Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

    Le trépignement sourd des innombrables hères du Palace des pauvres s’estompait peu à peu à l’extérieur du sanctuaire de Cytise. La foule avait dû se diriger vers un point précis qui, pour le moment, n’intéressait pas l’alchimiste. Tout juste sursautait-elle encore par à-coups, lorsqu’une déflagration plus puissante que les précédentes éclatait dans le nord de la capitale.
    Elle n’avait pas pu se rendormir après le départ de Fadamar, inquiète et anxieuse de ces déplacements nocturnes qui sortaient de l’ordinaire. Si l’animation se maintenait généralement dans les quartiers pauvres après le coucher du soleil, elle était discrète, confidentielle, et n’impliquait que les espions, voleurs ou fureteurs de métier. Là, la ville entière semblait se mouvoir.
    Du coup, Cytise avait allumé le chandelier et, l’arbalète armée posée sur la table, avait décidé de poursuivre ses expériences. Elle se retrouvait ainsi à malaxer encore une pâte visqueuse et malodorante sur laquelle elle fondait quelque espoir – probablement futile. Sa surface devait être parfaitement lisse mais en même temps poreuse, ce qui n’était pas une mince affaire. Elle recommençait l’opération pour la énième fois, ajoutant tel ou tel ingrédient pour l’épaissir, un autre pour l’adoucir, et elle la taillait en lamelles toujours plus fines à l’aide de sa propre dague, soigneusement affûtée.
    Depuis qu’elle avait compris que les grains dorés étaient en réalité de l’Invocation en poudre, la jeune alchimiste n’avait eu de cesse de rechercher un moyen de constituer un filtre qui lui permettrait d’obtenir une telle poudre. Cependant, elle ignorait la matière – s’il s’agissait bien d’une matière, ce dont elle doutait – à séparer des grains, ce qui l’entravait considérablement. Comment filtrer le bon grain de l’ivraie si l’on était incapable de distinguer cette dernière ?
    Malgré cette difficulté d’apparence insurmontable, l’obstination de Cytise la poussait à essayer encore et encore, à élaborer des mixtures inédites, en aveugle et en vain. Elle avait déjà gâché de nombreux grains, lancés dans la cuve afin de tester ses improbables tamis, et sa réserve s’amenuisait à vue d’œil.
    A intervalles irréguliers, elle pestait contre Vlades, le devin qui ne lui avait livré qu’une partie du mystère – qu’un morceau de la clef. Il n’y avait bien que les devins, même atypiques, pour masquer par pur divertissement des informations cruciales. D’un autre côté, sans lui, elle serait toujours à tâtonner et n’aurait guère plus progressé que les centaines d’autres alchimistes qui, comme elle, avaient dû s’intéresser un jour à l’Invocation, ou du moins à la transformation du corps en magie.
    Enfin, elle en eut fini avec la pâte grisâtre, peu ragoûtante. Encore fallait-il attendre qu’elle durcisse, ce qui risquait de prendre un bon moment. En attendant, désœuvrée car peu désireuse d’entamer une nouvelle préparation au cas où la précédente se révélerait aussi infructueuse que les autres, elle songea à aller se coucher. La nuit avait été courte, la manipulation des produits éprouvante, et un peu de repos lui ferait le plus grand bien. Mais elle abandonna l’idée très vite, tant les circonstances ne s’y prêtaient pas. L’air était trop lourd et même les ombres étirées par la lueur du chandelier paraissaient menaçantes. Ses lèvres dessinèrent un sourire hésitant. Elle se montrait décidément trop impressionnable.
    Alors, elle se dirigea vers le seul élément digne d’intérêt, la marmite remplie d’un liquide mystérieux, une sorte de taie à percer qui mènerait vers le monde intriguant de l’Invocation, là où elle ne pouvait pas encore pénétrer. Elle se souvenait encore du sol dur de la cuve sous ses pieds lorsqu’elle s’était réveillée à l’intérieur, arrimée aux meubles de la pièce par les poignets. Ce jour-là, par cet acte désespéré, Fadamar lui avait probablement sauvé la vie. Fadamar qui s’était éclipsé une ou deux heures plus tôt…
    Ce fut en pensant à lui qu’il lui sembla entendre un grincement inhabituel. Aussitôt, elle porta son regard sur la pièce confiée par l’assassin, mais elle comprit bien vite que ce n’était pas celle-ci qui venait de se manifester. Elle fit volte-face sans attendre et écarquilla les yeux. A l’entrée de l’atelier se dressait quelqu’un qu’elle espérait ne jamais revoir – à l’entrée de l’atelier se dressait Arandir.
    Il se tenait droit, les bras ballants, l’arme au fourreau. Il lui était difficile d’en juger dans la pénombre, mais Cytise le trouva maigre, presque décharné – ce qui rendait d’autant plus effrayant le sourire qui lui labourait les joues. Quant à ses yeux… Elle ne put soutenir longtemps les suaves promesses qu’ils lui proposaient.
    Dans un mouvement de panique au souvenir des mots prononcés par Fadamar, elle se précipita vers la table où reposait encore la pâte et s’empara de son arbalète, avant de la braquer vers le barde. Lui ne bougea pas, aussi silencieux que lors de son arrivée – cette démarche muette de prédateur qu’auparavant elle appréciait savoir de son côté. S’il se pouvait percevoir un son, c’était celui de ce sourire qui grandissait, grandissait au point d’en apparaître factice, comme s’il avait enfilé un masque grotesque.
    Mais non. Le masque, les masques n’étaient autres que ces joyeuses plaisanteries, ces airs parfois gênés ou embarrassés, ces vers qu’il déclamait autrefois à la moindre occasion, qui tous dissimulaient la rancœur et la frustration de l’artiste incompris. Cette malveillance ne faisait aujourd’hui que refléter son âme – un insondable précipice. Elle se mit à frissonner. Comme s’il n’avait attendu que cela, la voix mélodieuse du barde s’éleva enfin.
« Bien le bonjour, douce Cytise ! Sais-tu combien tu m’as manqué ?
    Et il fit un pas gracieux en avant. L’alchimiste brandit brusquement son arbalète en visant le ventre et, voulant parler, cria plutôt.
-    Ne t’approche pas !
S’il s’arrêta paisiblement, ce ne fut que pour l’écorcher de ses paroles à l’innocence feinte.
-    Que se passe-t-il, ma tendre mie ? Te défierais-tu de ce corps que tu as autrefois étreint avec tant de fureur ?
Une vague de remords déferla sur Cytise sans prévenir, balayant toute velléité de réplique. Arandir ne faisait qu’évoquer des faits, lui rappeler sa propre faiblesse qui l’avait poussée dans les bras de son ami d’alors. Après tout, la folie du barde ne prenait sa source que dans l’égoïsme de la jeune femme. Elle baissa son arme sans s’en rendre compte. Faire preuve aujourd’hui de méfiance lui parut soudain déplacé, particulièrement ingrat. Si le barde s’était un jour sacrifié pour elle, ne devait-elle pas faire de même en retour ? Sa bouche ouverte mais muette encouragea le barde à avancer encore.
