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u cours des cinquante dernières années, Yethel avait déjà vu un nombre important de cadavres. Pour la plupart, des pêcheurs infortunés que la marée avait ramenés à terre au milieu des restes de leurs barques, après que la mer les eût impitoyablement brisées au cours de l'une de ses redoutables tempêtes. En quelques rares occasions, il était arrivé au patrouilleur de découvrir des équipages entiers de gabares, de chalutiers ou d'autres embarcations de pêcheurs. Ballotés par les vagues, roulant sur les galets comme des pantins désarticulés, les corps sans vie de ces malheureux marins semblaient alors ramper vers la coque éventrée de leur navire comme si, à tout prix, ils voulaient reprendre leur travail. À une ou deux occasions, le vieil homme avait fait la sinistre rencontre de quelques dizaines de noyés - hommes, femmes et enfants - déposés impassiblement sur la grève. Riches voyageurs abandonnés par leur bonne fortune et rendus à l'état de pitoyables dépouilles, leurs jolies dentelles se mêlaient à l'écume comme pour conférer une ultime touche de noblesse à leur linceul improvisé. Ce jour-là, cependant, c'était différent. C'était la première fois que l'homme se retrouvait face à une telle quantité de morts.
Horrifié, livide, Yethel s'immobilisa. Suspendant inconsciemment son souffle, il parcourut du regard l'étendue de galets, tentant d'estimer le nombre de cadavres. Toutefois, sa tentative pour obtenir un chiffre précis resta vaine. Car une pensée, terrible, avait pris possession de son esprit : "Ils sont trop nombreux, se disait-il. Ils sont trop nombreux!" S'appuyant sur son expérience militaire tout autant que sur sa connaissance des lieux, il parvint néanmoins à une estimation : il doit y en avoir près de trois cent, songea-t-il. Peut-être plus. Portant alors son attention sur la carcasse brisée du navire qui gisait à l'extrémité sud-ouest de la plage, Yethel en détailla la structure. La présence d'un gaillard d'avant, d'une dunette et d'un entrepont classait clairement le navire dans la catégorie des transporteurs. En outre, il suffisait d'accorder un coup d'œil aux lambeaux qui tenaient lieu de vêtements aux passagers pour comprendre quelle était la nature de la cargaison : des esclaves.
Soupirant tristement, Yethel secoua sombrement la tête. Le commerce humain avait été déclaré hors-la-loi depuis longtemps en Gelith et l'esclavagisme avait été aboli peu de temps après. Les trois royaumes voisins, quant à eux, n’avaient toujours pas abandonné ces pratiques. Ce qui faisait que des navires aux cales remplies d'esclaves continuaient régulièrement de longer les côtes. Aethirin, leur bien aimé Roi avait tenté de prendre quelques mesures coercitives pour inciter ses pairs à changer de point de vue. Néanmoins, les pressions d'ordre financier et le rappel des ambassadeurs n'avaient pas eu d'autre résultat que d'amener les trois royaumes à s'allier pour former une coalition militaire. Ainsi, placé sous la menace d'une invasion, le souverain n'avait eu d'autre choix que de revenir à des relations commerciales et diplomatiques normales.
Yethel s'était désolé de cette décision. A l'époque, jeune lieutenant fringuant et vigoureux, il aurait été prêt, comme beaucoup d'autres, à se battre farouchement pour défendre les principes prônés par son souverain. Cependant, son roi, conscient d'être en infériorité numérique et tactique, avait choisi de protéger son peuple, plutôt que de le plonger dans une guerre qu'il n'aurait pas gagné quel que fussent le dévouement et la hargne de ses soldats.
Une fois encore, Yethel laissa son regard errer sur la masse de cadavres qui s'étalait devant lui. Il sentit sa gorge se serrer tandis que la rage l'envahissait peu à peu. Il ressentait un étrange et déroutant mélange d'émotions. Profondément choqué par le nombre de pauvres gens réduits à l'état de simple marchandise, il ressentait également un dégoût presque physique face à tant de morts. Pourtant, prédominait dans son cœur une colère sourde liée directement à une certitude : il savait que, même avec l'aide des villageois, il ne pourrait pas donner à tous une sépulture décente. Il lui faudrait ordonner l'excavation d'une fosse commune. Il aurait véritablement aimé épargner à tous ces défunts cet ultime déshonneur, mais le volume des dépouilles était bien trop important. Creuser des tombes pour chacune d'entre elles serait impossible. Surtout s'ils voulaient éviter les maladies que tout corps en décomposition ne manquait jamais de générer. Soupirant, Yethel se consola en se disant qu'il ferait jeter les corps des officiers dans la fosse commune, avec les esclaves. Enfin, les épaules basses, il se retourna et se mit en marche en direction du village.
