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    Il semblerait qu’Aë soit morte. Définitivement.

    Ethel N’Maiz a reçu aujourd’hui un compte-rendu du Tisseur. Dans celui-ci, il narrait les premiers mouvements du peuple, son offensive courageuse aux résultats mitigés – ce tableau magnifique tout d’ombre et d’or.
    Je m’en moque.
    Il narrait ensuite le terrible duel entre le capitaine K’Thraus et l’Etoile, ainsi que le sacrifice des suivants d’Halvor L’Gellaus. Il détaillait les blessures infligées à celui-ci, sa survie incertaine.
    Je m’en moque.
    Il narrait encore la résurgence de Vif-Argent, ses exactions dans la capitale, l’éblouissante lutte entre celle-ci et Arandir le Fabuleux, le mystérieux accord passé, la traîtrise amorcée – le contrat rempli et la loyauté brisée.
    Je m’en moque.
    Il narrait enfin le premier décès d’Aë, son incroyable résurrection, le regain d’espoir au sein du peuple. Puis son second trépas, le dernier, puisqu’elle n’avait pas reparu depuis. L’espérance vacillant à nouveau.
    Cela, je ne m’en moque pas.

    Aë est morte, selon lui. Serais-je morte ? Non ; de toute évidence, je vis toujours. Mais Aë ? Elle, qu’est-elle devenue ? Elle a péri, ce me semble. Ses masques sont tombés, car le dernier d’entre eux est son réel visage. Celui qu’elle n’a jamais eu jusque là – comment aurait-elle pu le connaître ?
    Je les revois encore, ces masques. Je nous revois encore…

    Vous souvenez-vous ? Nous vivions alors dans un bourg de belle taille, au nord est de la capitale. Je crois qu’il se nommait Ferrand, mais je n’en suis plus très sûre. Ma mémoire s’est scindée, une fois, deux fois – les souvenirs envolés. Ferrand ? Si seulement. Nous étions inséparables depuis notre naissance.
    Petites, déjà, nous ne cessions, entre deux corvées, de surveiller les polissons, de rapporter nos découvertes à leurs parents. Oh, ce n’était pas grand-chose et si nous n’étions guère appréciées des enfants, châtiés pour les bêtises que nous dénoncions, les grandes gens riaient volontiers de nos filatures.
    Le temps passant, cet amusement bonhomme mua cependant en agacement, en suspicion, puis en véritable hargne, car nous avions la manie de fourrer notre nez dans les affaires les plus louches. Je ne compte plus les fois où nous nous sommes retrouvées rouées de coup dans une venelle du bourg pour nous être montrées un peu trop curieuses. Etrangement, personne ne prit la peine de nous faire taire définitivement. Tout au plus prenait-on notre corps, parfois. Nous nous endurcîmes et, de trois jolis minois un peu espiègles, nous devînmes des espionnes déterminées.
    Nous n’avions pas douze ans quand nous quittâmes Ferrand – qui sait ? – ainsi que notre famille. Le bourg, bien que pétri des rancœurs en tout genre qui faisaient notre bonheur, s’avérait désormais trop petit pour nos frasques – et nous y étions trop connues. Il nous fallait voir plus grand.
    Vous souvenez-vous de ce jour où, après une année d’errance, nous pénétrâmes finalement dans le cloaque de la capitale ? Cette cité immonde prenait à nos yeux des allures de pays des merveilles du fait de son foisonnement de personnes et d’intrigues. Oh, bien sûr, l’existence était difficile, les jours où nous nous couchions le ventre creux légion, rares les nuits où nous pouvions passer la nuit autrement qu’écrasées par le corps d’un soudard. Mais, enfin, nous survivions, et nos talents – notre art et passion ! – ne cessaient de se développer au point que, les mois défilant, nous pûmes accomplir nos contrats individuellement, et non en une seule entité. Aë ? Cela n’existait pas.
    Vous en souvenez-vous ? Ce fut en sillonnant de long en large les rues souillées d’ordures que nous développâmes chacune notre personnalité. Jusque là, nous avions pensé de la même façon, accompli les mêmes missions, éprouvé les mêmes joies. En vieillissant, nous nous écartâmes de cette voie commune sans jamais cependant aller à contre-courant l’une de l’autre. Nos affinités différaient, notre osmose demeurait.

