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Par la bouche d'Amnet le grand arracheur de sens. Par le récit du divin fils venu rompre le silence terrestre. Qu'il en soit ainsi pour des millions d'années.

Nous, Ramfetb, diseur de l'ordre du récit, singulier fils de Jos, porte-enseigne de la tribu Arkan, venons délivrer les mots des mâchoires de fer de l'esprit des montagnes blanches ; car il est dit que c'est de l'histoire racontée année après année, pluie après pluie, diseur après diseur, que perdurera la vie au sein de la tribu Arkan ; car il est dit que chaque an, aux dates fixées par les prédicateurs d'Amnet, la Montagne, sainte et vénérée au nom d'Hern pour ceux du sud, au nom de Telet pour ceux du nord, au nom d'Olikandros-Amenantrop pour les cénobites des cavernes du feu, annoncera la poursuite de la vie contre la mort jusqu'à l'année suivante ; car il est dit que la colère de la Montagne, sainte et vénérée, ne se calmera qu'à l'attention du conte sacré des millénaires, qui apaise et qui soulage.

Que la Montagne sache à présent les noms des trois diseurs et leurs qualités. Sofrou, diseur de l'ordre de la lettre, fils du scribe Sefer ; Goryo, diseur de l'ordre du verbe, cénobite de la troisième hauteur ; Ramfetb, diseur de l'ordre du récit, fils de Jos, porte-enseigne de la tribu Arkan.

                                                                                                                               ***

Sofrou : « Silence. Silence d'Amnet. Silence des voix d'Arkan. Silence de l'Apocalypse. Seule, la vue, blanche et noire.

Il y a des hommes, des hommes d'Arkan.

Il y a un silence. Il y a des silences. Des silences des hommes d'Arkan. Des voix d'Arkan. Des silences des voix des hommes d'Arkan. Seules, les voix d'Arkan dans la vue blanche et noire. Que disent-elles ?

Il y en a une qui dit la solitude dans la vue blanche et noire.

Il y en a une qui dit le vent dans l'arbre dans la cour.

Il y en a une qui dit l'eau en longue nasse sous les pieds.

Il y en a une qui dit les oiseaux au long cou sur les mâts sans navires.

Il y en a une qui dit leur chant, voix du passé.

Il y en a une qui dit les ruines à la lumière.

Il y en a une qui dit le chemin de rochers équarris le long du canal aux arbres pauvres et nus, vers le soleil du midi.

Les hommes d'Arkan se défont du silence de la vue blanche et noire. Ils s'attardent au chemin de rochers équarris. Ils nagent dans le long canal. Ils grimpent aux arbres pauvres et nus. Ils s'éblouissent au soleil de midi.

Que disent-ils ?

Ils disent que le silence est resté et qu'eux en sont partis.

Ils disent que les voix des oiseaux sont une chanson, et que les jappements des loups sont des mots, et que les claquements de l'eau du canal sont un rythme élaboré par une autre puissance.

Ils disent que leurs oreilles s'accoutument aux chants des oiseaux, et aux jappements des loups, et aux claquements de l'eau.

Ils disent que leur esprit comprend les voix nouvelles du chemin de rochers équarris.

Ils disent que l'eau leur parle parce qu'elle emballe leur coeur et agite leurs muscles.

Ils disent que leurs pieds dansent dans le canal au rythme du courant.

Ils disent que le silence n'existe plus, et que la vue est verte, et bleue, et rouge quand le soleil salue la lune et se distingue aux hommes d'Arkan.

Les hommes d'Arkan sont en marche quand le canal se défait. Il n'est plus le rythme unique, mais le cri discordant qui se noie dans d'autres jeux sonores plus élaborés, et plus denses. Et les oiseaux se sont tus quand la lune s'est hissée dans le ciel. Et les loups poussent des plaintes et n'aboient plus. Et le canal est torrent embranché, sans chemin et sans liesse. Alors les hommes d'Arkan se perdent dans leur langage.

Que disent-ils ?

Le premier dit que le soleil apporte la lumière et orchestre les voix.

Le second dit que le rythme est celui de la lune, et que c'est la lune qu'il faut garder à la vue.

