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Le sol fut saisi d’un tremblement. Ce tremblement il le sentit, et s’éveilla. Le sable avait recouvert ses doigts, une partie de son bras, les grains allaient se faufiler dans ses longues manches pour le brûler. Il aurait voulu se secouer, comme les premières fois, il était trop faible. Son ventre se laissait ronger comme le grain lui rongeait les doigts, et une partie de son bras. La tête couchée il regardait cet horizon vertical que le sable avait taillé en biseaux. Toutes les teintes du gris au brun il les connaissait, elles emplissaient ses paupières, les asséchaient. Il avait cherché un jour le soleil, depuis, il voyait mal.

Contre lui monta un hennissement. Il rouvrit les yeux, s’efforça de se lever. Une poudre de désert battait autour d’eux en volutes fines, inlassables. Son ami soufflait le désert par les naseaux, en dégageait sa crinière par coups secs. Il regarda la bête se lever, les pattes usées par tant de marche, sans pouvoir rien y faire.

« Allez ! Allez. Doucement, comme ça, tu vas y arriver. Tu te plains ? Et mon ventre qui gronde… on a faim tous les deux mais tu vois bien, il n’y a rien. Rien dans la sacoche, regarde ! Tu vois, elle n’est lourde que du sable qui s’infiltre partout. Si je pouvais trouver quelque chose, je te le donnerais mais tu vois bien, il n’y a que le désert. C’est comme ça. Allez, ça va aller, tant qu’on avance… »

Il se mit à tousser, volontairement, pour s’assurer que ce n’était pas le désert qui lui brûlait la gorge. Ensuite il passa la paume de sa main sur le front de l’animal, il la passa longuement puis lui flatta le flanc. Les mots lui faisaient mal, il avait soif, le monde virevoltait dans sa tête. Pourtant il força ses jambes à avancer et avec lui son ami se mit à avancer également.

La journée d’hier avait passé à s’éloigner de l’horizon en biseaux, parce qu’il paraissait menaçant. Avant-hier, lui disaient ses souvenirs, était pareil, à fuir la même ligne inquiétante. Ses souvenirs ne remontaient pas plus loin qu’avant-hier.

Seulement cette fois l’épuisement le força à marcher dans la direction où ils avaient dormi, et ils avaient dormi face à l’horizon. Parce que l’horizon ne se trouvait que d’un côté. Quand il voulait regarder ailleurs sa vision se troublait, il ne voyait plus rien. À cause du soleil qu’il avait cherché une fois, il le disait à son ami qui allait au pas. Ils s’appuyaient parfois l’un l’autre pour ne pas tomber, il lui caressait la tête en le rassurant.

« Je sais que tu n’aimes pas ça mais c’est pour être sûr, si on rencontrait quelqu’un… parce que tant qu’on avance… ça peut arriver, par hasard, au détour de toute cette poussière on tombe, je ne sais pas, sur une caravane. Je pense à la nuit, ça me rafraîchit, pense à la nuit. Tu verras, il y aura quelqu’un, tu ne pourras pas te tromper : il ressemblera à moi, il parlera lui aussi. Il aura des habits d’autrefois. Si tu le vois, tu vas vers lui ! Tu vois quelqu’un ? »

« Il n’y a personne. Ça ne veut rien dire, c’est le désert qui veut ça, si ça se trouve il est derrière et il suffirait de tourner la tête… alors tu vois, si on trouve quelqu’un, il faut que tu sois présentable. Même si tu n’aimes pas, il le faut bien. »

Le pantalon élimé se déchirait, il sentait au travers la morsure de toute cette poudre méchante. Si seulement il se souvenait comment il avait fait, hier, pour boire. Sa gorge en flammes le tenait éveillé, malgré son vacillement il pouvait avancer grâce à ça. Il cherchait du regard, devant lui, une ombre rassurante.

