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    Ce fut l’esprit clair et reposé que se réveilla ce jour-là Fadamar, les membres encore ankylosés. La nuit libératrice qu’il venait de passer l’avait été à même le sol dur du havre de l’alchimiste, entre des morceaux de bois à la pointe vicieuse et des bris de verre épars. A cela s’ajoutait l’odeur suffocante des substances évadées, mais celle-ci ajoutait de l’exotisme à la situation et, finalement, les courbatures, bien que gênantes pour se déplacer aussi lestement qu’il en était capable, ne constituaient pas une sensation désagréable.
    Depuis que le brouillard s’était dissipée dans sa tête, Fadamar se rendait enfin compte qu’il avait complètement omis de se renseigner sur le sort de Nathan. Vivait-il encore, quelque part ? Les nouveaux habitants de l’ancienne boutique lui avaient affirmé que l’herboriste avait des accointances à la Lumière de cendres. Difficile cependant de ne le pas estimer mort. Abandonner ainsi son échoppe et, surtout, les précieuses plantes qu’il y logeait, ne lui ressemblait absolument pas. Au moins Fadamar avait-il une première piste vers laquelle orienter ses recherches.
    Il se leva et s’habilla sans un son, afin de ne pas réveiller la jeune femme qui dormait encore, à moitié nue – les côtes saillantes. Elle était revenue épuisée de leur dernière expédition au château, encore trop faible pour pouvoir assumer un tel effort de façon répétée – du moins l’avait-il cru. En tout cas, aujourd’hui, mieux valait pour elle rester se reposer, venir à bout ici de sa recherche sur l’Invocation et du mystère de la poudre dorée.
    L’assassin attrapa une pomme sur la table abîmée et sortit.

    L’atmosphère au sein du Palace des pauvres n’avait jamais été aussi pesante, ni la fumée aussi épaisse, ni l’odeur aussi insoutenable. Partout avaient été érigés des bûchers dans lesquels se consumaient encore les cadavres déjà raidis. Les habitants se regroupaient autour, l’air hagard, dépassés par les événements de la veille. Certains s’effondraient en se griffant les bras jusqu’au sang, d’autres hurlaient vengeance. Les plus nombreux se contentaient de fixer sans les voir les flammes dévorantes, incapables de volonté, comme si une brume de désespoir planait sur tout le quartier.
    Fadamar s’était évidemment renseigné sur la descente de la Garde sombre, apprenant ainsi que l’Etoile, ce fameux général de la Dame, oscillait entre vie et mort – et que c’était pour le sauver, du moins provisoirement, que la foule extatique s’était jetée sur les Gardes sombres et leur capitaine, K’Thraus, afin de faire de son corps un bouclier de chair. D’ailleurs, alors que l’assassin remontait les rues en direction de la Lumière de cendres, il entendit à plusieurs reprises des hérauts improvisés appelant l’assistance d’un nécromancien.
    Ainsi, il comprenait enfin la fébrilité omniprésente à son retour dans la Cité des Merveilles, l’équipement et la témérité inhabituels des hères qui s’en étaient pris à lui, l’érection des barricades et, enfin, la rencontre inattendue de Gardes sombres dans le Palace des pauvres avant l’aube.
    Tout compte fait, cela ne lui déplaisait guère. Même si le conflit ouvert multipliait le danger pour un assassin, les occasions de s’enrichir croissaient, elles, de façon exponentielle. Etant donné qu’il manquait cruellement d’argent, il avait bien l’intention de louer ses services au plus tôt afin de renflouer ses finances. Quant au camp ? Le plus offrant.
    Toutefois, il avait une quête plus pressante, pour le moment. Il laissa là ces pensées et réfléchit au meilleur moyen d’obtenir des informations. Il serait relativement imprudent de retourner à la Lumière de cendres la bouche en cœur : le corps empoisonné du Roi avait sans doute été découvert et le meurtre était pour ainsi dire signé – d’ailleurs, Fadamar se dit, dans un sourire un peu amer, que Cytise aurait fait une apprentie des plus intéressantes. Etait-il trop tard pour que ce fût le cas ?
    Lorsqu’il avait pris Ellébore sous son aile, elle ne semblait guère plus jeune que l’alchimiste. Mais les deux jeunes femmes n’avaient rien en commun, ou presque. Cytise avait déjà trouvé sa voie et sa vocation ; surtout, elle n’était plus une enfant à choyer, mais une égale à côtoyer – une égale ? La gardienne de la pièce.
    Inhabituellement songeur, Fadamar parcourut donc les passages ensanglantés du Palace des pauvres sans plisser les narines de dégoût, ni prendre garde d’éviter particulièrement les corps qui pourrissaient dans certains recoins, échappant à la consomption et prêts à répandre leurs miasmes dans l’ensemble de la ville. Si les habitants ne s’en occupaient pas, les quartiers pauvres deviendraient bientôt de gigantesques mouroirs.
    Pour le moment, cependant, la foi vacillait en eux et leur sort reposait entièrement sur les épaules de l’Etoile. S’il succombait, alors tous chuteraient avec lui, anéantis – et incapables de se redresser même pour sauver leur propre vie. Ils étaient si faibles…
    Fadamar s’extirpa enfin de ses songeries au moment où il atteignait la limite du quartier. Il devait prendre deux points en considération. D’une part, il lui fallait obtenir des renseignements sur Nathan auprès de personnes au fait de ce qu’il se passait dans le château ; d’autre part, il ne pouvait pas se présenter à la herse, au risque de voir une dizaine de gardes lui sauter dessus. La solution s’imposa d’elle-même : il irait au quartier noble.
