Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

    Morte ! Enterrée selon eux, ou plutôt enairée dans la main peu amène de l’Arme de chair, forme ingrate incapable de triompher du Sombre ! Est-ce mon chef qu’elle brandit tout là-haut en retroussant les crocs, ou n’est-ce qu’un leurre, une simple illusion ? Les brebis égarées du barde aux deux visages craignent donc mon trépas et l’acceptent déjà, prêts à se rengoncer dans leur misère crasse, plus terrifiés par Vif-Argent que par le Sombre – les fous ! Les faibles. Ils ne méritent pas l’attention de la dame, point notre sacrifice. Ebranlés au premier coup porté, anéantis et emportés par leurs craintes antiques, ils ne sont que pathétiques tiques en quête de replis où se dissimuler.
    Il me sera aisé de les aiguiser de nouveau, d’affuter leurs bras gourds, de les assourdir des mes harangues – tiques ? Puces savantes, domptées de promesses, exécutrices de tours dont le passe-passe est mien. L’appât ? La liberté. Le piège ? Le mensonge. Je ne crois pas en elle ; moi-même suis-je enchaînée – sauf à la dame.

    Si ces petites gens si fébriles se berceront bientôt – ce soir – de fantastiques espoirs et retourneront se battre pour la gloire, le cas du démon-barde à l’âme écarlate inquiète par son inconstance. J’étais là pour son discours, pour l’accord incohérent passé avec l’assassin difforme. Je sais que le temps presse, que le barde à présent ne pense plus au commandement, obsédé par sa passion, grignoté peu à peu de l’intérieur, carcasse vide à venir – avide de vies à avilir. Je sais qu’il n’y survivra pas.
    Je peux sans peine m’opposer aux lamentables tentatives visant à simuler ma mort, certes. Le cœur du peuple est accessible à mon ardeur, si simple à pénétrer d’horreur et de rancœur. Une apparition et je serai leur sœur, leur icône portée à la face de tous – copie pendant que moi, je demeurerai dans l’ombre. Ombre et larmes, telle est l’Arme, figure fluide ou éthérée qui plane dans l’air humide, loin au-delà dans l’espace et le temps – légende qui surgit de récits engloutis. Sa traque ? La traversée d’un gouffre dont le pont s’effondre. La suivre est un suicide, qui m’a tant coûté.
    Lui faire obstacle serait vain, la détourner de même, la tuer ? Cessons là ! Il ne se peut qu’attendre sans prétendre l’ignorer, la laisser de côté. Qu’importe ? Si elle trouve la sémillante Cytise, si elle l’assène au Sombre possédé, si celui-ci se sauve en laissant là la dame, alors j’assumerai sa place – en sachant cependant que la victoire n’est qu’un songe. Qui nous réveillera ?
    Je sais où est Cytise. Libérer l’esprit du barde si peu banal m’est parfaitement possible. Pourquoi le ferais-je ? Je ne le veux pas. Qu’il conserve sa place, qu’il serve jusqu’au bout, jusqu’à son triste décès – personne ne le pleurera, je crois. Je suis ses yeux mais je suis borgne, l’un offert, l’autre clos, les deux rétifs et autonomes, comme des billes aux reflets changeants selon l’angle, selon la personne – selon l’envie. Elles roulent le long de la ville, chassent les renseignements, investissent les esprits, décèlent les trous obscurs où elles s’y viennent loger – cachettes qui n’en sont plus, telle celle de la belle désirée par la bête.
    Bête encore mais humaine, elle, je te poursuis aussi, toi et ton pesant fardeau et de chair et d’acier – Arme de chair ? Mais non ! Simple étranger en mon domaine, timide et téméraire, arrivé depuis peu, se déplaçant à deux – sous mes yeux, toujours eux ! Sources de troubles à venir, embûches inconscientes d’une révolution, attirantes et intrigantes – las, dangereuses. En cette période fiévreuse, bannis sont les découvertes comme les découvreurs, et si je vous enveloppe de ma vigilance, ma volonté tend à vous entraver plus qu’à votre victoire. S’il ne tenait qu’à moi… Mais Aë sert la dame, je le sais. C’est ainsi. Navrée de votre inévitable échec, amusants envahisseurs, victimes en devenir.