Le troisième dit que le torrent s'élargit pour mieux s'exprimer et faire porter son sens au-delà des rivages auxquels on le confine.

Le quatrième dit que les oiseaux ne se taisent que pour mieux nous donner à penser leurs mélodies joyeuses.

Le cinquième dit que les jappements des loups sont des avertissements, et leurs cris encore des chemins.

Le sixième dit les rochers équarris, qui ne parlent pas mais qui contiennent le passé des hommes d'Arkan, les guident mieux qu'aucune voix si l'on sait déchiffrer le langage mis en leur surface.

Le septième ne dit rien et trouve dans le silence un remède aux voix des six autres.

Alors les hommes d'Arkan ne s'entendent plus. Alors les hommes d'Arkan ont brisé le silence pour la cacophonie, et pour le désordre. Le chemin est vacarme qui recouvre le torrent qui noie les ruines qui masquent le soleil qui éblouit les loups qui dévorent les oiseaux qui arrachent la verdure postée le long du chemin. Alors les hommes d'Arkan, sans plus de crécelles, sans autre tympan, se taisent à nouveau, victimes d'une folie qui n'est qu'à eux.

Les hommes d'Arkan attendent. Ils attendent un appel qui vient de l'autre extrêmité du torrent. Et les oiseaux volent vers lui. Et les loups lui répondent. Les hommes d'Arkan voudraient s'interroger, mais ils n'ont plus de sens en commun.

Il y a un garçon sur le sable sur la plage au bout du torrent.

Que dit-il ?

Il dit que face à lui se trouve le roulement de la mer ; qui est comme le torrent qu'on aurait apaisé.

Il dit que derrière lui, le sable bruit un peu ; qui étouffe les notes sans valeur.

Il dit qu'à son côté, les oiseaux se posent sur le sol pour imiter les vagues ; et l'harmonie se joint au paysage.

Il dit que, loin dans la lande, le loup raconte pour ses oreilles une fable très ancienne qu'il tient d'autres oiseaux, ancêtres de ceux des vagues et oracles des temps passés.

Il dit que les temps du vacarme ne lassent pas de s'éteindre, mais que l'épaisseur de la mer est un mur qui absorbe jusqu'aux plus longues plaintes, et jusqu'aux cris les plus discordants.

Il dit que la mer se remplit jusqu'aux montagnes de neige qui l'emportent sur les vagues parce qu'elles sont hautes et majestueuses.

Il dit que les montagnes s'admirent comme s'écoute la mer, que lui ne peut y retourner, mais qu'il connaît le chemin de l'un vers l'autre parce qu'il l'a gravé dans son esprit, au seul moyen des mots.

Le garçon énonce le calme, avec des mots simples et du sens. Il énonce le chemin et la vie du silence. Les hommes d'Arkan ne disent rien et l'écoutent. Et, par ses mots, vont vers les montagnes.

                                                                                                                   ***

Goryo : « Le silence est le signe du début. Il est le premier à venir, le premier à interpréter et à nourrir nos esprits. Nous, hommes d'Arkan, partons du silence comme l'arbre part de la terre : il en émerge, et s'en nourrit. Ainsi s'engage le premier cycle des légendes d'Arkani.

Le cycle ne commence réellement que quand le silence de l'Apocalypse s'achève, ce qui fait que le silence est le début en ce qu'il est une fin, et donc qu'il est ce paradoxe même qui préside à toutes les décisions des Arkani : parler ou se taire ? Raconter ou protéger du bruit et du temps par la mémoire et par l'écrit ? Laisser le chant s'ajouter au chant ou conserver intacte la première voix ? Pourtant, ce n'est qu'une fois brisé que le silence peut entraîner les autres puissances de l'homme.

La communauté est fondée lorsque se croisent les premiers hommes qui commencent à se parler.

Le froid, puis le chaud, sont fondés lorsque les premiers hommes entendent gémir les feuilles et les troncs d'arbre.

La caresse douce de l'eau est fondée lorsque les premiers hommes y baignent leurs talons.

Le chant des oiseaux est fondé lorsque les premiers hommes mémorisent dans leur esprit les notes qui surgissent de la gorge du merle.