    Quand il glissa dans le quartier nobiliaire, il se rendit rapidement compte que les morts avaient été bien moins nombreux – en tout cas, si l’on en croyait la dispersion des foyers de cette fumée noire opaque qui s’élevait sans discontinuer dans tous les quartiers pauvres. Les effluves tout aussi détestables étaient cependant moins pénétrants et les habitants eux-mêmes, bien qu’évidemment choqués par cette attaque-éclair inattendue, paraissaient plus inquiets – voire effrayés – qu’abattus.
    Curieux de cet état de fait, Fadamar prêta une oreille attentive aux propos chuchotés par les uns et les autres et, au fur et à mesure qu’il en comprenait le sens, ses traits se crispèrent dans un rictus hésitant de nostalgie mêlée d’appréhension. Tous murmuraient les mêmes mots selon lesquels Vif-Argent rôdait désormais dans la capitale, et Vif-Argent était l’Arme de chair, et l’Arme de chair était Ellébore.
    Le doute naquit dans l’esprit de Fadamar qui ne devait plus le quitter jusqu’à sa mort. Instinctivement, il porta sa main à son cou – la pièce n’y était plus, bien sûr, puisqu’il l’avait confiée à Cytise. Cytise, seule… Il fit volte-face, le regard voilé d’inquiétude, prêt à rebrousser chemin au cas où Ellébore aurait retrouvé leur sanctuaire. Alors qu’il allait regagner le bâtiment où dormait encore l’alchimiste, il perçut l’idiotie et la vanité de sa réaction.
    Cela n’avait aucun sens de rentrer. D’abord parce qu’il n’y avait aucune raison que, soudain, alors que l’alchimiste ne bougeait pas de son atelier, Ellébore tombât sur elle et la découvrît. Ensuite et surtout, même s’il se trouvait sur place au moment hypothétique où son ancienne apprentie trouverait leur cachette, que pourrait-il faire ? Cela faisait déjà plus de dix ans qu’elle l’avait surpassé par la manipulation des énergies argentées, dix longues années qu’il avait refusé de contempler le résultat de ses béances – qu’il le fuyait. Cytise devrait donc, le cas échéant, se débrouiller seule et Fadamar, pour l’une des premières fois de son existence, décida de véritablement aimer quelqu’un.
    Il reprit donc sa marche en direction du quartier noble, sans se hâter particulièrement. Il continua en effet de prêter une attention soutenue à chacun des chuchotis qu’il parvenait à capter ainsi qu’aux expressions des habitants. Peu à peu, alors que le soleil avait déjà gravi une bonne partie de la voûte céleste, les visages s’éclairèrent et les rumeurs évoluèrent. Auparavant, les « Vif-Argent est de retour ! » se couplaient invariablement avec des « Aë est morte », le lien de l’une à l’autre n’étant pas des plus ardus à réaliser. Puis elles s’amenuisèrent, s’évaporèrent en même temps que les cendres calcinées des trépassés pour laisser place à des ragots multiples qui, comme d’innombrables affluents, se regroupèrent peu à peu en un seul large fleuve, en une version unique où l’espoir jaillissait plus éclatant que jamais, une version qui chantait « Aë est ressuscitée ! Aë est revenue d’entre les morts ! »
    L’intérêt remplaça momentanément le doute subtil et l’assassin s’amusa de cette lutte à distance entre K’Thraus et les généraux, entre information et désinformation. Le moral des hères aurait peut-être un rôle décisif à jouer dans l’issue du conflit et il était actuellement l’enjeu majeur des manœuvres des uns et des autres. En tant qu’observateur pour l’instant extérieur, Fadamar trouvait la situation plutôt divertissante.
    Il arriva bientôt à la limite nord du quartier nobiliaire et réunit les lambeaux épars de sa concentration. Il prenait des risques probablement trop importants vue la seule confirmation de la mort de Nathan qu’il tendait à obtenir, mais cela aussi faisait partie de son revirement – et du discret triomphe de Cytise. Comme un écho obsédant, il entendit de nouveau les paroles infiniment tristes du petit herboriste : « Tu as lancé la pièce, mon ami. Et qu’aurais-tu fait si elle m’avait condamné ? » Cette fois-ci, il les chassa sans souci et leur tourmente s’envola dans l’air saturé de la capitale.
    La séparation était physiquement marquée par ce sempiternel mur de briques rouges, d’une laideur clinquante, que parcouraient sans trêve des patrouilles de gardes équipés d’arcs ou d’arbalètes. Cet obstacle, des plus dissuasifs en temps de paix malgré sa faillibilité, serait pourtant le premier mis à bas si les généraux décidaient enfin de lâcher leurs chiens sur les privilégiés – encore fallait-il que ces chiens soient suffisamment bien dressés pour aller empaler leur vie sur les projectiles des gardes.    
