Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

    Phoenix était placé aux premières loges lorsque le quartier nobiliaire s’embrasa. Le quartier tout entier semblait s’être éveillé de son interminable torpeur. Dans chaque rue, les habitants brandissaient flambeaux et armes – qui une hache, qui une épée, qui une massue cloutée – et affluaient en direction du nord, sous les harangues des mercenaires embauchés et convertis pour l’occasion en maîtres de guerre. Dans la nuit encore illuminée des brasiers diurnes, les ordres fusaient, les encouragements tonnaient comme l’orage. Tout autour de lui, Phoenix voyait les gens s’agiter, fébriles mais volontaires, le presser, sans jamais lui accorder le moindre regard. Leurs yeux brillaient de flammes trop longtemps contenues – ou n’étaient-ce que les reflets des innombrables torches qui formaient cette chaîne lumineuse les reliant tous de ses maillons d’espoir ?
    Les messages circulaient d’homme en femme, de gamine en vieillard, et tous ceux à même de ferrailler convergeaient vers un même point, vers un objectif identique : le quartier nord. Phoenix, redoutant de se faire entraîner comme la fois précédente, se rencogna en tirant Messie violemment par le manteau. Là, invisible aux yeux exaltés de ceux qui l’entouraient, il réfléchit sur le meilleur moyen d’atteindre leur proie dans les conditions optimales.
    L’invocateur commença à se débattre, à protester. Après tout, la magie jaune étincelait plus que jamais vers le nord, ce chemin emprunté par tous les hères armés. La cible se trouvait là-bas, en première ligne – et risquait fort de succomber avant qu’eux-mêmes ne l’aient atteinte. Que feraient-ils alors ?
    Encore fallait-il qu’ils survivent jusque là. Le vacarme qui les environnait brouillait les pensées de Phoenix, l’enrageait plus que de mesure. Ses bras tremblaient du désir furieux de se mêler au combat, de faire couler le sang… C’eût été futile. Il ne désirait pas mourir dans l’anonymat d’une rue jonchée de détritus, entre un cadavre décomposé et un mur branlant prêt à l’ensevelir. Non, il n’était pas encore temps de rejoindre le massacre à venir.
    Messie cessa de pester lorsqu’il remarqua l’air avide de Phoenix et cette frénésie que la bête humaine réfrénait à grand-peine. La raison lui revint, cette même raison qui allait et venait dans son esprit malade depuis sa découverte de l’Invocation. Il fit de son mieux pour se renfoncer un peu plus dans l’ombre et attendit le verdict de son supposé garde du corps.
    Phoenix laissa filer secondes et minutes, le temps de se calmer, de permettre à son humanité de prendre le dessus sur la bestialité qui bouillait de rejaillir. Le flot d’habitants ne diminuait pas, bien au contraire. S’ils devaient attendre que le quartier se vide, alors leur proie aurait largement la possibilité de s’évaporer dans la nature ou, pire, de périr. Il fallait agir, quels qu’en fussent les risques.
    Malgré le bruit assourdissant, il prit le risque de fermer les yeux pour se concentrer totalement sur son sens auditif surdéveloppé. D’abord, il eut le vertige comme tous les sons affluaient vers lui avec une vigueur renouvelée et cognaient contre ses oreilles. Il se mit à haleter et à baver, mais il parvint finalement à occulter le vacarme ambiant pour se focaliser sur les points du quartier d’où émanaient les tintements et bruissements les plus particuliers.
    Au nord-ouest du quartier, de furieux combats de rue avaient éclaté. Les pauvres y étaient déconcertés, complètement démunis par un danger intérieur qu’ils avaient sous-estimé. Il les entendait crier d’incompréhension lorsque des formes sombres émergeaient de flaques ténébreuses pour frapper et tuer, avant de les réintégrer dans un frémissement. Le vent charriait les râles des agonisants qui, déjà, tapissaient les ruelles de leurs entrailles, et la panique se répandait par foyers – sans jamais infecter, toutefois, la masse du peuple. Tant qu’elle ignorerait la présence furtive de Gardes sombres en son sein, l’espoir demeurerait.
    Phoenix devina que les combats les plus violents avaient lieu tout au nord, au mur de séparation. Il pouvait capter le sifflement des traits qui, dans la nuit, transperçaient indifféremment crânes, torses, membres ou simples poutres. A intervalles irréguliers, des explosions puissantes faisaient trembler le sol et entamaient le mur, déchiquetant parfois indirectement les chairs des soldats postés à son sommet. Des brèches se creusaient, mais les goulets ainsi formés constituaient les plus redoutables des pièges car, entassés dans les passages, bloqués et comprimés contre les murs des merveilleuses demeures du quartier noble, les assaillants constituaient une proie facile – et un seul Garde sombre pouvait aisément bloquer un chemin étroit à lui seul. Les pertes seraient immenses.
    Enfin, il capta un son particulièrement étrange, totalement isolé et tout à fait inhabituel, qui se dirigeait vers les pâtés de maisons où sévissait l’élite du royaume. Il s’agissait d’un curieux mélange de bruissements, de rafales et de chants, le tout donnant une espèce de tornade miniature qui déclenchait les hurlements les plus terrifiés. L’air lui-même résonnait sur son passage et tremblait comme si l’individu le repoussait ou le projetait autour de lui. Il manipulait de toute évidence des énergies, mais impossible de dire s’il s’agissait de leur homme. Sans ouvrir les yeux pour ne se pas laisser submerger par des visions parasites, Phoenix fit part de sa découverte à Messie.
    Bien qu’il focalisât toute son attention sur l’étrange personne qui, là bas, s’apprêtait à croiser le fer avec les furtifs Gardes sombres, Phoenix entendit l’invocateur se mettre à son tour à effectuer d’amples mouvements dans l’air. Une bourrasque vint le plaquer contre le mur, puis ce fut une minuscule tempête centrée sur eux. Quand le son caractéristique de la peau qui flotte au vent atteignit ses oreilles, Phoenix sut que Messie faisait une nouvelle fois appel à l’Invocation mineure – ce qu’il jugea sensé. En effet, dans les ténèbres tranchées par les lueurs jaunes des flambeaux et des incendies, cette magie passerait plus ou moins inaperçue. Le vent siffla encore, puis s’enfuit dans une rafale pour traquer sa cible.
    Tandis que Messie guidait les énergies, Phoenix percevait les échos des passes d’armes entre les Gardes sombres et le nouvel arrivant. Il ne pouvait pas deviner qui l’emportait, qui chutait dans les rues poisseuses de salive et de sang, parmi les mouches à viande qui, appâtées par la première opération du capitaine K’Thraus, bourdonnaient par milliers autour des cadavres, mais il entendait toujours les tourbillons tumultueux qui troublaient l’atmosphère et balayaient les obstacles. L’homme vivait.
