Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

69e jour – tombée de la nuit à la lumière de la lune

J'ai d'abord cru à un mirage, mais mes yeux ne peuvent m'avoir trompé : j'ai enfin découvert le Temple des Sept Cieux. Les vieilles cartes détrempées que la femme m'a vendues à Jackson étaient justes. Et grâce à elles, j'ai pu remonter le chemin jusqu'au lieu du mythe que mentionnait déjà en son temps l'arpenteur Winslow sous le nom de « maison de l'ermite fou ». Il eut assurément un grand nombre de noms avant de porter celui du « Temple des Sept Cieux », que j'utilise non parce qu'il le plus exact, mais parce que, de loin, il est le plus poétique (et aussi, dois-je l'avouer, en souvenir du charme de la conteuse qui me recita la légende au bord du grand lac Coraigh ; ne m'eût-elle dit que des mensonges, j'en garderais toujours un souvenir plaisant). Et quelle meilleure parure peut recevoir cet édifice énigmatique, un géant rendu boiteux par l'asymétrie de la tour qui le flanque sur le côté droit, et de l'aile gauche de plein-pied en fenêtres régulières ? Seul au milieu de sa plaine, je l'aurais pris pour un rocher moussu si quelques éclats lumineux – dont je ne peux encore deviner l'origine – n'avaient attiré mon regard vers ses contours organiques. De mon bivouac, rechauffé par un feu tout juste allumé, j'ai d'abord cru à des reflets lunaires sur une rivière, ou un glacier, quoiqu'il ne doit pas s'en trouver à cette altitude et en cette saison. C'est en regardant mieux, aux jumelles, que j'ai compris que l'ordonnancement des ouvertures dans la roche ne pouvait pas être naturel et qu'il s'apparentait aux vieilles constructions de nos ancêtres que l'on voit encore dans les bourgs les moins délabrés.

Hier, en arrivant à Memphis, j'ai cru comprendre aux regards suspicieux que provoquaient mes questions que les paysans de la vallée ne montaient jamais jusqu'au haut plateau, qui est une de ces zones taboues, comme on en trouve tant depuis l'Apocalypse, lieu censé être maudit et hanté par des monstres terrifiants. Ils se turent tous, les plus téméraires essayant de m'orienter dans une direction opposée (sans doute, dans leur doutes innocents, craignent-ils que je ne réveille des démons, et leurs menteries deviennent ainsi autant d'actes de bravoure, là où la prudence est une vertu), et ce n'est que quand ils voulurent m'empêcher franchement de monter les collines que je devins conscient qu'ils savaient. La montée ne me prit pas plus de quelques heures, mais le soleil commença à décliner sans que je n'eus commencé la descente en direction du plateau depuis le sommet. J'ai par ailleurs entendu des feulements tout au long de mon expédition qui me laissent à penser que certains habitants de Memphis (plus courageux ou plus précautionneux, je ne sais, tant ces deux traits semblent ne faire qu'un chez ces êtres craintifs) m'ont suivi au moins jusqu'au troisième col – après quoi le silence et le vent soufflant dans les quelques épineux habillant le sommet furent mes seuls compagnons de voyage.


Avant de m'aventurer dans le bâtiment – ce que je ne ferais qu'avec le jour, car la nuit risque de me faire prendre quelques mauvaise direction si j'entreprends la descente maintenant – il me faut revenir sur une question que je n'ai qu'esquissée jusque là, tant que le chemin était encore plus incertain que le but : le Temple des Sept Cieux est-il actuellement habité ? Si j'ai déjà expliqué qu'il semblait l'être du temps de l'arpenteur Winslow (qui mentionne les passages réguliers de ce fameux « ermite fou », assimilé au crypto-prophète Marc Launoy par les habitants des vallées orientales), tous les autres indices que j'ai recueillis jusqu'à présent m'incitaient à croire qu'il aurait été déserté par son habitant originel, et que nul n'avait voulu en faire son logis depuis – ce que sa situation isolée tendrait à confirmer, car qui pourrait survivre dans des collines aussi escarpées, et avec quelles ressources, puisque les habitants du village le plus proche ne grimpent jamais jusqu'ici ? Pourtant, il y a ces lumières intermittentes que j'ai clairement distinguées dans la nuit à peine enluminée par les rayons de la Lune ; se peut-il qu'elles aient été provoquées par un phénomène naturel (un essaim de vers luisants, un jeu de miroirs d'un roc à l'autre) ? Dans le cas contraire, c'est qu'un habitant y réside, humain ou animal. En outre, si les peurs des autochtones me semblèrent dans un premier temps les signes que personne ne pouvait habiter le plateau, je me vois contraint de repenser cette hypothèse. Au contraire, les légendes qui firent du lieu un tabou (et qu'il me faudra consigner un jour) peuvent avoir pour fondements les agissements hostiles d'un nouvel occupant peu friand de compagnie.

S'il se confirme que le Temple des Sept Cieux est habité, il est évident que le ou les êtres en question ne peuvent être qu'exceptionnels, tant les conditions d'une survie ici-même exigent des capacités, physiques ou intellectuelles, sortant du commun. Pourtant, aucun récit ne mentionne la présence d'un tel extra-être et cela m'étonnerait fort qu'il soit passé inaperçu. Les légendes se bâtissent là où émergent les échos du surnaturel, qui sont autant de prises au mythe. Et pourtant, quand il est question du Temple des Sept Cieux, chacune d'elles, et quelle que soit son origine, esquive tout occupant pour se focaliser d'abord sur le bâtiment, comme s'il était lui-même l'émanation d'une croyance, sans qu'il ne s'y trouve de « dieu » à adorer. Est-ce seulement possible ?

Après tout, la mission que je me suis assignée n'est-elle pas de vérifier le fondement des légendes, et de déceler dans le mythe ce qui concourt à la réalité ?


