Pour ramasser le maximum de cadavres avant que la mer ne vînt les revendiquer, les villageois n’avaient pas ménagé leurs efforts. Alors que l’écume commençait à lécher le pied du belvédère qui surplombait la Plage aux Galets, des centaines de corps inanimés étaient déjà alignés devant l’autel improvisé que le prêtre avait ordonné d'ériger dans l’urgence. L’ovate, suivi de trois acolytes, passait d’un corps à l’autre afin d'apporter à chacun l’ultime salut auquel il avait droit. Compte tenu des circonstances, le religieux avait opté pour le rituel le plus bref, à savoir une courte prière qu'il prononçait à mi-voix tout en balançant un encensoir au-dessus de la tête du défunt. Pour conclure son salut, il traçait dans l'air un signe mystique à l'aide de son goupillon. Puis il passait au mort suivant.
En lisière de la chapelle ardente, des charrettes de toute taille avaient été parquées à la va vite. Dès que la fosse commune serait prête, les corps y seraient déposés afin d’être amenés – enfin ! – vers leur ultime lieu de repos.
Tandis qu’il déposait un énième naufragé, Yethel se surprit à songer que l’alignement des corps ressemblait étrangement à un dortoir militaire de campagne. En outre, n’eut été la présence d’un encensoir dans sa main gauche et d’un goupillon dans celle de droite, on aurait pu confondre l’officiant avec un stratège faisant l’inventaire de ses troupes. Pourtant, les corps qui s’alignaient en rangs ordonnés étaient dépourvus de vie et l’homme qui se penchait sur eux ne prodiguait ni conseils ni encouragements ; mais murmurait inlassablement une prière qui, à force d’être répétée, prenait des airs de litanie dépourvue de sens.
Saisit d’une nouvelle bouffée nauséeuse, Yethel se détourna de la chapelle ardente. Il fit quelques pas en direction de la plage en tentant de se convaincre qu’il lui restait assez de force pour un aller et retour supplémentaire. Toutefois, ses muscles, endoloris par les efforts inhabituels qu’ils avaient déjà fournis, refusèrent d'obéir. Il insista, souhaitant ignorer ses courbatures, mais au bout de quelques pas, une crampe dans le mollet gauche lui arracha un cri. Forcé de s’immobiliser, Yethel s’efforça de prendre appui sur sa jambe douloureuse dans l’espoir de contraindre son jumeau à se détendre. Il n’y parvint que partiellement et c’est donc en boitant qu’il se résigna à aller prendre un peu de repos.
Lorsqu’Alina le vit claudiquer en direction du buffet que les femmes avaient dressé à quelques centaines de mètre de la dune mortuaire, elle se précipita à sa rencontre. Alina était une belle jeune femme. Ses cheveux blonds naturellement ondulés n’avaient d’égaux en douceur que son bienveillant regard et son éternel sourire. Pieuse, distinguée et intelligente, elle était la fierté de ses parents et – bien involontairement – tournait la tête de tous les hommes en âge d’être mariés ; et pas seulement ceux-là, s’il l’on se fiait aux rumeurs. D’ailleurs Yethel devait lui-même avouer que, s’il avait eu une trentaine d’année de moins, n’aurait pas été le dernier à lui faire la cour. C’est pourquoi il perçu son empressement comme un réel soulagement. Malgré son masque de lassitude, il parvint à sourire lorsqu’elle lui tendit son bras pour qu’il y prît appui.
Comprenant instinctivement combien le vieil homme était fatigué, tant physiquement que moralement, elle choisit de le soutenir en silence, comptant sur sa simple présence compatissante pour apporter un peu d’apaisement à son âme. Lorsqu'ils furent arrivés auprès d’un banc, elle le pria de s’asseoir. Puis elle s’éloigna vivement pour aller lui servir un bon bol de soupe. Tandis que Yethel s’autorisait un bref regard sur la démarche chaloupée de la demoiselle, un cri retenti. Un silence sépulcral s’ensuivit, bientôt brisé par un hurlement de terreur pure. Oubliant son mollet toujours douloureux, Yethel se releva. Pressant le pas autant qu’il le pouvait, il entreprit de refaire en sens inverse le chemin qu’il venait si péniblement de parcourir.