    Enfin, Messie le secoua faiblement par l’épaule. Phoenix relâcha son attention et faillit vaciller. A côté de lui, l’invocateur n’était guère plus vaillant. Tous deux étaient exténués pour n’avoir pas dormi et accompli des miracles de concentration. Ils ne pourraient pas se frayer un chemin dans l’agitation ambiante sans courir des risques démesurés. A tout le moins, Phoenix questionna Messie sur les résultats de son investigation. Celui-ci esquissa un pauvre sourire tout en hochant la tête.
« Oui, c’est bien lui – c’est lui ! Mais ce sont eux… Dur, hein ?
    Et il dodelina de la tête. Phoenix, conscient que s’endormir ici équivalait à apposer son sceau sur un contrat de mort, le gifla pour qu’il reprenne ses esprits et, de crainte que cela ne suffise pas, le força à parler.
-    Que veux-tu dire ?
Le sourire de l’invocateur se fit idiot, comme celui d’un bienheureux. Dans de telles circonstances, Phoenix dut puiser des trésors de patience pour se retenir de le gifler encore, par pur plaisir cette fois-ci.
-    Il y a lui… et il y aura bientôt elle. Convergent ! »
Phoenix le lâcha, le laissant ainsi tomber mollement sur le sol agité de secousses à chaque déflagration supplémentaire. Il leva la tête lentement, fixant la toiture percée où ne filtrait encore nulle lueur astrale. Il porta péniblement sa main tremblante sur son front et poussa un long, très long soupir. Il regretta d’être un humain.
    S’il avait été un véritable fauve, il n’aurait pas hésité une seule seconde. Il se serait précipité vers la source tempétueuse des lames venteuses, aurait bondi à la gorge de l’étrange inconnu qui était aussi sa proie. Il se serait jeté sur la nouvelle arrivante, prêt à mourir plutôt que de la laisser s’échapper – et, de fait, il serait mort. Au moins n’aurait-il pas eu conscience de ce qui s’apparentait furieusement à un suicide.
    En tant qu’être humain, la raison l’entravait. Chasser l’inconnu, c’était chasser celui qui se jetait sans hésiter entre les mâchoires précises de la Garde sombre. C’était se jeter dans la gueule du loup, véritablement. C’était encore aller au-devant de l’autre, la légende – Vif-Argent. A moins de les prendre par surprise, il n’aurait eu aucune chance de triompher de l’un seul d’entre eux. Alors, des deux ? Folie ! Il ferma encore les yeux, de dépit cette fois.
    Et, soudain, il ressentit une présence non loin qui demeurait immobile. Beaucoup trop attentive pour n’être qu’un ivrogne ou un simple cadavre. Beaucoup trop patiente pour ne pas s’intéresser à eux. Il mobilisa ses dernières facultés animales pour amenuiser la clameur générale, encore et encore, pour la faire passer en arrière-plan et suivre ce filet imperceptible qu’il percevait pourtant, ce souffle insignifiant qui, telle une piste ténue, titillait son ouïe et chatouillait ses narines hypersensibles.
    Derrière. Elle se trouvait de l’autre côté du bâtiment contre lequel ils s’appuyaient. Elle veillait là, inébranlable statue de chair. Etait-elle vraiment là pour eux ? Après tout, il venait simplement de s’en rendre compte alors, que plus tôt, il avait tout mis en œuvre pour repérer les bruits inhabituels – les foyers de danger. Alors, il demeura sur place, ramenant le corps inconscient de Messie dans l’ombre, à ses côtés. Il somnola sans s’endormir, les yeux braqués dans le vague où il voyait perpétuellement défiler des formes floues. Les sons lui parvenaient étouffés, si lointains…
    Il finit par remuer énergiquement la tête, conscient qu’il s’apprêtait à s’endormir pour de bon. Une nouvelle fois, il fit appel à son acuité auditive pour partir à la recherche de cette présence menaçante. Il eut plus de mal à la repérer, cette fois-ci ; pourtant, elle n’avait pas bougé. Elle demeurait, inamovible. Le doute n’était plus permis.
    Il apparaissait tout aussi évident que Phoenix perdait au fil du temps tous ses moyens. Il fallait impérativement qu’il se reposât quelque part – autre part. Les proies attendraient – et la mort avec elles. Grognant sous l’effort pourtant bénin, il se releva péniblement, avant de gémir en constatant qu’il lui faudrait se baisser de nouveau pour s’emparer du corps inerte de Messie. Il le fit instinctivement, alors même que quelques semaines plus tôt, il l’aurait abandonné sans coup férir. Il n’y avait aucune logique là-dessous.

    Qui sait ? Quand bien même, elle t’échappait… 

    Phoenix n’avait pas la force de porter un poids mort sur une longue distance. Qui plus est, il lui fallait se faufiler entre les pas nerveux des hères sans trop attirer leur attention, et les beuglements permanents de ceux-ci s’insinuaient vicieusement dans son crâne pour le faire exploser de l’intérieur. Il titubait plus qu’il ne progressait mais avançait obstinément, avec son habituelle ténacité – qui finit par payer.
    En effet, il trouva un refuge un peu à l’écart, à l’extrême est du quartier nobiliaire. La zone semblait désertée par ses habitants, qui tous devaient être partis se battre contre les gardes du monarque. Derrière eux, ils n’avaient laissé que les débiles et les impotents, ainsi que les marmots aux babillements insupportables. A côté du violent vacarme des lieux plus chauds de la ville, toutefois, l’endroit prenait l’allure d’un havre de paix et ce fut dans l’une des maisons biscornues, abandonnée pour l’heure, que Phoenix traîna l’invocateur endormi.
    Dans une mesquine vengeance de l’effort que cela lui avait coûté, il le laissa par terre tandis que lui s’étendit sur un matelas miteux, néanmoins plus confortable que le sol dur et irrégulier. Il ne prit pas la peine de rechercher si le spectre les suivait toujours. S’il avait voulu les occire, il l’aurait fait plus tôt. Et, de toute façon, Phoenix n’avait plus les ressources nécessaires pour en faire son gibier. Tout juste se contenta-t-il ne pas céder à un sommeil profond en se cantonnant à la limite du royaume des rêves.
    Un sommeil bien trop léger pour occulter les chocs sourds des explosions alchimiques.

* * *

    L’éclatement des premiers combats surprit Ellébore. Non qu’elle n’ait pas remarqué l’agitation grouillante des hères dans les quartiers qu’elle avait inlassablement parcourus à la recherche du barde ; mais le soulèvement avait été aussi soudain que brutal, dans une nuit plus opaque encore que les volutes qui s’enroulaient tout autour des nuages. Tous les pauvres avaient jailli dans un bel ensemble, trop bien organisé pour être crédible – et pourtant ! Ce n’étaient pas des illusions qui couraient dans tous les sens, ni des leurres ces cris d’agonie qui résonnaient au nord.
    Elle pesta. Heureusement qu’elle n’avait pas eu l’imprudence de manipuler les énergies argentées dans son exaspérante quête. Tous auraient fondu sur elle comme des rats sur une charogne et sa survie aurait acquis un caractère aléatoire. Tant qu’elle ignorait l’emplacement d’Arandir, elle ne comptait pas courir le moindre risque.