Le passé est fondé lorsque les premiers hommes apprennent à y reconnaître des mélodies qui furent les leurs, avant l'Apocalypse.

Le passé se confirme lorsque les premiers hommes apprennent à lire sur la pierre le langage dont ils n'ont que les intonations et les claquements de langue.

Les premiers hommes décident alors de lire les uns dans les autres ; de s'identifier par des sons. Celui qui siffle avec la langue n'est pas le même que celui qui fait grincer ses dents. La découverte du son est donc primordiale : rien ne peut l'arrêter, pas même la nuit dont le silence n'est rien d'autre que le réceptacle des échos du jour. Pour la première fois depuis l'Apocalypse, les hommes s'agitent. Mais, alors que tous pensent que c'est en brisant le silence qu'ils autorisent l'existence, aucun d'eux ne se doutent que le silence travaille aussi à leur avenir.

Lorsqu'ils ont épuisé tout ce qui peut se dire, les premiers hommes n'ont plus qu'une solution : le départ. Il leur faut recommencer à nouveau, et briser non plus le silence, mais l'espace, pour s'approprier de nouvelles sonorités. Quoi de plus facile, disons-nous ? N'y a-t-il pas, désormais, un ruisseau dont le courant nous indique une route à suivre, de par son propre frémissement ? Le ruisseau est le signe du chemin que prend le son pour aller d'un lieu à un autre. Sans le ruisseau, rien ne s'écoule. Ainsi parlent les premiers hommes. Leurs pieds, calmés sous l'eau pure, ne servent pas qu'à marcher : le ruisseau bat la mesure de la terre et ils aiment à la suivre comme si c'était la leur. Ils inventent la danse et ses multiples pas. La danse est le salut que l'on adresse aux sons pour les remercier de briser le silence. Ainsi parlent les premiers hommes. Puis, là où leurs pas les mènent, le ruisseau se laisse encadrer par de fortes pierres taillées par une main d'homme. Qui a bien pu les équarrir ? Les premiers hommes s'enquièrent alors des symboles laissés par d'autres hommes, avant l'Apocalypse, et se réjouissent de posséder un passé si puissant qu'il fend la roche si dure. La pierre taillée est le signe du passé, aussi lointain soit-il. Ainsi parlent les premiers hommes. Comme ils s'attardent le long du ruisseau, ils surprennent un sifflement qu'ils ne connaissent pas. C'est une mésange, sur la branche d'un arbre, qui leur enseigne une autre sagesse. L'oiseau est le signe de la sagesse passée toujours renouvelée, et toujours en bourgeon par l'infinie variété des individus. Ainsi parlent les premiers hommes. Dans la nuit, quand l'oiseau se tait, les premiers hommes dressent l'oreille. N'y a-t-il plus personne pour répondre à leurs appétits ? Ils découvrent la voix basse du loup, aussi longue que dure la nuit, et aussi plaintive que l'attente. Le loup est le signe de l'éternelle agonie, qui ne s'interrompt jamais et par laquelle le silence n'existe jamais plus. Ainsi parlent les premiers hommes, et déjà naissent les doutes et les paradoxes, parce que la nuit est à la fois le bruit et le silence.

Un malheur vient d'arriver sur les premiers hommes. Le ruisseau se sépare en deux. Un côté est l'amont : il est le mystère de ce qui vient avant ; un côté est l'aval : il est le mystère de ce qui vient après. Et ce sont deux voix différentes qui s'en échappent successivement. L'amont appelle les plus anciens : souvenez-vous, dit-il, et suivez-moi pour découvrir d'autres origines ! L'aval appelle les plus jeunes : pourquoi ne pas poursuivre ce qui est commencé ? La curiosité est piquée, chez les uns comme chez les autres. Ils se mettent à crier, pensant que la victoire appartiendra à celui dont le bruit dure le plus loin et le plus longtemps. Ils crient tous, à s'en démonter la gorge. Plus fort que ne le ferait n'importe quel oiseau, qui, par sa sagesse, sait quand s'arrêter, et pourquoi. Plus fort que ne le ferait n'importe quel loup, chez qui la durée est endurance, et jamais force. Ils en oublient les pierres taillées qu'ils se jettent les uns sur les autres, comme autant d'arguments : pour les uns, le passé est la route à suivre et à dire, pour les autres il ne se conserve que dans la mémoire, mais n'encombre pas les bouches. En tombant dans l'eau, les pierres éclatent, elles rompent de l'eau le rythme, et s'en vont.