« Toi qui m’as ferré dans tes délicieux appâts, Cytise de mon cœur, me refuseras-tu de croquer dedans ? J’ai pris tant et tant de temps, derrière tes courbes flottantes, à enrouler la ligne, tué tant et tant de gens afin de les rattraper. Et tu me les refuserais ?
    Cytise prit tout à coup conscience que la voix du barde se faisait discordante, presqu’éraillée – et n’avait plus rien à voir avec ses plaisantes intonations de départ. Les mots lui vrillaient les oreilles et, peu à peu, l’alchimiste en discerna le sens. ‘Croquer’, ‘tué tant et tant de gens’… Un sacrifice nécessaire ? Ce serait un suicide ! Et Arandir qui approchait à grandes foulées, Arandir dont le bras dégainait nonchalamment sa mince rapière, luisante de sang encore frais…
    Elle reprit enfin ses esprits. Levant de nouveau ses bras tremblants en direction du barde pour pointer son ventre, elle assena d’une voix trop aiguë.
-    Je ne me refuserais pas au Fabuleux après le crime que j’ai commis à son encontre, non. Mais tu n’es qu’un affabulateur à qui je ne dois rien. Pars, où je tire.
-    Allons, sirène de mes songes, ouvre grand tes yeux noirs ! Ces larmes qui sillonnent ton visage ne mentent pas. Ouvre-moi donc tes bras algueux, que je baigne dedans ! L’humble barde que tu as charmé ne désire qu’un simple plongeon, qu’une ultime noyade de ces îles qui affleurent !
Tromperies et suggestions susurrées étaient du seul apanage du barde, Cytise l’avait côtoyé suffisamment longtemps pour ne se pas laisser bercer par elles. Et pour distinguer le hiatus dans ces mots implorants, le mot déplacé. L’affabulateur ne comptait pas se perdre dans ces îles charnelles, mais bien les perdre – les couler. Dans un océan de sang, Cytise le devinait. Ce fut pourquoi, quand le barde fit mine de marcher à sa rencontre, elle n’hésita plus et, déterminée, lâcha un carreau précis.
    Un brutal éclat de lumière se jaillit au point de l’aveugler. Elle lâcha son arme déchargée pour se protéger de ses bras puis, quand elle sentit la lueur s’affaiblir, elle les ôta prudemment et plissa les yeux pour distinguer ce qui venait de se passer. Ils s’agrandirent d’une crainte nouvelle – non de surprise.
    Le projectile gisait par terre, bien à droite du barde. Comme elle l’avait redouté, celui-ci avait agi avec une inconcevable célérité. Son bras droit enveloppait inlassablement sa senestre, prolongée par sa frêle rapière, de rubans argentés. Un unique mouvement avait suffi pour parer le carreau de l’alchimiste, et ce fut en proie à un désespoir croissant qu’elle regarda l’affabulateur approcher d’un pas tranquille. Elle recula, mains brandies devant elle comme pour se cacher, jusqu’à cogner contre une étagère. Il n’y avait aucune issue. Elle craqua.
-    Va-t-en ! Va-t-en, je ne veux plus te voir ! Va-t-en, je t’en prie ! Tu n’es pas Arandir, tu n’es pas lui ! Va-t-en, laisse-moi ! Laisse-moi tranquille, je t’en prie ! Laisse-moi, épargne-moi ! Je suis désolée, vraiment désolée, mais laisse-moi ! Ne me touche pas ! S’il te plaît…
Il ne ralentit même pas. A la place, il enroulait de plus en plus d’énergies de telle sorte qu’il apparaissait comme la source d’une minuscule tornade. En quelques secondes, il fut devant elle, les yeux étincelant d’un plaisir pervers. Il claqua la langue.
-    Bien, commençons. L’art n’attend pas.
D’un moulinet, il découpa avec une précision invraisemblable la tunique de Cytise. Pourtant, ce fut à cet instant précis que celle-ci réussit à réfréner son hystérie galopante, à cet instant précis que lui parvinrent des bruits de ferrailles et des grommellements en provenance de l’espèce de tunnel qui menait à son atelier. Malgré leur ampleur, le barde ne semblait pas les entendre, trop absorbé par sa passion macabre. Plus calme que jamais, l’alchimiste comprit qu’elle ne pourrait s’en sortir que d’une seule façon : en gagnant du temps. Bien qu’elle se rétractât sans pouvoir s’en empêcher sous la lame de l’affabulateur, sa voix renvoyait les accents de la raison lorsqu’elle s’adressa à lui.
-    Certes, l’art n’attend pas, mais ce serait dommage de gaspiller une toile en se précipitant. N’est-ce pas ?
Elle voulut lui caresser la joue pour l’embrouiller un peu plus, mais cela s’avéra au-dessus de ses forces. Elle croisa les doigts pour que les mots suffisent. Le barde hésita effectivement, avant de répliquer.
-    Mais la toile est tout à fait prête, ô douce amante d’autrefois. Il ne lui manque que la couleur.
Et il enfonça la pointe de sa rapière dans le sein de l’alchimiste, qui serra les dents pour réprimer un hurlement d’horreur. Elle ne devait pas encore céder, pas déjà. Il lui fallait se montrer plus convaincante, voilà tout – voilà tout ! Se débrouillant pour remuer malgré son acculement, elle fit en sorte de brouiller le filet de sang en l’épongeant sous ses vêtements. Tandis que les sons salvateurs se rapprochaient, elle tenta tant bien que mal d’arborer un air peiné.
-    Vois-tu ? Comment joliment peindre en présence de tous oripeaux ?
Cette fois-ci, il parut franchement indécis. Son bras gauche tomba, au grand soulagement de Cytise. Poussant aussitôt son avantage, elle reprit d’une voix qui se voulait suppliante.
« S’il te plaît, ne me gâche pas !
    Son doute s’accrut tant qu’il fit un pas en arrière, comme pour la contempler. Son sourire s’était effacé. Seules restaient ses rides de cruauté, dont les multiples visages accablaient Cytise de reproches. Mais elles ne pouvaient rien contre les implorations de l’alchimiste – qui ne s’était jamais soupçonnée de tels talents de comédienne. Il ne lui restait plus qu’une seule chose à faire, un seul mot à prononcer. Profitant de l’espace libéré, et alors qu’une silhouette inconnue s’extirpait péniblement du tunnel, elle se pencha vers le barde, tendit des mains passionnées vers lui et clama théâtralement.
« Ô toi, mon merveilleux artiste ! »
    L’affabulateur se figea. Ses deux bras s’affaissèrent, inertes – relâchant de ce fait les énergies argentées. Il parcourut d’un regard troublé la partie exposée du corps de l’alchimiste, le sang qui formait des pâtés disgracieux, comme des ratures sur une feuille de chair. Puis il fit ce que Cytise appréhendait le plus.
    Il pencha la tête.

* * *

« Madame ?
    Elle gémit doucement sous les entêtants échos. Elle se retourna sur son lit, fatiguée. D’où provenaient ces sons brutaux ? De loin, de si loin…
« Madame !