    Peu de temps après les premières clameurs, de puissantes détonations avaient ébranlé la terre elle-même. Elle se trouvait suffisamment loin du quartier nord pour que son ouïe ne fût pas affectée, mais elle imaginait les ravages causés par les substances des alchimistes inconséquents : les briques projetées en l’air en compagnie de membres humains, les ondes de choc encastrant les inconscients dans les murs des masures, les gémissements des gens aux tympans brisés, les brèches où s’engouffraient imprudemment les assaillants avant de se retrouver submergés d’eau bouillante, de carreaux et de flèches… Dans une telle bataille, peu importait d’être l’assassin le plus redouté du royaume – un éclat perdu était si vite arrivé. Elle éviterait impérativement cette zone.
    La nuit était heureusement son alliée, à tous points de vue. Non seulement elle la dissimulait dans ses bras protecteurs, mais encore les éclairs et les flammes ressortaient plus que jamais. De temps en temps, elle apercevait en plissant les yeux des rubans colorés, peu nombreux : ceux des rares magiciens qui participaient à la révolte. Des énergies des sorciers de la noblesse, il n’y avait trace.
    Soudain, Ellébore décela vers le nord-ouest du quartier une espèce de halo qui repoussait l’obscurité, ou tout du moins l’atténuait. En somme, la nuit semblait plus claire là-bas. Et la teinte était bien différente de toutes ces lueurs jaunes qui étoilaient la ville. L’argenté. Le barde rôdait dans ce coin.
    Alors, à son tour, elle activa ses jambes, les mut de plus en plus vivement, sous les yeux d’abord ébahis, puis déterminés des pauvres qui se trouvaient dans les parages et n’eurent pas le temps de se ruer sur elle. En un clin d’œil, elle se trouva dix mètres plus loin, hors de portée. Au deuxième clignement, elle avait disparu.
    Elle fendit une foule dépassée par sa vitesse et préoccupée par des ennemis plus à sa portée et se dirigea résolument vers le lieu où les cris se multipliaient. A mesure qu’elle s’en rapprochait, la masse se faisait moins homogène, les hères hésitaient, se dispersaient, avançaient néanmoins. Quelques dizaines de mètres plus loin, Ellébore comprit leurs atermoiements.
    Le sol de boue craquelée était recouvert d’une plaque visqueuse de sang noir, lequel s’échappait languissamment d’une multitude de cadavres. L’odeur de sueur et de peur agressait ses narines pourtant protégées par le tissu de son manteau, et le bourdonnement incessant des essaims de mouches avait quelque chose d’apocalyptique qui sapait toute volonté. L’être humain ne devenait plus qu’un simple tas de viande pour des espèces insignifiantes qui cependant triomphaient, tout à la fin. Un instant, ce son obséda Ellébore à tel point qu’elle en oublia le danger et les hurlements de défi ou d’horreur qui se faisaient plus proches que jamais. Elle chassa sa fascination dégoûtée pour les insectes charognards et poursuivit sa route, dans l’expectative, les deux mains cachées dans ses hardes, prêtes à intervenir.
    Alors qu’elle avançait précautionneusement, elle entendit un chant non loin, et elle reconnut la voix discordante et pourtant mélodieuse d’Arandir. Il était ponctué de cris de souffrance ou d’agonie, comme si le barde s’ingéniait à composer une ballade à plusieurs voix sans le consentement de celles-ci. Elle grimaça lorsqu’elle repensa au corps couturé de la Scarifiée : ainsi, après la poésie, il abordait la musique. Le résultat ne s’avérait pas moins cruel, ni plus ragoûtant.
    Ses considérations furent interrompues par une silhouette qui émergea brusquement d’une venelle étroite. Une lame fendit l’air, Ellébore se laissa tomber par terre. Il y eu un sifflement au-dessus d’elle et l’autre disparut dans un coup de vent. Elle se releva aussitôt et projeta une dague au jugé, qui ricocha contre un mur. Elle étouffa un juron, avant de se ruer en avant. De toute façon, l’autre ne se découvrirait pas si elle restait immobile.
    Il ne se montra pas plus. Apparemment, il s’était rendu compte qu’Ellébore n’était pas n’importe qui et trouvait plus sage d’attendre une proie plus aisée. Elle ne pouvait lui en vouloir. En tout cas, ce fut avec une prudence renouvelée qu’elle se laissa guider par l’abominable concert. Alors qu’elle s’en approchait, dans la masse gémissante qu’elle foulait sans sourciller, un corps horriblement déchiqueté attira son regard. Elle s’agenouilla auprès de lui. Aucun doute n’était permis : il s’agissait d’un Garde sombre. Il avait été transpercé à de multiples endroits – au point de n’être plus qu’une vaste plaie suintant de toutes parts. Un rictus d’écœurement passa sur le visage de l’assassin. Le doute n’était plus permis.
    Ce fut au détour d’une troisième ruelle, toute aussi encombrée de chair tranchée et tailladée, qu’Ellébore aperçut finalement le barde. Tout guilleret, il s’amusait à torturer un Garde sombre de sa rapière à la lame pâteuse – recouverte de deux ou trois couches de sang coagulé – en chantonnant une berceuse. Les bourrasques tourbillonnantes qui l’entouraient telle une carapace argentée la fouettèrent et déchirèrent son manteau. Son capuchon, lui, s’envola au loin, révélant son visage apitoyé par le sort du guerrier. Ellébore avait certes commis bien des atrocités dans sa carrière, sa réputation n’était certainement pas usurpée ; mais elle n’avait jamais officié ainsi par pur plaisir, par ce sadisme qu’elle lisait sur les traits et dans les gestes du barde démoniaque. Refusant de le laisser perpétrer son art abject, elle saisit une de ses armes et la lança dans sa direction.
    Comme elle s’y attendait, Arandir se redressa en un éclair et effleura la lame volante, qui alla se perdre dans le charnier. Il lui adressa ensuite son sourire le plus rayonnant – cette joie enfantine à l’infinie cruauté. Elle plissa les lèvres de dégoût, devant cette attitude tout autant qu’en raison des relents pénétrants qui l’assaillaient depuis que son visage était découvert.
« Ce répugnant labeur touche à sa fin, barde. J’ai trouvé ta proie.
    Le sourire d’Arandir s’élargit encore, si vaste qu’il lui dévorait la face de façon effrayante, comme si quelqu’un le lui avait agrandi à la pointe de l’épée. Mais, là, ce rictus démesuré était naturel – surnaturel.
