Ce qui compte, c'est l'honneur. L'honneur et le froid. Ainsi pensait-il en sentant l'inquiétante morsure se prolonger sur ses membres, et jusqu'à l'aine où la douleur était plus vive, et plus surprenante. L'honneur lui fit saisir son couteau, dont il gratta le manche en plastique à la seule fin de bouger ses doigts, à moins que ce ne fût pour exorciser son mal. Des grattements frénétiques lui semblèrent soudain réchauffer sa cuisse et apaiser le froid qui le rongeait, mais il s'aperçut vite l'illusion à laquelle il se faisait prendre, de voir dans le couteau une simple excroissance de son propre corps. Les armes, disaient le capitaine Lemuel, sont des objets morts et utilitaires, et le bon soldat ne s'attache pas plus à l'une qu'à l'autre. Les armes ne nous utilisent pas, nous utilisons les armes. Il ressassa le dicton comme une prière entre ses lèvres, gercées.
« Salut Roderick. »
L'arrivée de la relève l'apaisa, car elle signifiait qu'il allait pouvoir se diriger vers le campement où des feux assuraient une chaleur suffisante pour affronter la nuit des steppes. Il salua à peine, marmonna (on ne sut quoi) et se dépêcha de marcher comme si ses jambes le lui ordonnaient. Il s'interrogea un instant sur l'existence d'un dicton sur les jambes dans l'arsenal du capitaine Lemuel, mais rien ne lui vint ; par ignorance ou par faute, il ne sut le déterminer. Les jambes s'étaient tûes, les premiers pas ayant soulagé une partie de la douleur déjà évanouie avec la relève.
Le paysage nocturne étendu au pied de la colline, tapissé de lumignons blafards enfermés dans des cages en verre dans lesquelles se réfletaient les lames rosâtres des flammes tentant de s'échapper, l'émut à peine, pris qu'il était dans les pensées du soir et de la solitude de la garde dont il ne savait se détacher qu'avec difficulté. Maintenant que le froid avait joué sa partie, c'était l'incertitude qui venait le hanter et lui rappeler les évènements de la veille. A deux mètres de lui, le feu étendit ses bras et il en eut peur. Il avait oublié la protection de verre et sursauté, comme un enfant, là où ses réflexes de soldat auraient du le pousser vers la tempérance et l'équilibre. Maîtriser ses réactions n'est pas seulement une qualité de soldat : c'est une condition à sa survie. Alors il se prit à regarder le feu, comme s'il le domptait du regard, et s'arrêta devant la cage de verre. En même temps venait la chaleur, et il se sentit bien, jusqu'à ce qu'elle n'en devienne que trop intense. Des larmes montaient à ses yeux sous l'effet du feu trop puissant pour lui. Il s'écarta, manqua de trébucher sur le caisson de la vieille gatling, totem de la horde, et se rattrapa de justesse au piquet d'une tente, sous les grognements de ses occupants. Il eut honte de ses gestes maladroits mais, face au silence de la nuit et au grand vide du noir, il se dit que personne n'avait pu le voir. Il se trouvait pourtant en pleine lumière mais, par chance, ce détail lui avait échappé.
« Salut Roderick. »
Quand il entra dans la tente, deux soldats bavardaient à l'entrée, l'un à demi assis sur son lit de camp et l'autre en tailleur, à même le sol. Bien sûr parlaient-il de l'altercation d'hier entre le lieutenant Todd et le capitaine Lemuel. Rien d'étonnant : tous les soldats avaient leur opinion là-dessus et, là où ses deux collègues approuvaient visiblement les idées du lieutenant, lui ne pouvait s'empêcher de se souvenir de la sagesse de Lemuel. Mais, s'il savait parfaitement tuer au couteau, au fusil, au pistolet, torturer même et frapper aussi fort que sa force le lui permettait, il n'aimait pas parler, préférant écouter les autres, plus habiles avec les mots, souvent même, le savait-il, plus intelligents que lui. Alors il s'allongea sur son lit et écouta, moitié malgré lui et moitié volontairement, les deux soldats.