    De jour, ce n’était même pas la peine de songer à le franchir. Fadamar se contenta de demeurer à l’abri des excentriques masures du quartier nobiliaire et de longer le mur, ombre invisible dans les recoins où stagnait une odeur plus puissante que nulle part dans ce quartier. De toute évidence, l’un des groupes de Gardes sombres avait atteint ce lieu pour y faire un carnage et, cette fois-ci, Fadamar prit bien garde à ne pas mettre les pieds dans les bâtiments qui exhalaient les plus insupportables relents – il imaginait le charnier intérieur et ne comptait pas s’attacher la compagnie d’une maladie mortelle.
    Au moment même où il contournait l’une des bâtisses, il vit une procession de pauvres armés de torche se diriger vers elle et, l’un après l’autre, jeter leur bout de bois à l’intérieur pour enflammer le monceau de corps purulents. Une nouvelle colonne de fumée vint rejoindre ses consœurs dans le ciel obscurci de cendres. Fadamar laissa le brasier derrière lui.
    Enfin, il atteignit l’orée nord-ouest du quartier, d’où il pouvait observer au loin l’entrée principale du quartier noble. Il ne fut guère surpris de constater qu’une paire de portes flambant neuves en barrait désormais l’accès et, bien que l’une d’entre elles fût ouverte, un bataillon de gardes parcouraient les environs d’un air soupçonneux. L’un dans l’autre, Fadamar n’était plus certain que ce fût la meilleure solution et il fut tenté de reconsidérer l’option de la Lumière de cendres – mais le temps lui manqua. Un infime bruissement l’avertit d’un danger dans son dos, un réflexe le fit se jeter en avant… Le coup de gantelet l’atteignit quand même dans la nuque. Un genou sur le sol, à moitié sonné, il tenta de bondir en avant.
    Et s’effondra céans.

* * *

    Ils passèrent la nuit à errer dans le quartier nobiliaire en suivant les rubans argentés qui, tout là haut, portait la silhouette rabougrie qui rugissait sa grêle. Néanmoins, pourchasser cette proie positivement insaisissable devait nécessairement s’avérer peine perdue et, bien vite, Messie et Phoenix comprirent qu’ils devraient se contenter de l’observer de loin, impuissants à l’atteindre.
    Et voilà que la lune s’était enfuie, que le soleil s’était levé sur le carnage inédit causé par les membres de la Garde sombre dont le capitaine, Markvart K’Thraus, avait si facilement vaincu l’Etoile. Phoenix ne cessait de repenser aux talents respectifs de ces deux combattants d’exception et il admettait qu’effectivement, la réputation des soldats d’élite n’était pas usurpée. Il ne tenait absolument pas à se mesurer à l’un d’entre eux, malgré son insouciance animale.
    Epuisés par leur marche incessante dans la nuit, les cris et les flammes, ils finirent par aviser une auberge de belle taille pour se reposer un peu. Les traces argentées dansaient encore à la pâle lumière du matin, mais l’assassin qui les manipulait – un certain Vif-Argent, d’après les exclamations de la foule – avait disparu depuis déjà de longues minutes, sans doute aphone et exténué. Messie et Phoenix pénétrèrent donc dans la Hache brisée.
    Elle était presque déserte et les rares mines, maussades. La taverne n’avait subi aucun dégât, mais les hères avaient vidé les lieux pour pleurer leurs morts – ou pour se dissimuler dans des endroits plus confidentiels, moins exposés donc plus sûrs. Les rares convives encore présents noyaient leurs souvenirs de la nuit dans le pire alcool qu’ils pouvaient commander et l’aubergiste lui-même semblait avoir ouvert un tonnelet à sa propre intention. Cela ne l’empêcha pas de dévisager les deux nouveaux arrivants d’un air dubitatif, puis de leur demander de payer d’avance. Phoenix ne protesta pas.
    L’homme demanda à un gamin de les mener à leur chambre, située au deuxième étage du bâtiment avec vue sur la rue – à défaut de ciel. Elle se révéla de qualité, avec des matelas durs mais confortables et des volets robustes. Phoenix alla vérifier s’ils se fermaient bien, jeta par habitude un regard dans la rue, hocha la tête et alla se coucher ensuite, satisfait. Messie, lui, demeura près de l’ouverture, frustré et songeur – et il ressortait rarement du bon des songes d’un dément. Ce fut pourquoi Phoenix garda l’œil ouvert, attendant que l’invocateur imite son exemple.
    Il ne le fit pas. A la consternation de la bête humaine, Messie se mit à incanter. Ses bras musclés tracèrent des mouvements dans l’air, dessinèrent des figures coutumières, et bientôt sa peau elle-même se mit à gondoler, à s’agiter comme si son sang arrivait à ébullition – ce qui ne pouvait signifier qu’une seule chose : Messie appelait l’Invocation. Et l’attention avec, nécessairement. Phoenix cracha de dépit et s’empressa de fermer la porte comme il le pouvait, tandis que les énergies gagnaient de plus en plus d’ampleur. Les volets se mirent à battre si violemment que Phoenix n’osait s’en approcher. Réduit à une impuissance exaspérante, il se recroquevilla contre un mur en contemplant les énergies jaunes se manifester tout autour, dansant avec une joie sauvage, avant de se ruer à l’extérieur par la fenêtre. Comme toujours, Messie était en transe, les yeux exorbités, un rictus exalté sur le visage, les bras dressés à l’image d’un prophète – celui d’une religion dont il était aussi le dieu. La magie fusa sans que Phoenix pût deviner sa destination ; non seulement il s’en désintéressait, mais surtout il préférait surveiller la porte de la chambre du regard au cas où quelque assassin vindicatif vînt accomplir un éventuel contrat sur la tête de Messie – et de son garde du corps, pourquoi pas ?