Son pied buta sur un caillou, puis sur un autre, puis sur un autre encore. Quand il s’en rendit compte sa première crainte fut pour l’animal dont les sabots raclaient le sol, laissaient des traînes. Il voyait entre les soles tout le grain accumulé alourdir son ami, il imaginait la torture. Mais impossible de s’arrêter. Cet horizon en biseaux, le nom lui revint, c’étaient des montagnes. Il songea à se baisser pour attraper une pierre, ne sut pas pourquoi il avait voulu faire ce geste, juste qu’il n’en avait pas la force.

Alors pour leur donner du courage à tous deux il parlait, et il allait vers les montagnes qui ressemblaient au désert, sauf qu’elles étaient plus hostiles. Mais impossible de s’arrêter. Sa tête balançait, il tirait pour arracher ses pieds au sable, fermait les yeux. Mais même derrière ses paupières il voyait toujours les teintes, du gris au brun, et les volutes les agresser. Les pierres les faisaient buter à chaque pas.

« On ferait mieux de faire demi-tour. Oui, on ferait mieux. Ici ou là-bas, c’est pareil, tant qu’on avance… parce qu’ici ou là-bas c’est la même chose, si tu ne bouges pas tu ne vas nulle part, et alors ce serait bien de la chance si on croisait quelqu’un ! Hein ? Si tu ne bouges pas, tu ne vas nulle part, mais tant qu’on avance… tant qu’on avance… »

« Ne pleure pas, c’est le sable, tu en as plein les yeux. C’est que tu vas bien, tu vois ? Tu as encore la force de pleurer. Allez, on va dans la montagne, si tu veux. Ou bien tu pleures à cause de moi ? Mais je suis obligé tu sais, si on croise quelqu’un. Tu dois être présentable. Donne ta tête, donne, là… on va dans la montagne, si c’est ce que tu veux. »

Il lui avait passé le bras autour et tout en lui flattant l’encolure, avec ses doigts brûlants il essayait de nettoyer ses yeux. Au toucher salin l’envie lui venait de lécher, il y résista. Puis il passa encore la main sur le front de son ami, puis sur la crinière pour en chasser le grain. La robe de l’animal était aussi usée que ses vêtements, il faisait pitié à voir.

Revenant à l’horizon il découvrit que les montagnes avaient grandi démesurément, les formes en biseaux se multipliaient. S’ils marchaient plus avant, ils allaient se couper. Mais impossible de s’arrêter. Alors il chercha un passage entre les roches, où son ami aurait le moins de peine, et il sentit le sable les quitter. Le sable se retirait pour la roche qui leur taillait les pieds et les brûlait tout à la fois.

Ils montaient entourés par les roches, lui aidant la bête à passer quand c’était difficile, soudain la tête lui tourna plus forte, il craignit de s’être effondré. Cela arrivait parfois, alors le hennissement plaintif de son ami seul le poussait à se relever. Mais cette fois il était resté debout, c’était le désert – non, il n’était plus dans le désert, c’étaient les montagnes – qui avaient bougé. Une pierre ou quelques unes avaient dégringolé dans la pente, un mouvement, il en était sûr, pas loin.

« Tu as vu ça ? Non, je me trompe, c’est encore la chaleur qui me joue des tours. Je ne me souviens pas… le désert ne bouge pas normalement. Rien ne change. Mais on n’est plus dans le désert, on est dans les montagnes. Les montagnes bougent, tu crois ? Non ? Alors c’est qu’il y a quelqu’un. »

« Il y a quelqu’un, tu comprends ? Il y a quelqu’un ! »

« Vite ! Il faut te rendre présentable ! Tu as l’air bien, bien sûr que tu as l’air bien ! Je vais brosser ton poil comme ça, je n’ai pas de brosse mais ça ira, attends. Montre tes souliers, je vais les nettoyer aussi. Parfois ils contrôlent, il faut montrer patte blanche. Tu entends ça ? Patte blanche ! Allez, les pattes de devant. Il le faut bien, et puis je vais te mettre mon foulard sur la tête, et faire un nœud, pour être sûr. Il faut que tu sois présentable, parce qu’on va rencontrer des gens, et ils seront nombreux, tu verras. »