    Voilà que ses oreilles bourdonnaient à nouveau. Elle tenta de secouer la tête, ce qui lui arracha un soupir de souffrance. Elle se sentait si faible… Mais la rumeur persistait à s’insinuer sournoisement en elle, à l’accabler encore. Ne pouvait-on donc pas la laisser dormir ? En paix !
« Scarifiée !
    Elle connaissait ce nom. Il lui revenait. La Sacrifiée… Mais oui ! C’était elle ! On l’appelait. On avait besoin d’elle. Vraiment ? On ferait sans, tout aussi bien. Elle esquissa un sourire douloureux. Bien sûr, on se passerait d’elle.
« Scarifiée, l’Etoile approche ! »
    L’Etoile ? Eh bien, soit, laissons-venir l’astre ! Laissons venir cette pâle lueur. Lueur ? Lumière ? Nuit, cendres ? Son crâne la lança furieusement. Elle savait qu’il y avait un lien à faire, une correspondance, mais son esprit embrumé ne lui répondait pas. Des ondes vrillèrent à l’intérieur, cognant contre les parois. Etoile et nuit… Lumière et cendres… Lumière de cendres ! La défendre !
    Dans un effort las, Signe ouvrit finalement des yeux d’un vert profond. Ils papillonnèrent d’abord, avant de se fixer sur les visages inquiets qui l’environnaient. Ceux-ci s’éclairèrent en constatant qu’elle reprenait connaissance. Elle se redressa, les traits tirés. Tout son corps la lançait terriblement, des pieds à la tête. Elle tâta les endroits les plus douloureux et y trouva à chaque fois des blessures à peine refermées, des creux dans sa chair qui côtoyaient les minuscules monticules de ses cicatrices. Elle se trouvait dans un lit, sous des draps tachés de sang.
    Tout lui revint : l’insupportable attente, le discours, les acclamations de ses hommes, la mêlée poisseuse, l’encerclement, le Garde sombre qui trébuchait avant de se faire submerger, la chute de l’Etoile illusoire, les soldats précipités dans les douves, le charnier et le bûcher, et ses derniers propos où elle refusait catégoriquement tout soin par la voie de la Nécromancie. Un orgueil qu’elle regrettait à présent.
    Ils s’écartèrent du lit quand elle tenta de se mettre debout. Elle y parvint au deuxième essai, ce qu’elle n’estima pas si mal. A ses plaies venaient s’ajouter d’impitoyables courbatures. Elle grimaça.
« Scarifiée, l’Etoile approche. Et les devins certifient qu’il s’agit bien cette fois-ci de messire L’Gellaus, et non d’une illusion.
    Elle tourna la tête vers celui qui venait de parler, un homme élégant coiffé d’un chapeau. Un noble, à n’en pas douter. Un magicien. Pendant qu’il lui narrait la remontée de la procession et les derniers détails, elle tortura sa mémoire pour se rappeler le rôle que la magie était censée jouer, puis s’en souvint. Il était bientôt temps.
-    Conduisez-moi.
Il la mena à travers les couloirs du château d’un pas mesuré, se retournant fréquemment pour vérifier si Signe le suivait. La démarche lente, peu assurée, elle ne se laissait pourtant pas distancer, tirant sur ses membres languides sans rechigner. Ses hommes ne devaient pas la voir piteuse, mais bel et bien glorieuse. Sinon, tous ses efforts antérieurs se seraient révélés vains. Elle serra donc les dents et sortit dans la cour, aussi boueuse que bondée. Tous les regards convergèrent dans sa direction.
    Elle se redressa tout à fait, non sans remarquer au passage que personne n’avait pris la peine de la changer. Son voile de gaze, déchiré de toutes parts, pendait en lambeaux noirs comme une sarabande de spectres éthérés. Ce n’était pas un mal. Elle devait sembler plus fascinante et plus menaçante que jamais, incarnation de la guerre, de la colère ou de la mort – quelle importance ? Elle transperça la masse des gardes et des magiciens, la dépassa sans un son pour se porter au niveau des deux solides herses. Tout un frémissement parcourut l’assemblée lorsqu’elle se retourna pour discourir.
« Soldats, je vous félicite. L’opération a été un succès, grâce à votre vaillance et à votre courage. Vous en avez assez fait. Il est maintenant temps de passer le relais.
    Des murmures étonnés montèrent des rangs. Les faces fatiguées de ses hommes n’osaient encore y croire et demeuraient basses, bien que résolues. Si la Scarifiée réclamait encore leur soutien, elle l’obtiendrait, de façon inconditionnelle. Accusant réception de cette promesse implicite, elle poursuivit.
« Magiciens, ce sera à vous de jouer. L’ennemi est cruellement démuni d’abjurateurs. Votre rôle est simple : quand je vous l’ordonnerai, vous écraserez l’ennemi sous un déluge d’énergies multicolores.
    Sa voix se fit féroce.
« Je ne veux aucune pitié. Broyez ces pitoyables assaillants comme ils se broient entre eux. Etouffez-les, étranglez-les, transpercez-les ! Gravez en eux l’horreur. Faites en sorte que les survivants n’oublient jamais ce jour, le jour où ils auront osé se retourner contre le roi. Le jour où ils auront osé s’opposer à la Scarifiée !
    Aussitôt giclèrent dans l’air les exclamations rugissantes des humbles gardes comme des magiciens de la noblesse qui vinrent se répercuter contre les murailles du château pour en revenir amplifiées, sans que personne ne remarque que Signe peinait à reprendre son souffle après sa harangue. Comment une telle figure, de ténèbres et de sang, aurait-elle pu manifester une défaillance ? Ce n’était pas imaginable.
-    Ils arrivent ! L’Etoile et ses fidèles !
Signe, trop faible pour participer elle-même à la mêlée, s’apprêtait à se rendre sur le chemin de ronde pour bénéficier d’une vue globale de la future bataille quand une idée un peu folle, plus téméraire qu’intrépide, pénétra son esprit. Elle se figea, séduite. Et ce fut dans la stupeur générale qu’elle ordonna de rabaisser le pont-levis. Il y eut un infime temps d’hésitation, puis les chaînes commencèrent à grincer. L’homme au chapeau, qui s’était apparemment autoproclamé chef de la dizaine de magiciens disponible, vint s’enquérir de ses intentions. Elle le submergea de son regard marin et se montra laconique.
-    Je vais briser leur moral.
-    Laissez au moins quelques-uns d’entre nous vous accompagner ! Vous n’allez tout de même pas affronter seule une telle masse de gueux !
La main gantée de Signe gratifia le noble d’une gifle sonore. Il s’écrasa violemment par terre, éberlué, tandis que son chapeau s’envolait plus loin. Un silence complet s’abattit à l’entour, si l’on exceptait le grincement continu des maillons de fer et les cantiques venus du dehors.
-    Je ne tolèrerai nulle forme de mépris. Soyons impitoyables parce que nous sommes en guerre, mais jamais arrogants parce que nous serons en paix. Est-ce compris ?