-    Ce n’est pas un labeur, et ce n’est pas répugnant, troisième de mes yeux ! Mais nous avions un marché et je l’honorerai. J’épargnerai les sombres sires si tel est ton bon plaisir. Raconte-moi, ma mie, où se cache ma toile. »
Alors, le cœur empli d’une compassion et de remords inattendus, elle lui narra sa découverte dans le Palace des pauvres. Elle lui suggéra avec une précision ciselée le chemin à suivre, les barricades à éviter, l’impasse à investir. Elle lui détailla l’emplacement exact du tunnel, son apparente finitude, son étroitesse probable. Pour finir, elle lui rappela la présence éventuelle de Fadamar et lui demanda, sans trop y croire, d’épargner les gardes du roi qu’il croiserait sur sa route.
    Le barde acquiesça avec un entrain qui présageait le pire pour la petite Cytise et ne perdit pas plus de temps. Toujours chantonnant, toujours auréolé de sa cuirasse d’énergies, il se mit en marche vers le sud sous les yeux presque contrits d’Ellébore. Mais la guerre exigeait des sacrifices. La guerre, entre autres.
    Alors ses yeux se tournèrent vers le ciel où les premières lueurs de l’aube apparaissaient enfin et elle se mit à s’élever en dansant sur les énergies argentés, plus agile que gracieuse. Elle contempla la ville un bref moment, puis la silhouette de plus en plus ténue d’Arandir qui se frayait un chemin parmi les habitants interloqués de voir leur général refluer. Il se déplaçait trop rapidement pour qu’elle eût le temps de rester là à balayer les alentours. De ruban en ruban, elle courut malgré sa fatigue en direction de la Lumière de cendres, où elle comptait bien se prélasser un peu.
    Et se préparer pour la fin.

* * *

    Fadamar se réveilla en sursaut, la main serrée sur la poignée de sa dague. Il se figea immédiatement, à l’écoute – personne dans l’atelier. En revanche, tout autour, à l’extérieur, un brouhaha enflait rapidement. Le quartier grouillait d’hères en marche. Une première déflagration tonna au nord, suivie d’une autre. Des cris sonores explosaient dans l’air, suivis d’exclamations véhémentes, trop confuses pour que l’assassin en capte la signification. Inutile cependant d’être un génie pour comprendre que le Palace des pauvres tout entier avait émergé de son sommeil et pris les armes contre le roi.
    La pièce était plongée dans une impénétrable noirceur. Il sentait Cytise remuer contre lui tout en marmonnant des propos incompréhensibles, sans la voir. Il dégagea délicatement l’alchimiste, se leva et alla allumer le chandelier. Les ombres baillèrent et s’étirèrent avant de dévisager la jeune femme encore endormie, sur les traits de laquelle s’affrontaient mollement sommeil et éveil.
    Fadamar hésita quelques instants seulement avant de se diriger vers les affaires de Cytise, dont il extirpa l’arbalète légère. Il retendit la corde, encocha un carreau, alla porter l’arme à sa propriétaire. Finalement, il se pencha vers elle et la secoua doucement. Elle se retourna, se débattit presque, finit par s’éveiller. Une paire d’yeux ensommeillés vint se poser sur visage enténébré de l’assassin, papillota… Enfin, elle s’éveilla tout à fait, les oreilles tendues, l’air inquiet – plus désirable que jamais. Il l’étreignit sans un mot, la main plongée dans sa chevelure sale, puis se détacha d’elle et, sur un dernier regard d’avertissement, s’en détourna. Il gagna à grandes enjambées la sortie et, alors qu’il allait s’engager dans le tunnel, entendit Cytise lui souffler quelques mots.
« N’oublie pas, je suis ta pièce. Ton cœur. Tu ne peux pas mourir. Pas sans moi. »
    A ces paroles aux allures de supplique, l’assassin se retourna pour hocher imperceptiblement la tête. L’ultime vision qu’il emporta de l’alchimiste fut celle d’une silhouette ambiguë dressée dans le clair-obscur de la pièce, au poing serré sur une boule de lumière, et le dernier son qui berça ses pas ne fut pas celui d’une douce voix, mais d’un grincement familier.
    Heureux, il sortit à jamais.

    Une fois dehors, les vociférations le frappèrent avec une vigueur inattendue. Après avoir avancé prudemment jusqu’au croisement, il se rendit compte que les rues grouillaient plus encore qu’il n’avait pu l’imaginer. Il semblait en fait que la totalité des habitants se soient mobilisés pour rejoindre cette armée de bric et de broc menée par un corps tricéphale dont l’une des têtes était l’Etoile – contrat de Fadamar. Les trépignements sourds couplés aux cris incessants jaillissaient du quartier tout entier et, un court instant, il fut déstabilisé. Il abhorrait la foule, même lorsque celle-ci formait une mêlée confuse où se dissimuler d’un éventuel poursuivant. Mais la nuit était trop épaisse, les bruits trop confortables, l’occasion trop belle pour la laisser passer.
    Alors, capuchon rabattu, il bondit de l’impasse et se fondit instantanément dans la masse fervente, compagnon parmi d’autres, l’une seule des innombrables ombres qui grandissaient à la lueur des torches. La multitude d’armes à l’entour renvoyaient autant de reflets qui donnaient à la progression de la foule l’apparence d’une procession religieuse aux adorateurs porteurs de cierges. Fadamar remarqua très vite que la majorité se dirigeait vers le nord en empruntant la Voie magique et décida de prendre le même chemin, persuadé qu’il le mènerait à l’Etoile. Halvor L’Gellaus était comme un dieu pour les habitants égarés, une icône à aduler – et tous se mirent à chanter sa gloire, l’assassin le premier.
    Au bout d’un moment, l’odeur caractéristique du sang se fit plus forte encore et Fadamar sentit sous ses pieds des plaques de sang caillé. En réalité, ce n’étaient pas que des flaques isolées, mais une véritable rivière asséchée que la procession foulait sous y prêter attention. Le massacre avait dû être gigantesque, ici, les pertes colossales. Il remarqua que de part et d’autre de l’espace souillé se multipliaient les bûchers et des effluves de chair brûlée enveloppèrent la foule. Bien des pauvres se mirent à vomir sans pour autant s’arrêter – sans le pouvoir, pressés par les suivants, et cette nouvelle odeur en terrassa d’autres encore.
    Au fur et à mesure de la progression, l’horreur imprégnait un peu plus le visage de Fadamar, car il constatait que chaque individu qui chutait, glissant dans une flaque de sang encore humide ou se pliant un peu trop pour cracher sa bile, était aussitôt piétiné par ses semblables, broyé par des pieds aveugles, asphyxié – mort en très court sursis. L’assassin lui-même écrasa de nombreux bougres sans jamais lutter contre, conscient qu’une esquive ratée serait à la fois vaine et potentiellement fatale, et il brisait des trachées, et il oppressait des cœurs, et il allait sans cesse en avant.
