Te souviens-tu de moi à présent, voyageur ? Oh, bien sûr, mes cheveux ont blanchi depuis la dernière fois et mon ventre a gonflé. Quant à toi, tu es resté le même – le même qui disparut par cette porte après m’avoir déposée dans cette auberge que je tiens désormais. Pendant que tu arpentais le sol neigeux, je regardais en boucle l’histoire de notre monde pour me gorger de mon échec.
Te rappelles-tu ? Après que tu t’en fus pris à nous et que tu eus surclassé Fadamar, j’avais naïvement songé que la présence d’Arandir à sa place nous aurait évité la défaite, et tant de marasmes ultérieurs. En fin de compte, il n’aura pas fait mieux. Du Fabuleux, je ne conserve que ses ultimes larmes d’encre, ce carnet de vers exquis dont la plupart chantent cette nuit que nous passâmes ensemble.
De Therk, de Poingtonnerre, de l’homme qui fut mon père et n’aspirait qu’à prendre du repos après ses décennies d’errance, je ne garde que ce chapeau noir en piètre état, que j’enfile chaque fois que je sors pour quelques pas dehors.
De Fadamar, il me reste l’âme et le cœur, cette pièce qui n’a jamais quitté sa chaîne et cette chaîne qui n’a jamais quitté mon cou depuis qu’il me les a confiées. Il me reste la chair, cet enfant que je porte dans mon corps sénile.
J’ignore si je survivrai à sa naissance – j’ignore même s’il naîtra. Le temps se déroule bizarrement, ici, il s’étire indéfiniment. Mes cheveux blanchissent mais mon corps ne dépérit pas, et je contemple notre histoire pour la centième fois, peut-être. J’en ai perdu le compte. Peut-on enfanter dans ce monde où est omniprésente la magie ? Je n’en sais rien, encore. Je ne sais rien.
Comment ? Ah, oui, le monde. Je te lasse avec mes préoccupations maternelles. Le monde ? Je ne peux voir plus loin, hélas. Mais crois-moi : ceux qui ont survécu à ces événements fatals à tant de pions s’en sortiront toujours. Ne t’inquiète pas pour eux : ce sont d’excellents joueurs – les meilleurs.
Aimerais-tu le regagner, ce monde ? Oui, je le lis dans tes yeux las. A force de marcher encore et encore, tu t’es rendu compte qu’il n’y avait ici que de la neige et d’étranges créatures, point de merveilles comme nous l’imaginions tous deux. J’en suis navrée, car c’est encore par ma faute que tu as franchi la taie pour arriver ici. Que d’erreurs !
Non, ne pars pas déjà ! Qu’as-tu à faire, dehors ? Chercher une issue, une sortie vers d’autres mondes ? Allons, même si elles existaient, tu ne survivrais pas à leur traversée – et elles n’existent pas. Si je te mens ? Peut-être, tant m’est pesante la solitude que ta présence a apaisée pour un temps.
Mais je parle en vain. Tu te lèves sans me prêter attention et tu emportes avec toi ton estramaçon, de peur qu’il ne rejoigne ce musée macabre de souvenirs que je me plais à constituer. Tu as raison, Phoenix. Cette collection attise mes remords et me retient ici où je m’affaisse peu à peu. Tout comme cet enfant n’est qu’un prétexte pour rester au chaud, dans ce confort rassurant. Ma curiosité se serait-elle enfuie avec ma jeunesse ou se dissimule-t-elle dans ce carnet, ce chapeau, cette pièce ? Attends-moi ! Je m’en vais les jeter dans le feu ronflant, qu’ils se consument en même temps que mes regrets, avec ma complaisance.
Il n’en reste que des cendres. Reprends ta marche, Damien, sans te soucier de moi. Je te suivrai sans faillir et s’il existe un passage, je le trouverai et nous l’emprunterons ensemble. Voilà que nous disparaissons dans la neige sans un regard en arrière vers l’accueillante auberge. Après tout, je n’y aurai fait qu’une longue halte.
Juste une halte.
Epilogue : Le chapeau, la pièce et le carnet
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- Écrit par Monthy3
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