En l’absence du foulard son cou se retrouva exposé à la chaleur. Mais cela ne lui importait plus. Là-haut, quelque part, il y avait quelqu’un. Alors retrouvant quelques forces il passa devant entre les roches, et toujours se retournant avança là où la pierre était tombée. Sa vue se troublait constamment à cause de tous ces angles compliqués, il crut se perdre mille fois. Pour savoir où il était il se répétait, on n’est plus dans le désert, et pour avancer, il y a quelqu’un. Alors il se retournait pour être sûr que son ami était là.

De nouvelles pierres tombèrent devant lui, elles roulaient sur les pentes des deux côtés. Il s’arrêta, son ami le rejoignait pour s’arrêter également. Ils fixaient tous deux un étroit défilé entre deux pans de roche, si étroit qu’il hésitait à l’emprunter de crainte que chaque côté de la passe ne s’écroule sur eux. Une voix les interpella qui fit bondir son cœur.

« Qui êtes-vous ?! »

« Tu vois ! Tu vois, je t’avais dit, il y a quelqu’un ! Bonjour ! Pourquoi vous ne vous montrez pas ? Nous venons du désert, nous cherchons des gens comme vous ! Maintenant que je vous ai rencontré je ne sais plus quoi dire, parce que je n’y pensais plus, vous savez, à force de marcher ! Je ne sais plus ce qui se dit ensuite après bonjour ! »

« Drôle d’accoutrement… vous venez du désert ? »

« Oui, c’est cela ! »

« Impossible. Personne ne vient du désert, personne ne va au désert donc dans le désert il n’y a personne donc personne ne peut en venir. Tout le monde sait cela au village. C’est logique. Une seule personne vient du désert et c’est le marchand et le marchand a un petit chariot qu’il tire avec toutes ses affaires mais vous n’avez ni affaires ni chariot alors vous n’êtes pas le marchand. Le marchand n’est pas venu récemment. Où est-il ? Vous l’avez tué ? On n’accepte pas les tueurs au village. Maintenant plus personne ne viendra du désert puisque vous avez tué le marchand. »

« Je ne comprends rien. Est-ce que tu comprends ? C’est un dialogue de sourds… non, non, tout va bien, ne t’inquiète pas. Écoutez ! Je n’ai pas vu de marchand ! Je suis là avec mon ami, on voudrait aller à votre village ! »

« Vous ne pouvez pas. Le marchand vient du désert, si vous venez du désert alors vous avez vu le marchand, si vous n’avez pas vu le marchand alors vous ne venez pas du désert. Il n’y a que le marchand dans le désert, si vous venez du désert alors il n’y avait que vous et le marchand, alors vous seul avez pu tuer le marchand. Nous n’acceptons ni les menteurs ni les assassins. C’est la loi au village. C’est logique. »

« Non, vous ne comprenez pas ! Je le disais à mon ami, il peut y avoir beaucoup de gens dans le désert ! Et moi, je n’ai pas vu de marchand- »

« Qu’est-ce que c’est ! »

Il fut désarçonné par la question, par la surprise soudaine de son interlocuteur. Lui-même prit peur comme si une ombre allait leur bondir dessus, puis il comprit que c’était de son ami dont il était question. Alors il se mit à rire et son rire était enroué de gêne et d’épuisement.

« Tout va bien ! Tout va bien ! C’est un cheval, vous voyez bien ! Un cheval comme il y en a toujours eu et comme il y en aura toujours ! Un compagnon qui moissonne les champs et qui rapporte les pantoufles ! Vous savez bien ! »

« Impossible. Cette chose n’est pas un cheval. Je sais bien ce qu’est un cheval et cette chose n’en est pas un. En plus un cheval ne rapporte pas les pantoufles. »

« Je vous assure qu’il est normal, tout ce qu’il y a de plus chevalier ! De plus chevalin, de plus équidé, tout ce que vous voulez, laissez-nous aller à votre village ! »