    Alors seulement, il comprit son erreur. Jamais il n’aurait dû intégrer cette colonne fanatisée dont il constituait désormais l’une des vertèbres. Il étouffait, à l’intérieur, il suffoquait de chaleur et de dégoût, de panique maîtrisée. Il tenta de se déporter sur la gauche, de jouer des coudes pour s’extirper de cette muraille humaine, plus solide qu’un rempart de pierre. Ses tentatives répétées se heurtèrent à la ferveur, à la cohésion factice de la foule d’apôtres. Comme il essayait une nouvelle fois de fendre l’obstacle, il trébucha… Son souffle s’accéléra, il lança un bras désespéré en avant – et ne se retint qu’à grand-peine à l’un de ses compagnons pour de faux. Il ne prit pas la peine de soupirer, car la situation deviendrait bientôt désespérée. Il suffisait que Markvart K’Thraus lance une attaque quelconque sur la foule pour qu’elle implose, et lui avec. Il ne comptait pas périr noyé dans une masse de chair puante de sueur et de foi.
    Il fit donc la seule chose qu’il pouvait. Se contorsionnant, il parvint tant bien que mal à dégainer sa lame, dont la topaze étincela lorsque le chapelet de lumières la frappa – sans que quiconque ne réagît. Alors, serrant les dents, il tailla dans le vif. Il lacéra, encore et encore, il transperça les corps chétifs des fidèles, il se fraya un sentier sanglant dans la muraille molle sans rencontrer d’opposition, et ce fut en inspirant un grand coup – accompagné de remugles qui provoquèrent force toussotements et crachats – qu’il émergea enfin de la masse insane. Il se jeta dans une allée et se plaqua contre le mur lorsqu’il repéra une nouvelle colonne l’emprunter afin de rejoindre la principale. Il la regarda passer avec un écœurement non dissimulé, se rétractant le plus possible afin de se point se faire happer une nouvelle fois. Seul un fou inconscient – les deux en même temps – commettrait deux fois une telle erreur.
    Ou un fanatique.
    Il suivit cette fois-ci des voies parallèles, une succession de ruelles pavées tantôt poisseuses, tantôt noircies, toujours nauséabondes. A plusieurs reprises, il fit un détour pour éviter un tas de cadavres reposant sur un lit d’ordure, hôtes accueillants des mouches à viande, porteuses de maladies mortelles. Les habitants n’avaient pas été assez attentifs et il subodorait que le conflit en cours ferait en fin de compte moins de pertes que la peste à venir. Il ne moisirait pas longtemps dans la capitale, lorsque tout serait fini. Lorsque tout serait fini.
    Le doute, toujours. Son esprit luttait contre ce poison lancinant, tentait de l’écarter – sans antidote aucun. Lorsque tout serait fini, lui, vivrait-il encore ? Et Cytise ? L’admirable Cytise qui portait son fardeau à sa place, périrait-elle avant la fin ? Et cette fin, quelle forme prendrait-elle ? Au moins désirait-il se trouver en compagnie de sa mie pour les ultimes instants. Pourtant, il en prenait le chemin inverse, et cette nuit bruyante, brillante, suffocante, gorgée de sang et de sueur et de feu et de fléau, n’avait-elle pas des allures d’apocalypse ? De fin du monde…
    Une nouvelle fois, au prix d’un rude effort, Fadamar parvint à le reléguer dans un coin reculé de son esprit. Chaque chose en son temps. Tout ce qu’il pouvait faire à présent, c’était achever son contrat, assassiner l’Etoile. Il se focalisa sur cette unique pensée. Ses yeux s’étrécirent et il reprit sa marche, plus décidée que jamais. Plus implacable encore que lorsque la solitude était son pain quotidien. Car Cytise l’attendait, à présent, et lui faire défaut ne constituait pas une option valable.
    Et, comme il levait les yeux pour puiser un peu d’air dans le ciel ensuifé, il y découvrit les teintes roses et jaunes annonciatrices de l’aube – et un point minuscule qui, tout là haut, gesticulait sur les nuages.
    Annonciateur, lui, du crépuscule.

* * *

    Dans la cour de la Lumière de cendres, Signe N’Mephe réunissait tous les gardes sur lesquels elle parvenait à mettre la main. Les quelques devins qui demeuraient dans le château l’avaient prévenue que les hères avaient finalement pris les armes et que tous les habitants du Palace des pauvres convergeaient en chantant des cantiques vers les immenses portes. Le pont-levis avait été relevé dès les premières clameurs. La Lumière de cendres ne pouvait tomber entre les mains vulgaires des piteux assaillants et de l’Etoile flamboyante, tel était l’ordre que Markvart lui avait adressé. En d’autres termes, il lui avait confié le cœur du royaume.
    Bien sûr, Jari B’Rauts avait élu domicile depuis belle lurette dans la demeure de l’Emeraude, à l’est du quartier noble où se trouvait aussi K’Thraus. Mais le roi ne constituait qu’un seul des points névralgiques, et si l’on pouvait se permettre de le perdre – ce n’étaient pas les prétendants au trône qui manquaient –, la prise de la Lumière de cendres sonnerait le glas de la monarchie.
    Pourtant, au fur et à mesure que les heures s’égrenaient, elle bouillait d’impatience. A l’est et à l’ouest se multipliaient les explosions et les incendies, les bâtiments s’effondraient les uns après les autres. Comme un phénomène naturel, les détonations qui déchiraient la nuit s’accompagnaient ensuite de lueurs étincelantes, de tourbillons jaunes et rouges – et l’air sentait le soufre. Autour d’elle, ses hommes trépignaient, de crainte ou d’impatience, mais aucun ne fit mine de s’évader dans l’ombre des tours délabrées.
« Le voilà !
    A ce cri poussé par une jeune magicienne, manipulatrice de la Perception, Signe serra son poing ganté. Elle leva la tête et hurla à son intention.
-    Tu es sûre que c’est lui ?
-    Impossible, la nuit est trop noire et l’air trop saturé. Mais il lui ressemble et tous le suivent avec ferveur !
-    Très bien. Continue ta surveillance. D’autres devins pour le confirmer ? »
Des cris confirmatifs éclatèrent dans l’air – mais ils lui parvenaient très mal, de simples échos portés par la brume de chaleur. Elle avait l’impression que ses oreilles disparaissaient sous un voile qui amenuisait tous les sons, mais ce n’était que le résultat du vacarme ambiant.
    Halvor L’Gellaus menait donc lui-même l’assaut. A priori, ce n’était pas surprenant : âme de la masse crédule, celle-ci ne pouvait se passer de lui. A sa mort, elle se déliterait d’elle-même, égarée de nouveau. Signe brûlait de lancer l’assaut. Elle réfréna son envie : l’heure n’était pas encore venue.
    De plus, elle se méfiait de cette figure que ses magiciens ne parvenaient pas à identifier avec certitude. Markvart lui avait narré son duel avec Halvor, le coup presque fatal qu’il lui avait assené, et le bain de sang consécutif, lorsque les hères avaient fait de leur chair un mur dans lequel les lames noires s’étaient enfoncées presqu’onctueusement. Soit Halvor avait finalement trouvé un nécromancien, ce qui s’avérait peu probable étant donné que les praticiens de cette magie, la plus puissante, trouvaient toujours des moyens plus ou moins avouables pour passer dans le camp des plus riches ; soit sa constitution était particulièrement robuste, ce qui, là encore, était douteux selon les propos de Markvart ; soit il se contentait de faire acte de présence, sans pouvoir se battre, uniquement pour gonfler le moral de ses adorateurs ; soit il s’agissait d’un pantin.
