Quand il était petit – c'était avant l'Apocalypse – ses parents l'avaient emmené voir la mer, depuis le haut des falaises et jusqu'en bas, dans la crique qui formait son croissant. Il n'en avait pas mémoire, car les souvenirs trop lointains n'ont plus aucun sens arrivé à l'âge où la réalité s'enfonce en soi ; et, pourtant quelques échos percèrent lorsque vinrent les bourrasques de l'Apocalypse et qu'ils durent tous quitter la mer qui grondait pour les creux entre les montagnes. Ce n'était que des semailles dans un petit corps, mais les racines étaient profondes et il en fallut peu pour que remonte, un jour, porté par la même houle qui l'avait fait naître, le passé, et la mer.
Il en fallut peu ou beaucoup pour qu'il devienne le fils du sable, le garçon de la plage, l'enfant de la mer et des rochers. Peu car, à l'échelle de tout un cosmos, qui peut dire ce que nous valons, et ce que valent nos résurgences et nos inconstances ? Mais beaucoup, quand même, avouons-le. Et racontons-le. Ou laissons-le nous raconter.
La mer se dépose sur le sable au rythme d'un battement de coeur. Je la regarde, s'éloigner, puis revenir et hésiter, et s'éloigner, à nouveau, lentement. L'écume est maintenant très loin mais la distance n'est rien quand le temps s'agrandit. Je veux rester là et ne plus bouger, jamais. La mer est si belle et, les vagues, allant et venant, comblent ma mémoire mise à mal. Il fait froid, je me souviens. Il fait froid mais j'ai insisté pour rester jusqu'au coucher du soleil alors que dans la voiture s'impatientent mon père et ma soeur. Il me faut voir cette plage jusqu'au bout de ce qu'elle peut m'apporter, jusqu'au moindre grain qui rougit et s'étend, dans l'eau aux teintes brunes, quand, le soir, vient et s'impatiente la nuit. Que me reste-t-il d'autre à partager ? L'eau coulant, en ruisseaux minuscules sur le sable trop souple. Les oiseaux qui hurlent. Le vent, très doux le vent, mais froid comme en hiver, qui ne me fait que prendre plus de plaisir encore en portant la voix de ma mère qui murmure l'histoire de la mer et du sable. Une histoire ancienne, très ancienne, qui me revient encore par bribes. Mais qui n'est pas la mienne et ne détourne pas le rythme lent et beau des vagues et de l'écume.
Le deuxième jour s'annonça d'abord comme le frère du premier. Il y eut les battements de la mer sur le sable et leurs petroglyphes, comme des ombres ou comme des montagnes, imprimées à l'envers. Les souvenirs qui se brassèrent alors au plus profond de mon inconscient étaient bien plus flous que les précédents, bien qu'infiniment plus proches, et aussi plus violents. Des tremblements. Des bourrasques des cris. Ou bien étaient-ils réellement si proches, ou bien, le passé, cette chose morte, me jouait-il des tours ? Je m'y arrêtai quelques heures, essayant de trouver un ordre dans le chaos, mais toujours revenaient des interférences.
Parfois, il s'égare. Parfois, sa mémoire lui joue des tours, trouée qu'elle fut par le destin. Le chaos qu'il décrit là ne vient pas tout de suite ; il attend un peu avant de montrer son museau et de briser l'innocence originelle d'un simple garçon qui aime regarder la mer. La mer. Voilà où nous en sommes dans le flot des souvenirs ; pas plus loin. La mémoire aussi revient par bourrasques quand elle s'agite trop longtemps. Il faut la dompter. Aidons-le.