L'un des deux, le plus vieux sans doute d'après la voix, était prêt à louer les qualités de meneur de Todd, à l'heure où Lemuel faiblit un peu, se surprend à quelques indulgences inconnus de lui lorsqu'il avait rassemblé les hommes au sein de la horde. Alors peut-être est-il temps de renouveler le commandement, peut-être est-il temps de repenser la stratégie d'ensemble des pillages, peut-être est-il temps d'équilibrer l'autorité vacillante du fondateur... Mais Todd, tout de même, est un fou qui ne pense qu'au sang et à la violence, entraîné dans une folie qui n'amènera rien de bon. Mais si, lui rétorque le second soldat, le lieutenant Todd n'a pas complètement tort et ne le croit fou que celui qui ne voit pas la vérité. A quoi servent les pillages saisonniers si c'est pour vivre en parias, dans les ruines des villes d'avant l'Apocalypse, et non en seigneurs tout-puissants ? La refondation de l'humanité ne peut passer que par la violence et l'asservissement de ceux qui ne sont pas aptes, de ceux qui croient encore vivre dans les mirages du passé et refusent d'affronter la réalité destructrice de la nouvelle civilisation des hommes. Les pillages nous asservissent, nous, à ces couards de paysans sans âmes, et sans rêves de gloire. Depuis quand la gloire s'incline-t-elle face à la médiocrité ?
Il entendit à peine la réponse que marmonna le vieux soldat car le sommeil le gagnait doucement, le berçait entre deux rives, sans pourtant l'emporter complètement, comme une barque chancelante sans son nautonier. Il était question de tuer, mais ce n'était pas clair et les deux hommes, après avoir brutalement haussé la voix, se dépêchait de retenir leur élocution. Alors il n'entendit plus rien. Des bribes dont il ne sut pas réellement si elle venait des divagations des deux soldats ou de ses propres rêves. Encouragée par l'immobilité, la douleur du froid remonta d'un coup comme un mauvais souvenir.
La horde parcourait les plaines depuis quatre jours sans croiser la moindre ville. Lorsque les motos s'arrêtaient pour le déjeuner ou pour faire le plein à l'un des nombreux pipe-line abandonnés, les voix contradictoires, d'abord murmures et chuchotis, prenaient de plus en plus d'ampleur. Certains s'interrogeaient sur la santé mentale du capitaine Lemuel. D'autres le disaient vendu aux patrouilleurs chargés par les paysans de défendre la zone. Qu'il s'isola de plus en plus, prétendant chercher la route dans les hésitations de bosquets battus par une pluie fine mais terriblement froide, ne faisant rien pour calmer les esprits, et il en eut pour interpréter chacun de ses gestes comme un nouveau signal aux patrouilleurs, censément postés sur une colline voisine. Le lieutenant Todd, aidé par le lieutenant Michael, dirigea un discret petit groupe d'éclaireurs qui revint bredouille. Pas de patrouilleurs à des kilomètres, pas plus que de villes. Lorsque le capitaine émergea de ses propres explorations et qu'il indiqua la bonne direction – une trouée à travers la forêt, propice à une embuscade – beaucoup rechignèrent car les jantes de leurs engins n'étaient pas adaptées à la boue argileuse du sous-bois. Mais contourner la forêt prendrait trop de temps, et finalement tout le monde obéit, les lieutenants Todd et Michael fermant la marche. Ceux qui croyaient encore au capitaine Lemuel maudissèrent la pluie en guise d'exutoire ; glacée, elle s'inflitrait entre les casques, et dans les trous des cuirs et des jeans.
Au départ de la horde s'abattit un vacarme militaire de moteurs en branle, de bois et d'armes à accrocher sur les châssis, de brinquebalements de remorques sur les cailloux. Puis vint la fumée qui, un temps, masqua la chevauchée, jaillissante bientôt de couleurs rendues pastels sous la bruine, de plastrons porteurs d'armoiries particulières, d'étendards tantôt rouges, tantôt noirs, haut et fièrement dressés, de casques aux décors argentés chatoyants de têtes de mort, de soleils grimaçant, de croix aux significations perdues. Derrière le bruit des moteurs s'accrochaient de vieilles notes rapides et cadencées dont la provenance restait incertaine pour qui n'aurait pas vu, assis sur les selles, les postes à transistors hurlant. Le rythme était presque tribal, et la voix hoquetait aux sons de cordes saturées. Ils avaient besoin de cette sauvagerie pour guider leurs pensées et tracer la piste à travers champ, ou bien pour se persuader une fois de plus que la route était la bonne. Et puis, au milieu deu vacarme montèrent de l'arrière-garde les exhortations du lieutenant Todd à abandonner ces symphonies barbares, ces résidus poussiéreux, autant d'idoles stupides du passé. Quelques uns éteignirent leurs postes, puis d'autres encore, et pour la première fois, l'élan de la horde s'accomplit dans le silence. Des chuchotements, des vacillements, et les lignes de front s'organisèrent naturellement, soudées par une discipline ancienne.