Il était las et peu désireux d'aller déranger de braves gens pour leur imposer une si triste besogne. Néanmoins il était parfaitement conscient qu'il n'avait pas le choix. Il parcourut donc les quelques lieues qui le séparaient de la petite bourgade aussi rapidement que ses vieilles jambes le permettaient. Le petit chemin de terre avait été rendu boueux par l’averse de la nuit, ce qui ne lui facilita pas la tâche. A plusieurs reprises, il dut faire halte pour reprendre son souffle. Portant alors son regard sur l’horizon, il observait les légères ondulations de la mer qu’un soleil naissant faisait scintiller doucement. A voir la mer, si paisible et calme en ce matin d’automne, il était difficile de croire qu’une tempête avait soufflé au cours de la nuit. Pourtant, les vents avaient été suffisamment violents pour faire chavirer un navire et les courants suffisamment puissants pour transporter l’épave et ses passagers jusque sur la plage. S’arrachant avec regret à son observation, Yethel revenait alors à ses préoccupations immédiates et se remettait en route d’un pas lourd.
Yethel ne fut pas mécontent d’atteindre enfin les premiers pavés de la route qui menait au petit port de pêche. Ses pas claquant vivement sur les pierres lisses, il gagna rapidement le bout du quai de pierre. D’un rapide coup d’œil, il constata que les cinq filadières étaient amarrées le long des longs pontons de bois. Habituellement, le patrouilleur tirait du réconfort à la vision des petits bâtiments qui gisaient dans la vase, s’accoudant sereinement aux courts pilotis, et attendant tranquillement le retour de la marée. Car cela signifiait que tous les marins étaient rentrés sains et saufs au port. Ce matin-là, toutefois, la façon dont les quilles s’étaient affalées au fond du port, ne fit que raviver l’image terrible de la plage au galet jonchée de cadavres. Frissonnant, Yethel allongea le pas.
À cette heure matinale, il ne fut pas surpris de ne trouver qu'une petite poignée de pêcheurs regroupés à l’extrémité nord du quai. La marée était encore en phase descendante, mais en attendant que la mer vînt à nouveau remplir le port, les hommes s'étaient installés autour de leurs filets afin d'en vérifier l'état. Vêtus des simples pull de laine épaisse, ils semblaient indifférents à la fraicheur ambiante. L'un d'eux chantait de sa voix grave une vieille chanson de marins. Entendant des pas s'approcher, ce dernier leva les yeux et sourit au nouvel arrivant.
- Eh ! T'as déjà fini ta ronde? Questionna-t-il.
Guère plus jeune que Yethel, le pêcheur connaissait le patrouilleur depuis assez longtemps pour se passer des salutations d'usage.
- Pas encore, Gliret, répondit Yethel. Pourtant, quoi que je puisse découvrir au-delà de la plage aux galets, cela pourra attendre.
Le pêcheur demanda alors gravement :
- Un navire échoué?
Yethel opina de la tête :
- J'en ai peur, oui.
Fronçant les sourcils, son interlocuteur ajouta, dubitatif :
- Étrange, l'orage de cette nuit n'était pourtant pas si violent.
Les autres pêcheurs, qui avaient relevé la tête à leur tour et s'étaient tournés pour mieux voir Yethel, adhérèrent à l'objection en hochant de la tête.
- Il était très probablement trop chargé.
Les hommes marquèrent leur désapprobation vis-à-vis de cette habitude par des hochements de tête et des grognements. Puis ils retournèrent à leur tâche.
- Voilà où mène l'avarice, déclara l'un d'eux.
- Ouais ! Les marchands d'aujourd'hui, ils cherchent que le profit et ils finissent par négliger les plus petites notions de prudence.