    Toutefois, rien ni personne ne troubla l’Invocateur et lorsqu’une heure plus tard, les énergies jaunes s’engouffrèrent à l’intérieur de la chambre pour retrouver leur maître, nul signe de l’extérieur n’avait dévoilé un quelconque intérêt pour cette curieuse manifestation de magie. Peut-être les habitants étaient-ils déjà trop ébranlés par ce fameux Vif-Argent pour ne serait-ce qu’admettre le retour d’une magie dont ils avaient de toute façon oublié l’existence.
    Toujours est-il que, comme d’habitude lorsqu’il manipulait les énergies aussi longtemps, Messie s’effondra sur le sol sans que Phoenix ne fasse mine de bouger et y demeura pendant une nouvelle heure, le temps de récupérer de ses efforts. La bête humaine en profita pour sortir de la chambre et faire un repérage dans la taverne, par pure précaution, qui s’avéra superflu. Tout le monde l’ignora royalement. Rassuré, Phoenix paya sa peine d’une bière rafraîchissante et réintégra la pièce où dormait toujours l’invocateur, avant de prendre son mal en patience.
    Quand Messie se réveilla enfin et réclama – exigea – à boire, Phoenix lui tendit servilement un bol d’eau. Il avait pris coutume de servir l’invocateur et, si cela lui coûtait toujours, il accomplissait ces tâches avec une indifférence grandissante. Et puis il était avide de savoir ce qui avait pris Messie, sentant d’instinct que leur affaire avait avancé pendant ces quelques heures. En fin de compte, après s’être restauré et réhydraté, le magicien daigna expliquer son acte.
« Marcher est fatiguant, indigne d’un dieu, n’est-ce pas ? Et tu m’as l’air limité, oh oui ! dans cette ville que je raserai bientôt – très tôt, car elle est laide. Mais la main, nous faut la mettre sur l’argenté pour atteindre le doré, et le jaune jaune étrange que j’ai connaît le chemin, sûr ! Traquant la piste, elle l’a doublée, hélas, et je retrouve là les fourberies d’êtres inférieurs, incapables de m’affronter de face – eh oui, normal ! Et qui rusent en perfides cloportes que j’écraserai de ma semelle divine ! Deux pistes, laquelle suivre ? Deux pistes dans la Perception, deux pistes dans le jaune jaune étrange, deux pistes vers l’Invocation – laquelle suivre, oui ? L’une vers la Lumière, l’autre vers les ombres, qu’en penses-tu, dévoué serviteur de mon cœur ?
    Phoenix fronça les sourcils, tentant tant bien que mal d’ingurgiter les propos confus de l’invocateur. De ce qu’il en comprenant, Messie avait lancé les énergies jaunes vers l’argenté toujours présent dans le ciel afin de tracer la proie – mais, de là, l’Invocation mineure avait pris deux chemins différents, l’un menant vers le château et l’autre vers un quartier pauvre. Autrement dit, il était fort possible qu’il existât deux personnes dans la capitale à même de manipuler les énergies argentées que recherchait ardemment Messie. Tous deux connaissaient l’une d’elles : l’assassin voltigeur, inaccessible – qui avait disparu vers la Lumière de cendres inexpugnable. L’autre leur demeurait inconnu mais, apparemment, Messie pouvait les y mener. Qu’    avaient-ils à perdre ?
-    Allons vers l’inconnu. Ce ne pourra pas être pire que Vif-Argent, après tout. Et nous devrions partir maintenant. Ta démonstration risque de nous attirer des ennuis.
-    Alors mettons un masque et moquons-nous de ce monde éphémère – mon divin papillon sera étincelant, lui ! »
Ainsi, malgré la fatigue que leurs quelques heures de repos n’avaient pas suffi à apaiser, Messie et Phoenix s’apprêtèrent à repartir dans les ruelles tordues et délétères du quartier nobiliaire sans se rendre compte que, dans la pièce voisine, l’oreille plaquée au mur, une forme svelte souriait jusqu’aux oreilles.
    Ce ne pourrait être pire que Vif-Argent, croyaient-ils ? Touchante naïveté. Ils en seraient pour leurs frais…

* * *

    Lorsque Signe N’Mephe apprit que l’un des éclaireurs-traqueurs rapportait à la Lumière de cendres le corps inanimé de Lametrouble, elle laissa tomber ses préoccupations actuelles pour se diriger vers les geôles où l’on l’avait mené. Elle descendit rapidement les escaliers, emprunta le sentier de terre battue en saluant les gardes de faction et parcourut d’un pas vif l’interminable couloir jusqu’à la dernière cellule, où agonisait auparavant le Roi, où dormait aujourd’hui l’assassin. Elle fit signe de le réveiller immédiatement à grands coups d’eau glacée.