Chacun lit dans ce qui l'entoure un sentiment contraire à celui exprimé, juste avant. A cet instant, tout sens est perdu dans la cacophonie. Les voix ne s'additionnent plus : elles s'annulent parce qu'elles ne se succèdent plus mais se chevauchent. Ils jurent par les crocs du loup (et non sa patience), ou la légèreté de l'oiseau (et non sa sagesse). Ou la dureté de la pierre que pourtant l'eau peut polir jusqu'à la rendre muette. Que peut bien signifier ce charabia, si les mots s'effacent aussi vite, s'ils ne sont pas capables de s'accorder les uns avec les autres, s'ils ne peuvent produire que... du bruit. Après tout, tout ça n'est que du son mis bout à bout, rien de plus. L'harmonie des sens est une chimère ! Et la nuit n'est-elle pas, ô sacrilège infâme, le refuge du silence ! Le silence honni ! Le silence qu'ils condamnent ! N'y en a-t-il pas un seul, dans tout ce tintamarre, pour protester et dire que le silence est bon ? Non, parce que le bruit les absorbe, comme il a absorbé le passé lors de l'Apocalypse : d'un seul coup. En gobant.

Mais il faut que cela cesse ; et surgit le signe le plus puissant du cycle initial des premiers hommes : le garçon sur le sable sur la plage au bout du torrent. Le divin fils venu rompre le silence terrestre. Avant lui, le son né du silence n'offre que peu de prises à l'homme qui veut y trouver du sens. Avant lui, la voix est indomptable et finit par submerger son propriétaire et par l'accabler. Comment comprendre si le sens n'est pas une évidence, s'il est un mystère ? Comment comprendre la création sans la révélation que la parole n'est pas qu'un cri à qui le hasard a permis de briser le silence, mais qu'elle est un sens qu'une puissance extérieure a mené jusqu'à nous ? Comment comprendre que le silence, aussi effrayant puisse-t-il être, n'est pas un adversaire, mais un allié pour qui veut comprendre en même temps qu'il entend ?

Tout cela nous est appris par le divin fils, par le passager du sable, par le patient scrutateur des profondeurs de la mer, par le guide venu des montagnes. Il transforme les mots en noms, et les syllabes en sens. Il attend et qui attend-il ? Les hommes d'Arkan. Nous nous asseyons autour de lui, et sa voix nous calme ; mieux que n'ont su le faire toutes les autres voix rencontrées depuis le départ. Pourtant, elles furent nombreuses. Mais le nombre n'est pas la force. La force est le calme quand il nous vient, après le bruit de nos propres folies, au bord d'une mer où l'eau du ruisseau s'échappe et se perd, où sa propre voix prend conscience de l'immensité du chemin qu'elle a encore à parcourir, et de la compagnie qu'elle doit protéger. Le divin fils donne son nom aux hommes d'Arkan, parce que c'est ainsi qu'il nomme la montagne qu'il désigne comme son berceau. Et là d'où vient le divin fils, les hommes d'Arkan se doivent d'aller, car c'est le lieu où il a appris, et où il peut encore nous enseigner sa propre histoire.

                                                                                                              ***

Ramfetb : « Ainsi les mots nous reviennent, comme nous avions commencé l'appel à la Montagne, à son apaisement, à l'espoir qu'elle attribue chaque an à la tribu Arkan la vie au-delà de toute mort. L'histoire se repète pour la troisième fois, à un autre rythme qui est l'accomplissement. Les mots se mettent en ordre et c'est ainsi seulement qu'ils prennent sens ; dans la mémoire où nous les conservons, depuis le début et jusqu'à la fin (si fin il y a). Ils s'associèrent entre eux et formèrent une histoire, et non plus une suite de clés à déchiffrer, de proverbes à interpréter, d'algèbre littéral. Cette histoire devint la première des hommes d'Arkan, les premiers hommes après l'Apocalypse, et se changea en récit dès lors qu'elle quitta la bouche pour l'argile souple et frais, la langue pour le stylet d'écorce, les rythmes réguliers pour les accents épiques.

