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Le problème le plus sérieux que pose la reconstitution légendaire des temps anciens est Jean Delomme. Et avant d'engager ma réflexion sur les fables forgées par les hommes d'avant l'Apocalypse, il me faut retracer le parcours de cet incroyable personnage qui, bien qu'appartenant à notre époque, semble avoir tout fait pour devenir le protagoniste le plus fabuleux de ses propres affabulations !

Il importe peu de savoir qui était Jean Delomme avant l'Apocalypse, car son existence n'a de sens qu'avec elle, et ne prend forme cohérente qu'au moment précis où la face du monde se trouve changée. A-t-il seulement existé avant ? Certains audacieux disent que oui ; et d'autres, même, avec encore davantage de témérité, affirment qu'il ne serait pas étranger au déclenchement de l'Apocalypse... Pour notre part, nous nous limiterons à proposer ces interprétations divergentes en gardant à l'esprit que le doute traverse le parcours de Jean Delomme et qu'il serait à la fois dangereux et inefficient de ne fournir à son sujet que des certitudes, là où les indéterminations et les mystères sont l'essence même d'un homme qui vécut par et pour le mensonge.

La première trace documentée de Jean Delomme remonte à la guerre qui opposa la confrérie des Cités de l'Ouest à la Grande Horde d'Abigard Rasmussen, dite aussi « guerre des mirages » en raison des curieuses visions que relatèrent les soldats revenus d'un front où il n'y eut ni vainqueur ni vaincu. A cette époque, comme l'attestent les archives de la caserne de Locarnal, Jean Delomme est enrôlé pour devenir une des recrues transitoires du camp occidental, qui cherche une chair à canon idéale parmi les vagabonds et les errants. Il passe tous les tests avec succès, démontre une certaine habileté aux exercices physiques comme au maniement des armes et, surtout, impressionne les instructeurs et ses camarades par son charisme. Il surprend tout le monde en démasquant un espion ennemi, alors que la caserne de Locarnal est à des kilomètres du front et qu'aucune alerte n'avait été donnée. Un autre jour, lors d'un camp d'entraînement dans les montagnes, il sauve un gradé d'un grizzli qu'il maîtrise armé d'un simple bâton de marche. Il reçoit une médaille. Tout indique qu'il obtiendra un grade prestigieux avant son intégration au corps d'armée. Quel âge a-t-il ? Nous n'en savons rien. Sans doute est-il jeune, encore, au vu de ses exploits, mais il peut déjà avoir une trentaine d'années, voire plus encore.

Puis, les registres de Locarnal mentionnent un fait extraordinaire qui vient rompre la scansion héroïque de l'avancée de Jean Delomme. Il est rayé des listes d'aptitude et envoyé, comme de nombreux autres « incapacités », à la section de l'intendance. Pourquoi cette décision de l'état-major ? Plusieurs hypothèses ont été avancées et circulent quand le nom de Jean Delomme est sussuré dans les lieux d'importance de l'actuelle Confédération Occidentale, héritière des Cités de l'Ouest. La plus raisonnable est qu'il a commis une faute grave, voire qu'il ait cherché à déserter, comme le suggère ceux qui ne voient chez Jean Delomme qu'une vie entière consacrée à la supercherie. D'autres, prenant appui sur la teneur de ses prouesses, affirment qu'il a subi une blessure si grave qu'elle l'aurait rendu inapte au terrain. Nous ne pouvons pas écarter ces solutions, mais ne sont-elles pas bien prosaïques au regard de l'ampleur du cas « Delomme » ? Plus attirante est l'idée selon laquelle la hiérarchie aurait découvert que les exploits de leur prodige ne furent que des canulars élaborés, et que Delomme n'a jamais combattu de grizzli, et encore moins attrapé un plus qu'improbable espion ennemi. Si la caserne, dans son ensemble, pouvait relater les circonstances exactes des évènements, il n'en demeurait en réalité aucune preuve tangible, et c'est tout Locarnal qui aurait été victime d'un coup monté. De fait, officiellement, il n'existe aucun document attestant l'attaque du grizzli et la capture de l'espion ; et pourtant, tout soldat présent à Locarnal en même temps que Delomme se porterait garant de la matérialité de ces souvenirs impossibles. Comme nous l'a répété un ancien camarade de Jean Delomme, incapable de nous expliquer les détails précis de son éviction mais néanmoins fort prolixe sur ses hauts faits : « C'était quelqu'un Delomme ! Discret, en apparence, mais en douce, il faisait des miracles. Il jouait du tambour à la fanfare et avait un sens du rythme incroyable. On dansait tous là-dessus, sur ses solos – des solos de tambours ! - et on était comme envoutés, comme s'il y avait que Delomme et son tambour, et que nos pieds marchaient en automatique. Quand j'y repense, j'arrive pas à revoir son visage : c'était un brouillard, ce gars-là. Mais son rythme, ça oui, mes cors aux pieds s'en souviennent encore ! ».