    Quatre options, donc. L’une plus plausible, certes, mais elle n’allait pas parier la vie de ses hommes sur des probabilités. Dans la Lumière de cendres, elle se trouvait en position de force. A l’extérieur, l’Etoile s’exposait dangereusement – notamment à la lame d’un assassin habile… Or elle avait embauché l’un des meilleurs ; autant le laisser faire – dans le pire des cas, sa perte n’attristerait personne.
    Le temps s’écoulait et elle sentait que les gardes s’épuisaient dans l’attente. La nervosité semblait une chape vicieuse qui s’abattait sur tous, Signe comprise. Les tics sur sa joue redoublaient d’intensité, tordant par à-coups son visage, à chaque déflagration supplémentaire. Ses doigts ne cessaient de se serrer et de se desserrer la garde de sa lame. Elle sentait tous les regards braqués sur elle, dans l’espoir d’une décision, quelle qu’elle fût. Elle résista à leur pression et resta silencieuse, le visage tendu vers le ciel.
    Enfin, ce dernier s’éclaira d’une façon infime. Des teintes extrêmement pâles forcèrent les ténèbres à reculer – oh, pas beaucoup, d’un pas, peut-être. C’était pourtant le signal que Signe attendait. Elle rugit des ordres et, bientôt, les herses se levèrent, le pont-levis entama son inexorable descente. Pendant ce temps, elle se retourna vers ses hommes et hurla un discours.
« Soldats, l’heure est venue de porter assistance aux éclaireurs-traqueurs, qui se battent vaillamment depuis déjà de longues heures. Notre tâche est simple et difficile : repousser cette foule insensée des abords du château. Contentez-vous de tracer un chemin d’accès vers l’est, sanglant ou non. Nos frères arriveront du quartier nobiliaire et constitueront le marteau de notre enclume.
« Surtout, ne tentez pas de pourchasser les fuyards et ne vous empêtrez pas dans le nœud de chair, vous ne vous en sortiriez pas. Et ne jouez pas les héros ! Laissez l’Etoile se pavaner au milieu de ses fidèles. Quelqu’un d’autre s’en chargera.
« Protégez absolument les abjurateurs, vous serez leur armure comme eux seront la vôtre. Mortalistes, nécromanciens et illusionnistes, tenez le château en notre absence. Vos pouvoirs ne sont pas encore requis.
« N’oubliez pas : vous servez le roi. Soyez fiers.
« Bonne chance à tous ».
    Elle se détourna d’eux pour fixer la foule immense qui, déjà, s’agglutinait derrière les douves. Lentement, elle ôta sa tunique sous les regards étonnés de ses hommes. Dessous, il n’y avait ni cotte de maille, ni surcot de cuir, mais un simple voile de gaze noire qui laissait apparaitre le réseau de ses cicatrices. Puis elle se mit à marcher presque paisiblement, lame baissée et bouclier au poing, en direction de la multitude.
    Alors, dans son dos, elle entendit ses hommes s’ébranler et se ruer vers l’ennemi, boucliers brandis, et comme ils la dépassaient vivement en l’esquivant, elle les entendit clamer un seul cri, un seul nom.
« Pour la Scarifiée ! »
    Elle sourit et se mit à courir à son tour.

    Le choc fut incroyablement violent. Les hères encaissèrent l’impact sans le moindre mouvement de recul, inenvisageable du fait de la pression de ceux de derrière. Les premiers rangs furent fauchés comme des épis mûrs mais ils ne churent pas, soutenus par leurs camarades. Les gardes abattaient sans discontinuer leurs armes, tentant d’ouvrir un sentier parmi les fanatiques pressants. Bientôt, Signe se rendit compte avec un dégoût croissant que ses hommes passaient leur temps à larder les mêmes cadavres, que ces derniers formaient comme une flaque de chair morte infranchissable pour les deux camps. Leurs armes n’avaient pas assez d’allonge pour frapper leurs vis-à-vis.
    Jamais Signe n’avait envisagé une telle solidité. Aucun des deux camps ne reculait, mais aucun n’avançait non plus. La situation était inextricable, aberrante même. Certes, la Scarifiée n’avait guère l’habitude des batailles rangées ; elle soupçonnait néanmoins que celle-ci était des plus extraordinaires. Elle maudit le fanatisme tout en tranchant de plus belle un corps déjà inerte depuis plusieurs secondes.
    Soudain, sans crier gare, les ténèbres l’environnèrent. Elle ne s’arrêta pas pour autant de faire tournoyer sa longue lame au milieu des chairs flasques. Si elle ne parvenait pas à toucher des cibles vivantes, alors elle découperait les cadavres en morceaux si nombreux qu’ils se déliteraient et lui laisseraient la place. Elle s’y attela avec une férocité renouvelée, tout en entendant des énergies inconnues cogner furieusement contre la carapace d’Abjuration. Les magiciens ennemis étaient trop peu nombreux pour leur causer des ennuis conséquents.
    Lorsque la magie protectrice se dissipa, elle constata que la situation avait évolué en mal. Certains de ses hommes avaient pris la téméraire initiative d’escalader les cadavres des premiers rangs pour atteindre les suivants, mais la moindre glissade les précipitait vers les armes de leurs ennemis. Elle ne voyait pas d’issue sinon la retraite, tant la muraille humaine les cernait de toute part.
    Mais les Gardes sombres comptaient sur elle et il lui fallait tenir jusqu’à leur arrivée. A chaque détonation qui claquait dans l’aube, elle promettait à un démon quelconque de lui livrer son âme en échange de quelques fioles de potion explosive, dont elle imaginait avec une joie sauvage mêlée de dépit les ravages au sein de la masse.
    Elle devait faire sans. Tant bien que mal, elle se fraya un passage jusqu’à la pointe est de leur groupe et poursuivit son massacre, évitant sans peine les quelques rares coups que parvenaient à porter ses ennemis. Avec l’énergie du désespoir, elle s’engouffra dans les rangs serrés des hères et tourbillonna à l’intérieur, découpant trois ou quatre d’entre eux à chaque coup. Derrière elle, ses hommes suivaient tant bien que mal, tout en évitant de rester trop près d’elle.
