure de métal et de chair que je
serrerais si volontiers dans mes bras ! Allons, allons, cette chair qui
m’a autrefois accueilli en elle est bien évidemment celle de la
ravissante alchimiste sur laquelle, il y a fort fort long, tu t’étais
renseignée !
- Cytise…
Pensées et sentiments affluèrent en Ellébore en même temps qu’elle
prononçait ce nom. Cytise dont elle jalousait la joliesse, Cytise qui
l’avait apparemment remplacée dans le cœur de Fadamar. Cytise dont elle
se réjouissait déjà de la mort à venir quelques jours plus tôt, et qui
avait donc survécu… Elle fit un énorme effort pour ne pas se laisser
submerger par la rancœur et reprit d’un ton égal.
« Pourquoi ne me contenterais-je pas simplement de te tuer ici et maintenant ?
Alors qu’elle s’attendait à revoir ses traits se tirer et se
tordre, il se contenta de hausser les épaules. Elle remarqua que ses
yeux s’étaient presque imperceptiblement mis à fixer une chose ou une
personne derrière elle et, à ses mots, elle comprit aussitôt de qui il
s’agissait.
- Même si tu y parvenais, ce dont – ne te vexe pas, allons ! – je doute, Aë prendra ma…
Il laissa sa phrase en suspens. Ellébore ne l’écoutait plus. Toute son
attention était tournée vers la forme qui gigotait par terre, à l’issue
du goulot qu’elle avait emprunté pour gagner la place. L’espionne
n’émettait que de discrets gargouillis, à peine audibles de là où se
trouvaient le barde et l’assassin. Son corps fut agité de spasmes
d’agonies, puis se raidit. Elle était morte. Ellébore tourna vers son
interlocuteur un regard gorgé d’une ironie satisfaite.
- Et donc, que disais-tu ?
Le barde sourit d’un air contrit, comme si l’attitude d’Ellébore lui
faisait de la peine, ce qui ne fut pas sans la vexer quelque peu.
- Je disais donc que, de toute façon, Aë prendrait ma place.
- Aë vient de périr, au cas où la cécité t’aurait gagné. Car c’était elle, cette insupportable espionne, n’est-ce pas ?
- Comme tu es touchante !
Deux fois en deux jours que l’Arme de chair se voyait qualifier de cet
adjectif injurieux. Elle retint sa fureur à grand peine, consciente que
tout son sang-froid lui serait nécessaire pour se sortir de cette
situation. Le barde représentait un danger plus bizarre et menaçant
qu’aucun autre, même pour elle.
« Alors, mignonne mie, qu’en dis-tu ? Marché conclu ?
Et pourquoi pas, après tout ? Elle ferait ainsi d’une pierre deux
coups. D’un côté, elle disloquerait la cohésion du quartier en lui
retirant son général et servirait le roi par la même occasion ; de
l’autre, elle se débarrasserait de cette jeune alchimiste qui
l’horripilait tant – et règlerait ses derniers comptes avec Fadamar,
enfin. Elle n’avait rien à perdre et tout à gagner.
- Soit. Tiens parole, Sombre.
- Si tu tiens la tienne, Arme. »
Le véritable problème de cet accord était que tant qu’Ellébore n’aurait
pas trouvé trace de la future proie du barde effectivement dément –
elle avait pu le constater d’elle-même –, il ne relâcherait pas son
emprise et poursuivrait sa prime mission, confiée par Ethel N’Maiz.
Mais elle n’eut qu’à se rapprocher du cadavre encore chaud de sa
dernière victime, dont les cheveux châtains et débraillés dénonçaient
l’existence antérieure d’une natte, pour trouver un moyen de saper
l’autorité d’Arandir, toute de terreur et d’effroi. Il suffisait pour
cela de réveiller les anciennes légendes dont elle était le cœur et le
poumon. Se penchant sur le corps, elle retira la dague plantée dans sa
gorge et s’en servit pour décoller soigneusement la tête du tronc,
pendant que le sang s’écoulait à gros bouillons. Cela fait, elle activa
ses jambes décidément courbaturées pour invoquer encore les énergies
argentées, pour modeler dans l’air un escalier de rubans qui, un par
un, la portaient vers les nues.
Là-haut, elle brandit la tête de l’espionne et rugit aussi fort
qu’elle le put pour attirer l’attention. Elle passa l’heure entière à
voler au-dessus du quartier nobiliaire, à montrer son macabre trophée à
l’ensemble de la population, dont les exclamations ponctuaient chacun
de ses cercles. A mesure qu’elle survolait les masures de suffisamment
près pour que les habitants puissent établir l’identité de la femme
morte, les cris muèrent. Les « Aë est morte ! Elle a tué Aë ! » se
turent peu à peu pour laisser place à une prise de conscience plus
terrifiante encore, à des épouvantes profondément tapies dans l’esprit
des gens et qui leur rappelaient une époque sanglante. Alors,
désormais, son passage ne fut plus marqué que par des chuchotis
d’incompréhension, une rumeur qui monta, gonfla, enfla dans l’air
jusqu’à éclater, à jaillir de toutes les bouches, une rumeur qui disait
« Vif-Argent, Vif-Argent est de retour ».
En entendant cette angoisse sourdre de l’ensemble du quartier
nobiliaire, Ellébore songea avec amertume que le véritable monstre
n’était probablement pas celui que l’on considérait comme tel, tandis
qu’à la limite nord du Palace des pauvres, au sol, si bas, deux
personnages observaient avec avidité les traînées argentées laissées
par l’assassin légendaire.
Des traces indélébiles.
Chapitre 7 : L'avènement des légendes (2/2)
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- Écrit par Monthy3
- Catégorie parente: Fantasy
- Catégorie : Échiquier (L') : La dame et le roi
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