    Eh, toi, te souviens-tu de ton pragmatisme ? Car si un trait prédominait chez toi, c’était bien celui-là ! Je te revois encore accepter sans sourciller les missions de filature les plus glauques, dont la plupart se terminaient dans un bain de sang. Toi, bien sûr, tu prenais bien soin de ne pas salir tes vêtements et t’effaçais au dernier moment. Sans une expression sur ton visage, joie, dégoût ou peine.
    Lorsque nous te demandions pourquoi tu menais à bien de tels contrats, tu nous répondais invariablement que cela faisait partie du métier, tout simplement – qu’il fallait nous montrer professionnelles. Lorsque nous tentions de protester, tu balayais tous nos arguments en affirmant que ces missions étaient d’une part celles qui payaient le mieux, et d’autre part celles qui attiraient une clientèle toujours plus nombreuse.
    En somme, tu parlais avec la voix de la raison et tu remplissais tes contrats sans passion autre que celle de ton art. Je ne peux m’empêcher de sourire à cette pensée ; car cette raison qui te soutenait tant constituait aussi ta plus grande faiblesse. Elle occultait tout, au premier rang duquel l’imagination, et je te revois venir me demander mon avis sur telle situation inextricable, qui découlait généralement de la manipulation d’énergies.
    L’imagination, et la joie de vivre.

    Et toi, te souviens-tu de ton dévouement ? Tout ce que tu commettais ou subissais, missions ou exactions, tu le faisais pour nous. Tu n’avais pas d’ambition ni même d’envie, sinon celle de nous plaire, de nous aider, de nous sortir des pétrins dans lesquels nous avions coutume de nous plonger jusqu’au cou.
    Lorsque l’une d’entre nous échouait et s’apprêtait à s’endormir l’estomac grondeur, tu étais toujours là pour lui tendre un quignon de pain et une flasque de vin, terriblement acide, tellement agréable. Avec nous, tu jouais le rôle de la mère qui nous avait toujours fait défaut et, conséquemment, ne nous manqua jamais.
    Avec les autres, en revanche, tu bredouillais et rougissais, toute timide. Chaque fois qu’un client nous accablait de coups de pied pour nous réveiller toutes et nous demander un service, tu te retranchais derrière nos compétences, nous recommandait chaudement – et ce n’était que lorsque nous avions toutes deux pris la porte qu’enfin tu acceptais le contrat que te proposait une voix soupçonneuse.
    Pourtant, tu étais la meilleure.

    Et toi, te souviens-tu de ton idéalisme ? Quelques semaines seulement après notre arrivée dans la Cité des Merveilles, tu t’horrifiais déjà de la désastreuse condition des habitants, plaignant ceux-ci sans jamais te plaindre toi, et brandissais ton poing juvénile à la face de la Lumière de cendres !
    Tu exécrais les nobles que tu croisais parfois, sous un déguisement pitoyable, dans le quartier nobiliaire ou le long de la Voie magique, et dès qu’une mission impliquait de causer du tort à l’un de ces parvenus, tu t’empressais de la mener à bien avec une détermination exceptionnelle. Ce n’était qu’une goutte de sang dans un océan pourpre, certes ; mais cela te donnait l’impression d’œuvrer pour le rétablissement d’un équilibre rompu depuis bien trop longtemps.
    C’était insuffisant pour toi, toutefois. Il te fallait toujours voir plus grand, monter les échelons, atteindre la personne qui permettrait de bouleverser l’ordre établi pour ensuite lui louer tes services. Tu la cherchas pendant quelques années, la trouvas, te fis engager dans son château en tant que servante, sous ce nom d’emprunt que nous partagions toutes – Aglaë.
    Ce faisant, tu nous perdis toutes.