70e jour – lumière zénithale derrière quelques nuages

Que je réponde d'abord à la question laissée en suspens hier : non, le Spatioport n'est pas habité, et ce n'est pas là la plus extraordinaire des nouvelles. Je l'appelle Spatioport car c'est le nom que l'on peut déchiffrer sur le fronton de pierre d'aspect profondément archaïque. Winslow ne le mentionnait qu'en passant, et sans préciser sa présence sur l'édifice même – mais il ne faut pas négliger les tendances romanesques des arpenteurs qui, après tout, vécurent dans un environnement dont il devait redéfinir et redésigner chaque signe. Le temps a passé depuis l'aube de l'Apocalypse et il me semble que la fable doit être momentanément laissée de côté au profit d'un inventaire rigoureux et rationnel. Il sera toujours temps d'y revenir quand d'autres que moi, des poètes, voudront ressentir ici des vibrations neuves et vierges face aux mystères du passé et bâtiront autant d'épopées pour décrire tantôt telle guerre interminable aux enjeux cosmiques, tantôt tel héroïsme victorieux des forces de la Nature. De notre côté, revenons au présent. Le plus simple est encore que je décrive pas après pas les découvertes qui se sont offertes à moi en pénétrant dans le Spatioport.

D'abord son entrée. C'est un portique d'allure ancienne, même si je présume que seule l'inspiration est millénaire, la réalisation restant un habillage de roches calcaires dont j'ai déjà inventoriées quelques traces dans des lieux de culte dans la vallée, y compris à Memphis où certains édifices ont gardé leurs fondations d'avant l'Apocalypse. En ce sens, l'architecte a cherché la majesté pour ce qui m'apparaît comme un palais à la gloire des cieux (ce qui viendrait confirmer que nos ancêtres vénéraient des divinités célestes ayant pour nom Jupiter, Mars, Neptune, ou encore Pluton). Mais la fonction cultuelle suggérée par le portique n'est confirmée par aucun indice dans les intérieurs. Ce n'est pas non plus un simple mausolée car il ne fait aucun doute qu'il a été conçu pour être habité, par un grand nombre de personnes, assurément. Alors une riche famille mégalomane voulant invoquer la bonté de l'espace ?

Je vais déjà trop loin, moi qui voulais en rester au portique. Pénétrons plus avant. Un vaste hall, magistral par ses dimensions mais relativement sobre dans sa structure, dessert plusieurs escaliers et couloirs. Rien d'étonnant jusque là, si ce n'est les mosaïques qui recouvrent les murs. Des carreaux de faïence éclatés, disseminés sur les parois et posant plus de questions qu'ils n'apportent de réponses. Certaines semblent former des silhouettes humaines, quoique légèrement stylisées par la grâce de quelque habile dessinateur, incurvant le profil d'un tracé unique, renforçant les muscles des avant-bras au moyen d'une courbe jeté entre deux pièces du puzzle. Ce ne sont là que des impressions que j'annote, car la totalité ne peut m'apparaître tant il manque de fragments peints ; elle ne se révèlera qu'au prix d'un minutieux examen. En dégageant les débris nombreux étalés sur le sol, je découvre parfois un morceau supplémentaire, arrivé là suite à je-ne-sais-quelle catastrophe – certainement pas l'Apocalypse, car Winslow, sans entrer dans les détails, évoquait la magnificence des parois mosaïquées et semblait leur attribuer des formes et des figures, comme si, en son temps, l'ensemble était au moins lisible. Ma seule certitude est que le bleu s'étend et s'assombrit à mesure que le regard se lève vers le plafond.

Des couloirs et des escaliers, il y a peu à dire. Vides et froids, ils donnent pour la plupart sur de nombreuses salles tout aussi vides et froides. Quand un meuble – une table en contreplaqué, ou une vitrine en verre – les habille distraitement, c'est déjà pour moi une consolation, car ils me permettent de dater les lieux, les modes en matière de mobilier étant bien plus fluctuantes avant l'Apocalypse que maintenant. Plus on avance dans le bâtiment, et plus il semble que l'ornementation exubérante de l'entrée et du hall a été abandonnée au profit d'un habillage plus sobre, déclinant les couleurs primaires. Je m'en trouve presque déçu, et je remets à demain la visite de l'aile sud, de crainte qu'elle n'assombrisse encore plus ma journée. Tout de même, je note scrupuleusement la moindre inscription, car certains panneaux, à ma grande joie, sont restés en place et sont autant de précieux indices sur les fonctions du bâtiment. Mais, là encore, il y en a peu. Est-ce le temps qui a ainsi cherché à effacer le moindre indice sur les fonctions originelles du Spatioport, ou y a-t-il derrière cette mascarade un dessein intelligent ? Je m'y prends encore à y croire mais, plus probablement, et comme me l'ont souvent appris mes expéditions, le plus sûr allié de l'oubli au monde est le temps. Si, les garde-manger, pour certains encore garnis de conserves, me renseigneront éventuellement sur le régime alimentaire des habitants, anciens ou nouveaux. A première vue, ils seraient désespérement humains.

Dans mon désarroi, j'allais oublier le plus important. L'un des escaliers m'a mené jusqu'à une salle tout à fait singulière, que j'ai vite analysé comme étant le lieu sinon du culte, du moins par lequel s'établissait les liens avec les divinités vénérées en ces lieux. Elle détonne tellement sur les autres que je ne pouvais l'ignorer, d'autant plus que, depuis l'extérieur, c'est elle qui dresse fièrement ce merveilleux dôme aluminé – peut-être est-ce lui qui étincelait au soir et me lança les oeillades qui m'attirèrent vers lui. Que faisait-on dans cette pièce au plafond inaccessible où trône tel un totem une sculpture d'acier tripode, un immense insecte cyclopéen aux membres cylindriques, dont je n'ignore pas le nom pour l'avoir déjà lu dans les rares livres encore en état : c'est un télescope, formidable engin conçu par nos ancêtres pour communiquer avec leurs divinités spatiales. En effet, l'oeil de la bête peut rentrer ou sortir du dôme exterieur – ou du moins pouvait, car les mécanismes sont à présent inutilisables. Ce géant (la sculpture mesure près de dix mètres) est certainement la raison d'existence originelle du bâtiment, car il est ma seule trouvaille capable de rivaliser avec l'exubérance du hall. Il confirme aussi l'hypothèse du lieu de culte, même si sur ce point le travail reste à faire.