L'hypothèse du coup monté va bien plus loin que la simple « faute grave » qui aurait entraîné son départ forcé du camp d'entraînement. Car confrontés à leurs propres égarements, ce n'est pas un manquement aux règles que ses supérieurs auraient diagnostiqué, mais au contraire des aptitudes plus formidables encore que celles qu'ils pensaient d'abord avoir découverts : l'art du mensonge.

Voilà que, quelques jours après son arrivée à la section de l'intendance, Jean Delomme apparaît comme le chroniqueur en chef de la Gazette des combattants occidentaux, un prospectus lithographique distribué dans les Cités de l'Ouest pour la lecture à voix haute des faits d'armes. Son travail consiste à rédiger des récits héroïques sur la guerre que mènent les Cités. Et il s'en acquitte avec un brio épatant. Ses textes sont des merveilles, des délices épiques extrêmement détaillés où le réalisme est poussé à son paroxysme. Longtemps, ils ont été considérés comme des sources fiables pour comprendre le déroulement de la guerre des mirages, car tout y est : descriptions des stratégies des deux camps en présence, combats touffus et pourtant individualisés pour identifier les grands soldats, descriptions pittoresques des champs de bataille où pas un arbre ne manque derrière les canons... Mais récemment, en recoupant les récits de Delomme avec ceux des autres chroniqueurs de la guerre, d'attentifs observateurs se sont aperçu qu'il est le seul témoin de certains évènements d'importance – des prises de forteresses, des massacres jusqu'à la nuit tombée, la mort de généraux, la signature de traités. Ses collègues n'en font pas mention. Son génie était-il celui d'être là au bon moment, ou d'inventer le bon moment ? Et comment aurait-il pu décrire avec autant de précisions les stratégies de la Grande Horde d'Abigard Rasmussen, lui qui était dans le cas adverse ? A partir de là sont apparus les premières remises en cause de la réalité des écrits de Jean Delomme, et il y a gagné ses galons de faussaire.

Que les textes soient vrais ou faux, c'est de toute évidence en travaillant au service de l'armée de la confrérie des Cités de l'Ouest que Jean Delomme commence à écrire, et à écrire suffisamment juste pour frapper les esprits. Les leçons qu'il apprend alors lui serviront dans ses projets ultérieurs, même si pour l'instant, il n'est qu'un simple subordonné qui met sa plume au service d'une puissante machine militaire, puisque la guerre s'achève lorsque la horde a disparu et que l'armée levée par les Cités se retrouve, aussi abruptement qu'inexplicablement, sans le moindre ennemi. Surtout, dans les gazettes se trouve la preuve la plus évidente de l'existence de notre insaisissable personnage, la seule positivement tangible, en vérité, bien que certains aient avancé que le Jean Delomme de La Gazette des combattants occidentaux ne serait qu'un pseudonyme collectif choisi par la rédaction en souvenir de celui que beaucoup, à l'arrière, considèrent comme héros, ignorants des derniers rebondissements à la caserne Locarnal. Et mieux vaut faire croire en un héros que d'accepter la présence d'un lâche dans les rangs.