    Oh, oui, je m’en souviens ! de mon idéalisme. Enfin… je crois. Il s’est évaporé depuis si longtemps. C’est pourtant lui qui conduisit mes pas jusqu’au château N’Maiz, au nom si romantique. Et ce fut ces pas que vous m’emboitâtes pour des raisons différentes. Toi, tu considérais que ce contrat promettait une récompense tout à fait valable ; quant à toi, tu refusais de me laisser partir si loin sans pouvoir m’assister et estimais en même temps qu’après avoir accompli cette nouvelle mission, nous pourrions nous extirper de la fange dans laquelle nous baignions quotidiennement.
    Je m’intégrai sans trop de soucis dans le Roncier et nous maintînmes le lien. Les années s’égrenèrent d’abord à une lenteur exaspérante, car j’attendais avec une impatience grandissante qu’Olaf N’Maiz dépasse la phase des préparatifs.
    Le temps passa tant et si bien qu’Olaf trépassa, et ce fut sa femme, Ethel, qui reprit le flambeau. Ma jeunesse bouillonnante avait eu le temps de réfréner son ardeur et la révolution me paraissait un objectif beaucoup plus vague, tout à fait utopique – alors qu’il n’avait jamais été aussi proche. En vérité, mon cœur avait changé.

    Je vous mentis pour la première fois, je crois, de notre existence.

    Mes yeux ne portaient plus au loin, vers la capitale. Mon esprit ne se tournait plus vers vous, pourtant mes plus tendres complices. Mes soupirs se faisaient plus languissants qu’impatients. Et tous, yeux, esprit, soupirs, convergeaient vers Ethel.
    Nous avions parcouru toute notre enfance ensemble, toute notre adolescence ensemble. Jamais nous n’avions noué de liens d’amitié ni éprouvé la douceur d’un amant – seulement la brutalité avide de poivrots ou de protecteurs lubriques. L’engeance masculine avait fini par nous écœurer toutes, et nous la méprisions depuis déjà bien longtemps lorsque je fis la connaissance de la Dame.
    Tant qu’Olaf vivait toujours, sa présence avait bloqué mes sentiments sans que j’en eusse conscience. A sa mort, ils se libérèrent et je m’épris de la récente veuve. Oh, bien sûr, je masquais ce sentiment nouveau et parasite derrière une adulation affichée, toute cohérente avec mes supposées aspirations idéalistes. Et puis, en conscience, il me fut aisé de justifier mon désir de me rapprocher d’elle par la nécessité d’obtenir les renseignements les plus confidentiels.
    Ce comportement impardonnable qui causa votre perte se trouva d’autant plus encouragé que je savais de longue date que même mariée, Ethel affectionnait les femmes plus que de raison et invitait régulièrement l’une ou l’autre servante du château – quand ce n’étaient pas la fille ou l’épouse d’un hôte de marque – à partager sa couche. Bien peu refusaient.
    Le saviez-vous ? Pas toutes, non. Lorsqu’Ethel posa enfin son regard et le reste sur moi, tu étais déjà morte, la tête tranchée par Vif-Argent et brandie au vu et au su de tous. Cela ne m’empêcha pas d’assouvir ce besoin qui me tiraillait tant depuis qu’il avait fait surface, et je prostituai mon idéal sans éprouver le moindre remords. Et toi, pendant ce temps, tu pleurais sa perte.
    Je crois que je lui plus, car elle me rappela la nuit suivante, et celle d’après – cette même nuit où tu succombas à ton tour dans une ruelle anonyme. J’ai joué le rôle de sa favorite, sa courtisane  – non, je n’ai pas seulement joué un rôle : je l’ai vraiment été. Une simple catin. Une enveloppe charnelle dont toutes les préoccupations grandioses se furent évadées aux premières caresses.