Quoi qu'il en soit, à l'heure où j'ai visité le Spatioport, rien ne m'a paru justifier des légendes et des peurs à son encontre. Ce n'est qu'une trace de plus du passé, d'avant l'Apocalypse, dans l'état délabré de beaucoup de ses semblables. Probablement les habitants de Memphis ont gardé, enfouis dans leurs entrailles, des bribes de mémoire et de tradition mêlant dieux et démons, cérémonie et vénération, encore attachées au Spatioport – ces coutumes orales déformées par le temps, déformées aussi par le traumatisme de l'Apocalypse – et le respect s'est transformé en crainte lorsque le sens aura été oublié à jamais. C'est par une primitive et instinctive réserve qu'ils auront imaginé des contes fantastiques, des fables d'abord à destination des enfants et des curieux, puis devenant réalité tangible à mesure de leurs reprises et relations à d'autres mystères plus réels. L'imagination humaine aura ensuite fait son travail et nourri les esprits. A moins que « l'ermite fou » n'ait vraiment existé et n'ait lui-même donné vie à ces fantasmes pour s'assurer une tranquillité. Moi qui pensais à l'aventure au moment de grimper les plateaux, je suis à la fois déçu et soulagé par ma visite du Spatioport, du Temple des Sept Cieux, ou quel que soit son nom.

Et je m'en vais y dormir, car j'y serais plus au chaud que dans l'enveloppante brume montagnarde.


73e jour – petit matin à l'éclat faible d'une bougie

Je mérite bien du repos après ces deux jours à dresser l'inventaire des pièces, à dessiner des plans, à croquer sur papier quadrillé la trace, simplement visuelle, de quelques efforts architecturaux remarquables. La première qualité de celui qui, comme moi, explore les vestiges du passé est la patience. Patience face à l'immense tâche qui m'attend partout, patience face au mystère qui s'éclaire toujours d'étincelles inattendues, patience face à la quête infinie de resurrection des morts que je me suis confié à moi-même, en un pacte secret. Aujourd'hui, alors que j'attends que les premiers rayons du soleil viennent frapper les vitrages colorés et baigner de lumière la petite pièce blanche au rez-de-chaussé que je me suis attribuée comme demeure provisoire, je décide de cesser pour la journée l'inventaire et de me laisser porter par la seule curiosité. Cela faisait longtemps que je n'avais pas ressenti cette sorte de lassitude – pas depuis l'exploration de la cité engloutie sous le lac Damph, où partout pesait un pénible silence léthargique – et elle me surprend moi-même. Sans doute relirais-je demain ces lignes avec mépris, ou avec compassion pour une soudaine faiblesse. Mais après tout n'y a-t-il pas cette aile sud que je n'ai pas encore visitée, contraint par cette maudite patience dont je ne sais si elle est un don ou un fardeau ? Aujourd'hui je m'y rendrai, et noterai dans ces pages – bien distinctes dans mon esprit des carnets de fouilles que je tiens par ailleurs – le ressenti de mon incursion. Puisse ma langueur s'estomper à mesure que l'ennui me pèsera, et mes occupations reprendre leur cours normal.

Même jour – heure inconnue, sous une torche chevrotante

L'aile sud est à grande partie effondrée, et il m'a fallu ressortir mon vieux projecteur à réflecteur parabolique que je n'avais pas utilisé depuis les catacombes du château de Coulommiers pour y voir suffisamment clair pour rédiger ces quelques lignes. Mais elles sont nécessaires.

J'ai d'abord cru que c'était la condition particulière de l'aile qui lui donnait tout son mystère – car c'est à peine croyable, mais l'affaissement s'est produit d'une manière telle que, bien qu'étant au-dessus du sol, l'endroit à tous les aspects d'un conduit souterrain. Il faut parfois se pencher à quatre pattes pour circuler entre les parpaings à terre, les poutres métalliques désaxées et les blocs de plâtre friables tombés du plafond. Nul doute que ces amusants exercices, bien moins rébarbatifs que les listes de mobilier en formica, m'aient incité à pousser l'exploration malgré une peur certaine qui me gagnait à voir quelques rampants (insectes, reptiles ou mammifères) partager mon chemin.

Cependant, au vu de ce que j'ai glané dans les salles de l'aile droite, l'obscurité ambiante n'est que le reflet pénible des étrangetés retenues en ces lieux. D'abord y ai-je trouvé des livres, fait suffisamment rare pour être souligné. Je ne les ai pas encore lu, mais leurs titres et les illustrations qu'ils portent (Astronomie, étoiles et planètes, Le conquête de l'espace, La terre vue du ciel...) indiquent qu'il s'agit de recueils de légendes ; j'ai trouvé la mythologie qui résonnait ici-même quand le télescope servait de véhicule de transmission des croyances. Mieux encore, des plans semblent indiquer qu'il existerait une bibliothèque quelque part dans le Temple des Sept Cieux. Ce serait un miracle si j'y puis dénicher des livres aussi intacts que ceux qui sont désormais en ma possession. Des pans entiers de savoir sur le monde d'avant l'Apocalypse s'ouvriraient à moi et m'assureraient de pouvoir toucher au moins quelques morceaux de la vérité ultime. Mes connaissances dépasseraient largement celles des plus grands arpenteurs, dont je veux être un des dignes descendants, car l'ignorance du passé dans laquelle s'est réfugiée la majeure partie de mes congénères ne peut mener nulle part. Je leur prouverais ainsi, par les livres détenus dans cette bibliothèque, que le passé est la grandeur qui manque au monde. Je pense avoir localisé la porte, mais elle est fermée à clef et, au vu des conditions de dégradations des lieux, il m'est impossible de la forcer.