    Bientôt, toutefois, elle s’enfonça si profondément qu’elle se trouva environnée de toute part. L’espace était trop réduit pour manier efficacement sa lame et les hères la pressaient de plus en plus. Ses passes se firent plus lentes, ses esquives moins vives. Son corps sillonné de traits noirs en accueillit de nouveaux. Les coups pleuvaient sur elle, et même si nombre d’entre eux atteignaient en fait ses ennemis, certains l’effleuraient, puis ils se mirent à labourer sa chair. Bien qu’elle ne sentît que peu la douleur, elle comprit que son destin la rattraperait incessamment…
    Ce fut à ce moment qu’un beuglement résonna en face d’elle, de l’autre côté de la foule oppressante. Les éclaireurs-traqueurs revenaient enfin ! Des chocs sourds heurtèrent ses oreilles. Un immense frémissement agita les hères qui l’environnaient, une once de doute. Reprenant espoir, elle bondit de nouveau et reprit sa marche, paisible mais d’une efficacité mortelle. Elle ne tournoyait plus mais consacrait ses dernières forces à parer les coups maladroits et ouvrir la voie aux Gardes sombres.
    Quelques instants qui lui parurent une éternité s’écoulèrent avant qu’elle ne rencontre enfin le premier éclaireur-traqueur, au visage extrêmement marqué. Aussitôt qu’il la vit, il cria à l’intention de ses camarades et, une seconde plus tard, elle se trouvait dans l’œil de cyclone, entre cinq vigoureux gaillards dont les épaules tombaient pourtant de fatigue. Elle ne protesta pas contre cette protection. Elle en profita au contraire pour s’étirer rapidement, se décontracter un peu pour pouvoir intervenir de nouveau.
    Autour d’elle, le massacre battait son plein. Les Gardes sombres faisaient preuve de leur habileté coutumière et balayaient les hères qui s’interposaient bien malgré eux, jetés en avant par leurs camarades aveugles. Ils pataugeaient dans une mare de sang, si épaisse que parfois leurs bottes peinaient à s’en extirper et ne le faisaient que dans un écœurant bruit de succion.
    L’un des éclaireurs-traqueurs, à sa gauche, trébucha tout à coup. Signe n’eut pas le temps de tendre le bras pour le rattraper que déjà il était piétiné et étouffé par la foule à l’entour. Elle serra les dents lorsqu’elle entendit ses os craquer et prit véritablement conscience de l’épuisement des Gardes sombres.
    Elle émergea alors de leur étau protecteur et combattit à leurs côtés avec une vigueur retrouvée, mêlée d’une rage froide. De si pathétiques indigents, infliger une mort aussi ignominieuse à l’un des plus grands guerriers du royaume ? C’était intolérable, impensable, et cela venait pourtant d’arriver. Pour la dernière fois, elle se le promit – même si une telle promesse n’avait aucun sens car elle ne dépendait pas de Signe. Peu importait.
    Enfin, les rangs des hères s’éclaircirent et elle retrouva les gardes qui n’avaient pu la suivre. Leurs yeux soulignés de cernes pétillèrent à sa vue et leurs bouches, de toute leur force, la glorifièrent encore.
« La Scarifiée ! »
    Elle n’eut pas le temps de leur adresser un signe de reconnaissance que, déjà, une nouvelle clameur venue de l’ouest surpassait ce cri, imprégnée de panique et d’horreur. Inquiète, elle se mêla à ses hommes et se rua dans sa direction. Elle finit par réaliser que le pont-levis était en passe d’être investi. Où était donc passé tout le pan de ses troupes supposé maintenir un périmètre de sécurité autour de celui-ci ?
    Elle tordit le cou pour y voir plus clair, en vain. De toute évidence, un groupe manquait à l’appel et il lui faudrait s’en passer. Elle hurla un ordre de repli, la voix plus pressante que jamais. Tous les gardes à l’entour se jetèrent dans la mêlée à ses côtés, soutien précieux car elle commençait à ressentir la douleur de ses profondes coupures.
    Leur bande solidaire parvint tant bien que mal à clairsemer la masse et ménager à Signe un moment de répit. Elle constata à son grand désespoir que les derniers défenseurs du pont-levis ne résistaient qu’à grand-peine – allaient céder avant qu’elle ne puisse les rejoindre. Un tic déchira son visage comme elle parcourait les environs du regard, à la recherche de la silhouette de l’Etoile. Il se trouvait à l’extérieur de la foule, juché sur un petit monticule, bien en évidence pour que ses fidèles ne perdent pas pied malgré leurs pertes colossales. Il ne pipait mot, se contentant de contempler tranquillement le carnage.
    Alors même qu’elle l’observait nerveusement, un événement arriva qui allait bouleverser l’issue de cette bataille. Dans la pâle lueur rose, elle crut discerner une ombre furtive doubler celle du général. Elle plissa les yeux sans pour autant distinguer de qui il s’agissait mais, au fond d’elle, une petite flamme d’espérance se mit à danser. Un éclat de lumière jaillit tout à coup de la silhouette et força Signe à détourner les yeux. Quand elle les rouvrit, ce fut pour admirer la chute infiniment lente de l’Etoile – ou plutôt du leurre qui la représentait, car le corps du général se délita très vite en des bandeaux de magie verdâtre caractéristiques de l’Illusion. Un hurlement puissant jaillit dans l’air vicié, glacial et bref, qui se propagea d’oreille en oreille.
« L’Etoile a mordu la poussière ! »
    Il y eut un bruissement gigantesque, une soudaine tornade lorsque la foule se tourna comme un seul homme vers l’origine du cri et constata la disparition de son prophète. Des lamentations enflèrent de toutes parts, si stridentes et discordantes qu’elles vrillaient les oreilles de Signe et de ses hommes, et la foule reflua les traits écarquillés de terreur. Dépourvue de son âme, elle battit en retraite précipitamment en écrasant ses membres les moins véloces, la fuite de milliers d’hères qui firent trembler le sol et se dispersèrent dans les quartiers ouest et sud sans que les gardes prennent la peine de les poursuivre.
    Signe planta sa lame dans la boue sèche gorgée de sang pour s’appuyer dessus et contempla le champ de bataille avec un soulagement teinté d’horreur. Le long des douves, ses hommes tombaient à genoux, certains embrassant un médaillon, d’autres la terre gluante. Mais il ne fallait pas rester ici, exposé aux habitants des autres quartiers. Même si elle rechignait à demander plus d’efforts à ses hommes exténués, elle leur ordonna de regrouper les cadavres avant qu’ils ne pourrissent au soleil – tout en envoyant les éclaireurs-traqueurs chercher les serviteurs et les magiciens du château afin qu’ils viennent prêter un coup de main pour la sale besogne. Grâce à cette aide, et malgré la quantité invraisemblable de cadavres, ils en eurent assez vite fini et, bientôt, des flammes rugissantes s’élevèrent dans le ciel bleu du matin.
    Tandis que Signe rentrait à la Lumière de cendres, elle parcourut les alentours à la recherche de l’assassin, mais celui-ci avait évidemment disparu. Nul doute qu’il s’était rendu compte de l’illusion savamment pétrie par quelque illusionniste des quartiers pauvres et qu’il était parti à la recherche de sa véritable cible. Elle haussa les épaules. Peu importait qu’il trouvât l’Etoile ou non ; elle s’en chargerait elle-même si nécessaire.
