« Savez-vous, cher ami, que les fouilles dans le secteur d'Ogartes ont enfin porté leurs fruits ? Je veux dire : scientifiquement parlant, cela va de soi.
Louis-Germain Hauterive reposa sur le guéridon en formica bientôt plus que bicentenaire son verre d'alcool de prune. Il feignit un regard mystérieux pour capter celui de Lanzalot mais ses yeux dépourvus de sourcils n'évoquaient rien de plus que la gourmandise d'étonner son interlocuteur. Alors Hauterive manda un valet et se renferra entre les deux accoudoirs de son fauteuil noir. Il tenta une seconde fois d'exciter la curiosité de l'aventurier :
« Si je vous en parle, mon cher Lanzalot, c'est que l'affaire peut vous intéresser, dites-vous cela. Croyez-vous que je divulgue à tout le monde les trésors des civilisations passées quand je les j'exhume de leur silence ?
L'agacement de Hauterive n'était que léger et passager, tous deux le savaient et ne s'en formalisèrent pas. Bien au contraire, cela fit sourire Lanzalot. En homme pragmatique, il ne souriait que quand la situation s'y prêtait ; lorsqu'il sentait qu'elle tournait, doucement, en sa faveur.
« Je ne crois rien, Hauterive. J'attends de voir, c'est tout, répondit-il.
Quand la valet entra dans la pièce, l'aventurier se tourna vers lui et le dévisagea, comme s'il voulait lui faire honte, l'amener à réagir. Son regard à lui, coutumier de luttes mentales intenses autant que de longues solitudes, possédait une intensité qui ne venait pas seulement de ses sourcils en aigrettes. Lanzalot était un prédateur, ou un justicier ; il se confondait parfois avec un de ses alter ego les plus anciens dont les légendes circulaient encore, par fragments, bien après leur oubli. Ainsi utilisait-il le nom de Robinoudde, parmi d'autres pseudonymes, lorsque les autorités le traquaient.
« Philis, apporte-moi le coffre qui se trouve sur mon bureau.
« Oui monsieur.
Les deux hommes restèrent silencieux le temps que le valet aille chercher l'objet attendu. Hauterive portait son verre de bas en haut, le reposait sur la table, en buvait à peine deux gorgées, le balançait d'une main à l'autre. Il se demandait s'il était si judicieux de faire part de sa découverte à Lanzalot. Après tout, l'aventurier n'était-il pas recherché dans les contrées du sud pour attentat contre les membres du Grand Conseil ? Alors il n'aurait pas fallu lui proposer cette rencontre, et maintenant, il était un peu tard pour se dédire. L'alcool de prune vacillait en surface suivant des courbes lentes et visqueuses. Vieilli pendant dix ans dans les derniers tonneaux de chêne de la contrée, il avait cette propriété étrange de ne rien laisser paraître de sa véritable valeur, propriété qui fascinait Hauterive, insatiable collecteur de curiosités. Quand il avait distillé pour la première fois le fruit, il ignorait complètement l'aboutissement du processus, mais savait qu'il lui fallait le réaliser.
Enfin vint le valet. Entre ses mains, une boîte de plastique transparent, un de ces objets nommés « tupperware » qui dénotait son goût pour le charme froid des temps d'avant l'Apocalypse. L'opacité relative de la matière ne laissait voir le contenu que par des taches allant du marron jusqu'au vert, s'épandant en un brouillard sur tout le pourtour du contenant. Mais Lanzalot ne laissa rien paraître de sa surprise : tout au plus émit-il un avis convenu sur la rareté de la boîte « tupperware » et fit remarquer que c'était la première fois qu'il en voyait une d'aussi près.
« Oh, mon ami, la boîte n'est qu'un accessoire futile comparée à ce qu'elle contient !, répondit Hauterive en une ultime tentative de percer l'impassibilité de son invité.
Quand il ouvrit la boîte, une fois que le valet s'en fut allé, il saisit avec précaution l'objet : il munit ses mains de gants, écarta ses doigts et exécuta précisément chacun de ses gestes. Tout en dévoilant sa découverte, il expliqua à Lanzalot, comme à un de ses élèves, la nécessité de cette lente manipulation : la couverture rigide se décollait, le papier était de mauvaise qualité et l'encre même, bien trop acide, attaquait sauvagement les fibres des pages, jaunies et odorantes.
« Alors c'est cela, un livre... Je n'imaginais pas qu'il en restait. Je pensais qu'ils avaient tous disparu...
Cette fois, la curiosité de Lanzalot était piquée, et ce fut au tour de Hauterive de sourire. Le mutisme de l'aventurier n'était plus pour lui du mépris, mais un émoi à combler.
« C'est ce que nos savants avaient conclu, en effet. Que les derniers livres imprimés l'avaient été depuis bien trop longtemps pour survivre à l'Apocalypse. Et à vrai dire, moi-même, je m'interrogeais sur leur existence, puisqu'il est certain que nos ancêtres possédaient alors des écrans : pourquoi s'encombrer d'inutiles et fragiles morceaux de papier ? Figurez-vous qu'il m'était arrivé de rencontrer un jour un vieillard, survivant de l'Apocalypse – du moins le prétendait-il – qui se souvenait de livres dans son enfance. Et voyez, celui-ci retarde d'autant plus la date de disparition de l'imprimé. Je ne m'égarerais pas, pourtant, à le présenter à nos savants.