Il n'y a pas que cela ! La bibliothèque est déjà un joyau précieux enclos dans l'écrin de ce sanctuaire – et je m'en vais réviser mes théories : le téléscope n'est peut-être qu'un instrument au service de la compilation de savoir qui a du avoir lieu dans la bibliothèque, certainement la raison d'être du bâtiment à partir duquel était exploré la nature des dieux. Mais en rampant sous les décombres, manquant d'air à chaque instant, j'ai aussi découvert d'autres trésors anciens. L'aile sud foisonne de représentations légendaires d'êtres tantôt humains, tantôt animaux, tantôt surnaturels – et je le dis à leurs déformations curieuses qui en font soit des monstres, soit des dieux. Parfois ce sont des sculptures, certaines grimpant jusqu'au plafond, d'autres tenant dans la paume de la main ; parfois ce sont des graphismes aux couleurs passées, ou noircis de traits de crayon. J'hésite encore à attribuer à ces objets une fonction. Mais dans tous les cas, ils m'ouvrent un univers que je n'avais jamais espéré atteindre dans nul autre endroit – et certainement pas ici, si loin de toute habitat humain, dans des plateaux inaccessibles. Comment se peut-il que Winslow n'ait pas découvert ces trésors ? L'aile sud était-elle déjà effondrée en son temps ? Il n'en fait pas mention. Et à vrai dire, je m'en moque. Je me moque de ce que peuvent signifier ces créatures – ou plutôt ces représentations de créatures, car je n'ai face à moi que d'immobiles centaures, des femmes ensommeillées, nues aux courbes soyeuses, des élans de pigments crayeux et silencieux. Elles flottent dans ma tête, alors même que je ne les ai vu que par extraits, une tuyauterie de cuivre oxydé cachant l'un, une fenêtre brisée dévoilant l'autre. Ils sont là, ce qui compte, ce qui m'éblouit, ce qui me plait, ce qui m'attriste de ne pouvoir en rapporter à ma chambre que quelques miniatures, mais déjà si glorieuses, car comment peut-on saisir aussi bien la pitié, ou l'effort, ou la peur...

Même jour – heure inconnue, lumière du jour, enfin

Jamais plus je ne recommencerai sans m'y préparer de telles imprudences. La solitude qui m'est quotidienne depuis plusieurs mois m'a enivré, sans doute, et m'a fait oublié que mes vaillants arpenteurs ne voyagaient jamais seuls, et pour cause. J'ai bien failli mourir étouffé par mes propres émerveillements sans l'aide d'un autochtone moins peureux que ses congénères. Je n'ai malheureusement pas pu le remercier. Il a fui avant que je ne m'extirpe du trou par la fenêtre dont il avait rompu les barreaux. Quel soulagement ce fut quand je vis ses deux mains noueuses, incroyablement veinées sous une peau de bronze ! Sa force devait être substantielle car je m'acharnais depuis plusieurs heures sur ces mêmes barreaux, y compris avec des instruments que j'avais – ô précautions salvatrices ! - pris le soin d'emporter. Je dus m'écarter prestemment car son effort remua une poussière qui ne s'estompa que difficilement. Elle me fit tousser, longtemps (je manquais de m'asphyxier, une fois de plus) mais quand elle fut partie et que je parvins à me hisser vers la fenêtre, qui se trouvait à trois mètres du sol, je ne vis nulle trace de mon sauveur. Je garde en tête ses doigts qui me parurent comme les pinces d'un insecte altruiste passant par là, entendant les lamentations que je poussais depuis plusieurs heures. Ils tricotèrent d'abord autour des jointures des moellons de pierre, cherchant une prise à l'aveugle, avant de s'agripper aux barreaux de fer et de se contracter dans un bruit de cymbale. Je restais fasciné à voir travailler ces mains qui m'aidaient, que je remerciais de tout ce qui me restait de voix. Je l'ai dit et le repète : l'inattendu règne sur ces terres nouvelles, j'en eus la preuve aujourd'hui.

J'ai peine à noter la raison de mon désarroi, à savoir comment je me suis retrouvé dans une telle situation. D'abord parce que cela n'est guère honorable et met en lumière mes failles, mon imprudence, me confirmant que la patience est bel et bien une vertu. Mais surtout, il n'a rien là de bien romanesque. Toujours frustré de ne pouvoir ramener autre chose que quelques idoles de la taille du pouce dans ma chambre, j'ai voulu me saisir de ce que je ne pensais être qu'un simple foulard de laine aux motifs marins stylisés, mais qui s'avéra être une tapisserie. Tirant de toutes mes forces, je fis s'écrouler un pan de mur et cellai définitivement le passage par lequel j'étais arrivé, dans un vacarme qui fut le ressort premier ma panique, car les bas-reliefs des plafonds, d'inoffensifs humanoïdes ailés, m'attaquèrent sauvagement en chutant de leur corniche. Je m'extrayai moi-même avec peine et failli pleurer en constatant que je ne pouvais plus faire demi-tour. Et en avançant, pas la moindre sortie. Plus que jamais, je crus m'être aventuré dans un souterrain ; je sentais au-dessus de moi le poids de plusieurs milliers de mètres de pierrailles et d'éboulis – ce qui n'était qu'une illusion élaborée par la peur, et par les visages grimaçants de quelques monstres qui ne m'inspiraient plus de joie, mais plutôt du dégoût. Une seule pensée occupait mon esprit : sortir d'ici. Les merveilles attendront. Quand je vis la fenêtre à barreaux ouvrant sur l'extérieur dans cette pièce presque debout, j'eus un premier espoir ; très vite anéanti par l'évidence que je ne parviendrais jamais à briser les épaisses tiges de fer et que la sortie, si proche, m'était inaccessible...