Le jeune Gustave, qui avait rejoint la horde depuis peu, se tourna vers son voisin :
« Et vous, m'sieur Roderick, qu'est-ce que vous en pensez des histoires du lieutenant Todd ?
Il ne répondit pas tout de suite, car il aurait aimé n'avoir qu'à se préoccuper de la vitesse de son roadster, de l'inquiétant frottement métallique de la roue avant sur le sol, ou même de la pluie qui se faufilait le long de son abdomen. Mais il aimait bien Gustave, pas comme une affection dont il aurait été bien incapable, mais parce que sa naïveté le distrayait du cynisme vers lequel sa propre personnalité le conduisait bien trop souvent. Ce n'était pas le cas aujourd'hui. Il hésita à accélérer pour s'écarter ostensiblement du gamin, mais, dans un mélange de curiosité et de méfiance, il lui dit :
« Toi, qu'est-ce que tu en penses ?
« Je ne sais pas. »
Il dut s'avouer que lui non plus ne savait pas vraiment, mais la chanson et le bruit des moteurs lui plaisaient bien pour l'instant, et le capitaine Lemuel leur avait toujours apporté ce qu'il fallait pour vivre. Les rapines dans les villages de la région, l'exaltation de la vitesse sur la selle, le frisson avant chaque attaque, cette vie qu'il menait avec ses compagnons depuis l'Apocalypse, par refus de revenir à la routine morne de leurs ancêtres, était le seul visage que prenait l'avenir ; et comme l'odeur de l'essence mêlée au goût du sang envahissait son existence, il supportait son âpreté. Il appréciait mal ce qui lui manquait, même s'il faillit changer de position pour éviter que les gouttes de pluie ne se glissent jusqu'à l'aine, encore meurtrie de la veille de nuits passées à la garde. Gustave accueillit ses réserves en souriant et changea de sujet. Ils dissertèrent sur les mérites respectifs des fusils à répétition.
Un jour enfin la fumée lâchée par les éclaireurs du capitaine Lemuel avertit la horde que la ville de Memphis était en vue.
« Vous aviez raison, m'sieur Roderick, fallait pas désespérer ! » se réjouit Gustave alors que son voisin peinait à sourire tant les dernières nuits à veiller avaient achevé les ultimes forces de sa jambe. Il retira sa capuche et se leva pour être certain de la signification des nuages de fumée. Le rôle ingrat d'éclaireur lui était revenu plus d'une fois, en raison de son ancienneté et de sa fidélité au capitaine, et il comprenait ce langage symbolique composé de mots simples, de concepts peu évolués, d'unités de sens compréhensibles. Les craintes des jours passées parurent d'un seul coup s'évanouir au milieu de la vapeur des engins que l'on démarrait, et leur grondement de tambour était un cri de victoire, un hymne. Il s'en réjouit, car il avait craint les orages quand les conversations se faisaient de plus en plus violentes. Une ou deux bagarres avaient éclaté il y a deux jours entre des partisans respectifs du capitaine Lemuel et du lieutenant Todd ; mais à présent, ceux qui, alors, s'étaient insulté et frappé à la mort se serraient d'épaisses mains gantées de cuir et comparaient leur moteur en riant.
Il revit naître chez ses compagnons le chahut énivrant qui annonce toutes les batailles de coups de tonnerres joyeux, de défis lancés à la volée à qui veut les entendre, de blagues grivoises entre des barbes souriantes. Il y aurait presque participé si sa jambe ne le faisait pas autant souffrir et ne l'obligeait pas à rester assis pour s'économiser. Le regard amusé du jeune Gustave, dont c'était le premier raid d'importance, car les raids d'automne sont toujours les plus fastes après les récoltes de l'été, interrogea le sien, et il l'autorisa à rejoindre les autres dans leur liesse. On ouvrit les bières et les flasques, on sortit les guitares, on disposa les rails de poudre sur les selles. Demain, on attaquait Memphis et les disputes n'existaient déjà plus sous l'effet conjugué de l'alcool, de la drogue, et de l'excitation.