A ce stade, une question fondamentale se pose : faut-il se limiter aux sources dûment et clairement documentées ? N'y a-t-il pas, dans la circulation orale des rumeurs, une forme de vérité ou, du moins, de légitimité, à laquelle il est indispensable de se fier ? Ne nous sommes-nous pas fourvoyé en pensant aller directement vers les certitudes, là où la réalité même nous apprend que les doutes sont bien plus pertinents et riches de séduisantes saveurs... ?

On prétend que ce n'est pas à l'armée qu'il a appris à écrire et mentir mais bien avant. On prétend qu'il a passé les années qui suivirent l'Apocalypse enfermé dans une de ces mythiques bibliothèques désormais disparues, avec pour seule nourriture des milliers de livres, de romans, d'essais, de poésie, de manuels. Nourriture de l'esprit façonnant sa survie à l'aune de son seul savoir ; vie suspendue à la seule condition de l'agencement verbal et cognitif ; et de là viendrait l'érudition sans faille dont il a pu faire preuve au plus fort de sa carrière. On prétend qu'avant même d'être engagé dans la guerre des mirages, il aurait développé un sixième sens, le sens du drame, et qu'il aurait fait de sa vie une mise en scène permanente. Les rumeurs sont nombreuses pour situer loin des faits l'origine d'une imagination fertile ; peut-être même avant sa conception était-il destiné à se faufiler entre les mémoires ? Qui croit au destin se ralliera à cet avis. Quant à nous, suspendons notre jugement.


Et revenons aux faits. Après la guerre, nous retrouvons sa trace sur les routes. Les premiers échos de l'identification de Jean Delomme comme un des bardes les plus courus des Cités de l'Ouest émergent peu de temps après la fin de la guerre des mirages. De toute évidence, c'est dans cette profession aléatoire et ambulante, mais porteuse à une époque où l'art de la lecture est un savoir éteint, qu'il se reconvertit, comme si la guerre ne lui avait rien laissé d'autre que l'imagination. Nul ne sait où il habite. Des légendes locales fleurissent un peu partout à son endroit, des croquis d'artistes le dépeignent, tantôt prosterné face à d'immenses montagnes, tantôt accueilli pour la nuit chez un riche propriétaire terrien, mais il faut chercher dans les préambules des compilateurs pour avoir quelque description fidèle, car les dessins ne sont qu'une projection subjective et les traits varient trop pour leur faire confiance. Mais là encore la subjectivité du scripteur nous induit en erreur. Est-il le joyeux baladin dansant sur une scène qu'il transporte dans sa remorque ? Est-il l'homme en noir qui vient à la veillée dans les tavernes et ne laisse quiconque voir son visage ? Est-il le noble invité de grandes assemblées aristocrates qui se délèctent de son franc-parler et de ses écarts de langue ? Décidément, il n'y a là que des stéréotypes, plus faux les uns que les autres, qui ne nous apprennent rien de plus que nous ne savons déjà : Jean Delomme se laisse voir à loisir par quiconque veut l'observer sans jamais se révéler entièrement. La seule certitude est qu'il gagne sa vie en racontant des histoires qu'il dit venir d'avant l'Apocalypse. A une époque où les mémoires sont encore embuées mais curieuses, sa fortune est vite faite. Il achète un vieux fortin abandonné au bord d'un lac – à moins qu'il ne loue, au coeur d'une cité, des catacombes abandonnées bien avant l'Apocalypse pour en faire son antre.