Au-dessus de lui, tout en haut de la dune, les villageois avaient interrompu leur sinistre besogne pour se regrouper autour d’un jeune homme qui tentait d’expliquer la cause de son épouvante. Encore trop loin pour les entendre, Yethel pu néanmoins voir les épaules des hommes se raidir d’angoisse. La nouvelle, quelle qu’elle soit, semblait véritablement effroyable et, curieux d’en apprendre enfin la teneur, Yethel tenta vainement d’accélérer son pas. Ce fut donc toujours de loin qu’il vit le prêtre accourir pour rejoindre l’attroupement. Il le regarda tenter de calmer tout le monde avant de se diriger d’un pas décidé vers la carcasse éventrée du navire. L’Ovate, que ses acolytes suivaient d’un pas mal assuré, était à mi-chemin lorsque Yethel parvint enfin à portée de voix. Il héla les villageois, demandant des explications. Ce fut Gliret, son ami le pêcheur, qui lui répondit :
- Cadel en a vu un bouger.
Bien qu'il parla avec calme, la tension dans sa voix avait trahit sa nervosité.
Yethel comprenait parfaitement pourquoi.
Habituellement, le phénomène demandait plus de temps, mais qui savait depuis combien de temps le corps que Cadel avait vu bouger gisait à fond de cale dans l'attente d’une sépulture ? Car ce n’était un secret pour personne que les esclaves ne parvinssent pas tous vivants à leur port de destination. Les conditions dans lesquelles ils effectuaient la traversée ne le permettaient pas.
Comme tous les autres, Yethel attendit donc dans une angoisse croissante que le prêtre ressorte du navire. A l'unisson, il sursauta lorsqu’un homme ressortit par le trou béant de la coque en criant et gesticulant comme un sémaphore. Enfin, à l'instar de ses amis, il lui fallut quelques secondes pour que le sens des mots que l’homme criait à tue-tête parvienne à pénétrer son cerveau englué de peur.
« Elle est en vie », hurlait-il à pleins poumons. « Elle est en vie ! »
Profondément soulagés, les villageois reprirent alors leurs activités. Emplis d’une motivation renouvelée par l’effroi qui leur avait noué les entrailles quelques instants auparavant, les hommes se remirent vivement à leur sinistre tâche. Se sachant incapable de se joindre à eux, Yethel prit la décision de se rendre utile d’une manière différente. Revenant sur ses pas, il alla annoncer la nouvelle aux femmes.
Parilas, la doyenne du village, réagit aussitôt, en donnant des ordres aussi brefs que précis aux jeunes villageoises. Yethel pu alors assister à un véritable branle-bas de combat. Organisé et précis, un premier groupe de femmes déblaya rapidement une table pour en faire, une sorte de brancard, tandis qu’un second groupe se mit à découper une nappe en large lanières qui, une fois bouillies, feraient d’acceptables bandages. Des jeunes adolescents qui, jusqu’alors, étaient chargés de l’excavation de la fosse commune, furent dépêchés en brancardiers. Lorsque ces derniers revinrent, leur brancard improvisé était lesté du corps largement dénudé d'une petite fille. Âgée de sept ans tout au plus, elle semblait si frêle que Yethel ne songea plus à elle comme à une simple survivante, mais comme à une véritable miraculée. Et visiblement, il n’était pas le seul à penser ainsi.
Le problème, c’était que dans les regards, les gestes et les murmures, on pouvait clairement percevoir autant de crainte que de méfiance. Il y avait bien longtemps que personne dans le pays n’en avait fait directement l’expérience, il n’en restait pas moins notoire que seul un dieu pouvait réaliser un miracle. Or les prodiges de ce type n'étaient pas l'apanage des divinités bienveillantes.
Yethel soupira. Il savait que les villageois, aussi généreux fussent-ils, ne prendraient pas le risque d’accueillir en leur sein une engeance maléfique. Et l’apparente fragilité de la gamine ne changerait en rien leur point de vue. Avant qu’elle n’ait le temps de soulever seulement une paupière, la pauvre enfant aurait malheureusement toutes les chances de se voir lapider sur place. Par bonheur cependant, le prêtre avait dû parvenir aux mêmes conclusions puisque, négligeant un peu plus longtemps ses obligations envers les morts, il avait choisi d’accompagner la petite procession.
D’une voix autoritaire, il ordonna aux brancardiers de déposer la civière sur des tréteaux. Puis, il examina longuement l’enfant avec soin et délicatesse. Lorsqu'il eut achevé son examen il se redressa solennellement et annonça :
- Cet enfant n'arbore aucune marque pandémoniaque. Si un miracle a bien eu lieu il n'a pu être que l'œuvre d'une déité miséricordieuse.
Yethel avait vécu assez longtemps et vu assez de chose pour savoir pertinemment que nulle marque ne pouvait différencier les protégés des dieux sombres du commun des mortels. Cependant, l’assurance tranquille du prêtre semblait avoir rassuré l’assistance. C'est pourquoi Yethel conserva le silence.