Au cours de la soirée, au milieu des cris, il entendit le pas claudiquant du capitaine Lemuel venir dans sa direction. L'homme grisonnait et sa voix était faible, incontestablement.
« J'ai besoin de toi, Roderick. Demain, nous attaquons Memphis, tu le sais. Je te demande de venir à mes côtés dans l'escouade de commandement. Je n'ai plus aucune confiance envers ceux qui la composent et j'ai besoin de quelqu'un sur qui appuyer mon autorité. Ce sera toi car je ne vois personne d'autre. »
Il fut surpris, presque déçu, car cette voix était celle d'un homme qui livrait sa dernière bataille, et il n'avait jamais remarqué à ce point la fatigue qui avait atteint son capitaine. Il n'osa pas lui répondre autrement qu'en hochant la tête, mais l'ivresse ranimait en lui les voix discordantes entendues dans la tente, le soir où sa douleur à la cuisse s'était fait sentir pour la première fois. Il suivit du regard la marche chancelante du capitaine qui se frayait un chemin entre les cadavres de bouteilles. Comme un présage, il sentit tomber quelques gouttes d'eau sur le haut de son crâne.
***
La tombée de la nuit était le signal de l'attaque. Il avait ramené Gustave auprès de lui dans l'escouade de commandement et n'avait pas remarqué le mimétisme de cette situation avec la requête que lui avait adressé le capitaine Lemuel. Dans son esprit, il considérait que Gustave l'obligeait à être irréprochable, voire héroïque, mais ce mot précis ne lui venait pas encore. Il regretta quelque peu sa décision quand il s'aperçut que la tension de l'ensemble de la horde ces derniers jours n'était que le reflet de l'ambiance terrible de l'escouade de commandement ; le capitaine Todd, soutenu par le capitaine Michael, et d'autres encore, insistaient lourdement pour attaquer par l'ouest, c'est-à-dire là où se trouvaient les habitations, et non par le nord, là où les silos et les greniers abritaient les récoltes de l'année. Il faut frapper les habitants eux-mêmes, ces hérétiques vivant encore à l'âge d'avant l'Apocalypse, et non se contenter de les voler et de s'enfuir. Il faut les réduire en esclavage, engrosser les femmes pour concevoir de futurs soldats et brûler toute trace du passé. Se nourrir est secondaire face à la destinée que les meilleurs des hommes doivent prendre en main pour le reste de la race. Le temps n'est plus à d'obscures pillages saisonniers, mais à la reconstruction d'un empire humain guidé par une doctrine qui donnerait un sens à l'humanité, qui ne la réduirait plus à des conflits sporadiques entre nomades et sédentaires. Quel honneur a celui qui attend et subit ? Le capitaine Lemuel fit non de la tête. On s'en tiendra à l'attaque par le nord, et on s'échappera dès que suffisamment de nourriture aura été chargé sur les jeeps.
« M'sieur Roderick, c'est maintenant qu'on tue des gens, alors ?, demanda Gustave comme ils se tenaient tous deux en retrait, protégeant le dos du capitaine Lemuel.
« Oui, c'est maintenant, répondit-il sans sourire, car il pensait trop fort à trop de choses en même temps. »
Il pensait aux pillages, il pensait aux traces du passé, il pensait à l'Apocalypse ; il pensait au boitillement du capitaine Lemuel, il pensait à sa propre douleur à la jambe. Il pensait trop, certainement, et l'enjeu de la bataille devenait de plus en plus flou à mesure qu'il écoutait les arguments du lieutenant Todd, qui n'en démordait pas mais parlait cette fois aux autres officiers. N'était-il là que pour s'approvisionner ou pour vaincre ; l'honneur est-il dans la survie ou dans le triomphe ? Il chercha un dicton du capitaine pour s'y raccrocher, pour retrouver les sensations du fusil que l'on arme, de la crosse que l'on lustre, des éprons qu'on enfourche avec rage, mais rien ne lui vint.