J'ai employé à dessein le mot de « romanesque ». Il me permet de glisser vers la seule découverte que me permit d'accomplir ce désastre pour mon équilibre mental et mon estime de soi. Enfermé à quelques mètres de la désespérante issue, j'entrepris de lire les livres que j'avais trouvé auparavant. Une façon de m'occuper l'esprit et de nourrir d'autres idées que celles de mort qui m'étranglaient. Il s'agit bien de fictions. On y parle de visiter l'espace à l'aide de navires spatiaux propulsés par le feu, de poser le pied sur le sable gris de planètes lointaines, de faire naviguer autant de constellations artificielles dans notre ciel... Le tout est décrit avec minutie, sous un habillage scientifique, comme les étapes d'un rituel à franchir. C'est là une constante que j'ai découvert dans bien des légendes, qu'elles aient été écrites avant ou après l'Apocalypse. Les hommes ont toujours voulu égaler leurs dieux et, comme ici, croire qu'ils pouvaient leur rendre visite, négocier avec eux d'égal à égal, accomplir autant d'actes surnaturels... Il me vient alors que, si les habitants du Temple des Sept Cieux avaient une telle ambition, cela expliquerait la crainte qui est celle des villageois de Memphis, qui ont pu être impressionnés par les dires qui circulaient sur leurs ancêtres, devenus à leurs yeux des démons prétentieux. Et la crainte qui est la leur viendrait autant d'un danger de mort à rencontrer les fantômes de ces orgueilleux forcenés que d'une terreur à l'idée de recommencer leurs erreurs. Comprendre les peurs des autochtones m'est indispensable, désormais, car je vais avoir besoin d'eux pour déblayer l'aile sud. Je compte bien dénombrer ses trésors, mais avec plus de discernement qu'aujourd'hui.

82e jour – soleil éclatant à l'ombre des ruines

La restauration de l'aile sud se poursuit depuis maintenant neuf jours, intenses, durant lesquels je n'ai pas eu un moment à moi pour continuer de noter mes impressions. Pourtant il y en eut, car persuader les villageois de Memphis de venir m'aider sur le plateau et, plus encore, d'approcher le bâtiment auquel ils donnent le nom enfantin de « Rêveroc », n'a pas été facile. Mais ma foi, malgré quelques réticences encore visibles – ainsi refusent-ils d'entrer dans le bâtiment en lui-même et n'acceptent les ruines que parce qu'elles sont un décor affaibli de l'ensemble – ils finissent par admettre qu'il n'y a rien là de très effrayant, et que les plus grands dangers sont les serpents qui se glissent entre les pierres qu'on déplace, ou le venin de quelques araignées dérangées dans leur sommeil. En revanche, je ne suis pas parvenu à savoir lequel d'entre eux m'a sauvé de ma prison, la semaine dernière – je tenais à le remercier par quelque geste, mais mes questions demeurent encore sans réponse. Le pauvre doit avoir honte de sa désobéissance aux règles et interdits tacites qui règulent sa communauté. Mais peut-être devrais-je commencer mon récit par le froid accueil qui me fut réservé lorsque je redescendis à Memphis, il y a maintenant plus d'une semaine...

Ce jour-là, après une seconde inspection plus précautionneuse de l'aile sud en ruine, mon besoin de comprendre ce qui s'y trouvait avait encore grandi. Les sculptures et les tableaux étaient de la plus haute antiquité, de ceux que l'on ne trouve que dans les palais d'apparats des plus grands connaisseurs, et qu'ils ne montrent à personne. Leur valeur scientifique (car je me dois de ne pas oublier mes aspirations premières) ne faisait aucun doute : des objets aussi anciens allaient permettre de retracer une chronologie du monde avant l'Apocalypse moins grossière que celle de Charles Wintbahn, qui ne la fonde que sur quelques témoignages flous et des supputations fallacieuses. Si les hommes ont perdu leur mémoire, les objets la ranimeront en quelques secondes, car on y verra là la manifestation d'un génie grandiose, d'un âge d'or oublié à l'heure de notre pauvre temps sans art et sans mérite, qui se complaît dans un désert de matérialisme forcené (comme si du vide ne venait que plus de vide, et moins de vie !). La théorie que je conserverai, sauf si des analyses plus poussées viennent à l'infirmer, est que toute cette production est de nature sacrée : les habitants des lieux ont représentés (et, dois-je le croire, pendant plusieurs siècles d'affilée) leurs dieux ou, mieux encore, les serviteurs des dieux, comme si ces derniers pouvaient les aider à mieux communiquer avec le ciel ; des sortes d'invocations artisanales, comme peut l'être le télescope. Si j'avais d'abord pu penser qu'il s'agissait de simples représentations humaines, j'ai vite été détrompé par l'aspect surnaturel que certaines de ces créatures possèdent, pas seulement non-humain, mais anti-humain, ne pouvant en aucun cas naître de l'imitation académique – certaines ne sont que des assemblages de formes encastrées les unes dans les autres.

Plus urgent que le reste était l'ouverture de la bibliothèque, car les étapes de mon périple m'ont amené à conclure que nos ancêtres translataient le contenu de leur esprit par le texte, sur du papier, par un mécanisme finalement assez semblable que celui que j'accomplis présentement, mais à une échelle démesurée. Sans livres, leur vie s'arrêtait, dois-je croire – à moins que quelques biais dans mes recherches ne m'aient conduit sur une fausse piste. Seul, je ne pouvais rien faire. Ou cela allait me prendre des mois. La solution était évidente : redescendre à Memphis et persuader une poignée d'habitants de m'aider et de dégager des ruines qui, par un étrange phénomène n'étaient qu'intérieures. De l'extérieur, l'aile paraissait intacte ; mais en réalité, elle avait comme implosée et s'était affaissée de l'intérieur, la charpente avait enterré toutes les merveilles. Solution évidente, certes, mais en rien facile, j'allais le constater.