Il arriva, au début des temps de la tribu Arkan, que les hommes d'Arkan, qui ne portaient pas encore ce nom, furent chassés par le silence. Le silence était apparu depuis plusieurs lustres et sa cause était alors mal connue. Elle avait pour nom l'Apocalypse, et ce fut là le seul nom unique que les hommes d'Arkan savaient prononcer, eux qui ne possédaient plus de langage en commun. Le silence s'était répandu à la manière d'un vent de plaine : sans prévenir, avec violence et sans épargner personne. Les hommes d'Arkan se muraient dans leur silence, restaient cloîtrés dans les ruines de l'ancien temps, et ne parlaient à personne d'autre qu'à leur propre conscience. La vie était triste, alors, mais ce devait changer.

Il fallut d'abord que les hommes s'identifiassent les uns des autres. Comme le silence les avait partiellement rendu aveugles (le noir des ruines, où la lumière ne passait qu'en minces rayons, ne laissait que peu de chance à leurs pupilles pour se développer), seul leur cri, d'une grotte à l'autre, leur offrait l'occasion de se reconnaître. Comme certains parlaient fort, et d'une voix rauque, et que d'autres chuintaient, ce fut bien le silence rompu qui rendit l'identité première aux hommes affligés par l'Apocalypse. Dès lors que leurs oreilles furent habituées à distinguer chaque note des autres tonalités, la vie leur apparut, et ils se réjouirent de ce que l'Apocalypse n'avait emmurée que la surface, et qu'il demeurait encore beaucoup d'étincelles au milieu du vide. Il y avait des brises claires dans les arbres, des ruisseaux longeant les buis sauvages, des oiseaux accueillant le jour et, surtout, des signes du passé que l'on pouvait lire, au moins partiellement, et qui réduisaient l'Apocalypse en une parenthèse de silence au milieu d'un flux de paroles. Ainsi, de toute éternité les hommes avaient parlé en ces lieux et rien n'indiquait que ce temps était révolu. Dès lors fallait-il poursuivre le récit, fut-il chant, ou écrit, ou images, sur les murs des habitations, dans le noir des grottes, ou même dans l'air ambiant, par la voix aux intonations sacrées.

Plusieurs générations Arkani furent nécessaires avant d'épuiser tout ce qui pouvait se dire sur les premiers temps, et de nommer la moindre nouveauté vécue par les sens. Et puis un jour, les hommes, encore avides de mots, trouvèrent qu'il en existait trop peu, et décidèrent de partir sur le chemin à la recherche d'autres vocables, d'autres histoires, ou d'un passé plus net, ou plus ancien encore. Une liesse accompagna le départ et les vieilles ruines furent consacrées selon des rites et des danses inventées pour l'occasion, quoiqu'encore chancelantes.