Après l'Apocalypse, ils quittèrent les côtes pour des lieux plus sereins. Ou disait-on qu'ils l'étaient. Il oublia qu'il avait vu la mer, car il était trop peu formé en âge pour n'en garder rien d'autre qu'une surface, et quelques grains. Alors les rochers prirent le dessus et, bientôt, aux vagues souples se substituèrent les crêtes rompues des montagnes. L'écume était de neige. Elle laissait une trace moins éphémère, plus dense, qui ne lui plut qu'à moitié. Et le froid qu'elle dégageait n'était pas celui du vent, qui caresse, mais celui du serpent, qui mord la main qui le nourrit. Si tout changeait autour de lui – sa vie, sa famille, son quotidien – ce fut la neige qu'il retint avec le plus d'attention, comme si se cristallisait en elle l'incongruité d'une nouvelle vie où la bise ne charriait rien d'autre que des flocons secs aux doigts. L'eau battait les rochers au lieu d'en allonger l'existence ; elle se débattait, même, entre les crêtes acides qui égratignaient sa main droite de félures. Dans son imaginaire qui ressassait inconsciemment le souvenir d'une eau à la fois plus sauvage et plus paisible dans sa liberté, il lui semblait que ce torrent entre deux rives était prisonnier des roches. Et il aurait suffit de peu pour que ce même imaginaire, trop enfantin encore, ne lui fît voir l'analogie de l'eau et de lui-même.
Dans la cité des montagnes, à mesure qu'il grandissait sur la terre dévastée naquit en lui le sentiment de l'injustice. De la souffrance de ses parents arrachés à leur vie d'avant, il ne retint que leur résignation face à l'Apocalypse. Elle lui paraissait plus qu'absurde, à lui qui n'avait pas vécu en propre l'évènement destructeur, mais qui conservait à l'état de fragments des souvenirs. La caresse du vent froid sur le sable. La plage et ses doux embranchements d'eau. La mer.
Le troisième jour vint le pélican. Il se posa à côté de moi comme si je n'étais qu'un rocher. Un peu plus et il se serait posé sur mon crâne, si la circonférence l'en avait invité. Ses pattes, dans le sable laissèrent deux sillons si légers qu'en un seul passage la mer les effaça. Ce pélican m'avait-il parlé ? Avait-il voulu m'accueillir dans son royaume, me souhaiter de quelque manière la bienvenue ? Je me retournai pour le chercher des yeux. Je fixais d'abord l'horizon, puis la voûte du ciel et des pins maritimes dont il aurait pu se faire une cachette. Mais il n'y était plus. Alors me prit l'idée de suivre ses pas dans le sable ; ceux que la mer, bienveillante quand on ne la brusque pas, n'avait pas noyés. Les traces menaient à un chenal qui menait à une grotte naturelle, mais sombre en son dedans. Il me parut risqué de m'y aventurer. J'avais déjà vu des grottes, d'autres grottes.
La mer me fouetta, sans méchanceté aucune comme je restai planté à l'entrée de la caverne, sur un caillou branlant qui attendait le ressac pour s'abandonner enfin aux profondeurs. Son coup inattendu m'étourdit d'abord. Le goût de l'eau salée résonnait en détonation dans ma bouche et je me vis tomber dans le petit bassin naturellement formé par un rond de rochers. Vint un second coup de fouet, moins violent, celui-ci. Mais mes esprits se perdaient déjà tout entier dans la mer, et dans ses bouillonnements les plus intenses à l'entrée des falaises qui s'ouvrent pour laisser passer des colères sauvages. Il acheva ma chute. Je me sentis étendu sur l'eau qui voulait me porter, m'élever parfois, selon la houle, et m'endormir, surtout.
Est-ce que maman m'attend ? Est-ce que maman m'attend dans la voiture ? Je bondis d'un rocher à l'autre. Il fait noir. Je bondis d'un rocher à l'autre, sans penser à rien d'autre qu'aux voix de la mer, qui descend à présent au crépuscule. Est-ce que maman m'attend dans la voiture ? Je cours dans le sable. Mes chaussures marquent. Je cours dans le sable en attendant qu'un rayon de Lune m'indique où je trouverais la mer. C'est ma soeur qui vient, qui accourt elle aussi, mais dans un sens inverse. Et qui me crie : « Maman est morte ! ». Encore : « Maman est morte ! ». Que dit-elle ? La voiture est là, garée bien à l'abri d'un saule. « Maman est morte ! ». Il me faut courir aux oyats, là où le sable glisse au lieu de soutenir la marche. Et dans la voiture triste, maman est morte d'une balle en plein coeur, tirée depuis l'éclat de vitre, où depuis la forêt. Ma soeur me dit qu'ils étaient deux, qu'elle a pu les chasser, mais qu'ils doivent fuir, maintenant, avant que les pillards ne viennent donner l'alerte et que la plage soit souillée par les pas des hommes sans scrupules, ou par leur propre sang. Elle conduira. Elle sait. Elle me donne un fusil. La crosse est froide.