Ses pensées s'arrêtèrent brutalement quand la trompe lança l'attaque de la horde sur Memphis. Autant de bolides dévalèrent la pente qui menait directement aux vastes greniers. Quelques villageois à taille d'insectes coururent dans des rues encore en partie masquées sous une brume solide ; au cri strident de la trompe répondit le bourdon grave d'une tour de guet. Sur l'aile droite, les soldats armèrent les mitrailleuses lourdes à l'arrière des buggys et les premiers crépitements annoncèrent les combats rapprochés. Gustave sursauta et chercha le regard de son protecteur. Ce dernier lui fit quelques signes pour lui indiquer leur cible : un entrepôt gigantesque contenait la viande séchée et salée. Il se rabattit ensuite pour constater que le capitaine Lemuel se tenait en arrière, du côté des véhicules blindés et il ne sut s'il devait l'attendre ou se lancer dans la lutte. Une formidable charge de plastique, avait ouvert l'entrepôt dans lequel ils s'engouffrèrent, Gustave et lui.
En passant devant d'autres pillards qui déjà chargeaient les jeeps, il étudia sans y faire attention l'architecture métallique du hangar, les poutres grises rivetées, les ondulations de la tôle du toit, les dalles de béton soutenant l'armature au sol, autant de vestiges tirés des ruines qui avaient été assemblées pour bâtir des édifices de fortune. Alors ce qu'il prenait jusque là pour un décor s'anima d'un sens nouveau de monstruosité architecturale. Jamais dans aucune autre de ses missions il n'avait été gagné par un sentiment aussi profond d'ennui et de tristesse. Il put penser que la mélancolie venait de sa jambe meurtrie, mais n'ignorait pas qu'un besoin plus profond s'exprimait. En posant la main sur l'épaule de Gustave, et tout à son délire, il se dit que le pauvre jeune homme devait ressentir les mêmes sentiments confus. Il se trompait, car si Gustave fixait attentivement la charpente, ce n'était pas pour en étudier les jointures.
« M'sieur Roderick, je crois que j'ai vu quelqu'un sur le toit qui vient de sortir par une fenêtre. »
Il regarda à son tour, mais ne vient rien d'autre qu'une faible lumière rouge qui clignotaient dans le coin le plus éloigné. Il se réjouit presque lorsque l'explosion eut lieu, fracassante et rayonnant de flammes violette, mauves et turquoises, et que les poutres métalliques du plafond s'effondrèrent.
Sentant revenir la douleur à sa jambe sous le choc, il réussit tout de même à sortir Gustave des décombres. L'air extérieur était embué, sale, visqueux. Les coups de feu continuaient mais les morts étaient nombreux, dans les deux camps, et, à l'écho, il lui sembla que les combats se poursuivaient ailleurs dans la ville. Ils se déroulaient en bordure, dans les immenses barres d'habitation où se concentraient la population. Mais lui ignorait le retournement qui avait vu le lieutenant Todd profiter de la situation, prendre l'initiative, et galvaniser les pillards pour les lancer au massacre ; dans son ignorance, son premier souci fut de retrouver le capitaine Lemuel, car, au moins pour les minutes à suivre, le protéger était sa mission et son honneur.
Deux balles perdues se fichèrent dans sa jambe décidément affaiblie. Etait-ce les drogues de la veille qui refluaient dans son esprit, le brouillard ambiant qui troublait l'entendement, ou était-ce encore la concentration qu'il mettait dans ses recherches, mais il ne sentit rien de ces nouvelles blessures. Il courait d'un cadavre à l'autre, dégageant les visages pris dans la poussière de béton, fouillant les poches des défigurés pour pouvoir les identifier. Partout gisaient des objets familiers qu'il reconnaissait pour les avoir vu milles fois, dans milles villages différents, toujours engoncées dans une épaisse couche de crasse. La crasse que le temps dépose sur la vie. L'Apocalypse n'a-t-elle eu lieu que pour transformer le monde en un champ de décombres sans âme des reliefs du passé ? N'est-ce pas cela-même qu'il fuit depuis son engagement dans la horde, cette obscurité grisâtre, cette vie sans action, cette survie froide et impersonnelle ? Pour quelle cause médiocre risque-t-il son existence ? Même la vie de pillard qu'il a choisi prenait l'allure d'une corvée répétitive, et la lumière jaillit de l'explosion ne faisait que rendre plus froid les débris amoncelés pendant des années en lui-même.
Enfin il vit le corps du capitaine Lemuel, étendu sur un parpaing lissé par le temps ; le cadavre était veillé par le lieutenant Todd.