Je descendais du plateau avec un peu de verroterie. Les habitants de la région utilisent un minerai découpé en petits cubes pour régler beaucoup de leurs transactions, et je m'en étais procuré sans trop de peine dans le dernier village traversé auprès d'un marchand ambulant. Une poche pleine, je pensais que cela suffirait. Je pris avec moi deux boîtes de conserve trouvées dans les cuisines du Spatioport pour manger en route et m'acheminai doucement entre collines et rocailles. L'air était doux ce jour-là, je m'en souviens, et j'étais confiant de la récompense que le destin m'accordait après plusieurs mois d'exploration.

Lorsqu'ils me virent arriver, les premiers habitants de Memphis se renfrognèrent. Nul doute qu'ils se souvenaient de moi : leur mine grimaçante, presque dégoûtée voire angoissée, exprimait à la fois du mépris et de l'incompréhension. Je sus vite que je n'étais pas le bienvenu. Ils devaient savoir que j'habitais maintenant dans ce lieu tabou qui m'avait contaminé. Ils m'évitaient en baissant la tête et filèrent se cacher dans leurs cabanes de tôles et de parpaings et j'eus beaucoup de mal à entrer en contact avec l'un d'entre eux. Aucune réaction lorsque j'exhibai les cubes minéraux, à mon grand désespoir : je crus que toute chance d'apprivoiser ces êtres farouches était perdue et qu'il m'allait falloir creuser de moi-même, vider des tonnes de roches, parcourir à plat ventre les longs couloirs visqueux où étaient calfeutrés les serviteurs des dieux. Je regrettai de ne pas voir, comme à Dhomar, un truchement, non pas tant pour la langue – car nous parlions la même, ou du moins entendais-je leur patois plein de râclements de gorge et de claquements de langue – mais pour les coutumes.

Il me vint alors de sortir mon déjeuner, que je n'avais pas pris en cours de route comme je brûlais d'arriver à Memphis. En me voyant gober les anchois marinés, dont j'aime le goût acide de la saumure si pleine des délices et des subtilités d'épices anciennes, ils jaillirent tous en même temps de leurs cachettes et, en une scène si comique, ils ouvrirent des yeux ronds et se grattèrent le haut du crâne. Le contact venait de se faire. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que, pour ces paysans, la nourriture en conserve représentait une manne magique. Les négociations s'ouvrirent. Je me mis à leur expliquer ce que j'attendais d'eux. Ils voulaient des conserves, je leur en fournirais, mais seulement si certains d'entre eux m'accompagnaient aux ruines. Ils tracèrent au sol la ligne de palabre. Je posais à nouveau mes conditions. Ils posèrent les leurs en dénombrant les boîtes. Au bout de quelques heures, j'avais gagné à la fois leur confiance et leur respect. Sept villageois m'aideraient à « Rêveroc ». Du coin de l'oeil, quand je rassemblais, satisfait, mes propres affaires, je remarquai discrètement leurs adieux sincères au reste du village. Dans leur esprit, il y avait une large part d'héroïsme fou dans ce sacrifice collectif ; peut-être même était-ce la première fois dans la vie de Memphis que l'aventure prenait le pas sur la monotonie de l'existence. Ne voulaient-ils pas savoir, eux aussi ? Les sédentaires sont réputés pour leur pragmatisme et leur refus de tout ce qui contredit les habitudes. Alors aujourd'hui était un grand jour pour eux et, intérieurement, je me félicitai d'avoir apporté un peu de curiosité chez ces hommes trop tranquilles et trop humbles. Les femmes chantèrent jusqu'à ce nous ayons disparu derrière le premier coteau, mais je gardai leur chant en tête jusqu'au Temple des Sept Cieux.


A la tête de ma petite équipe à qui j'avais fourni le matériel nécessaire, j'organisai le déblayage. Les objets étaient empilés autour de ma chambre, comme je veux les garder en vue et les étudier. Il y eut peu d'incidents avec les villageois, sauf le premier jour où l'un d'eux tomba nez à nez avec une statue. Il poussa un cri aigu et accourut vers moi, jetant piteusement quelques cailloux sur la sculpture en marbre brut qui composait un visage humain de deux ronds et d'un rectangle plat. Y avait-il vu quelques monstres dangereux, ou un des démons qu'ils devaient s'inventer, en bas dans le village ? Pour le convaincre que la sculpture n'avait rien de dangereux, je pris son index gauche et l'approchai doucement de ce qui devait être l'oeil droit. Quand se touchèrent la chair et la pierre, un filet veiné passa dans le regard figé du villageois ; il s'arracha de mes bras et courut ventre à terre. Après une longue discussion, je parvins à persuader ses congénères de continuer, mais nous fûmes six jusqu'à ce qu'un autre villageois ne viennent remplacer celui qui n'avait pas supporté d'entrer en contact avec la puissance esthétique esthétique des temps anciens. Quoi qu'il en soit, cette mésaventure tendrait à prouver que les êtres représentés sur les statues sont de nature surhumaines, et dépasse l'entendement du simple.