Est-ce parce que ses attractions ne rapportent plus assez qu'il décide de changer de profession et de se mettre à écrire ? Posée ainsi, la question est trop simple. Même si des réponses ont été apportées depuis, beaucoup considèrent l'affaire des lettres de Jean Delomme comme une énigme qui remettrait en cause le fait même qu'il ait écrit quoi que ce soit. Plusieurs millions de lettres signées de sa main ont été retrouvées qui suggèrent une circulation intense pendant plusieurs décennies de récits mis au net, commentés et présentés comme des « récits des temps anciens ». Passant de main en main, elles-mêmes recopiées des milliers de fois, les lettres de Jean Delomme sont des réflexions riches sur un savoir perdu – Delomme affirmant dans ses introductions avoir eu « la chance inouïe de conquérir ces trésors au prix de graves atteintes physiques et morales » mais « [s'être] senti investi de l'élan mirifique de civilisations passées avec lesquelles [il peut] dextrement communiquer ». Des points restent obscurs quant à ces lettres. Il est souvent difficile d'en réunir plusieurs côté à côte tant leurs propriétaires se montrent possédés eux-mêmes par une fascination addictive à l'égard de simples feuilles de papier. Ceux qui y sont parvenus disent cependant que les écritures ne sont jamais strictement identiques. Elles varient sur des détails si légers qu'elles pourraient avoir été écrites par la même main ; mais elles varient tout de même (la barre des d, l'agencement des jambages, l'écart des accents le long des lignes), et de façon si régulière qu'elles ont tout de l'oeuvre de compilateurs oeuvrant de concours ou, mieux encore, de Jean Delomme cherchant consciemment à brouiller les pistes en appliquant à dessein des algorithmes évolutifs à sa graphie.

Parmi les lettres, nombreuses sont celles qui témoignent d'une visée ambitieuse : reconstruire la mémoire du monde d'avant l'Apocalypse, et reconstruire ainsi la chaîne d'évènements menant jusqu'au grand bouleversement. Il n'est pas le seul à s'être engagé dans cette mission, évidemment, et beaucoup d'expériences, dans les domaines historique, archéologique, géologique, cosmologique voire psychanalytique sont menées à la même époque dans un même but. Mais sans doute est-il le seul à concevoir le passé non comme un code à décrypter, mais comme un récit à traduire, une croyance en la force révélatrice de la fiction : là où le passé ne pourra jamais être connu, il est possible de pénétrer dans l'âme même, et le coeur, de nos ancêtres en rapportant leurs rêves. Sans doute est-il le seul, également, à présenter à qui veut l'entendre ses réflexions sous la forme des « récits des temps anciens », comme si la mémoire s'élaborait aussi par sa propre circulation et qu'on ne pouvait traduire la légende qu'en la retranscrivant sous forme de légende, pour ne pas en perdre la pureté. Il ne serait pas surprenant qu'il ait travaillé à ce grand oeuvre avant même d'écrire les lettres, pendant qu'il n'était encore qu'un barde en chemin, assemblant mentalement des souvenirs de ses lectures anciennes.

Les lettres originales ont circulé par des recopies successives d'autres scripteurs prétendant détenir un manuscrit de Jean Delomme. Et de fait, si l'on compile la masse des récits narrés, si l'on assemble certains poèmes avec d'autres essais, on peut parvenir à une description, cryptée mais réelle, du monde d'avant l'Apocalypse vu sous l'angle de ses légendes. Il s'agit bien de cela : un ensemble de fables se répondant les unes les autres, entrelacées de motifs que Jean Delomme cherche à décrypter avec une patience et une précision érudite. Il bondit d'un texte à l'autre, reproduit des extraits entiers de mémoire, suppose les inspirations communes et les sources contradictoires. Lire les lettres de Jean Delomme, c'est se sentir projeté dans autant d'univers merveilleux où les surhommes, les êtres surnaturels, les dieux et les déesses sont un décor miroitant, tantôt toile de fond générateur de mythe, tantôt compagnie familière, tantôt implacables allégories des aspirations humaines. La fluidité de son style nous ferait presque croire que Jean Delomme a cotoyé ces personnages et qu'il a pu s'entretenir avec eux pour connaître leurs aspirations.