« Tu vois Roderick, nous avons eu tort de retarder le changement. Nos adversaires, eux, ont compris que la routine ne pouvait plus durer. Et ils ont sacrifié leur honneur, détruit leurs biens, et tué plusieurs des leurs juste pour nous exterminer. Ce ne sont que des créatures à l'esprit déformé qui n'ont pas supporté l'Apocalypse, et n'ont pas compris le bien qui pouvait en résulter. Ils appartiennent déjà à un autre temps, révolu et ne vivent que pour reproduire les gestes qui ont déjà fait le malheur de leurs ancêtres. Le véritable honneur est celui qui s'obtient en avançant , non pas dans la fuite ! Il faut retrouver la grandeur de l'homme ! Et nous commençons aujourd'hui, en éliminant les moins adaptés. Sur les ruines de Memphis renaîtra l'humanité, Roderick, et tu seras un des hommes nouveaux si tu te bats avec force ! »
Il écouta le lieutenant et dans son coeur vibra le même engrenage qui s'était mis en route le jour où, jeune garçon à peine pubère, il avait rejoint la horde pour la première fois et sentit les palpitations de la moto à pleine vitesse sur les routes asphaltées. Il subissait les premiers effets d'une renaissance provoquée par l'euphorie des combats. Il ne s'agissait plus seulement de surveiller ou de charger des sacs de viande, il s'agissait de pénétrer dans la mêlée et de faire éclater son honneur et sa force, de répandre le nouveau sens de la race humaine, d'abolir les sentiments bas et serviles du passé !
Il n'y avait pas que sur lui que le prêche de Todd avait agi, car tous les pillards se battaient comme ils ne l'avaient jamais fait, avec conviction, sans regarder en arrière et sans peur de mourir. Il leur fallait donner un sens à leur combat et ils le trouvèrent dans le sang versé des habitants de Mempĥis. En tuant, pensaient-ils, ils se renforçaient, et leur lutte actuelle n'était qu'un fragment de la rebellion plus large qu'ils menaient contre le destin qui les avait jusque là contraint à agir en lâches. Mais à lui, Roderick, toutes ces raisons ne lui suffisaient pas. Il avait cru d'abord se contenter du sang, mais d'autres besoins l'appelaient bientôt. Il les chercheraient au fil des combats.
Il abattit plusieurs dizaines de larrons armés de bèches, de hachettes, les plus chanceux ayant de vieux fusils prêts à s'enrayer, avant de trouver, sans même en avoir conscience, la proie qui pouvait le conduire au salut. Une poursuite effrenée l'avait amené dans des ruelles étroites où les habitations étaient encore en construction et où il était difficile de distinguer le chantier récent des ruines anciennes. Il vit un homme, blessé au bras et aveugle, allongé au pied d'un calvaire couvert de lichen, qui tirait au hasard au pistolet automatique. Se protégeant des coups perdus derrière une colonne d'acier, il mit l'aveugle en joue, bien décidé à ne laisser aucun survivant ; il fallut le cliquetis du fusil pour sortir la cible de sa panique, pour le forcer d'abord à tirer des balles qui vinrent se loger dans l'acier, puis à articuler quelques mots.
« Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ? Ami ou ennemi ?
Lui ne répondit pas, mais, interpellé par cette réaction qu'il n'attendait pas, noyé dans un délire qui lui faisait prendre les habitants de Memphis pour des créatures stupides, il hésita à tirer. L'aveugle en profita :
« J'ai entendu tes chefs... Tu cherches des hérétiques, c'est ça ? Des adorateurs du passé ? C'est ça ?
« Oui, répondit-il faiblement.
« Je peux te dire où tu peux trouver le plus fou des hérétiques. Il ne se contente pas de vivre avec les objets du passé : il les collectionne ! Un fou, je te dis !
« Où ?, ses mots s'économisaient, comme s'il avait peur que Todd, ou Michael, ou même Gustave, ne l'entendent.
« Plus loin vers l'ouest, à une heure de marche, il y a une montagne, qui mène à une vallée gigantesque. Dans cette vallée, il n'y a rien, sinon un vieux bâtiments rouillé, avec des formes biscornues et qui sent la mort. On dit que ce n'est pas l'Apocalypse qui l'a détruit. Qu'il était déjà comme ça avant. Tu imagines ? Une ruine de ruine ! C'est là qu'il vit, l'hérétique. Tu le reconnaîtras tout de suite. Il y en a au village qui lui apporte à manger parce que... »
Il avait déjà tourné les talons. En quittant Memphis, il vit la ville en feu, admira les couleurs chaudes se mariant entre elles, et crut distinguer le regard fier de Gustave, quelque part sous les ruines.