    Quelles seront-elles ? La capitale a revêtu ses atours des grands jours. Endormies naguère, ses paresseuses tours ne sommeillent plus guère. Leurs paupières de pierre se soulèvent un peu, percluses de courbatures, contentes cependant du temps inamovible – car elles retrouvent le même qu’elles avaient quitté, jadis, gagnées par l’ennui des querelles vulgaires et des âmes médiocres, insignifiantes. Bâtisses en ruines, boutiques apathiques, auberges silencieuses et tracées sans recherche, toutes rouvrent les yeux et rêvent de vigueur – elle arrive ! Ecoutez la clameur des gens, entendez la rumeur assourdissante qui fait trembler vos murs, la ferveur immense qui fait claquer vos portes ! Les contes et légendes des temps anciens reprennent enfin vie et servent de nouveau, leurs tombeaux tout de souvenirs délestés enfin de cette fange aride – ils pataugent désormais dans cette boue qui est votre couche, figures rivées au sol pour l’éternité.
    Implacables et aériennes figures, mythes anciens et futurs, avancez donc ! A l’ouest, pourquoi pas ? Il y a là la subtile toile, le sinueux Tisseur dont les filins de soie étranglent les indésirables – dédale tressé d’insectes. Ses araignées aux myriades d’yeux veillent infatigablement, autant de bras supplémentaires pour frapper l’imprudent ! Artiste visionnaire, sa double vue le sert et le dessert ; car s’il contemple loin, il ne voit jamais bien – et quant à moi, il est aveugle où je suis omnisciente.
    En face, la princesse à la face tissée – quelle coïncidence ! – de cicatrices sombres, guerrière au clair-obscur, lumière et ombre où l’autre n’est qu’ombre et lumière, opposants opposés. Femme sans nom encore, Scarifiée anonyme au corps souple sillonné de cent serpents entrelacés… Penses-tu vraiment, ô menaçante revenante, rivaliser sans le moindre souci avec le pâle arachnide aux dix mille recoins ? Soit – recueille-toi avant, ce serait plus prudent.
    Prudent n’est pas l’Etoile, hélas ! Si brillant au Roncier, comme un fruit gorgé de soleil, il n’est plus que pâle et maladif, car la nuit enveloppe son cœur. Autrefois vivifié par la lueur du jour, le voilà sommé d’éclairer à son tour, mais ses rayons blafards sont ceux d’une seule étoile, peut-être déjà éteinte – et son reflet lui-même a manqué de se dissiper il y a quelques heures, même si la ferveur a vaincu la fureur, même si la voûte céleste est encore enchâssée de cette étoile qui montre le chemin.
    A travers la nuit noire – impénétrable même à l’astre volontaire. Car les ténèbres qui se contentaient de couvrir un seul quartier couvrent aujourd’hui la capitale entière. Leur héraut ? Le capitaine obscur au visage si clair, l’implacable devoir, l’impitoyable honneur, l’inébranlable rempart qui entoure le roi, tel est le crêpe décrépit qui recouvre l’Etoile – voile divinatoire mais non de deuil encore. Question de temps ?
    Question de foi – celle du peuple tout entier. Qu’il porte aux nues cette étoile, qu’elle sertisse le ciel nocturne ! A la vue de tous, éperdue de clarté, élancements de douleur et d’une joie amère – saccades étincelantes, convulsions de malheur pour le salut de ceux qui, encore, ont leur âme sur terre – martyr enfin. Oui, les pauvres croiront cette figure tragique, cet élu venu d’un autre monde – où il a enfermé ses sentiments dans un coffre tout de mûres et de ronces. Qu’il soit leur religion, leur symbole – leur opium. Pour ma part, je suis une incrédule – je sais, voilà tout.
    L’heure est venue qu’ils sachent à leur tour. La contemplation ne m’est pas coutumière, elle me prend à un mauvais moment – va-t-en, tristesse, partez, souvenirs, où vous subirez mon ire ! Me voilà en mouvement, soudainement partie, la proie que je lorgnais lestement libérée. Lance ta propre traque, bête à l’humanité plus certaine que celle de tes cibles – sais-tu déjà quelles sont-elles, d’ailleurs ? Non, sans doute, car en ce lieu sordide, en cet air vicié, te voilà atrophié, réduit à une impuissance que je devine temporaire. Recouvriras-tu tes facultés assez tôt pour faciliter ma propre mission, pour chasser efficacement les souhaits de ton maître messianique ? Va donc, que tes crocs atteignent la gorge des légendes, que le chien enragé accroche la lune argentée et la déchire bas – il restera l’Etoile, astre unique béni de tous.
    Pas seule cependant, car moi à ses côtés. Au déferlement des mythes éveillés, il me faut aujourd’hui répondre en érigeant le mien. Alors je vais de venelle en ruelles, de tavernes en auberges, d’échoppes en boutiques. Je m’arrête à chaque place sous des yeux déprimés, je discours enflammée, je repars acclamée – « Aë ! » je balaie ainsi la ville d’est en ouest, j’abdique le sommeil, j’abjure le soleil et entame mon interminable veille. La capitale est rougie du sang de ses suppôts véritables, de ses bâtisseurs et de ses serviteurs salis d’un accablant mépris. La puanteur des corps réunis en charniers enveloppe les rues comme une brume de bile, et c’est en silhouette immatérielle que j’apparais aux survivants choqués par la descente de la Garde sombre, traumatisés par ces légendes qui les dépassent tant. Allons, miséreux misérables, songez aussi que certaines d’entre elles précèdent vos pas sonnés et succèdent aux décès ! Oui, contemplez le feu rugissant dévorer les cadavres de vos camarades, mais surtout plissez les yeux ! Alors, esseulée dans les volutes obscures, dans la vapeur épaisse et suffocante, vous constaterez ma présence, fantôme de fumée pour un esprit vengeur. Ne fuyez pas, entendez mon rire ! C’est votre seul moral qu’ils laminent et mettent en pièces – pas votre chair. Ces cadavres à consumer ? Une illusion cruelle, une raillerie féroce. N’y prêtez pas votre foi ! Croyez au Tisseur, croyez au Sombre, croyez à l’Etoile. Ils pensent vous tuer, mensonge ! Ils pensent m’avoir vu succomber. Observez-moi, partisans, observez-vous mes lèvres sèches qui hurlent vengeance ? Dans votre ferveur, croyez en ma résurrection – croyez que je suis morte et née à nouveau, si vous le voulez, si cela ravive votre vampirique espoir.
    Légende pour légende, celle-là en vaut une autre. Quant à moi, j’en sais la tromperie.

    Je suis Aë, et je suis immortelle.

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