Jean Delomme est-il parvenu à accomplir sa « destinée », pour reprendre un terme qu'il aurait pu lui même utiliser afin de mieux dramatiser son propos ? Le premier indice est son apparente longévité, plusieurs témoins prétendant l'avoir vu jusqu'à nos jours encore, là où il devrait être mort depuis fort longtemps. De la connaissance suprême à l'immortalité, il n'y a qu'un pas, et il est tentant de le franchir pour penser que Jean Delomme aurait découvert, au fil de ses recherches, la recette de la vie éternelle, que l'on sait que nos ancêtres recherchaient ardemment. Les mystiques et les amateurs de solutions faciles peuvent se contenter de cette preuve. D'autres, bien plus inquiétantes, se sont déjà profilées.

Galessin Thorval, commandeur de la cité de Mannen, s'aventure avec sa garde personnelle, lors d'une mission diplomatique auprès des contrées du sud, dans le grand désert d'Anérobie. Trompés par une tâche sur leur carte, par un dysfonctionnement des boussoles, et bloqués par une formidable tempête de sable, ils s'aventurent sur la mauvaise route. De chemin en chemin, guidés, comme leur instinct leur ordonne, par la forme des constellations, ils arrivent dans une cave qui borde un large puits où les accueille un curieux ermite emmitouflé dans plusieurs épaisseurs de tissus s'évanouissant en draperie. Comme ils sont affamés et assoiffés, Galessin Thorval et ses hommes acceptent de partager le repas de l'ermite. La soirée se termine dans la fumée du haschish et c'est un autre voyage qui commence alors. Ils pénétrent dans un territoire qui n'a jamais été cartographié ; pourtant, le coeur même du désert est connu, et ce territoire, souterrain et gigantesque, s'étendant le long de galeries nichées dans les montagnes qui émergent de la surface du sable, n'aurait pas pu passer inaperçu auprès nombreux arpenteurs qui ont voyagé à travers le désert d'Anérobie. Bientôt, la mission de Galessin Thorval change de but : il faut conquérir le sixième continent, qui est dirigé par une reine dont les légendes locales disent qu'elle descend de dieux très anciens. Aidés de ses hommes qui livrent de multiples combats et nouent de multiples intrigues avec la cour fastueuse et raffinée de la reine, il y parvient et réalise alors ce qui reste dans les mémoires comme « la conquête du sixième continent », une aventure héroïque de guerre mêlée d'habileté politique, qui voit le rattachement définitif de tout le désert d'Anérobie au territoire de Mannen et, se faisant, aux Cités de l'Ouest. La dernière « grande conquête » des occidentaux, en somme, tant la prudente indolence politique dans laquelle ils s'étaient plongés avait écarté tout idée d'expansion.

Mais n'est-il pas tout aussi vrai que Galessin Thorval est retrouvé par une expédition de secours envoyé depuis Mannen aux premières nouvelles de disparition de la mission, seul, à moitié nu et fou, dans une caverne à quelques jours de marche des contrées du sud ? N'est-il pas tout aussi vrai qu'on retrouve entre ses mains une des lettres de Jean Delomme ? Pourtant, le sixième continent est bel et bien rattaché à Mannen et Athis, la reine désormais mariée à Galessin Thorval, ne tarde pas à devenir maire de la cité pour plusieurs années. D'autres exemples de telles distorsions où des fantasmagories viennent contredire la réalité et s'entrechoquent avec l'écoulement du temps existent ailleurs, et Jean Delomme n'est jamais loin, qu'il soit ou non déguisé en bédouin, en chapelier ambulant, en barde aveugle ou en capitaine de frégate sans pavillon. Ainsi des animaux difformes et parlants aperçus par une petite fille à proximité du désormais fameux « trou absurde », que nul autre qu'elle n'a jamais vu, mais qu'elle a su décrire avec une effrayante précision. Ainsi du marin accosté à la vieille cité lacustre de Port-du-Cap prétendant en être roi légitime mais n'ayant aucun souvenir de l'Apocalypse, et que nul ne reconnut parmi les notables de la ville. Ainsi de l'exploration polaire menée par l'arpenteur Aberton dont les carnets, retrouvés dans un coffret de cobalt, suggéraient la découverte d'une immense mais monstrueuse civilisation en cet endroit, antédiluvienne et oubliée même des hommes d'avant l'Apocalypse.