Les collines n'offraient rien de plus qu'une autre désolation, celle de la nature conquise par le sable et les pointes de rochers crevant à la surface. La raideur de la pente l'obligea bientôt à abandonner sa moto, et il maudit les habitants de Memphis pour ne pas avoir cherché à mieux apprivoiser ces grands territoires vierges, d'en avoir fait le repère d'hideux adorateurs du passé. Il se concentrait maintenant sur tous les signes qui pouvaient trahir la présence de son ennemi. Profitant de n'être qu'à pied, il se surprit à imaginer une nouvelle technique d'attaque, constituée d'un affût derrière quelques buissons épineux, et d'une progression de bosquet en bosquet pour étouffer tous les bruits. Il ne s'avouait pas à lui-même que le procédé tirait violemment sur la jambe endolorie, et le faisait souffrir. Il sursauta au cri d'un busard, puis tua l'oiseau d'un seul coup de fusil tiré avec justesse dans le gris du ciel d'automne. Alors il se leva pour récupérer sa proie.
Derrière quelques nuages à peine massés les fenêtres incertaines d'un bâtiment biscornu apparurent. Il crut d'abord à une masse rocheuse, à une illusion d'optique, tant le temps semblait avoir émoussé les angles de ce phare absurde planté sur le plateau. L'espace de quelques secondes, il vit l'ensemble s'envoler avec aisance, et se changer en un lézard menaçant. Puis il fronça les sourcils, se laissa distraire par un nouvel oiseau vindicatif, l'abattit comme le premier, et laissa le vent, chassant la pluie et les nuages, dévoiler d'autres orifices qui ne laissèrent plus de place au doute ni aux illusions. En voulant armer son fusil, il s'aperçut que c'était inutile, et qu'il manquait deux balles.
Là habitait l'hérétique. La frise en stuc sur le fronton avait toute la difformité des traces du passé ; elle s'effritait et laissait voir la pierre à nu. Il n'y avait même pas de porte, juste un portique soutenu par deux maigres colonnettes. A son entrée, le bâtiment se prit à chanter une mélodie que jamais il n'avait entendu. On aurait dit une cascade s'affaissant à toute allure, sans s'arrêter, et s'enfonçant encore dans les profondeurs de la terre. Les notes lui donnèrent mal au crâne et réveillèrent sa douleur à la jambe. Les premiers pas qu'il fit dans le grand vestibule envahit de vignes vierges et noyé sous la mousse furent plus patauds qu'il ne l'avait espéré. Todd avait raison de fustiger l'horreur des voix d'avant l'Apocalypse, et ce bâtiment était assurément hanté par elles, qui réverbéraient dans les moindres couloirs et escaliers qu'il traversait au pas de charge. Il ne regretta pas pour autant d'avoir pénétré ce qui ne pouvait être que le sanctuaire suprême des forces maléfiques du passé ; à peine eut-il une pensée pour Gustave, qui aurait fait un utile compagnon. Mais regretter ne sert à rien, et on ne reçoit que plus de gloire encore à lutter seul contre le mal.
Une épreuve l'attendait à l'étage où des chandeliers éteints refroidissaient d'une odeur entêtante d'un mélange de cire et de plâtre. Un ours énorme, couleur du bronze, brandissait vers lui ses deux pattes avant et sa gueule. Les balles fusèrent mais ne laissèrent aucun dommage sur l'animal, sinon d'inutiles crevasses. Il criait de toutes ses forces pour joindre à sa furie l'esprit qui l'animait ; ce sauvage gardien de l'hérésie n'aurait pas sa peau. Il le contourna pour mieux le prendre à revers mais la violence d'un coup porté sur sa cuisse l'obligea à s'agenouiller d'un coup. S'il osait se retourner pour affronter son nouvel adversaire, il verrait toute l'horreur d'un monstre qui n'avait rien d'humain : une sphère flottant au-dessus du sol, aux multiples tentacules terminées par des lames. Il lâcha son fusil quand il crut capter le regard profond de la créature qu'il avait réveillée dans ce sanctuaire. N'aurait-il pas dû se douter que là où se concentrait l'hérésie, des dangers inconnus rôdaient pour qui ne s'était jamais écarté d'un chemin tout tracé ? N'avait-il pas été trop téméraire ? Il pensa à l'ours qui, dans son dos, devait préparer son attaque, tandis que son allié difforme le tenait en respect.