« Impossible. Jamais entendu ces noms-là. Et si je ne connais pas ces noms et qu’il est là alors il n’est pas ces noms-là et alors ce n’est pas un cheval. Parce qu’un cheval est toutes ces choses-là que je ne connais pas alors je ne connais pas ce nom-là de cheval. Je connais alezan. Je connais petit-gris. Mais pas cheval. Vous vous pouvez entrer mais lui non, c’est logique, s’il n’est pas un cheval alors il n’est personne et c’est un monstre et les monstres n’entrent pas au village. Et ce n’est pas un cheval alors dites-moi ce que c’est, dites-moi son nom. Sinon il n’entre pas au village. Vous oui mais lui non, c’est la loi. »

La colère lui montait d’entendre ces paroles, il sentait à son tour venir les larmes. Il avait cru depuis tout ce temps qu’il ne lui en restait plus mais ses souvenirs n’allaient pas plus loin qu’hier, il n’en savait rien. Que pouvait-il répondre ! Crier ne servirait à rien, sinon à l’épuiser. Ils n’auraient jamais dû venir dans les montagnes, ils étaient mieux sans personne. Mais il regarda son ami et il sut que sans personne ils n’iraient nulle part, même en avançant…

Alors il se retourna, et son ami se retourna comme lui pour le suivre fidèlement. Ils redescendirent le sentier si lentement à chaque pas, l’impression de vertige dans leurs jambes. Lui, il avait aussi la nausée, toute sa colère et autre chose qui lui disait que c’était fini. Mais il n’avait pas écouté la faim, ni la soif, ni la fatigue, il ne voulait pas.

Alors il se retourna et à son ami :

« Attends, montre-moi ton front. Oui parce que ça ne sert à rien de partir, tu verras, ils nous accepteront à leur village. Montre voir… ils nous laisseront entrer… il a dû voir la bosse derrière le foulard, j’ai été négligent. Allez, on va remédier à ça et on ira au village. »

Il tira de son pantalon élimé une lime elle-même usée à force de servir, avec toutes les marques qu’il donnait chaque soir. En même temps il aidait l’animal à se coucher, il lui fit poser la tête sur ses genoux et il voyait son gros œil noir le fixer. Mais impossible de s’arrêter. Il passa la main sur la bosse d’ivoire, saisit la tête et se mit à limer.

Son ami resta calme d’abord, puis la bête se réveilla, s’agita, voulut se défaire de son emprise. Il serra plus fort encore, il sentait tout le corps de son ami tirer, il l’avait couché sur le côté pour éviter qu’il ne se relève. De sa main libre il limait, il entendait les raclements. Il devait l’aplatir totalement cette fois, que personne n’en voie plus rien. Puis il remettrait le foulard et personne n’en verrait plus rien. Et son ami irait au village. Ils devaient aller à ce village absolument, alors il se forçait à limer encore. L’œil affolé de son ami le regardait, il avait peine à le tenir et à limer en même temps.

Un bruit le surprit dans son ouvrage, des pierres roulant sur les pentes en biseaux. Il leva la tête, vit ces ombres à travers ses yeux qui ne voyaient plus aussi bien depuis qu’il avait cherché le soleil. C’étaient des gens, ceux du village, et il craignit pour son ami, il avait lâché prise et le laissait se relever. Lui-même encore agenouillé les regardait, combien étaient-ils ? Leur tomber dessus.

Il aurait voulu leur sourire.

Avant qu’il ne comprenne, un coup l’avait étalé raide. Ils avaient hurlé : « Tuez le cheval ! Tuez le cheval ! » Parce qu’ils ne savaient pas comment l’appeler d’autre. Puis ils s’étaient emparés de la bête dont le front saignait, et ils l’emportaient avec eux. Lui, il regardait le ciel, à la recherche du soleil il n’avait plus d’expression, il avait les yeux vides comme après avoir cherché l’astre si longtemps. Et ses yeux demandaient s’il était arrivé quelque part.

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