    Au moment où elle traversait le pont-levis visqueux, elle avisa l’un des gardes qui appartenait au groupe ouest, chargé de sécuriser la zone, et lui demanda où avaient disparu ses camarades. Il prit d’abord la peine de parcourir le teint livide et le corps exposé de Signe, strié de blessures encore dégoulinantes de sang, avant de lui répondre par un mouvement de tête laconique. Il lui désignait les douves.
    Signe comprit alors d’où provenait l’immense clameur qui avait asphyxié celle de ses hommes au moment où elle les avait retrouvés. La foule s’était montrée si pesante et pressante qu’elle avait précipité les gardes dans les eaux glauques, où ils avaient coulé à pic – probablement accompagnés par une bonne partie des hères. Une nouvelle fois, elle serra les poings. Une telle mort était indigne de soldats valeureux. Elle franchit les herses le visage sombre puis, à bout de forces, exsangue, elle s’s’effondra par terre.
    Alors qu’on la soulevait pour la mener dans une chambre où recevoir des soins, elle se rendit compte que le bruit n’avait pas cessé, que les déflagrations se multipliaient encore et encore, que l’est et l’ouest persévéraient dans leur assaut. Par réflexe, elle tenta de se relever, mais retomba piteusement en arrière. Tout juste eut-elle le temps d’entendre un devin crier qu’une brèche avait été ouverte dans le mur séparant l’ouest et le nord avant de s’évanouir.
    Bien entendu, elle ne vit pas l’Arme de chair sortir à son tour de la Lumière de cendres et, de toute façon, elle ne l’aurait pas reconnue.

* * *

    Ce fut aux toutes premières couleurs de l’aube que Messie réveilla Phoenix de ses babillements. Il émergea en sursaut, les bras prêts à parer le coup d’un éventuel assaillant – et il maudit son imprudence lorsqu’il constata que la seule présence en la maison pourrie était celle de l’invocateur. Il remua la tête pour retrouver ses esprits et écouta enfin Messie, lequel ne cessait de répéter que leur proie s’était mise en mouvement, qu’il fallait se dépêcher de partir à sa poursuite pour ne pas la laisser s’échapper. Phoenix grogna son acquiescement et s’apprêtait à se lever lorsqu’il se souvint de l’espion qui les avait suivis jusque là. Il plaqua sa main sur la bouche de l’invocateur, qui se débattit avec la force chétive d’un nourrisson, puis ferma les yeux pour se concentrer. Il sentit Messie se calmer en comprenant ce qu’il faisait et le relâcha afin de ne pas le laisser parasiter ses recherches.
    Il focalisa son ouïe sur les sons les plus proches. D’abord, il n’entendit que les geignements constants des marmots à l’entour, leurs braillements aigus – et les voix tantôt douces, tantôt exaspérées des vieillards qui veillaient sur eux. De temps à autre lui provenaient le fracas d’une détonation venu du nord ou une clameur d’une ampleur particulière, qui venaient brouiller sa recherche minutieuse. Des mouches venaient bourdonner autour de lui avant de repartir vers un endroit plus prometteur, parsemé de cadavres alléchants.
    Et puis, elle fut là : la respiration ténue, le filet de souffle soigneusement réprimé – pas suffisamment cependant. Il tenta de la localiser, mais les piaffements d’impatience de Messie rendaient la tâche ardue, sans compter les pleurnichements des chiards. Il se força à occulter les bruits superflus et, soudain, il n’entendit plus l’invocateur.
    Libéré, il amplifia la respiration de l’espionne, de plus en plus, l’attira jusqu’à lui et, finalement, il se saisit du lien sonore et le noua à ses oreilles. En fin de compte, il remonta la piste ainsi formée et la trouva, dans une venelle située à deux bâtisses de leur havre provisoire. Le sourire d’une joie sauvage anticipée se dessina lentement sur son visage.
    Lorsqu’il ouvrit les yeux, il comprit la raison pour laquelle Messie s’était tu. Sans s’en rendre compte, Phoenix l’avait étalé d’un crochet et le pauvre invocateur gisait dans la poussière, assommé. Amusé, il s’empressa de le réveiller et quand il considéra que Messie arborait un air plus ou moins vif, il lui expliqua la désagréable présence en lui suggérant de s’en débarrasser.
    Rien n’aurait pu faire plus plaisir à l’invocateur. Phoenix l’observa faire appel à la seule magie mortelle, approuvant intérieurement ce choix – le magicien conservait ainsi ses forces pour la tâche à venir, probablement bien plus compliquée. Une minute de manipulation plus tard, les énergies rouges lancèrent leur traque cruelle.
    Phoenix sortit à leur suite, suivit le sentier coloré en ignorant les regards effrayés des rares personnes à l’entour, les portes et fenêtres qui claquaient à son approche, les malédictions lancées à son encontre. Comme il l’avait indiqué à Messie, les rubans bifurquèrent après avoir dépassé deux masures et disparurent dans une venelle discrète. Lorsqu’il s’y engagea à son tour, il trouva les énergies rouges agglutinées autour d’une forme inerte. Il s’en approcha, ignorant la menace des bourrasques de magie, avant de s’agenouiller auprès de l’espionne.
    Car c’était bien une femme – ou plutôt, après observation, une jeune fille, et relativement jolie avec ça. Une très longue tresse de cheveux châtains s’enroulait fermement autour de son cou et, lorsque Phoenix parvint à la dégager, la marque violacée qu’il révéla confirma l’air de panique qui imprégnait le visage tout entier de l’espionne. Messie l’avait étranglée, et ce avec ses propres cheveux. Phoenix s’était réjoui à l’idée d’éliminer cette nuisance ; mais, à la vue de ce spectacle exsudant le sadisme le plus noir, son cœur – son cœur ! – se serra malgré lui, et une rage toute humaine déferla en vagues dont la mélodie rauque impliquait la vengeance. En faisant preuve d’une délicatesse qui le surprit lui-même, Phoenix ferma les yeux de la jeune fille qui, tout bien réfléchi, n’avait jamais tenté de s’en prendre à eux, même pendant leur sommeil.
    Quand il se releva, il sentit dans son dos la présence de Messie et son exécrable enthousiasme. Il relégua ses pensées vindicatives dans un compartiment de son esprit, puis se retourna pour aller le rejoindre sans un mot. Il ouvrit la marche, comme toujours, et entama l’ultime étape de sa traque de longue haleine au service de l’Invocateur, la traque de la magie argentée, la traque de l’Invocation. En effet, il se considérait comme plus ou moins tenu par un lien contractuel avec Messie – lien qui ne se romprait qu’après l’accomplissement de ses obligations. D’ici là, il réfrènerait cette envie de meurtre qu’il avait peu à peu oubliée au fil du temps, mais qui le reprenait aujourd’hui avec une détermination ainsi qu’une fureur accrues.
    D’ici là.

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