Moi qui ne pensais en avoir que pour deux jours, je désespérai vite face à l'ampleur de la tâche. Chaque jour, de nouvelles pièces apparaissaient comme par enchantement au hasard d'un couloir sorti du béton, ou d'une cloison abattue. L'aile sud avait plusieurs niveaux, dont au moins deux souterrains, et j'ajournai à chaque fois l'ouverture de la bibliothèque car le vestibule qui y mène est de loin la plus encombrée des pièces, et je veux que le jour de l'excavation soit le plus solennel possible. Les villageois seront tous rassemblés dans cette vaste aula et sortiront petit à petit les pièces d'orfèvrerie, les tentures brodées, les figures rieuses qui formaient assemblée devant le spectacle de leur sauvetage après tant d'années, voire de lustres, ou décennies ! Il nous faudra dégager entièrement le vestibule, que le vide se fasse autour du plus grand des trésors, que seul le cri du vent accueille la nouvelle : une brèche a été ouverte dans le temps et l'espace, un sanctuaire a levé ses mystères, dégagés ses voiles sur des beautés serties de plastique brillant et de carton précieux, voire de ce papier glacé qui ne plisse jamais et retient si bien la lumière... Ils me laisseront entrer le premier, car ils auront peur, plus encore face aux livres que face aux statues. Mais quand se dévoileront les hauteurs des rayonnages, l'alignement strict des ouvrages sur les étagères ornées de figures sculptées comme autant de gardiens chanceux, ils seront les premiers à admettre que c'est la déférence, et non la peur qui doit prévaloir. Ils ne savent pas lire mais seront les premiers à savoir, et à répandre par répétition orale d'années en années, de siècles en siècle, bien après moi, le contenu des livres. Depuis les hautes vallées qui entourent Memphis naîtra une nouvelle civilisation ; ou plutôt renaîtra la mémoire éternelle qui jamais n'aurait du mourir. Cette bibliothèque m'ouvrira tous les savoirs du monde, et triomphera la magie de l'intellection, bien supérieure à la force brutale qui a voulu vaincre partout !

Même jour – lumière tiède au feu dans la plaine

Je relis les dernières lignes de ce carnet avec amusement et indulgence. L'idée même de la bibliothèque ronge mon cerveau et je ferais mieux de me contrôler, surtout face aux habitants de Memphis qui ne viennent ici, au contact avec leur passé, que parce que ma présence les rassure.

Ecriront-ils sur moi un chant pareil à celui qu'ils déclament, au moment où le soleil se couche et où ils rassemblent leurs affaires avant de redescendre dans leur morne quotidien ? Je les écoute avec bienveillance car, dans le fond, ils ont su transformer leurs peurs en chapelets de notes égrénées de voix d'hommes et remplies d'émotions. La fraîcheur du soir m'engourdit à peine, quand me réchauffe la foi en l'homme qui toujours a su garder cette étincelle vibrante de construction mentale, qu'il modèle ses fascinations dans l'argile ou dans le timbre de voix résonnant en canon.

Vite, je prends mon carnet pour noter leur complainte, car qui sait la trace qu'il en restera si je ne le fais pas ? Les voix sont lointaines et mélancoliques, que je perçois depuis ma retraite, à l'intérieur du Temple des Sept Cieux. Mais la mélodie est simple, et la parole bâtie pour être retenue. Il est question d'une famine inexpliquée, et d'une ruine des cultures après un cataclysme, qui s'exprime par des staccatos hululants. Un homme s'élève parmi tous qui s'énorgueillit de pouvoir ramener l'abondance dans les greniers vides et conjurer le grand drame de son seul fusil, et de sa force. Il combattra des monstres, deviendra un prince et amassera des trésors. C'est là son discours, dont je sens les trémolos graves qui envahissent la chanson comme le fait le tonnerre dans la nuit : avec fracas. Mais quand il part, rien de cela n'arrive, et tous s'inquiètent de sa disparition après de longs mois. La famine a été éradiquée par la marche du temps et de la sélection naturelle, et c'est un nouveau village qui s'éveille au prochain printemps. La famille du héros est morte depuis longtemps quand il revient enfin, en haillons, mais tout en voix. C'est à son tour de raconter son périple à autant d'hommes qui sont pour lui des étrangers, qui ne savent rien de la famine qui n'est pour eux que légende. Et quand le héros raconte ses aventures, on comprend qu'elles ne sont, elles aussi, que légendes aux yeux des villageois : il est allé au Rêveroc, sur le plateau il a combattu des monstres, est devenu un prince et a amassé des trésors. Mais comme il ne peut pas prouver ses dires autrement que par des mots, tous le conspuent et le renvoient en exil. Il n'est plus des leurs, il est un héros, celui qui a tant rếvé de son propre destin (et de là l'origine du nom de « Rêveroc », où les rêves prennent corps). Voilà comment Memphis exprime, par un petit conte moral, sa peur du danger et son mépris de l'héroïsme aveugle. Voilà pourquoi jamais ils ne sont allé explorer ce plateau, comme une tentative d'oubli à l'échelle d'une communauté entière. Pour en revenir à notre héros : même si l'histoire ne le dit pas, sans doute est-il allé s'enfermer dans ce donjon qu'à mon tour je conquiers !


85e jour – obscurité dans la bibliothèque

Puis-je seulement l'écrire ? Il m'aura fallu un jour entier avant de trouver la formulation qui convienne. De rage, j'ai failli brûler ce carnet, sur lequel je redécouvre autant d'espoirs blessés. Ce sont les habitants de Memphis qui m'ont soutenu, m'ont porté jusque dans l'accueillante clarté de leur village pour m'y faire reposer, et y retrouver une partie de mes esprits. Mais je ne peux vivre comme ils le font, dans l'inconscience de la grandeur et du génie. Il me faut revenir sur les traces de cette blessure d'orgueil impensable, et revivre le drame.

La bibliothèque est vide. Le temps a détruit le papier pour ne laisser que des cartons déteints sur lesquels à peine quelques lettres se lisent, dans le meilleur des cas, quand un voile fumeux blanc n'a pas tout envahi ou, pire encore, quand les fractales jaunâtres des moisissures n'ont pas agressé le savoir et rompu la connaissance. Dois-je croire vraiment, quand je me promène dans ces rayonnages vides, que toute la mémoire a disparu et n'a revu la lumière du jour que pour mieux enfoncer la pâleur de ses couvertures et l'absence de ses pages  ? Non, c'est impossible. La libération n'aura pas servi à rien. Ils sont là, quelque part, ceux qui peuplent ces livres. Ils n'ont pas été oubliés, ils sont simplement devenus invisibles. Je les sens dans les ombres, mes bien-aimés.


90e jour – torche

L'outillage de cuivre qui a servi à concevoir Mars 26 est rivé au moyen de fins tubes de laiton semblable à des clous, qui n'ont étonnemment pas oxydé. L'extrêmité du corps est accordé avec l'abdomen à l'endroit exact où un point de rouille commence à apparaître. Les ruines l'ont comme laissé en vie.