Le noble hocha la tête et, après un instant de crainte respectueuse, saisit la main que Signe lui tendait. Elle le releva vigoureusement malgré ses lancinantes courbatures, lui donna une accolade – non sans noter le mouvement de répulsion que le noble intimidé esquissa imperceptiblement – et conclut d’un ton sans appel.
« Je sortirai seule et défierai l’Etoile. Quand cet astre se sera éteint, intervenez et déroutez les hères. Magiciens, je vous confie ma vie. »
    Des protestations indignées éclatèrent comme les gardes clamaient leur volonté de la protéger eux-mêmes, guère confiants en une noblesse réputée pour s’entredéchirer. La Scarifiée demeura cependant inflexible et, lorsque le pont-levis ébranla le sol, ce fut dans un chœur d’encouragements qu’elle se mit en marche, le maintien ferme malgré les piques de souffrance qui l’assaillaient sans répit. Des encouragements teintés d’admiration comme d’appréhension.
    Dans la lumière matinale, Signe vit apparaître une foule aussi immense que bruyante, aussi imposante que la précédente, comme si les monceaux de cadavres consécutifs à la première sortie n’avaient jamais existé. Elle connaissait pertinemment le problème de surpopulation des quartiers pauvres, mais elle n’avait jamais imaginé une telle multitude. Tenaillée par la crainte que les hères chargent sans avertissement, elle avança néanmoins sans faillir. Ses pieds bottés rendaient un bruit sec sur le bois antique. Elle tourna la tête vers le gigantesque brasier, témoin crépitant du massacre précédent. Ce serait encore pire cette fois-ci, si les magiciens exécutaient correctement ses instructions.
    Alors qu’elle approchait de la lisère de la foule exaltée, elle réalisa qu’ils le feraient sans la moindre hésitation. Si ses ennemis eux-mêmes redoutaient la Sacrifiée au point de ne pas oser se précipiter vers elle sans sommation, ses alliés devaient lui vouer une inébranlable confiance. Elle n’avait pas à s’inquiéter : ses ordres seraient suivis à la lettre. Cette pensée la rasséréna. Arrivée au bout du pont-levis, à quelques dizaines de mètres seulement des premiers rangs, elle mobilisa toute ses cordes vocales pour tonner.
« Etoile, je m’adresse à toi. Moi, la Scarifiée, je te défie !
    Une clameur s’éleva des remparts de la Lumière de cendres, où chaque homme vociférait son nom en brandissant les armes. Elle fut immédiatement couverte par des hurlements exaltés, qui tous chantaient la résurrection et l’immortalité avérée de l’Etoile – comme s’ils ignoraient que leur meneur de la dernière fois n’avait été qu’une illusion. Qu’il était facile de manipuler les crédules ! Une voix insouciante, bien qu’un peu essoufflée, réussit contre toute attente à se frayer un chemin à travers les cris des deux camps.
-    Je l’accepte volontiers.
Elle observa les rangs serrés de la foule s’écarter par un miracle quelconque et une silhouette misérable en émergea. Son teint cadavérique, ses joues creusées et ses cheveux blonds si sales qu’ils en paraissaient noirs choquèrent Signe. Bien qu’elle sût que Markvart, lors de son duel contre Halvor, avait éventré ce dernier de sa lame, elle s’attendait à ce que l’Etoile ait trouvé un moyen de soigner cette blessure de façon satisfaisante, par le biais de magie ou de remèdes connus des seuls herboristes. De toute évidence, ce n’avait pas été le cas. Maladif par nature, Halvor semblait déjà aux portes de la mort. Ses yeux mêmes se perdaient dans le vague, comme s’il fixait l’au-delà par anticipation. Et, quand il parla, sa voix siffla comme un serpent.
« Je vous trouve bien obscène à vous exposer ainsi, vice-capitaine N’Mephe. Vous m’aviez habitué à une dignité plus appropriée à votre rang.
-    N’Mephe est morte et tu ne vas pas tarder à la rejoindre, Etoile. Tout comme la chair, les astres deviennent poussière. »
Il n’ajouta rien, conservant ses maigres forces pour le combat. Une lame dans chaque main, l’une large et l’autre fine, il attendit que Signe dégaine son épée noire et passe à l’attaque. Elle n’en fit rien. A la seconde où elle avait ôté son arme du fourreau, elle avait senti ses blessures se rouvrir, le sang sinuer à nouveau dans le dédale de ses cicatrices. Halvor lui adressa un sourire compatissant, auquel elle répliqua par un haussement d’épaules. Tous deux étaient au bout du rouleau.
    Vaille que vaille, ils lancèrent leurs premières passes. Un coup de taille un peu lent de Signe se heurta à une parade en croix, tandis que la riposte avorta à peine esquissée, Halvor n’ayant pu maintenir son effort. Il tentait encore de reprendre son souffle quand elle l’assaillit de nouveau par un coup circulaire. Il le bloqua avec sa large lame, contre-attaqua avec la plus fine. L’arme entailla méchamment le flanc de Signe. Elle mit un genou à terre, la main gauche plaquée contre la large plaie. Si Halvor avait frappé de nouveau, elle n’aurait pu le contrer, mais il semblait peiner à se déplacer, et plus encore à soulever ses lames.
    Si l’enjeu n’avait pas été aussi important, elle aurait pleuré de rire à la vue d’un duel aussi pathétique. Ils ressemblaient à deux pantins aux mouvements saccadés, manipulés par des fils venus d’en-haut. Leurs assauts étaient plus mous les uns que les autres, leurs déplacements laborieux, leurs ahanements pitoyables. C’était une parodie de combat, une lutte burlesque digne de bouffons – mais les spectateurs ne riaient pas. Tous se taisaient, dans l’expectative. Elle se releva tant bien que mal, ignorant le sang qui jaillissait de son flanc. Ils voulaient un final glorieux, au panache ? Elle allait le leur donner.
    Alors qu’Halvor titubait, son visage livide tordu par l’effort, elle chargea lourdement, épée pointée. Il parvint à esquiver l’attaque au dernier moment en faisant un pas de côté aux allures d’exploit, puis abattit ses deux lames. Signe n’en évita qu’une, tandis que l’autre tranchait dans son échine. Résolument concentrée sur sa tactique, elle ignora cette nouvelle blessure, pivota et, cette fois-ci, brandit son épée à deux mains pour feindre un coup de haut en bas. Comme elle l’avait prévu, Halvor tenta de l’éviter de la même manière que son assaut précédent en se décalant sur le côté. Alors, dans un mouvement qui deviendrait légendaire, elle ralentit autant qu’elle le pouvait sa frappe et, parvenue à mi-hauteur, la continua latéralement. Surpris par la manœuvre, incapable de réagir, Halvor subit le coup de plein fouet. L’épée mordit profondément dans sa chair. Il cria – un cri qui, cette fois-ci, n’avait rien de vaporeux – mais resta debout, les deux lames plantées dans la boue pour lui servir d’appui. Bientôt, cependant, les forces lui manquèrent et même ses béquilles improvisées se révélèrent insuffisantes. Il s’écroula face la première et se roula dans le sang en divaguant, de la bave sur ses lèvres pâles. Signe contempla cette vie qui déclinait, cet homme enchaîné par le mythe que lui-même avait créé, et songea que tel était aussi le sort qui attendait la Scarifiée. Puis ses jambes la lâchèrent et elle tomba sur le dos, le corps raidi d’épuisement et de souffrance.