En silence, les autres opinèrent pour confirmer qu'ils étaient d'accord sur ce point. Les yeux dans le vague, Yethel soupira.
- c'était quoi qu'y avait dans les cales? demanda un pêcheur.
- Lymphe ? Présuma un autre avec entrain.
Comme ses collègues et amis, ce dernier devait être attristé à l'idée que des marins eussent péri. Cependant, à l'instar des autres, il savait que c'était l'un des risques du métier. C'est pourquoi, bien qu'il déplorât les pertes humaines, il avait choisi de se concentrer sur ce qu'il pouvait y avoir de positif dans la situation. Or, que pourrait-il arriver de mieux, à ses yeux de marin, que de pouvoir récupérer au fond des cales un peu de bon alcool?
– Non, pas de Lymphe, répondit Yethel d'une voix grave : des êtres humains.
Cette fois, les pêcheurs interrompirent leur travail. Stupéfaits, ils relevèrent les yeux sur Yethel avec dans le regard un éclat d'incrédulité. Voyant alors la mine sombre de leur interlocuteur, ils comprirent que le vieil homme était malheureusement sérieux. Ils jurèrent et l'un d'eux cracha.
- Beaucoup? demanda Gliret.
- trop, répondit Yethel. Beaucoup trop. Il va falloir creuser une fosse commune.
- C'est à ce point? S’étonna l'un des pêcheurs.
Yethel l'observa un instant. Il l'avait déjà rencontré à la taverne. Il était entré dans le métier quelques mois auparavant sous la surveillance de son père dont il portait le prénom. C'était pour cette raison que tout le monde avait pris l'habitude de l'appeler Junior. Il n'aimait pas vraiment cela. Pourtant, il avait eu la sagesse de les laisser dire, préférant mettre sa taille et sa forte carrure au service de la petite pêcherie familiale. C'était un garçon travailleur, discret, et manifestement encore très naïf.
- Ils peuvent embarquer jusqu'à cinq ou six cents esclaves dans leurs cales, expliqua alors le patrouilleur.
Atterré, le jeune homme ouvrit de grands yeux.
- Ils doivent avoir des bateaux énormes ! S’exclama-t-il.
- Même pas, le détrompa Gliret.
- Dans ce cas comment...
- Junior ! L’interrompit Yethel. Je serais ravi de t'expliquer ce qu'implique l'esclavagisme en termes de barbarie et pour quelles raisons notre bon Roi a pris la décision de proscrire cette pratique de notre royaume. Cependant, l'heure n'est pas aux explications. Au moment où nous parlons, plusieurs centaines de cadavres jonchent la Plage aux Galets. Si nous ne nous dépêchons pas, nous n'aurons pas le temps de les en retirer avant que la mer remonte.
- Plusieurs centaines, répéta bêtement l'adolescent.
Ils auraient pu entendre dans ce simple murmure toutes les questions qui se bousculaient dans sa tête. Cependant, il les garda pour lui car ses aînés ne l'écoutaient déjà plus. Posément, ils discutaient tous de la meilleure façon de s'organiser pour achever le plus vite et le plus efficacement possible la pénible corvée qui les attendait. Rapidement, ils se mirent d'accord sur le fait que la première urgence consisterait à mettre les corps hors de portée de la mer. Une chose était certaine, en effet, laisser la marée récupérer les cadavres n'était pas une solution. Car ils reviendraient, irrémédiablement. Dès lors, non seulement, ils seraient dans un état plus lamentable, mais également plus nocifs. Il fut donc décidé de réveiller tous les hommes du village et de les mettre rapidement à contribution à l'exception des plus âgés, des malades et des plus jeunes jugés trop impressionnables.
Malgré ses protestations, Junior fut catalogué dans cette dernière catégorie. En contrepartie, il se vit chargé d'une mission.
- Tu prendras le meilleur cheval du village, lui expliqua Yethel, et tu iras le plus vite possible jusqu'à Mündungfurt. Trouve le Bourgmestre et explique-lui la situation. Il donnera alors des ordres qui devraient, entre autre, te donner accès à une grosse quantité de chaux vive qu'il te faudra rapporter ici le plus vite possible.