Une fois encore, le garçon de la plage va trop vite et trop loin. Les coups de la mer l'ont embrouillés, comme s'il faisait du passé le présent, et du présent le passé. Ne le suivons pas plus près et arrêtons-nous d'abord. Parce qu'il oublie la vie longue et monotone dans les montagnes. Parce qu'il oublie les révoltes contenues dans le silence. Parce qu'il oublie le départ de son père dans des lieux plus lointains, et encore plus inconnus. Parce qu'il oublie les pleurs de sa mère. Parce qu'il oublie leur fuite à jamais de la cité des montagnes, et son plaisir à l'entendre, pourtant si fort. La mer n'est plus pour lui qu'un seul endroit sans temporalité où tous les évènements se rejoignent immanquablement, comme si, le temps s'affolait.
Oui, c'est cela pour lui, le temps s'affole. Et il fait d'un jour oublié d'avant l'Apocalypse le jour de la mort de sa mère. Mais, petit, tu te trompes ! Ce n'était pas la mer qui battait sous les saules. Ce n'était là qu'un lac, un lac enfermé dans son clos ; un lac d'où les montagnes semblaient naître et mourir et ressusciter encore, comme la Lune. C'était après votre départ de la cité, quand les pleurs de ta mère l'avaient poussé à chercher ailleurs le repos du deuil. Du deuil, oui. Elle ne vous dit jamais la mort de votre père, mais c'était un frisson qui vous parvenait, parfois, à la lueur de l'aube, au gré du manque. Ce jour-là qu'elle décida de s'arrêter pour la nuit sur les rives du lac où un peu de sable trop lourd, et quelques végétaux amis, faisaient croire à la mer qu'elle même ne voulait pas oublier, ils attaquèrent avant même ton sommeil.
Qui, ils ? Je ne sais pas. Personne ne sait. Il n'y eut qu'une balle. Un peu plus loin, quand tout danger fut écarté, vous décidèrent à trois (car entretemps, et le temps passe vite dans la mémoire trouée du garçon de la plage, une petite soeur était née) de la poser sur l'eau, sur quelques rondins. Ainsi la mer finira par la prendre, te dis-tu alors, comme si cette pensée seule pouvait te soulager d'une perte aussi intense.
Mais où en es-tu ?
Le quatrième jour, c'est le pélican qui me réveilla. Il y avait un poids sur mon ventre qui s'appuyait et m'enfonçait dans l'eau jusqu'à presque me couler. Mais je ne coulais pas. La mer m'avait déposé sur le sable, à l'endroit même où, la veille, j'avais perdu son vol et sa trace. Elle me berçait, maintenant, et les coups étaient aussi oubliés qu'un sommeil sans rêve.
Le pélican porta son puissant bec au-dessus de mes yeux. Puis il s'abaissa, et je croisais les siens, troublants mais bien réels. Il me fallait rester allongé entre deux eaux – entre le sable gorgé d'eau salée et la mer à mi-hauteur – pour ne pas déranger l'oiseau, qui devenait affectueux comme il roulait la ronde pupille dans ses orbites. Il me salua et je ne sus quoi lui répondre. Il me demanda la raison de ma venue, puis se ravisa par politesse ; la gêne apparut mais disparut dès qu'il battit des ailes pour me sécher, comme je m'étais mis debout. Son bec déployé lui faisait un jabot de noces, et les plumes correctement coiffées de son crâne une perruque. Et malgré ses vastes ailes, il était élégant dans sa démarche, et courtois dans ses manières. Il me dit que je pouvais l'appeler si un moindre besoin se faisait sentir. Comment l'appeler ? En dessinant sur le sable un symbole admis qu'il scruterait depuis là-haut – là-haut était le ciel, le reste de son royaume quand la terre ne se suffisait plus.