    Au contact du froid, les yeux de Lametrouble s’ouvrirent d’un seul coup et, dans un réflexe assez ridicule compte tenu des circonstances, roula sur lui-même pour s’éloigner de ce redoutable danger. Ce ne fut que quelques secondes plus, quand il se fut remis du choc sur le crâne, qu’il recouvra l’intégralité de ses moyens et se leva dans la cellule, son regard inflexible braqué sur la Scarifiée. Celle-ci laissa filer une minute, puis entama.
« Belle témérité, assassin. Tenter de revenir parmi nous en toute discrétion après avoir mis fin aux jours de l’ancien Roi…
-    Ce n’est pas mon fait.
-    Je sais. L’alchimiste a suffisamment bien signé son forfait. Mais, ma foi, elle ou toi, c’est du pareil au même – des pions dont le camp échappe à tout le monde.
Elle se tut, le temps qu’un tic nerveux secoue sa joue, avant de reprendre d’une voix doucereuse.
-    Dis-moi, Lametrouble… Que comptes-tu faire, à présent ?
-    Ai-je vraiment le choix ?
-    Bien sûr – entre les geôles et le service de sa majesté B’Rauts.
Signe attendit. Sur le visage de Fadamar, l’amusement avait succédé à la froide indifférence, comme s’il était certain de se sortir de ce nouveau traquenard et qu’il ne tenait aucunement compte de la situation – à raison : un assassin s’en tirait toujours là où ses commanditaires périssaient. Son choix était déjà arrêté. Ce fut pourquoi, avant d’attendre la réponse de l’assassin, elle se pencha vers l’éclaireur-traqueur et lui chuchota quelques mots. Celui-ci la salua et alla accomplir ses ordres.
-    Vous n’aimez pas les pions aux déplacements hasardeux, n’est-ce pas ? Tout est tellement plus simple lorsque l’on peut tous les contrôler à sa guise… Alors, qu’en faire ? Les recruter ou les retirer ? Et que faites-vous du divertissant aléa ?
-    L’aléa joue toujours en faveur du plus faible – et nous sommes le camp le plus fort, de loin. Autant l’éradiquer. Et le questionnement d’un assassin connu pour remettre son sort entre les mains du Hasard ne risque p…
-    Il ne s’agit pas de cela.
Cette fois-ci, le ton était glacial. Ses yeux bruns avaient viré à l’orageux hivernal et Signe sut qu’elle avait touché une corde sensible. Mais elle n’arriverait à en insistant sur ce sujet. Alors, elle haussa les épaules.
-    Peu importe, de toute façon. Choisis maintenant.
-    Tant que je suis payé, le reste n’a aucune importance : le commanditaire, la cible… C’est mon métier. Mais je ne suis pas venu jusqu’ici pour le simple plaisir de mettre ma dague à votre service. Qu’est devenu Nathan ?
Cette fois, Signe hésita. Ce nom lui disait vaguement quelque chose, sans plus. Lorsque Fadamar ajouta qu’il s’agissait d’un herboriste qui, apparemment, avait été pris sous la protection du roi B’Rauts, son visage s’éclaira.
-    Ah, oui, le petit homme ! Navré, il est mort.
La voix trancha l’air même.
-    Qui l’a tué ?
-    L’Arme de chair.
Fait rarissime, une franche expression de surprise se peignit sur le visage habituellement impassible de l’assassin – ce qui n’échappa évidemment pas à Signe – et elle y resta bien trois ou quatre secondes. Il finit par se reprendre, par retrouver son masque, mais la curiosité de Signe était déjà trop attisée pour qu’elle abandonne là.
« Te semble-t-il si étonnant que l’un des pires assassins, à côté duquel même toi n’es qu’un nourrisson au couteau émoussé, ait occis un petit herboriste sans protection ?
    Il la poignarda du regard, mais les yeux verts de Signe pétillaient trop pour qu’elle se laissât décontenancer. Elle attendit paisiblement la réponse qui, chose presque plus surprenante que l’expression précédente, vint.
-    Je pensais que Nathan était sous la protection du roi et que l’Arme, elle, servait le roi. Ce n’est pas cohérent.
-    Demander de la cohérence à un esprit dérangé comme celui de l’Arme est assez vain, je crois.
Mais Signe riait sous cape, et Fadamar avait assurément conscience qu’elle se jouait de lui. L’assassin n’avait cependant aucune prise et, coincé dans sa cellule, ne pouvait que subir ces éclats camouflés dans les multiples cicatrices de la vice capitaine. Il demeura donc immobile en attendant la suite.
-    Tu as ta réponse, voici maintenant ta mission. Markvart désire que tu trouves et élimines l’Etoile. C’est tout.
Fadamar haussa un sourcil ironique.
-    Ah bon, c’est vraiment tout ?
-    Ah, non, j’oubliais : ce contrat ne prendra fin qu’au décès d’Halvor L’Gellaus – identité réelle de l’Etoile. Cela signifie qu’il tiendra toujours si la guerre est ouvertement déclarée dans la capitale, et j’ai dans l’idée que ta tâche sera alors plus aisée. Toutefois, tu seras plus largement rémunéré si tu interviens avant, cela va de soi.
-    Cela va de soi. »
Sur ces derniers mots, Signe fit un geste en direction du Garde sombre qui était revenu. Celui-ci alla chercher un trousseau de clefs pour la plupart rouillées, ouvrit la cellule et rendit à Fadamar sa dague au pommeau de topaze. Enfin, il le mena hors des geôles et le raccompagna à la sortie du château.