Aussi insensées soient-elles, ces histoires nous permettent d'esquisser une première approche de l'aboutissement de Jean Delomme. Serait-il parvenu à donner consistance aux légendes dont il s'est fait le réceptacle vivant ? Faut-il voir une part de sagesse, dans les naïvetés de quelques rustauds, dans les imprécations de prédicateurs enflammés, dans les délires des prophètes illuminés qui nous disent que Jean Delomme « a donné vie aux enchantements du passé», qu'il « a amené sur nous les maux d'un autre temps », qu'il « s'est extrait de notre dimension pour naviguer dans le multivers » ? Ou faut-il plutôt penser que sa malice seule a nourri l'imagination de ses auditeurs et que ce sont les légendes qui en ont fait un héros, et non l'inverse...?


Car enfin, il nous faut revenir maintenant sur les preuves qui laissent à penser que Jean Delomme ne serait qu'un illusionniste, voire qu'il ne serait qu'un « brouillard », pour reprendre une idée évoquée plus haut.

Les doutes ont commencé à surgir lors de la découverte de la « bibliothèque de Jean Delomme ». En plein coeur de Mannen, un homme trouve dans sa cave une succession de conduits souterrains qui courent sur plusieurs kilomètres, jusqu'à sortir du périmètre de la cité. Il les explore pendant plusieurs jours, s'y perd ; ses proches s'en inquiètent et appellent les autorités. L'homme est retrouvé assis contre un mur humide, amaigri mais les yeux pleins, un livre à la main, tandis qu'une pile d'ouvrages surveille les nouveaux venus. Il a découvert une formidable bibliothèque et n'a pu s'en échapper pendant plusieurs jours, absorbé dans sa lecture, lui qui n'a jamais appris à lire. Il dit voir les formes dans les mots, les visages dans les phrases, les images gravées entre les lignes. L'homme finit interné. Après plusieurs repérages, et en déchiffrant les ex-libris anachroniques sur les plats des livres, on en déduit qu'il s'agit de la bibliothèque de Jean Delomme, qu'à cette époque tout le monde pense mort depuis des lustres. La trouvaille est explosive, car enfin il sera possible d'améliorer les connaissances sur le monde d'avant l'Apocalypse. Des scientifiques sont dépếchés sur les lieux pour examiner les livres ; mais plus les jours passent, plus les livres disparaissent, pillés, dit-on, faute d'explication, et malgré la protection militaire dont jouit la bibliothèque. En moins d'un mois, les livres sont à nouveau dispersés comme le sable au vent, nul ne sait où, même si certains commerçants soufflent à mi-voix aux visiteurs curieux pouvoir leur procurer un exemplaire de la bibliothèque personnelle de Jean Delomme.

Pendant ce mois d'études, les scientifiques sont quand même parvenus à quelques conclusions, qu'ils ont transmis aux autorités de Mannen qui nourrissaient les fantasmes les plus grands sur les pouvoirs que leur confèreraient des livres qu'ils voyaient comme autant de grimoires noircis de siècles où la magie était monnaie courante. Ils pensaient en tirer encore plus de pouvoir, et vaincre leurs ennemis. Ce que leur disent les scientifiques les déçoit grandement, mais pour notre part, continuons, car il y a plus à ronger que ne l'ont cru ces doux rêveurs, aussi éminents soient-ils. Il apparaît, au grain du papier, à l'épaisseur de l'encre, aux hésitations de la mise en page, à de moindres détails dispersés entre les pages, entre les lignes, entre les mots, que la majeure partie de la bibliothèque de Jean Delomme soit constituée de faux manifestes : des livres imprimées par Jean Delomme lui-même, mais masqués sous les apparences matérielles de l'antiquité pour faire croire à de vrais exemplaires ayant échappé à l'Apocalypse. Une presse d'imprimerie, très ancienne mais rapiécée avec adresse, trône au fond de l'antichambre, matrice féconde dont, aux dires de certains, les rouages étaient encore chauds lors de sa mise au jour.