Quand il partit, j'étais sec. Et la mer semblait s'être calmée, et mes souvenirs aussi. La venue du pélican n'avait pas laissé la moindre trace. Sauf deux poissons deposés sur un rocher. Il me fallut un peu de temps av avant de comprendre qu'ils étaient pour moi. Ils firent un repas, et la nuit vint.
Tu n'en es qu'à l'oiseau ? Accélérons un peu, veux-tu... Accélérons pour toi, et retenons nos pas à nous. Car nous avons glissé un peu vite sur les morsures du froid, là-haut dans les montagnes. Sur l'intense ennui qui te poussait à voler et à chasser dans les rues de la cité alors que vous n'étiez pas des plus malheureux. Et tu volais à plus pauvre que toi, comme si les délits t'aidaient à supporter la solitude. Ta grande soeur travaillait déjà, et ta petite soeur ne savait pas parler. Que restait-il à faire, sinon errer au milieu d'autres ombres solitaires ? Nous n'avons rien dit des périples que tu t'imposais pour grimper à la cime en espérant voir, au-delà des nuages, la mer ! As-tu tant oublié de la vie des montagnes ?
Le quinzième jour, il me sembla enfin que ma vie n'avait jamais existé que sur cette plage, et que tous les souvenirs qui me harcelaient n'était que de méchants fantômes et bonimenteurs idiots comme les mouettes glapissantes quand un banc de poisson s'annonce à la marée.
Quoi, que dis-tu ?
Le vingtième jour, l'albatros bavard m'apprit ses propres chants et ils me retournèrent depuis le fond jusqu'au sommet. Il me raconta l'histoire de la plage où il était né et où il espérait bien mourir, car il n'y avait rien de plus beau que la nacre étincelante au soleil du coucher, que les embruns moussus gravissant les rocs à la force des vagues, que l'horizon, surtout, et ses promesses. Ce fut en l'écoutant que je captivais mon regard en une seule direction, celle qui était tout à la fois le début et la fin, l'infini et le désert, l'espoir et l'habitude. Le début de mes émotions et la fin de la vie que je m'apprêtais à mener, et qui était la plus noble et la plus douce, là où les autres n'étaient que des tourbillons insalubres. A chaque marée s'effaçait un nouveau souvenir. A chaque marée s'effaçait le temps et sa mesure. A chaque marée je devenais un peu plus l'habitant de mon nouveau logis marin.
Le sable était doux à mes pieds nus, désormais, que la mer, parfois, par secousses étendues, venait pour caresser. Mes sens s'aiguisèrent : il m'arrivait de percevoir l'érosion naturelle que l'eau imposait aux falaises avec constance et paix. Là un bout de rocher, ici quelque motte d'herbe poussée un peu trop loin de son nid d'origine. Et c'était sans tempête, mais non sans force, que la mer venait à bout du sol. Là fut le premier spectacle prompt à me captiver. Là fut mon repos, car le temps de la mer et du sol n'était pas celui des hommes, et l'Apocalypse n'y était plus qu'un grain. Là encore, la mer, enveloppante désagrège les racines d'une mauvaise plante, d'un seul effort long de dix jours. Elle me caresse encore, comme me caresse la main de ma soeur dans la voiture où le pneu creve, parce qu'il y a des clous sur la route, parce qu'ils les y ont disposés comme un collet pour sa proie, parce qu'ils nous pistent au moins depuis le lac, sans que nous le sachions, parce qu'ils attendent qu'elle sorte pour tirer le premier coup, parce qu'ils s'acharnent ensuite avec tout leur arsenal quand elle essaye de nous protéger de ses mains couvrantes, percutée de balles et de plombs et quand même attentive à nous seuls, parce qu'elle nous dit de fuir en direction du pont passant sur la rivière et d'en dénouer les cordages, parce qu'elle ne peut terminer ses phrases qu'ils sont déjà sortis des fourrés et cherchent les restes, à l'image des chiens errants, parce qu'ils nous laissent sortir pour mieux abattre ma petite soeur. Et je ne sais pas encore ce qui me retient en vie. Je ne sais pas, je ne sais pas. Je ne sais pas.