A la sortie des habitations se trouvait un chemin bordé par des pierres que l'on vénéraient comme des reliques du passé. En leur surface étaient gravés des ensembles de lettres, qui formaient des mots, qui devaient eux mêmes porter un message avant que l'oubli ne les laisse sans voix. Mais les hommes d'Arkan se réjouirent de la présence de ces pierres disposées régulièrement : il fallait les suivre, sans même s'interroger, car tel était le chemin. D'autres indices les confirmèrent dans leur volonté de partir : en contrebas des rochers équarris se trouvait un ruisseau dont ils aimèrent le rythme, comme une autre vie. Le ruisseau était pour eux un allié, tout comme les oiseaux qui les accompagnaient, migrant avec les hommes qui répondaient à leur chant et les nourrissaient parfois. Les hommes d'Arkan apprirent de nouvelles danses qui mettaient en scène les joies de l'eau et les prières des oiseaux. Ils surent très tôt que les oiseaux qui les suivaient, quelle que fût leur espèce, étaient d'heureux témoins de l'éveil des hommes et inventaient en leur compagnie de gaies histoires ; le jour, les étournaux s'en donnaient à coeur joie, et la nuit, de vieux hiboux aux aigrettes dressées veillaient sagement sur le sommeil des hommes. Lorsque la nuit tombait, les hommes s'allongaient sur des nasses tressées des joncs qui frémissaient le long des eaux. Le premier soir fut rude, car ils eurent froid. Et des sons inconnus leur parvinrent aux oreilles. C'était de longues plaintes que l'on pouvait croire venir du fin fond des temps, tant leur gravité résonnait dans les arbres. Tous les hommes se levèrent en même temps et s'interrogèrent. Etait-ce un démon ? Etait-ce d'autres hommes ? Etait-ce l'avertissement d'une nouvelle Apocalypse ? Quelques uns grimpèrent dans un arbre très haut (un chêne solide et fier planté au milieu d'un grand champ de chardons sauvages). Les autres attendaient en bas, tremblant au cri lointain, croyant entendre venir la fin de leur joie. Mais les téméraires les rassurèrent aussitôt : ce n'était que des animaux, des loups qui profitaient de la nuit pour sortir de leur tanière et chanter à l'unisson, comme les hommes eux-mêmes lorsque, en journée, le soleil chauffait trop fort et que l'eau les ranimait et accueillait leur sarabande. Ces loups-là étaient d'autres chanteurs, d'autres conteurs d'une autre espèce, et il n'y avait point à les craindre, mais plutôt à apprendre d'eux.

Des célébrations eurent lieu tous les soirs et, même si l'on avançait avec lenteur, la joie de découvrir chaque matin de nouvelles merveilles, de les nommer à nouveau, d'inventer leur histoire, était plus forte que le désir d'arriver au bout du ruisseau.

Tant que le ruisseau ne coulait que dans un sens, les hommes d'Arkan savaient quand se reposer et quand repartir. Le malheur arriva le jour où le ruisseau croisa le grand fleuve, et que le chemin de rochers équarris se scinda en deux. Celui qui accompagnait le courant avait la faveur des plus jeunes des hommes d'Arkan, ceux qui, nés en cours de route, ne savaient rien du passé et ne voulaient pas se laisser aller à y attacher une quelconque importance. Mais en un endroit, le chemin de rochers équarris osait franchir le fleuve, et les pierres lévitaient au-dessus des eaux avant de poursuivre vers l'amont. Le pont intrigua les plus vieux des hommes d'Arkan, ceux qui, partis du fin fond des ruines, voyaient dans l'énigmatique construction de pierres un secret du passé bien plus essentiel que tous les départs. Ils voulaient rester à l'étudier, et poursuivre en ce sens le chemin.

Face à la discorde, les hommes d'Arkan crurent bon de discuter, car jusque là, la parole leur avait permis de surmonter tous les obstacles, tandis que le silence était cette glaise informe dont ils ne voulaient plus. Les plus jeunes parlaient forts et leurs voix aiguës crissaient aux oreilles des plus vieux. Ces derniers, à la parole rauque, ne parvenaient pas à se faire entendre car les mots qui sortaient de leur bouche étaient bien trop profonds. Dans ce grand brouhaha, les oiseaux s'agitaient en cercle et piaillaient tout autour des hommes en colère, les loups hurlaient plus forts que de coutume, et les claquements du ruisseau devenaient des bourrasques torrentielles qui s'abattaient sur les rochers du chemin noyés par le tintement de l'averse en tonnerre. Bientôt, on entendit même plus le silence de la lune, et ce fut jusqu'aux hiboux qui, dérangés dans leurs réflexions, se joignirent au vacarme en poussant des halètements stridents. Les hommes étaient perdus, leurs voix n'avaient plus de sens, et aucune issue ne se dégagait tant les avis divergaient. Chacun s'enfermait de nouveau dans ses propres cris et les mots qui sortaient des bouches n'étaient plus des paroles communes mais autant de monologues.

A ce stade du récit, tout sembla perdu. Les hommes d'Arkan ne trouveraient jamais la tranquillité ; ils étaient condamnés soit au silence, soit au bruit. Entre deux ne survivaient que des chants éphémères, des contes incomplets, des récits tronqués. Le secret de la parole, déchiffré avec tant de facilité, se perdait dans les méandres du ruisseau.