    Là, tournée vers le ciel, elle put entendre les gémissements de tristesse, d’incompréhension et de rage qui provenaient des hères, les cliquetis de leurs armes, les claquements de ces pas innombrables qui firent trembler la terre lorsqu’ils se ruèrent dans sa direction.
    Là, tournée vers le ciel, elle put contempler les énergies se teinter de nuances rouges, vertes et bleues qui se mêlèrent en un maelström aussi magnifique que mortel avant de piquer sur leurs proies, traversant avec une facilité déconcertante le poreux bouclier dressé par un abjurateur solitaire.
    Là, tournée vers le ciel, elle put sentir les puissants effluves de panique exsudés par la foule, l’odeur âcre du sang dont elle avait le goût en bouche, les relents de sueur qui la faisaient presque suffoquer, les émanations agressives de la chair brûlée portées par un vent chaotique.
    Là, tournée vers le ciel.

* * *

    La première vision qui s’imposa à Phoenix au moment où il émergeait laborieusement de l’étroit passage fut celle d’une jeune femme vulnérable dont les yeux humides criaient silencieusement à l’aide, confrontée à un échalas dégingandé autour duquel murmuraient des rubans très légèrement mâtinés d’argenté. Loin de réaliser qu’il touchait au but, il éprouva un curieux sentiment de déjà-vu, une rémanence entêtante qui lui permit même d’oublier les innombrables odeurs mélangées embrumant la pièce. Puis il perça à jour l’origine de son trouble : la femme lui rappelait furieusement l’espionne assassinée par Messie et abandonnée dans l’anonymat d’une ruelle du quartier nobiliaire. Pourtant, toutes deux ne se ressemblaient guère – tout juste partageaient-elle une joliesse certaine et leur jeune âge. Mais il existait dans cette fragilité démunie opposée à une brutalité aveugle une identité qui le frappa. S’il avait indirectement causé la mort de l’espionne, il se refusait à assister passivement au trépas de la jeune femme partiellement dévêtue dont tout le corps tremblant implorait un secours.  Doublant son humanité retrouvée de sa bestialité coutumière, il ne prit pas le temps de se renseigner sur la situation et, l’estramaçon brandi, se rua sur l’homme dont la tête penchait.
    Une rafale soudaine tenta d’entraver la course de Phoenix, en vain : il avait longtemps vécu en pleine nature et ce n’était pas le vent qui allait le surprendre, encore moins l’aveugler. Les yeux plissés au point qu’ils paraissaient fermés, il fendit l’immatériel obstacle et fondit sur son adversaire.
    Celui-ci, surpris par la vivacité de l’assaut, n’eut pas le temps de se déplacer – mais, d’un mouvement extrêmement rapide, plaça son arme en opposition. Phoenix abattit son énorme lame de toutes ses forces. Le sang éclaboussa la pièce, la bête humaine comme la jeune femme paniquée. La frêle rapière et son propriétaire chutèrent en même temps, l’une comme l’autre brisés.
    Au moment où le corps débité heurtait le sol, un carnet sorti de nulle part roula en direction de la femme secourue. Elle quitta alors les ombres et, tombant à genoux, secouée de sanglots, elle s’en empara. Puis elle leva la tête vers Phoenix et ses yeux s’agrandirent de surprise avant de se baisser, résignés.
    Et, tout comme elle venait de reconnaitre l’homme qui avait participé à la mort de Therk, lui reconnut la jeune femme qui avait illuminé le champ de bataille de son étrange potion – la compagne de l’assassin avec lequel il avait croisé le fer deux semaines plus tôt. Phoenix hésita sur la conduite à suivre, peu désireux de mettre à mort une proie sans défense, et ce fut dans ce silence indécis que s’éleva la voix affolée de Messie.
« Ne la laisse pas s’échapper, non ! L’argentée ne doit pas s’enfuir !
    Et, de fait, les énergies manipulées par le trépassé commençaient déjà à se clairsemer, à se fondre dans l’incolore. Phoenix ne s’en préoccupa pas, de toute façon incapable de s’en saisir ou de les manipuler. Ayant tranché, il empoigna le bras de l’alchimiste et la mit rudement sur pied. Elle fit mine de se débattre, mais Phoenix maintint fermement sa poigne et, attirant son visage contre le sien, lui demanda sèchement.
-    Où se trouve l’assassin ? Nous n’en avions pas fini, tous les deux.
Les larmes tant bien que mal réprimée par la jeune femme se remirent à couler, ce qui causa à la bête humaine un serrement de cœur inhabituel. Puis elle secoua la tête et, comme frappée par la véracité de ses propres dires, elle répondit d’un air aussi triste qu’étonné.
-    Il est mort.
-    Impossible ! Je te dis que nous n’en avions pas fini !
Tout en rugissant, il la secoua comme un prunier sans qu’elle tente de se défendre ni de le contredire, comme si elle-même n’aspirait qu’à croire les paroles de Phoenix. Il finit par lire la vérité dans sa résignation et la lâcha, plus dés    appointé que furieux. La jeune femme pointa alors un doigt effrayé en direction de Messie. Phoenix se retourna pour contempler l’invocateur se poignarder lui-même, le bras auréolé d’énergies violettes et argentées. Une fleur de sang affleura sous ses vêtements crasseux tandis qu’il s’extasiait.
-    Je l’ai ! Enroulée autour du couteau, plongée dans mon corps charnel – divin à venir ! L’argenté et le jaune, le doré enfin ! Dans mon corps, l’Invocation aux reflets changeants – prête – et moi avec – au modelage !
La main plaquée sur sa blessure au ventre, il s’effondra à côté du cadavre découpé dans un râle d’allégresse. Les énergies soufflaient étrangement fort alors que, quelques instants auparavant, elles semblaient au contraire se dissiper paisiblement dans l’air. Phoenix sut que quelque chose ne tournait pas rond dans cette pièce. Il entendit soudain, se mêlant aux sifflements de la magie, des bouillonnements de mauvais augure. Il fit volte-face et remarqua qu’ils provenaient d’une cuve située dans l’un des coins de l’atelier, et s’adressa à l’alchimiste d’un ton pressant.
-    Qu’est-ce qu’il y a là-bas ? Dedans ?
La jeune femme, comme hypnotisée par l’acte suicidaire de Messie, tarda à répondre, le fit finalement d’une voix rêveuse.
-    Un passage. Vers l’Invocation.