Je sais que le soir vient, et comme il rougissait la nuit du vingt-septième jour, il rougit mes tempes par le froid, et mon esprit par la colère. Ils n'ont pas vidé la carcasse de la voiture où je prends le fusil caché sous la housse du coffre. L'air qui me parvient est vicié par-dessus la forêt plantée le long de la colline : c'est qu'ils sont là, dans leur antre de prédateurs. J'arme, j'épaule ; je tire. J'arme, j'épaule ; je tire. J'arme, j'épaule ; je tire. J'arme, j'épaule ; je...
Non, tu n'as pas tué, garçon de la plage ! Il n'y a rien qui te le dise dans le silence du coucher rouge du vingt-septième jour. Ne perçois-tu pas d'autres nuances plus belles au moment de franchir la ligne d'horizon ? Ne perçois-tu pas les signes qu'il laisse sur la mer, ton nouveau domaine, ton nouveau royaume, qui ne rougeoie que du soir et laisse la haine à d'autres heures, en des lieux plus hostiles ?
Ce ne sont pas de ces souvenirs dont je veux te parler ; pas des souvenirs de mort qui émergent, mais ceux de vie et de transformation.
Le trente-troisième jour, ce fut la tortue, dont la parole était sage et sans danger, qui m'expliqua ce qui m'arrivait, alors que je le ressentais comme un bouleversement trop intense, comme une agression à mes sens ; elle me dit d'apaiser et d'accepter, qu'à la surface resteront toujours des mémoires agitées mais que dans les profondeurs s'épanouit l'infini. La surface n'est pas seulement lointaine depuis le fond : elle est invisible ; elle se fond avec la lumière du soleil et le noir de la nuit ; elle se perd dans les algues et n'en paraît plus que des tâches tantôt brunes, tantôt rougeâtres ; elle est d'un autre, et inaudible. La surface s'apaise quand les profondeurs sont le dernier asile de la conscience blessée.
Le quarante-et-unième jour, les poissons de la mer vinrent me rendre visite depuis le large bassin marquant l'entrée de la grotte. Ils étaient nombreux, mais pas un ne dénigrait l'autre, et leur union seule, m'expliquèrent-ils ensemble, après que la tortue leur eût signalé ma présence, les change en une créature si monstrueuse que le moindre prédateur s'affole et s'enfuit. Ils ne connaissaient pas la haine individuelle, et leurs voix en canon m'inspirèrent l'image de chants mélodieux et lointains perçus au clair de lune. Aucune fausse note dans cet hymne.
Là, vois-tu ! N'est-ce pas la montagne qui se dessine en impression derrière le bassin de la grotte, derrière l'écho des poissons ? Ne te souviens-tu pas des soirées passées sur la roche abrupte à écouter des mélodies chantées, et à ne pas savoir déchiffrer leur mystère, si ce n'est d'y voir une complainte des hommes dans les montagnes barrant la vue, et barrant les sens ? Ainsi y a-t-il eu dans cette vie de la roche et des à-pics, dans cette vie à voler pour croire vivre, et à se bâtir une forteresse mentale face au tableau de la destruction humaine, des moments doux ; des moments seuls. Et si tu l'as quittée, ce n'est pas de toi-même. C'est contraint et forcé par le destin. Par le destin. Le destin qui flue et et reflue, rentre dans ta vie par touches, par éclats, par fragments reproduits mais destinés à l'oubli des profondeurs ; l'oubli de l'infini, le vertige d'échapper pour toujours à toute forme de providence en contemplant l'avenir sans y être vraiment, en se jouant du passé, et en saluant les vagues.