    Oh, comment ai-je pu vous tromper à ce point ? Nous étions un bouquet de fleurs odorantes, agave, azalée, ancolie, et vous avez fané. Je suis désormais la seule à boire goulûment l’eau viciée de ce monde, mais elle a le goût du sang – de votre sève.
    C’est cependant celle-ci qui me maintient aujourd’hui en vie, et c’est dans un remerciement vain pour votre sacrifice immérité que je descends aujourd’hui à pas lent l’escalier tapissé de velours onctueux. Chaque servante que je me croise enchaîne son salut par un clin d’œil entendu, et dans mon dos de petits rires résonnent. J’atteins le rez-de-chaussée.
    Là, je traverse une succession de larges corridors, décorés avec goût. Autour de moi, les mêmes simagrées se poursuivent. Elles sont jalouses, je crois. Peut-être de ma robe verte et argent aux longues manches pendantes, ce vêtement somptueux que m’a offert la Dame en échange de mes services – certains des officieux. Il me semble que je suis resplendissante.
    Peut-être le sont-elles plutôt de cette convocation privilégiée. La nuit ne suffit plus à Ethel – et je crois que les mauvaises nouvelles attisent sa concupiscence, comme si ma chair était son réconfort. Je comprends à présent qu’il s’agit d’un mensonge. N’est-elle pas plus déprimée que jamais au terme de nos ébats ?
    Enfin, je franchis la porte du salon, que ferment derrière moi deux gardes à l’air sévère. J’ignore superbement le mobilier tout drapé de velours – sofas, canapés, fauteuil, table basse où repose un petit plateau d’argent. Ethel m’attend non loin, superbement vêtue d’un pantalon de soie, dont le bleu nuit s’illumine de fils dorés entrelacés, et d’une chemise au dégradé d’orange. Sa chevelure, si noire qu’elle paraît bleue, et ses yeux, deux gouffres balayés par des vents glacés, me transissent. Il suffit que je pose mon regard sur elle pour que je me consume instantanément – de froid.
    A mon approche, elle me tend une coupe entière de saïs. Je la saisis de la main gauche et nous la sirotons en silence – cette chaleur alcoolisée me réconforte. Puis nous reposons nos verres et, sa main dans la mienne, elle me conduit dans le coin de la pièce où trône le lit si incongrument placé. Là, elle m’enlace et m’embrasse violemment. Je ne peux m’empêcher de répliquer avec fougue.
    Ma main gauche se porte sur sa chemise et la déboutonne avec assurance. Bientôt, le vêtement libère la poitrine de la Dame et je la parcours avec fièvre, sans tenter la moindre résistance. Qu’ils sombrent, ces doigts pulsant de désir, qu’ils cèdent ! Ils me sont inutiles – ou, plutôt, ne sont qu’un leurre. Ils descendent plus bas…
    C’est alors qu’elle passe ses bras dans mon dos et délace en quelques gestes experts ma robe. Elle chute à mes pieds dans un froufroutement et dévoile cette nudité juvénile qu’Ethel aime tant dévorer, soupirante et si fraîche. Avant de s’en arroger les droits, elle contemple mon cou gracile, mes seins mignonnement rebondis, les doigts tremblants au bout de mes bras frêles…
    Je ne lui laisse pas le loisir de crier. D’une vive poussée, je la projette sur le lit et la bâillonne de cette main trompeuse qui, quelques instants plus tôt, provoquait ses primes gémissements. Elle est si surprise qu’elle se débat à peine lorsque ma main droite prolongée d’une dague se rapproche de son corps, et ce n’est pas l’horreur, mais encore la surprise qui lui fait écarquiller les yeux au moment où je lui transperce le cœur. Au propre comme au figuré ? Quelle importance ?
    Quand je me relève enfin, la tempétueuse Dame gît inerte sur le lit soyeux. Elle a rendu l’âme. Quant à moi, je ne récupère qu’une infime partie de la mienne, la première parcelle d’un jardin immense où croissent pêle-mêle les ancolies et les azalées. Aujourd’hui commence ma rédemption.

    Je suis Agave, et j’ai perdu mes sœurs.

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