    Signe, elle, les suivit d’abord à distance. Alors qu’elle émergeait de la prison obscure par un étroit escalier de pierre, elle avisa dans un coin d’ombre la forme recroquevillée de l’Arme de chair, toute tremblante. De fièvre, d’excitation, d’émotion ? Signe s’en rapprocha prudemment pour finalement lâcher.
« Il est à toi, Arme.
    Deux yeux bleu pâle la crucifièrent, une voix grêle la flagella.
-    Non, hélas. »
Et la petite femme percluse de tristesse anticipée s’élança à la suite de celui qu’elle avait autrefois aimé.

* * *

    Ellébore mit en œuvre la totalité de ses talents pour pister Fadamar en toute discrétion. Elle était bien placée pour connaître l’instinct presque surnaturel et les compétences exercées de l’assassin et elle savait pertinemment que le moindre pas de trop, le moindre frémissement de son manteau alerterait son ancien mentor suffisamment pour qu’il tente de la semer avant de réintégrer sa cachette actuelle – où elle soupçonnait que Cytise se réfugiait également, sa proie car celle du barde fou.
    Elle suivit donc Fadamar par ruelles et places, entre des masures pleines à craquer et des échoppes moisies, au milieu de groupes de pauvres affairés et nettement moins démoralisés qu’Ellébore l’avait supposé. Les bûchers avaient beau se multiplier, une brume opaque de fumée et de chaleur faire trembloter l’air autour d’elle, le sang baigner les pavés irréguliers, les corps des habitants ne ployaient pas sous le fardeau du désespoir mais se dressaient, fiers et confiants. Elle ignorait quelle était la cause de ce redressement, mais elle subodorait que quelqu’un, spectre ou légende, était venu contrebalancer l’impact de l’annonce du retour de Vif-Argent dans la capitale – un événement forcément extraordinaire ou inédit. S’agissait-il de l’Invocation sur laquelle on avait tant glosé, plusieurs semaines auparavant ? Ou d’une personne à la réputation égale à la sienne ? Elle avait beau réfléchir, elle ne voyait personne d’autre que Markvart K’Thraus pour l’égaler en renommée et il se trouvait dans le camp du roi. Alors, qui ou quoi ?
    Elle avait le temps d’écouter les rumeurs, dans sa filature ; pas l’attention nécessaire. Toute sa concentration se focalisait sur la silhouette encapuchonnée qui slalomait parmi les hères, disparaissait dans une venelle presqu’invisible qu’il parcourait dans une longue flaque d’encre et dont il émergeait immaculé, une lieue plus loin. Parfois, il traversait un bâtiment dans un bruissement de manteau, laissant derrière lui des visages étonnés – et, alors, Ellébore avait toutes les peines du monde à le suivre sans déclencher d’exclamations ahuries. Elle bondissait et éblouissait les personnes à l’entour dans un éclat d’argent et reprenait sa traque, croisant les doigts pour que la stupéfaction l’emporte sur l’indignation ou sur l’excitation.
    La chance devait être avec elle car, bientôt, Fadamar r    alentit l’allure. Il franchit une barricade de plus, dans une rue un peu plus large, puis de faufila à travers le trou d’une ruine qui paraissait ancienne. Prudente, Ellébore attendit deux secondes avant de lui emboîter le pas et, lorsqu’elle franchit à son tour l’obstacle, elle aperçut l’assassin s’éclipser au détour d’une venelle supplémentaire. Elle hâta le pas sans se précipiter. Lorsqu’enfin elle atteignit le croisement et jeta un coup d’œil, elle ne vit personne – même pas un hère ou deux appuyé contre un mur ou fouillant les monceaux d’ordures.
    Elle avança précautionneusement, la main droite tâtant le mur et parcourant pensivement les vieilles portes, la gauche plongée dans ses nippes et prête à en ressortir dotée de griffes d’acier. Elle parcourut la ruelle entière, qui se terminait dans une impasse – à ce qu’il semblait : au bout, sous une enseigne rosâtre qui tenait encore miraculeusement, il ne restait qu’un champ de gravats. Elle fit demi-tour et reprit son examen en sens inverse, tendant l’oreille pour déceler un bruit inhabituel, faisant jouer discrètement les poignées des portes. Elle leva la tête pour jauger la qualité des murs des maisons. Leur aspect rugueux les rendait propices à l’escalade, mais elle doutait que tout agile que fût l’assassin, il aurait eu le temps de gravir les parois avant qu’elle-même n’arrive – et, de toute façon, ce n’aurait pas été suffisamment discret eu égard au voisinage. Plus encore, les fenêtres paraissaient solidement barrées. Non, Fadamar avait emprunté un autre chemin.
    Une nouvelle fois, elle étudia la rue. L’énigme n’admettait que deux réponses possibles : soit Fadamar avait fait tourner une clef dans l’une des serrures pour s’y engouffrer – mais alors l’ouïe fine d’Ellébore aurait capté un cliquetis ; soit l’impasse n’en était pas vraiment une et les décombres à son bout recelaient une issue. Elle s’en rapprocha.