Tu as trouvé cette plage – la dernière, ou mieux : l'ultime, celle où tu passeras non pas ta vie, car il n'y a plus de vie, mais ton existence, au sens le plus plat que puisse avoir ce mot – tu as trouvé cette plage, dis-je, en te frayant un passage au milieu du destin. Il n'était pas prévu que tu t'amènes aussi loin de la montagne. Il n'était pas prévu que la fin – car il s'agit bien d'une fin – soit de sable et d'eau, je veux dire fine et dense tout à la fois. Quel a été l'instrument du hasard ?
Le soixante-neuvième jour, j'appris des algues, quand elles se déposèrent, à mes pieds sur le sable, que rien n'est plus beau que le hasard, qui forme tourbillon et rouleau en surface, et qui donne aux choses des formes qu'elles ignorent elles-mêmes, croisant les masses et la croissance au gré d'envies bizarres, mais alléchantes. Et le pin renchérit, dans mon dos, lui qui n'attendait qu'au vent pour savoir où pousseraient ses branches et quand ses épines jailleraient de l'écorce ! Ils ne craignent pas cette marée, qu'elle soit d'air ou d'eau, et ses choix impromptus. Ils la laissent habiter leurs organes car il n'est aucune raison qui ne les guide en forme de destin. Là où ils atterrissent, quand ils sont graines et sans conscience, ils l'aiment et y attendent que leur être passe, là, sur le sable, où dans des les rochers domptés par les bulots.
Il y a bien eu ton vent, me dirent-ils malicieusement, ou sans y penser. Je leur demandai qui était ce souffle qui m'avait apporté sur la plage (car il y a un oubli à cet endroit ; pourtant je sais que la forêt m'a nourri comme je l'apprivoisais, comme j'apprenais à en connaître les recoins et les cachettes, comme je grandissais en combattant des fauves et en comprenant les niches des écureuils ; mais après plus rien, la descente s'amorce). Ils hésitèrent. Ils vacillèrent. « Est-ce à nous de te le dire, garçon de la plage, sans vie, sans origine, sans écho ? ». Moi, leur dis-je, la mer a emporté ce souvenir-là. Il est loin, je crois. « Demande au sable. », dirent les algues et le pin.
Ce fut le quatre-vingt-quinzième jour que le sable, qui gardait l'empreinte de mes pas, voulut bien me répondre, sans que je ne lui eût posé la moindre des questions. Le sable me dit que cela est trop près. Le sable me dit qu'il ne conserve la mémoire que de ce qui est lointain, mais que les frémissements du monde ne lui valent pas. Le sable me dit que la meilleure attente est celle qui, délestée de souvenirs propres, adopte ceux du sol et respire avec lui, se laisse caresser par le matin et bercer par le soir, allonge toute son existence en un seul et même endroit qui est le seul de la terre. Et là, rien ne bouge. Rien ne bouge avant des millénaires, et rien de la fureur des hommes et des montagnes n'y descend sans s'être émoussé et avoir appris le chant du monde.
Le hasard m'a erré sur un chemin de cuivre en direction du soleil et, quand j'ai vu les rochers noirs et entendu le son des conques, j'ai compris qu'un nouveau monde arrivait en ma direction, et que l'Apocalypse avait épargné cette plage, ou bien plutôt qu'elle n'avait jamais eu plus que l'effet d'un caillou que l'on jette sur le sable et qui peine à s'enfoncer vraiment, amorti par les grains serrés ensemble, sentant le même air, et la même eau. Et, moi, le garçon de la plage, je suis devenu ce que j'attendais d'être : je me suis libéré des fardeaux et j'ai décidé paisiblement de parler à la mer, à l'oublie du temps, et à l'infini.
Fragments d'Apocalypse - Le garçon de la plage
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- Écrit par Mr. Petch
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