Pendant que ses pensées se débattaient à toute vitesse pour trouver une solution – peut-être en jetant une grenade sur le plafond mouluré parviendrait-il à condamner à jamais le sanctuaire maudit – il n'entendit pas arriver derrière lui la proie qu'il était venu dénicher. L'homme qui trottinait sur le plancher marqueté d'ébène et de nacre était trapu dans son costume sable, et riait par hocquetements triviaux, tandis que sa main droite caressait des cheveux grisonnants composés en une coiffure sophistiquée. Quand Roderick le vit enfin, il ne pouvait agir, car sa jambe le clouait au sol et son fusil avait chuté à plusieurs mètres, au pied d'un guéridon en verre. L'hérétique ouvrit la bouche et il lui sembla que sa voix ne sortait pas de ce corps trop petit pour contenir autant d'écho.
« Vous battez vous contre d'inoffensives statues, comme d'autres contre des moulins à vent ? Mon ami, je vous souhaiterais volontiers la bienvenue si vous aviez l'heur de vous présenter...
« Je suis venu vous tuer... Vous êtes un hérétique adorateur du passé et rien ne doit survivre à l'homme nouveau que nous allons créer.
« Je ne comprends rien à votre charabia, sauf que vous insultez ma collection. Savez-vous que j'ai parcouru le monde avant de rassembler autant d'objets magnifiques ? Et tant reste encore à découvrir... L'un de mes plus grands plaisirs est de faire connaître mon cabinet aux merveilles aux rares vrais amateurs qui passent me rendre visite !
Le passé disparaîtra sous la poussée de l'homme nouveau et conquérant, agissant sur ces terres en les faisant siennes, brisant les chaînes qui le retiennent à des croyances impies et l'empêche d'acccomplir le véritable destin pour lequel il est né, celui qu'il est le seul à pouvoir choisir...
« Mais je crois comprendre que vous n'êtes guère incliné à me suivre... Soit, vous vous contenterez d'une seule pièce, mais une des plus précieuses et des plus significatives...
Il fixa l'hérétique en espérant faire passer dans son regard la haine qui l'avait amené jusqu'ici. Juste au-dessus de son corps allongé se tenait un monstre aux traits humains, mais qui le dépassait en taille de bien quatre têtes. Il ne se demanda pas pourquoi il ne l'avait pas vu au cours de son combat ; les repères qui lui étaient communs n'existaient plus en ce lieu et déjà son esprit parcourait d'autres contrées. Puisant les dernières forces de son corps et de son esprit, il se propulsa pour frapper, mais ses poings cèdèrent et le monstre n'eut rien. Son corps mou, comme momifié, se taisait. Et puis il vit, aux larges yeux vides, au sourire figé, à l'absence de toute réaction, que ce n'était pas un monstre mais, une fois de plus, une simple statue. D'autres l'avaient déjà trompées. Fallait-il que la lucidité lui vienne en un si court instant ?
« Regardez : voilà la plus étrange des réalisations de nos ancêtres. Ils l'appelaient le Golem. La légende disait que, à la façon d'un dieu, on pouvait pétrir dans l'argile cette créature, reproduire l'apparence des hommes et la lier à nous à jamais par quelque serment magique. Voyez-vous, nos ancêtres croyaient à la toute-puissance des mots, et de la lettre. Ce ne sont que des croyances et des bavardages, bien entendu, et j'admets qu'elles peuvent passer pour de l'arrogance, mais ils pensaient qu'en gravant sur le front du Golem les lettres suivantes – oui ce sont des lettres, mêmes si elles ont toutes apparences de gribouillis hermétiques – la créature prenait vie sous nos yeux ! Etonnant, n'est-ce pas ? Je l'ai trouvé dans des catacombes humides, envahies par des rats et d'autres bêtes, sous une ville dont les toits portent encore les dômes de cuivre qui l'illuminait, en des temps moins hostiles où les nuits étaient claires, et pas froides et vides comme elles sont à présent. Et vous l'auriez laissé pourrir au milieu des vers, cruel que vous êtes ? Non, mon ami, il fallait le ramener et renouer les fils du destin pour lui donner une seconde existence... »
Roderick n'entendit pas craquer les os de son propre crâne quand s'abattit violemment le poing fermé du monstre légendaire dont le regard vide s'était soudainement animé.
Fragments d'Apocalypse - Roderick
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- Écrit par Mr. Petch
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