Un deuxième corps fut dégagé de l’épave quelques minutes plus tard. Il s’agissait d’une femme cette fois. Avisant la chevelure blanche de cette dernière, Yethel pensa qu’elle devait être âgée. Il y cru d’autant plus que tous les gestes de ses sauveteurs étaient empreints de méfiance. Sans doute devaient-il considérer sa survie comme improbable ; plus encore que celle de la fillette. Par ailleurs, Yethel lui-même devait avouer quelques doutes : comment une personne manifestement avancée en âge avait-elle pu survivre à une telle traversée ? Plus encore, comment avait-elle fait pour survivre au naufrage ? La tête emplie de questions, Yethel s’attendait donc à ce que le prêtre se voit obligé de se prêter à la même comédie que précédemment. Cependant, même l’ovate fut saisit de stupeur lorsqu’il s’approcha de la rescapée.
Intrigué, Yethel fit quelques pas de plus afin de mieux voir. Dès lors, hoquetant de surprise, le vieil homme dut se faire violence pour ne pas céder à la panique. La femme qui gisait devant lui ne devait pas être plus âgée que la belle Alina. En outre, elle avait l’apparence de ces femmes venues des îles de l’ouest. Or, ces dernières étaient célèbres pour leurs chevelures noir de jais. Avec une « marque » si visible, comment le prêtre parviendrait-il à convaincre ses ouailles qu’ils n’étaient pas face à un démon ?
Ignorant les murmures et les galets que nombre d'hommes et de femmes tenaient déjà au creux de leurs poings, l'ecclésiastique s'avança calmement. Impassible et serein, il affichait une assurance que rien ne semblait pouvoir ébranler. Il s'accorda quelques instants pour examiner la rescapée. Lorsqu'il se redressa enfin, son visage était éclairé d'une joie presque béate.
Adoptant alors une attitude de profonde humilité, l'ovate s'agenouilla devant la survivante et entama une prière. Cependant, il n'utilisa pas le langage secret de ses pairs. Manifestement désireux d'être comprit, il choisit plutôt de s'exprimer en gelithien.
« Ô Morgid ! Divine Protectrice. Je vous remercie d’avoir daigné poser votre regard sur ces deux créatures. C’est un honneur que vous faites à l’humanité toute entière que d’avoir bien voulu accorder votre divine protection à cette femme et cette enfant que des impies avaient fait esclaves. Il ne fait nul doute que votre main compatissante s’est posée sur la tête de ces infortunées, la chevelure de cette femme – rendue par votre contact – aussi blanche et pure que le plumage d’une colombe en est un étincelant témoignage. »
Il fit une courte pause, observant un instant les villageois rassemblés autour de lui. S'attardant particulièrement sur ceux qui s'étaient munis de pierres. Puis, il les invita à s’agenouiller à leur tour. Lorsque ce fut fait, il reprit sa prière :
« Nous reconnaissons avec piété et humilité l’honneur que vous faites à notre village en confiant la vie de ces deux créatures à nos bons soins. Sachez que nous saurons nous en montrer dignes. »
Le front incliné, il laissa ses paroles planer dans le silence un moment. Enfin, il se releva et, se tourna vers la doyenne du village :
« Parilas, toi qui est la sagesse de ce village, je te confie le sort de cette fillette et de cette femme que les dieux ont béni. Je sais que tu sauras veiller à ce qu’elles soient traitées avec le respect et la déférence qui sont dus aux protégés des Dieux. »
La doyenne acquiesça d’un hochement de tête. Mais personne n’était dupe, la prière n’avait pas convaincu grand monde. Pourtant, puisqu’on ne pouvait contredire un représentant des dieux impunément, personne n’osa s’opposer à la décision du prêtre. Malgré tout, la femme et l’enfant n’allaient bénéficier que d’un sursis : tôt ou tard, les doutes nourrissant les craintes ancestrales, les fidèles finiraient par se laisser submerger par leurs peurs et la compassion cèderait immanquablement sa place à la couardise. Dès lors, les deux miraculées n’auraient d’autre choix pour sauver leur vie que de quitter le village. Le plus dur désormais serait donc de parvenir à leur accorder le temps de retrouver des forces.
Le souci était que l’attitude des villageois ne fut guère prometteuse. Même les femmes qui avaient la réputation d'être aussi vertueuses que généreuses s’étaient détournées des deux rescapées avec promptitude. Ce qui ne laissait aucun doute qu’elles refusassent de se voir désigner volontaires. Aussi, afin d’augmenter les chances des deux naufragée d’obtenir une vraie convalescence, Yethel se proposa-t-il pour veiller sur leur rémission. Parilas accepta son offre sans discuter et donna des ordres pour que la femme et la fillette soient transportées jusque dans la petite masure du vieil homme.