(Nota : j'utilise désormais ce carnet pour noter mes recherches, car je n'en peux plus d'écrire sur des carnets de fouilles qui ne m'inspirent pas et ne me font écrire que des platitudes. De toute façon, je ne bouge pas de ma chambre. Mes nouveaux compagnons sont tout autour de moi, et je n'ai besoin de faire que quelques pas pour les rejoindre, les examiner, les apprendre par coeur, sentir la flamme de leur esprit me parler par leurs corps étranges mais savoureux. Les serviteurs des dieux veillent sur mon lit et je les remercie de leur sourire permanent à mon égard. Il n'est pas une latte du vieux plancher qui ne crisse sous leurs pas d'acier, pas un pan de mur nu de leurs traits gracieux. Les visages sont si nombreux, et les paysages s'animent de couleurs étonnantes. Plus je les regarde, plus ils se mettent à varier leurs figures dans ma tête, comme je travaille à les décrire ; c'est une métamorphose constante par les mots. Parfois même, quand j'éteins les lumières et que seule la lune éclaire, je crois les entendre chanter des cantiques encore plus anciens que les fables des habitants des Memphis... Ce doit être mes propres mots qui s'assemblent dans mon sommeil.

Les habitants de Memphis sont partis, ces lâches, depuis la Déception, et j'ai senti à leur regard quand ils m'ont séquestré dans leur triste masure qu'ils avaient peur de moi. Ou plutôt qu'ils avaient peur que je retourne là-haut. Mais quand ils ont vu que leur lâcheté ne pourrait rien face à mon désir de comprendre ce qui se joue dans le Temple des Sept Cieux, ils ont accepté leur sort nouveau et m'ont appelé tabou. Le matin j'en entends bien un ou deux qui viennent à pas furtifs et déposent un peu de leur nourriture – ces bouillies végétales sans saveur ni odeur – à ma porte. Veulent-ils m'apprivoiser, ou me chasser ? Je n'ai pas besoin d'eux pour continuer mon grand inventaire. Ils viendront bien assez tôt me prier lorsque j'aurais révélé à tous la vérité sur cet endroit, cette vérité que les légendes mêmes ne disent pas, parce qu'elles ont peur !)


Vénus 45 est d'une pureté virginale surprenante, par le marbre blanc dans lequel elle palpite... (...)


100e jour – feu de papier dans le nouveau sanctuaire ranimé de ses cendres

Tout cela m'est venu, oui, tout d'un coup cela m'est venu et je sais maintenant la vérité. Vérité que je dois écrire car au matin peut-être j'aurais oublié mes rêves qui pourtant, je l'affirme, j'en suis sûr, j'en atteste à moi-même, contiennent plus de justesse dans leur raisonnement automatique que tout ce dont je remplis mes carnets de fouilles, qui ne sont que des témoignages prosaïques, sans avenir. Sans avenir. Je les brûle devant mes yeux, au moment même où j'écris ces lignes. Leur destruction me fait du bien, car ils m'ont trompé avec autant d'assurance que les habitants de Memphis, pour qui l'inconnu est la peur, et pour qui on ne s'égare pas plus loin que ses pensées quotidiennes. Mes propres mots m'ont enfermé dans l'erreur. Dans l'erreur. Dans l'erreur que je vais rectifier dès maintenant, et la vérité sera établie. Etablie.

Les livres n'ont pas disparu, non ; simplement ont-ils pris vie – ils ont pris vie ailleurs que dans les pages, qui ne sont qu'un réceptacle. Et où ont-ils pu prendre vie, si ce n'est dans leurs incarnations naturels ? LES SERVITEURS DES DIEUX. Voilà ce que fabriquaient nos ancêtres en ces lieux : des réceptacles, et le télescope était le véhicule. Et voilà pourquoi je les entends, à présent, mieux qu'avant encore, quand seuls quelques uns d'entre eux pouvaient agir. Là encore se trouve l'explication des menues curiosités qui ne m'avaient pas frappé plus que cela (car l'aveugle ne saisit que ce qui l'occupe), ces lumières aperçues à l'arrivée, ces chuchotements dans mon dos, et surtout cette main de bronze jaillissait de l'effroi pour me sauver. De même que j'ai trouvé de rares livres disséminés dans les lieux intacts, quelques uns de ces êtres circulaient déjà autour de moi, en ombres, avant ma découverte de l'aile sud. Et ils essaient de communiquer avec moi, sans que mon esprit injuste ne les perçoivent.

Car mieux, mieux que tout – en cette nuit m'ont esprit s'éclaire autant que la lune est noire – je suis une part de leur destin. M'ont-ils amené jusqu'ici ? Je ne sais. Du moins ont-ils profité de ma présence pour libérer leur congénères. A présent, tous me regarde et leurs yeux vibrent d'ombres qui ne sont pas que les vacillements de la bougie, mais qui sont aussi les murmures et le souffle des serviteurs des dieux, admis ici par la grâce et le génie d'autres hommes, plus habiles que nous.


Au matin, je les trouverai, me révèlerai à eux avec force sympathie et gagnerai leur estime en me présentant comme un des leurs adorateurs, comme ils doivent penser les humains sous cette forme d'êtres affables et respectueux. Ils m'accueilleront et, enfin, me révèleront les secrets du monde, ceux que je n'ai pas pu lire dans les livres, mais que je ne dois manquer pour rien. J'accepterai sans contrainte la mission qu'ils me confieront, et qu'ils me prennent pour un clerc ne doit pas me heurter tant le don qu'ils me font dépassent toute valeur, parce qu'il est conscience de toute une mémoire enfouie, de siècles et de siècles de savoir et de mythes, trésor que je cherche entre tous depuis le début.

Avec eux je serais le gardien du Temple des Sept Cieux.

Connectez-vous pour commenter