Les sifflements enflèrent tant et tant qu’ils vrillèrent ses tympans sensibles. Messie était en train de faire appel, avec ses maigres forces restantes, à la Nécromancie afin de soigner sa blessure, mais les énergies qu’il manipulait dans sa pantomime s’imprégnaient d’un doré de plus en plus éblouissant. Dans le même temps, des rubans s’extirpaient à leur tour de la cuve et se déroulaient avidement en direction du magicien, attirés par lui comme un aimant. Une bourrasque plus forte balaya les ustensiles posés sur la table, qui se brisèrent et criblèrent d’éclats Phoenix. Il ignorait ce qui était en train de se passer, tout en comprenant qu’il ne ferait pas long feu s’il restait sur place. La lumière croissait sans cesse au point qu’il croyait entendre ses prunelles grésiller. Derrière lui, l’alchimiste se leva d’un bond et se précipita vers la table pour farfouiller frénétiquement parmi les objets qui ne s’étaient pas encore envolés. En dépit des rafales toujours plus nombreuses, elle attrapa ce qui ressemblait à deux morceaux de tissu et, résistant tant bien que mal au vent désormais rugissant, revint vers Phoenix. Il prit celui qu’elle lui tendait sans trop savoir qu’en faire, jusqu’à ce que les paroles qu’elle s’époumonait à prononcer lui parviennent.
« Mets ça sur tes yeux ! Vite ! »
    Il obtempéra sans attendre, conscient du danger de la lueur étincelante. Il se demanda un instant pourquoi elle s’inquiétait de son sort, s’il s’agissait de gratitude ou de prévention, puis la réponse s’imposa. Elle avait prévu deux bandeaux, un pour elle et un pour l’assassin. Et c’était dans un dépit mêlé d’abattement qu’elle lui fournissait à présent ce qu’elle avait réservé à son compagnon, prouvant par ce geste la véracité de ses dires.
    Le vent se fit tellement fort que la jeune femme fut emportée et alla heurter violemment une étagère. A son tour, Phoenix dut reculer sous la pression et jugea prudent de se recroqueviller contre un mur pour éviter tout impact. Même avec le tissu qui masquait ses yeux, il voyait comme en plein jour, et il observa ainsi avec méfiance Messie se relever peu à peu. Ses bras formaient des angles bizarres et sa peau claquait au vent comme un drapeau en pleine tempête. Sa bouche s’ouvrait sans que Phoenix pût entendre la moindre exclamation, tout son étouffé par la tempête dorée qui fracassait meubles et bocaux. Messie résistait à la fureur des éléments, dressé comme un piquet au milieu de la pièce, accablé de tous côtés comme s’il était la matrice des énergies. Ses bras fouettaient l’air sans discontinuer, se tordaient dans tous les sens, mais ce ne fut que lorsque ses jambes se cassèrent à son tour et qu’il s’effondra sur le sol, le visage tourné vers lui, que Phoenix perçut enfin l’agonie du messie fourvoyé.

    Cytise comprit rapidement que l’Invocation – car c’était bien elle – dévorait sans vergogne le corps du magicien, cette échappatoire tant attendue. Son dos et sa nuque la lançaient douloureusement suite au choc contre l’étagère, mais elle se fit violence pour conserver toute sa lucidité. Le magicien se repliait peu à peu comme un jouet d’enfant, les os concassés et entassés pêle-mêle sous une peau qui flottait au vent, trop grande pour une chair qui fondait à vue d’œil. Et ce fut en observant cette forme autrefois humaine s’amenuiser peu à peu en une boule de peau et d’os que Cytise aperçut l’ultime indice qui lui manquait, car autour des restes du magicien parsemaient le sol une multitude de grains dorés.
    Mais elle n’eut pas le temps de se réjouir que déjà les énergies dorées, plus époustouflantes que jamais, lançaient leur traque aveugle. Elles s’engouffrèrent dans l’unique issue de l’atelier, le passage étriqué, pour investir la capitale avec une férocité rancunière. Cytise sut que si elle ne réagissait pas, l’histoire se reproduirait et l’Invocation ravagerait les alentours de ses tentacules mutagènes. Il lui fallait bloquer cette issue – ce qui impliquait de s’enfermer elle-même avec la magie dorée. Elle n’hésita pas une seule seconde.
    L’alchimiste n’essaya même pas d’aller chercher la pâte qu’elle venait de mettre de point et qui devait désormais être suffisamment rigide. Elle savait qu’elle ne mènerait à rien et ne parviendrait aucunement à stopper les énergies. D’autre part, même si elle avait eu le temps et les ingrédients pour confectionner des substances explosives pour faire s’effondrer le tunnel, c’eût été courir le risque de créer une brèche plus béante encore, impossible à combler. Il ne restait qu’une seule possibilité, qui lui était venue en contemplant le sort peu enviable du magicien.
    Alors qu’elle se dirigeait vers la sortie en longeant le mur pour ne se pas laisser emporter, Cytise se remémora l’apparence repoussante de Vlades Jan, le devin qui lui avait confié le sac de poudre. Jusque-là, elle avait cru qu’il ne devait sa chair flasque, sa peau pendante et son corps débile qu’à l’abus de drogues de toutes sortes. Elle s’était trompée, du moins en partie. Peut-être qu’effectivement, les détestables herbes et produits hallucinogènes qu’il consommait sans cesse avait joué un rôle dans sa déchéance, sans doute, même. Mais la théorie de Cytise, qui postulait que Vlad avait effectivement été confronté à une situation similaire et que les propos qu’elle avait obtenus de l’ancien Roi selon lesquels Vlad aurait sauvé le monde étaient vrais, aboutissait à la conclusion que le devin tirait son misérable aspect de son propre sacrifice.
    Sur ces pensées, Cytise arriva enfin à proximité du gouffre plus lumineux qu’obscur, tout empli d’énergies dorées qui chuintait leur bonheur d’être en liberté. A l’autre bout de la pièce, l’homme à l’estramaçon la regardait d’un air intrigué – elle le devinait en dépit du bandeau. Tournant de nouveau la tête vers le passage, elle fut prise d’un doute affreux : n’allait-elle pas finir comme le magicien, broyé de partout, réduite à une enveloppe desséchée ? Mais non, probablement pas : lui s’était délité de l’intérieur, parce que l’Invocation courait déjà sous sa peau, tandis qu’elle ne maîtrisait aucune magie. Probablement pas… Etait-ce suffisant ?
    Oui.
    Elle bondit sur le côté, le dos contre l’ouverture, les yeux bandés braqués sur les énergies dorées qui fondaient sur elle. Et encaissa le choc. Jaillissant de la cuve toujours plus nombreuses, elles s’abattirent sur Cytise, déchirèrent ses vêtements, lacérèrent son corps comme les lanières d’un fouet, labourèrent sa chair de toute leur fureur. Hurlant de douleur, le visage inondé de sang et de larmes, l’alchimiste tenta de s’enfuir, de s’extirper du passage… Peine perdue. La pression du vent était si forte qu’elle plaquait la jeune femme et l’empêcher de bouger le moindre doigt. Et les rafales frappaient encore, giflaient rageusement ce corps exaspérant qui leur bloquait le passage et les maintenait prisonnières dans la petite pièce.

    Phoenix écarquilla les yeux à la vue du mouvement suicidaire de la jeune femme, piégée et torturée par l’Invocation. Son corps semblait prêt à se rompre sous l’influx toujours plus puissant des énergies, mais il tenait encore – pour combien de temps ? Les secondes s’allongeaient comme des heures. Phoenix peinait à supporter le spectacle tout en étant incapable de détourner le regard, complètement fasciné par le duel si déséquilibré.