Mais le destin dépasse souvent la légende. Il se plait à faire jaillir, derrière l'impossible, un renouveau d'abord improbable dont éclate ensuite la vraisemblance. Aux hommes d'Arkan, le destin se présenta sous la forme d'une jeune garçon, à peine plus vieux que les plus jeunes Arkani en âge de parler, assis sur le sable dans une crique sauvage, face à la mer. Il les appela d'abord d'une voix forte pour sa jeunesse et les enjoignit de parler moins fort, car il voulait se concentrer. Sa voix était suave et attirante. La beauté de ses traits surprit les hommes d'Arkan qui ne reconnaissaient rien de ce qu'ils avaient appris. Jusqu'à ses vêtements avaient une coupe et une texture mystérieuses. Et le sable sur lequel il reposait étouffait les pas. Et la mer étouffait les sons, par le roulement des vagues. Il dirigeait les oiseaux d'un simple regard, et les loups s'égaillèrent à son geste, sans nul crainte mais par respect. Les hommes d'Arkan se turent et l'écoutèrent.

D'abord le jeune garçon leur raconta son histoire. Et ils furent captivés tant elle différait de la leur qui en devenait non seulement banale, mais bien trop pleine de mots. Ils avaient tout nommé au lieu de choisir. Ils voulaient tout expliquer avant de ressentir le chant, et tout saluer. Le récit du garçon était si beau que les hommes d'Arkan lui donnèrent le nom de divin fils. Puis, ils lui donnèrent d'autres noms, car celui-ci ne suffisait pas à décrire l'ensemble de son histoire : ils l'appelèrent aussi le passager du sable, et le patient scrutateur des profondeurs de la mer, et le guide venu des montagnes. Encore avaient-ils conscience qu'il fallait arrêter là de nommer, mais ils se permettaient, pour la dernière fois, une floraison de mots. Le divin fils leur donna l'exemple en leur disant : « Ecoutez bien. Moi, je vais vous nommer d'un seul mot. Cela sera beaucoup plus simple. ». Les hommes d'Arkan, loin d'imaginer qu'eux pouvaient avoir un nom qui leur fût commun à tous, exprimèrent une égale surprise : « Comment vas-tu nous nommer, divin fils ? ». Alors, il s'assit face à eux, leur sourit, porta sa main gauche vers la mer, plongea sa main droite dans le sable, mêla le sable et l'eau, et dit : « Je vous nomme Arkani. ». « Pourquoi Arkani ? ». « Car c'est le nom du lieu d'où ont commencé mes pérégrinations. C'est une montagne lointaine, recouverte de neige par tous les temps, et si pleine de tranquilité. ». « Qu'est-ce qu'une montagne ? » demandèrent quelques hommes d'Arkan. « Et qu'est-ce que la neige, et la tranquilité ? » s'énquèrirent d'autres hommes, arrivés peu après. Pour la première fois, comme le divin fils décrivait la montagne, et la neige, et la tranquilité, les hommes d'Arkan furent obligés d'imaginer, par les mots seuls, ce qu'il ne voyait pas. Ce n'était plus le mot qui recouvrait la chose, mais la chose qui naissait du mot. Cette expérience les émerveilla au point qu'ils voulurent trouver de suite les montagnes, pour voir si leur imagination avait correctement fonctionné. Et n'avaient-ils pas un nom, à présent ? Le divin fils leur indiqua le chemin par un dessin sur le sable fait à l'aide d'un rameau détaché d'un grand arbre.

Avant de partir, ils firent une grande fête. C'était la nuit. Les hommes d'Arkan montrèrent au divin fils leurs danses. Il les applaudit et les encouragea. Ils lui proposèrent de venir avec eux. Il refusa, car sa vie était ici, à scruter la mer, à attendre dans le silence. Mais avant qu'ils ne partent, il leur dit : « N'oubliez jamais de raconter votre nom, et votre histoire ; et quand vous serez dans les montagnes, répétez-les, pour que son écho retentisse le plus longtemps possible au fin fond des vallées. Je vous entendrai bien, moi, alors ne m'oubliez pas. ».


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