    Plus elle l’analysait, plus la configuration des lieux lui paraissait suspecte. Derrière les gravats, une bâtisse discrète, mais bien présente, s’agrippait péniblement aux maisons mitoyennes pour ne pas s’écrouler ; elle était complètement circonscrite de murs robustes, dépourvus de portes – et, du coup, apparaissait inaccessible. C’était trop louche pour être vrai. Dès lors, il existait nécessairement un moyen d’y pénétrer parmi les ruines qui lui faisaient face et ce fut avec la conviction de trouver une issue qu’Ellébore fouilla parmi la maçonnerie effondrée.
    Et elle la trouva, une espèce de tunnel abritée sous l’enseigne rose et dont l’accès, justement, se trouvait masqué par un pilier de pierre. Il était aussi étroit qu’obscur et sans les quelques traces de sang qu’Ellébore recueillit en y enfonçant sa main, elle aurait cru qu’il ne menait nulle part. Cependant, de toute évidence, il avait été emprunté assez récemment et elle ne douta plus qu’il s’agissait effectivement de la résidence actuelle de son ancien amant – et de la nouvelle amante de celui-ci.
    Un infime instant, ses yeux débordèrent, mélange de peine et de joie, puis ils reprirent leur teinte délavée par le détachement. Ni rancœur, ni jalousie et surtout pas d’amour, simplement des fantômes à exorciser et des souvenirs à effacer.
    Et un roi à servir – peut-être.
    Et pour cela : le barde.

 * * *

    Lorsque Fadamar s’extirpa du passage étriqué, il trouva Cytise en train de malaxer une pâte d’aspect peu engageant et aux relents désagréables. D’un autre côté, l’air du laboratoire était presque gluant depuis l’incident de la cuve, donc une odeur de plus ou de moins ne revêtait guère d’importance. A chaque effort de l’alchimiste se faisait entendre le grincement de la chaîne rouillée qu’elle ne quittait désormais plus et qui apaisait tant l’assassin.
    Cytise leva les yeux à son approche, puis les reposa sur son ouvrage sans un salut ni un sourire. Haussant les épaules, Fadamar avisa un verre d’eau sur la table. Au moment où il allait le saisir pour se désaltérer, son regard tomba sur ce qui ressemblait à une note, dont l’écriture ne lui disait rien. Curieux, il s’en empara et, à la lecture des mots y figurant, il comprit d’un coup l’attitude tranquillement hostile de l’alchimiste.
« Arandir le Fabuleux est à votre recherche. Prenez garde. »
    Comme si Cytise avait uniquement attendu qu’il en eût pris connaissance, elle cessa sa besogne, posa deux yeux pleins de reproche sur l’assassin et, croisant les bras, lui lança d’une voix peu amène.
« Tu étais au courant, n’est-ce pas ?
    Fadamar lâcha l’un de ses rares soupirs, qui surprit la jeune femme plus qu’il ne l’énerva. Il présentait si rarement une telle attitude qu’elle sentit sa rancune rejoindre les vapeurs de ses diverses substances. Et ce fut d’une voix non pas seulement inflexible ou impassible, mais tout à fait assurée, que l’assassin répondit.
-    Oui, je l’étais. Et j’ai tenu ma promesse.
Cette fois-ci, Cytise se montra franchement décontenancée.
-    Ta promesse ?
Alors Fadamar lui narra sa rencontre avec le barde, le démon de l’art tapi dans ses entrailles, la lucidité qui se dissipait de seconde en seconde dans l’air confiné de la Rose noire, le bref échange d’amitiés et les adieux, sur la promesse de ne parler de rien à Cytise pour la ménager. L’assassin, bien qu’épargné par des remords qui auraient été bien injustes, appréhenda néanmoins la réaction de la jeune femme à l’issue du récit. Il s’en morigéna ensuite : celle-ci n’était plus une gamine, à présent, et ce fut avec compréhension qu’elle accueillit le secret de cette entrevue.
« Si telles étaient les dernières volontés de notre ami, alors tu as bien fait. Et je refuse de contempler sa déchéance.
-    Tu risques bien pire qu’une simple nausée. Te souviens-tu de la vice capitaine N’Mephe ?
-    Bien sûr.
-    Tout son corps est aujourd’hui gravé de cicatrices noires, son visage est mutilé… Et le barde n’était pas fasciné par elle autant qu’il l’est aujourd’hui par toi. Il est malade, Cytise, profondément malade. Si nous le croisons, toi comme moi, nous sommes morts. Mais j’aimerais bien savoir qui a déposé cette note ici…
L’alchimiste haussa les épaules.
-    Quelqu’un qui nous veut du bien, apparemment. Il est venu pendant mon sommeil et n’a touché à rien.
-    Reste que cet endroit est désormais connu, donc dangereux. Il nous faut le quitter au plus vite.
-    Certainement pas !
Cytise avait clamé ces deux mots avec passion – cette fougue enflammée qu’il avait appris à connaître, et Fadamar ne put s’empêcher d’en sourire lorsqu’il lui en demanda la raison. Les yeux sombres de la jeune femme irradièrent d’une lueur intérieure, comme le reflet d’une lampe, quand elle répondit.
« La cuve. Son contenu. L’Invocation. J’y suis presque, Fadamar !
    Bien sûr. De quoi d’autre pouvait-il s’agir ? Conscient qu’elle brûlait de lui raconter ses découvertes, l’assassin lui fit signe de poursuivre.