    Soudain, il remarqua que les traits de l’alchimiste se tiraient presqu’imperceptiblement, que son visage s’émaciait. Ses membres lui parurent plus frêles, son ventre plus plat au point que ses côtés saillaient ostensiblement. Dans ses longs cheveux bruns qui tourbillonnaient et la fouettaient sans cesse apparurent des fils gris ou blancs. La femme vieillissait sur place, laissant peu à peu échapper sa vitalité juvénile.
    Entre les jambes maigres de l’alchimiste émergeaient à présent des grains dorés, dont la quantité croissait à vue d’œil. Les énergies labourait toujours l’alchimiste, trop faible pour hurler, mais elles se faisaient moins nombreuses, moins véhémentes à mesure que la poudre envahissait le tunnel. Et Phoenix comprit enfin la manœuvre de la femme.
    A mesure que les rubans l’agressaient et la transperçaient, ils se transformaient au sortir de son corps en ces grains brillants, comme si l’alchimiste elle-même jouait le rôle d’un tamis. En somme, plus les énergies affluaient, plus les grains se multipliaient, au point de boucher tout à fait le passage et de le rendre infranchissable. Et comme l’Invocation épuisait peu à peu son catalyseur, c’est-à-dire le corps ratatiné de Messie, elle baissait d’intensité au fil du temps, de telle sorte qu’après les interminables minutes de souffrance de l’alchimiste, la tempête magique s’amenuisa jusqu’à ne devenir qu’une simple brise frustrée.
    Lorsqu’elle se dissipa enfin, Phoenix se rendit auprès du corps lacéré de la femme, encastré dans le mur. Elle respirait encore, d’un souffle faible mais régulier. Elle n’allait pas mourir – pour le moment en tout cas. Il fit tout son possible pour la dégager du mur sans trop de heurt et l’écarta du tunnel obstrué, dont s’écoulèrent aussitôt un grand nombre de grains. Il serait ardu de s’extirper de cet atelier qui avait désormais des allures de cage.
    Cette pensée agacée s’effaça bientôt, couverte par un son beaucoup plus menaçant que la seule perspective de se trouver coincé le temps de dégager un passage : un sifflement discret de mauvais aloi. Phoenix sut immédiatement que cela venait du tunnel, et il en eut confirmation lorsqu’il vit un filet doré émerger de la masse de poudre pour regagner la cuve en sinuant dans l’air. Au moins ne s’agissait-il pas de tourbillons dévastateurs. Néanmoins, Phoenix devina que cette énergie isolée serait bientôt suivie par ses consœurs et sentit confusément que cela posait problème. Ce fut l’alchimiste qui, d’une voix infiniment lasse, l’éclaira.
« Il faut que tu l’empêches de passer. A tout prix.
-    Elle veut partir. Pourquoi ne pas la laisser faire ?
-    Tu n’as donc pas compris ? Regarde-moi.
Elle s’adossa tant bien que mal à un mur pour que Phoenix la contemple. Si jeune et si fraîche avant la tempête, elle semblait avoir perdu toute vigueur, comme si celle-ci avait été
-    … absorbée ?
-    Expulsée. Expulsée et emportée par l’Invocation. Ne saisis-tu pas ? Ces grains sont notre vitalité. La magie est la véritable source de notre vie. Si elle quitte notre monde, si elle quitte nos corps, nous serons réduits à l’état de cadavres desséchés – comme ton ami magicien.
Phoenix hocha la tête, pensif. L’explication était plausible, l’exemple de Messie édifiant. Toutefois, un détail le taraudait encore – un détail aux allures d’obstacle diriment. Il en fit part à l’alchimiste.
-    Si j’empêche la magie de retourner d’où elle vient, il se passera la même chose qu’avec toi, c’est ça ? La peau fripée, le corps faiblard, tout ça… Et surtout, la poudre finira par envahir la totalité de la pièce et nous périrons asphyxiés, non ?
S’il s’attendait à des propos raisonnables, à une démonstration logique, il en fut pour ses frais. La femme se contenta en effet de sourire doucement, le regard perdu dans ses songes, et sa voix paraissait lointaine lorsqu’elle lui répondit.
-    Il y a une autre issue. Une issue que bien peu de gens ont pu un jour emprunter. N’est-ce pas terriblement excitant de s’aventurer dans un monde inconnu de tous sauf d’une poignée d’élus ? Ne veux-tu pas faire partie de ces élus ? »
Les mots de l’alchimiste bercèrent Phoenix, touchèrent ses aspirations profondes et inépuisables. S’il avait suivi Messie, c’était avant tout pour explorer des territoires nouveaux, pour s’extirper de la monotonie de son existence et de ces décors à l’entour qui toujours restaient les mêmes. Découvrir un autre monde, presque confidentiel, ne pouvait que l’enthousiasmer.
    Alors, sans prendre la peine de répondre, il se dirigea à grandes foulées vers le tunnel d’où filtrait toujours un souffle doré et le barra de son corps, son estramaçon solidement planté devant lui au cas improbable où une soudaine bourrasque viendrait le balayer du passage. Là, le dos presque chatouillé par les énergies qui le pénétraient pour en ressortir sous forme de poudre scintillante, il attendit.
    Les heures défilèrent sans que Phoenix ne s’agace. Côtoyer Messie au jour le jour avait nécessité des trésors de patience, bien plus précieux que ceux qu’il dépensait à présent. Qui plus est, si l’alchimiste disait vrai, le jeu en valait la chandelle. Pour passer le temps, il tendit les oreilles. Dehors, les explosions répétitives avaient fini par disparaître. Des cris cascadaient de ruelle en venelle, de maison en boutique, et l’écho de pas empressés se répercutait sur chaque paroi, comme si les hères refluaient en masse dans le quartier. Les hurlements les plus proches se mâtinaient d’horreur – probablement du fait de la fuite des énergies, de ce phénomène de vieillissement prématuré que subissait également Phoenix.
    L’atelier finit par être submergé de grains dorés et, encore une fois, Phoenix remercia mentalement l’alchimiste pour lui avoir permis de se bander les yeux. Même avec le morceau de tissu qui protégeait son visage, il était presque aveuglé par l’éclat surnaturel de la magie en poudre. Il se releva avec difficulté, retira son épée et se fraya un chemin, mi-marchant mi-nageant, à travers la mer étincelante. Les grains crissèrent désagréablement quand il se mit à la sonder à la recherche de l’alchimiste.
    Lorsqu’il la retrouva, il constata à nouveau qu’elle se trouvait dans un piteux état. Même s’il avait obstrué le passage bien plus longtemps qu’elle, les affres de la sénilité l’avaient épargné en grande partie, tandis que la femme, flagellée sans répit par des énergies virulentes, frappée si fort qu’elle avait finie encastrée, les avaient subi de plein fouet – en sus de ses coupures certes sans gravité, mais multiples. Cela ne l’avait pas empêchée de fureter dans l’océan doré afin de récupérer un chapeau qui, de toute évidence, comptait beaucoup à ses yeux et de s’en coiffer. Se penchant péniblement, il l’interrogea.