« Ah bon ? Pourquoi ?
Lanzalot comprenait progressivement que ce « livre » pouvait lui être destiné, du fin fond des âges. Une sorte de souvenir à élever sous son aile, et à ne rendre public que lorsqu'il serait temps. C'était en tout cas ce que l'expression victorieuse de Hauterive suggérait. Et le collecteur savait juger de la valeur des choses anciennes, comme en attestait son mobilier, presque intégralement plastique et issu des fouilles qu'il organisait, conçu selon des savoir-faire perdus depuis bien longtemps. Que Hauterive lui cède, ne serait-ce que pendant quelques minutes, l'initiative sur une de ses trouvailles était un indice précieux de la particularité du livre. Ainsi l'aventurier ne laissa pas répondre Hauterive, et reprit la parole :
« Ce n'est pas le livre, n'est-ce pas ? C'est ce qu'il contient... Une fois de plus, le contenu est plus précieux que le contenant !
« Vous êtes quelqu'un d'intelligent, Lanzalot... Si j'ai pu une seconde regretter de vous avoir proposé de venir, il n'y a désormais plus de place pour le soupçon et le doute.
« Les lignes sont intactes. Peu de fragments ont été perdus. L'idiome employé me semble suffisamment proche du nôtre. J'en déduis qu'il vous a été possible de savoir ce dont parle le livre.
« Tout juste.
Le valet fit son apparition, et Lanzalot comprit alors qu'il avait sous-estimé l'importance de cette rencontre. La passion de Hauterive pour le passé n'était pas qu'une façade tapageuse. C'était aussi le résultat d'un savoir restreint qui lui permettait d'apprécier ce qui échappait maintenant à toute compréhension.
« Philis, vous pouvez rapporter l'objet dans mon bureau.
« Oui monsieur.
Le valet s'en alla et les deux hommes se retrouvèrent une fois encore en tête à tête.
« Mon cher Lanzalot... Ce livre m'a beaucoup appris sur le monde d'avant l'Apocalypse. Nous n'en savons que des bribes, des légendes venues de-ci de-là, pas plus que nous ne savons ce que fut exactement l'Apocalypse. De mes découvertes, je ne vous en dévoilerai qu'une seule, mais elle pourra vous être précieuse. Il semblerait que nos ancêtres aient inventé un système de fonctionnement social selon lequel les dirigeants d'un territoire auraient été soumis au bon vouloir de la population qu'il dirige. En d'autres termes, les habitants auraient eu le pouvoir de dire non à leurs chefs !
« Sous la forme de révoltes, comme celles que j'essaye d'organiser ? Est-ce cela que vous essayez de me dire ?
« Non, non, pas du tout ! Vous ne voyez pas assez loin, Lanzalot. Ce sont les dirigeants eux-mêmes qui offrent à leurs vassaux la possibilité de les démettre de leur fonction, et de refuser leurs décisions par une consultation collective rituelle ; le tout étant inscrit dans un code qui a toutes les apparences du sacré et de l'intouchable. Le principe est nommé « démocratie », et le terme est, selon toute vraisemblance, fort ancien, car il apparaît presque à l'identique dans de nombreux dialectes. Il se peut même que ce système ait été appliqué.
« J'ai du mal à comprendre... Comment un pouvoir peut accepter sa propre abdication tant qu'il dispose de la force ? Les tenants de cette « démocratie » devaient être bien seuls, et prêcher dans le désert.
« Ou bien il nous faut admettre que le monde d'avant l'Apocalypse est encore plus mystérieux qu'on ne le croit... L'une de mes hypothèses est que l'application de ce système ait provoqué l'écroulement du monde, et soit une des causes de l'Apocalypse. Si tout le monde a la possibilité de dire non et de refuser le pouvoir, il ne reste plus au chaos qu'à s'installer, ne croyez-vous pas ?
« Je ne sais pas... L'idée est à considérer... Le pouvoir de dire non...
Hauterive savoura son alcool de prune jusqu'à la dernière goutte, se félicitant de l'effet produit sur Lanzalot.
« Je me doutais que cela vous plairait. Vous m'aviez semblé apte à comprendre l'intérêt d'une telle idée. Si vous le souhaitez, je peux demandez à Philis de traduire les passages pertinents et de vous les transcrire sur écran. Ces petites lignes noires font si mal aux yeux !
« Je ne possède malheureusement pas d'écrans. Mais vous pouvez peut-être me faire parvenir le texte par vocalisation, sur une cassette ?
« Ce sera fait.
Car l'idée se mettait à germer dans l'esprit de Lanzalot qui voulait en savoir plus. Un pouvoir qui n'était pas fondé sur la force. Un pouvoir fondé sur le refus même du pouvoir. Il lui fallait maintenant nourrir l'idée, la faire grandir, l'amener à maturité et, peut-être, passerait-il le relais à l'un de ses disciples. Une dernière question lui vint.
« Ne craignez vous pas, en me confiant cette idée, je veux dire, en me la confiant à moi avec la pleine conscience de l'usage que je peux en faire, de provoquer une seconde catastrophe, s'il s'avère que la démocratie est bien l'une des causes de l'Apocalypse ?
« Peut-être n'est-ce pas pour moi une crainte, mais un souhait, mon cher Lanzalot !, répondit Hauterive.
Et il se cala dans son fauteuil en hochant la tête, comme un enfant à l'orée d'une nouvelle expérience.