« Le nécromancien évoquait dans ses notes l’existence de passages entre le monde de l’Invocation et le nôtre, ces passages que pouvait emprunter la magie dorée pour influer sur notre monde. Je crois que cette cuve, ce liquide, est un tel passage. J’ai augmenté la quantité de poudre que j’ai plongée dans l’eau et le phénomène s’est reproduit – à la différence près que, cette fois-ci, j’apercevait clairement des rubans dorés rugir dans la pièce et tenter de s’engouffrer par le souterrain – mais ils étaient encore trop peu nombreux. J’en ai déduit que l’Invocation reposait paisiblement dans la cuve, et ce dans l’attente de quelqu’un ou de quelque chose de notre monde qui viendrait la libérer.
    Fadamar profita de la pause que fit l’alchimiste pour poser la question qui, par nature, était la plus propice à le tarauder.
-    Tu es en train de me dire que nous avons eu la chance de tomber sur le seul et unique passage par où pourrait éventuellement se faufiler l’Invocation ? Le hasard me semble un peu heureux – et j’ai appris à me méfier de ce vieux compagnon.
Les fossettes de Cytise lui dessinèrent un air mutin, mais elle secoua la tête tout en lui répondant.
-    Je pense que de tels passages sont nombreux, disséminés à travers le monde, et je pense même que Vlades Jan – tu te souviens de lui ? – en a fermé un dans le temps. Si je lis correctement entre les lignes des propos de l’ancien Roi.
-    Et toi, Cytise, que veux-tu faire ?
Un instant, l’excitation de l’alchimiste se teinta d’incertitude. Elle se passa la main dans sa longue chevelure brune, la tête penchée, le regard tourné vers un invisible lointain. Fadamar devina qu’elle se perdait dans des conjectures accessibles à elle seule, qu’elle parcourait l’éventail des possibilités qui s’offraient à elle à la recherche de son aspiration réelle. Il n’interrompit pas ses réflexions, conscient qu’elle s’apprêtait à opérer un choix décisif – qu’il soutiendrait de façon inconditionnelle. Elle finit par relever la tête et à plonger ses yeux dans les siens, un sourire songeur sur les lèvres.
-    Je veux explorer ce monde.
Fadamar hocha la tête. De ce qu’il connaissait de la jeune femme, cette réponse était la plus logique, celle qui seyait à son tempérament passionné. Il respectait ce choix d’autant plus qu’il n’apparaissait plus aujourd’hui comme parfaitement insensé. Il la soupçonnait de tenir entre ses mains le moyen d’accomplir son rêve – cette poudre dorée confiée par ce Vlad ambigu, ce devin dépravé qui avait eu le sort du meurtrier de son frère entre ses mains et l’avait cependant épargné…
    Un instant, le poison du doute s’insinua de nouveau en lui. Et si le serviteur du Roi déchu avait tout manigancé depuis le départ ? Et si cette poudre recelait des dangers insoupçonnés, si elle contenait en elle les germes de la résurrection d’une Invocation incontrôlable et dévastatrice, ultime vengeance d’un monarque à l’agonie ?  La piètre dague que Fadamar avait retrouvée plantée près de sa tête marquait bien les intentions de Vlad ; s’il ne s’en était pas servi pour l’occire, était-ce parce qu’il avait amorcé à la place un destin plus terrible ?
    Sans nul doute. La bonté n’existait pas en ce monde, et la candeur devait en être bannie. Mais l’hésitation également, et le doute avec elle. Fadamar décida de les balayer sur-le-champ et, refusant de doucher le fervent enthousiasme de sa jeune compagne, l’encouragea au contraire à continuer.
-    Et comment comptes-tu t’y prendre ?
-    Un tamis.
L’assassin haussa un sourcil interrogateur. Perdue dans ses pensées, Cytise continue sans se rendre compte que Fadamar lâchait prise. Elle poursuivit sur sa lancée.
-    Avec un tamis, j’obtiendrai bien plus de cette poudre, et cette poudre est évidemment la clef – l’appât, le déclencheur. Les rubans jaillissent, puis repartent et emmènent avec eux ce qu’ils ont trouvé – mais ils sont pour le moment trop faibles. Je me demande combien de ces grains ont été nécessaires pour que soit ravagé le Palace des pauvres dans son ensemble, et tous leurs habitants happés par l’Invocation et rapatriés dans son monde… Sont-ils encore vivants ? Pourrai-je les croiser ? Si seulement…
-    Tu le feras. »
L’alchimiste cessa net, la bouche encore ouverte. Puis elle secoua vigoureusement la tête, comme pour émerger d’un rêve trop invasif. Elle cligna des yeux à plusieurs reprises et les posa enfin sur l’assassin, dont le visage tout entier reflétait une calme résolution. Même si Fadamar ne comprenait pas la totalité de ses propos, même si les expériences de Cytise lui demeuraient parfois troubles, il se montrait aujourd’hui prêt à la soutenir dans son entreprise. Emue, la jeune femme s’approcha lestement de lui et l’enlaça de toutes ses forces, avant de lui chuchoter à l’oreille.
« Merci.
    Et, alors que l’assassin lui rendait son étreinte, elle répéta plus doucement encore.
« Merci de croire en moi. »

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