« Il est temps de partir, non ? »
    Elle lui adressa un sourire si resplendissant que son pincement au cœur disparut. Elle n’aurait pu formuler réponse plus explicite. Alors, après avoir rengainé son arme, il se pencha pour prendre la jeune vieillarde dans ses bras. Elle ne pesait rien – le poids d’une âme ou d’un esprit, pas celui d’un corps de chair et d’os. Ensuite, tourné vers le coin de la pièce où trônait la cuve, il écarta les grains envahissants des épaules et s’en rapprocha laborieusement, les muscles plus rétifs qu’à l’accoutumée. Lorsqu’il atteignit son objectif, il prit le temps de contempler la surface de l’eau. Elle était parfaitement lisse, comme une flaque d’huile au repos mais prête à s’enflammer à tout moment. L’alchimiste laissa tremper une main rêveuse dans le liquide avant d’échanger un regard d’assentiment avec Phoenix. Oui, il était décidément temps de partir. Sans une once d’hésitation, il enjamba la cuve et ils plongèrent ensemble en direction d’un autre monde.
    S’exilant, de ce fait, définitivement.

    Pour ma part, en tout cas.

* * *

    Ellébore planait au-dessus de la capitale, dansant sans répit sur les énergies argentées. Elle volait vers le quartier nord, le regard rivé sur les petits points dont elle n’entendait que de vagues échos. Au moment de dépasser la Lumière de cendres par l’est, elle put observer le spectacle des rubans chamarrés qui fondaient sur la masse compacte des hères et la disloquèrent en un clin d’œil malgré leur faible nombre. Dépourvus de toute protection, ils tombaient par vingtaines, le visage congestionné ou terrorisé, le corps broyé ou empalé et leur fuite éperdue rendait probablement la tâche des magiciens des plus divertissantes.
    Elle ne s’y attacha pas longuement, curieuse de connaître la situation du quartier riche, celui d’où provenaient les multiples détonations qui avaient éclaté toute la nuit durant et un peu le matin. Elle dépassa l’enceinte du quartier, percée à des endroits multiples par les solutions alchimiques, obstruée à bien d’autres par des charniers énormes. Ellébore les vit s’écouler comme fleuve – hères, mercenaires, alchimistes, pillards. Il lui suffit de détailler l’intégralité de la zone pour constater que si les pauvres étaient parvenus à franchir le mur et à envahir le nord, ce n’avait été que pour y être massacrés par les Gardes sombres ou, à présent, par ces ouragans multicolores de magie qui réduisaient en charpie leurs ultimes espoirs, leurs dernières ressources morales. La déroute était complète, la victoire totale. Comme s’il pouvait en être autrement !
    Alors qu’elle redescendait peu à peu afin d’observer la scène de plus près, elle se rendit compte que les énergies manipulées par les magiciens perdaient en intensité, ou plutôt en densité. L’incolore se propageait rapidement et semblait absorber une bonne moitié au moins des rubans teintés, les rendant bien moins efficaces. Elle réfléchit à toute vitesse, le temps de remarquer que toutes les magies à l’œuvre paraissaient affectées, et déduisit de cette observation qu’il lui fallait impérativement atterrir avant qu’il ne soit trop tard. Malgré ses courbatures lancinantes, elle dansa avec une vigueur renouvelée
    Elle atteignait presque le niveau des demeures lorsqu’elle posa le pied sur un ruban qui aurait dû s’y trouver mais manquait à l’appel – sur le vide. Elle perdit tout équilibre et n’eut pas le temps de crier avant de heurter un toit, de rouler le long des ardoises pour finalement s’écraser violemment sur un tas de chair morte ou agonisante qui amortit à peine le choc. Elle entendit des os craquer sans trop savoir lesquels et elle demeura là, immobile, le nez plissé pour échapper sans succès aux immondes effluves qui stagnaient dans l’air en une chape suffocante. Engourdie, mais suffisamment lucide pour supposer que si cet amenuisement aussi soudain qu’inhabituel de la magie était arrivé plus haut, les hères, par leur surnombre, auraient peut-être fini par submerger les soldats du roi. Peut-être, peut-être pas.
    Ce fut pendant qu’elle pensait aux conséquences d’un éventuel coup retardé, d’un pion soigneusement conservé à l’écart pendant une ou deux heures supplémentaires qu’on la retrouva. Elle sentit une paire de bras la relever sans douceur comme elle l’avait fait autrefois, pendant la convalescence d’Ellébore – les bras de Markvart K’Thraus. Lorsqu’il la lâcha, elle gémit de douleur et s’effondra aussitôt. Reconnaissant là une jambe brisée, le capitaine de la Garde sombre l’arracha des monceaux de chair fétide comme un fétu de paille. Elle put enfin le regarder.
    Markvart ne souffrait d’aucune blessure. Quelques taches souillaient son blanc visage de sang et ses cheveux luisaient d’une transpiration grasse, mais il ne gardait aucune autre séquelle du combat. Bien au contraire, les turquoises de ses yeux étincelaient comme jamais, et Ellébore crut même apercevoir un petit sourire sur les lèvres fines du capitaine. Il la dévisagea à son tour, considéra les lambeaux de sa robe durcis par la boue et le sang secs, puis se mit en route sans un mot à travers les ruelles pavées de cadavres du quartier nord. Même si elle connaissait déjà la réponse, elle ne put se retenir de le questionner sur leur destination. Il ne lui répondit pas. Tout juste son visage s’éclaira-t-il un peu, chaleur ou amusement.
    Sans surprise, il la mena à l’Emeraude, cette demeure toute de gemmes et de cristal que n’avaient apparemment pas réussi à atteindre les envahisseurs. Ellébore se doutait que, de toute façon, un comité d’accueil particulièrement musclé devait les y attendre, au cas où. Parvenu à l’entrée, Markvart la reposa par terre et, presque facétieux, lui tendit sa longue lame noire qui gouttait encore afin qu’elle s’en serve comme d’une béquille. Surprise, elle obtempéra néanmoins et s’aventura seule dans la splendide demeure en boitant. Elle eut toutes les peines du monde à gravir l’escalier, car les marches étaient aussi raides qu’étroites, mais atteignit finalement le troisième étage sans encombre.
    Là, crasseuse, la robe déchirée et pâteuse, les jambes vacillantes, elle n’osa d’abord pénétrer dans la vaste pièce toute de vert et d’acajou de peur d’en salir irrémédiablement les tapis. Puis elle se fustigea et entra. Comme la dernière fois, Jari avait privilégié le large canapé au détriment des fauteuils capitonnés. A sa vue, il posa l’ouvrage qu’il feuilletait distraitement. Il se leva et, un franc sourire aux lèvres, l’accueillit d’une voix tranquille.
« Bienvenue, Ellébore. »

    Cette fois, elle aussi choisit le canapé et lâcha l’arme noire avant de s’y asseoir.

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