Deux écoles s'affrontent alors. Pour les uns, la découverte de la fausse bibliothèque de Jean Delomme ne prouve pas que les textes soient faux eux aussi. Il a pu les recopier, comme il l'a fait avec ses « récits des temps anciens » et les réimprimer consciencieusement. Le témoignage de notre passé reste valable, et l'effort salvateur de Jean Delomme doit être d'autant mieux salué. Mais les autres disent que le mensonge condamne toute pensée, que les notes des manuscrits de Jean Delomme citent explicitement de fausses éditions, et que, pour cette raison, tout notre passé est la construction mentale d'un seul homme ; et l'on ne pourra jamais démêler le vrai du faux, seulement vivre avec des légendes comme seule source de foi.

Il y en a enfin qui vont plus loin encore. Si Jean Delomme a pu falsifier avec autant de brio des livres anciens, il a très bien pu diffuser également les légendes de Galessin Thorval, du trou absurde, du roi de Port-du-cap, de l'expédition Aberton, et suggérer dans chacun d'elle sa présence discrète. Par sa seule voix il a pu lancer les rumeurs selon lesquelles il aurait compilé plus d'un millier de « récits des temps anciens », car qui a déjà vu plus de cinq ou six de ces manuscrits en même temps ? Le jeu des copies successives aurait fait le reste, et il lui aurait suffit de produire quelques premières lignes pour être assuré que tous les pédants composeraient eux-mêmes les milliards d'autres, la copie donnant elle-même naissance à un original jamais rédigé. Il a pu également inventer sa vie de barde itinérant, à l'abri dans ses kilomètres de souterrain, ne sortant que pour colporter plus de nouvelles, mais ne se risquant jamais à dire des contes qui n'ont jamais existé. Et n'a-t-il pas pu, même, falsifier les preuves de sa présence dans l'armée du temps de la guerre des mirages, car le nom sous les chroniques de la Gazette des combattants occidentaux n'est qu'une signature sous un texte lithographié que n'importe qui aurait pu écrire. En des temps sombres de conflits, il aurait pu donner quelques piécettes pour que son nom remplace celui de journalistes lâches mais milles fois plus talentueux et inventifs que lui. En somme, Jean Delomme n'aurait rien écrit : il se serait contenté de mettre en branle le vaste imaginaire de l'humanité en s'inventant une existence.

Une dernière rumeur dit que, dans la bibliothèque de Jean Delomme, couché sur une table de travail à plan incliné – celle qu'il utilisait pour écrire à la main – a été découverte une dernière lettre, un dernier récit, sans adresse, sans dédicace et sans mention de date. Jean Delomme y raconte avec précision sa vie : la caserne de Locarnal, la Gazette des combattants occidentaux, l'errance du barde, les « récits des temps anciens », mais aussi les merveilles indéchiffrables, et jusqu'à la découverte de sa bibliothèque dans des conduits glacés par un mangeur de livres analphabète.

« Il gisait çà, peu conscient des gouttières dégoulinassant dans son col, de la mousse conquérante des siennes semelles, de l'obscurité geignarde dont une bougie bien guère n'était victorieuse. Ses yeux rapaces luisaient d'un flambeau autre, qui en éclairait le couloir empuanti ; tapi est le monstre dans l'encoignure de quelques moellons, projetée sur les parois est l'ombre du preux, jaillissante est la voix de la demoiselle en danger de la menaçante noyade dans un donjon enclos où la marée s'engouffre, et, comme une peine cruelle, monte. Lui, il se serait bien rué à son sauvetage, car les cris se faisaient comme grandissants et lourds de la Mort elle-même ; mais doit se poursuivre le conte et le preux doit pourfendre la bête par le fil de l'épée à pommeau de nacre à cette fin que se rompe le sortilège cloîtrant la belle dans sa geôle, puis il doit nager contre le courant et ce jusqu'aux rivages embrouillés des tremorantes lueurs du port, par la nuit croûlante de vagues ; et jà s'achève un chapitre. Et cet achèvement, qu'il soit irrévocable est le siège de sa crainte majeure. »


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