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[Les nouvelles qui composent les Fragments d'Apocalypse peuvent se lire indépendamment ou les unes après les autres, dans l'ordre de votre choix. Elles ont en commun leur univers, celui de l'Apocalypse.]


Cécile

Le moteur de la voiture crache lorsque Cécile appuie sur la pédale de l'accélérateur ; elle s'assure que la route droite n'offre, face à elle, aucun obstacle, puis se cramponne au volant. A l'arrière, Jacques et Tiphaine, son petit frère et sa petite soeur, se disputent un vieux jouet cassé. La petite fille prend la soeur aîné à partie mais Cécile ne les entend pas. Elle préfère écouter le vrombissement du moteur et fixer la route. L'asphalte noir a bien tenu malgré les nombreux chocs qu'il a dû subir. Seuls quelques nids-de-poule le garnissent comme autant de petits cratères d'infimes volcans. Parfois même, la bande jaune qui sépare la voie de droite de la voie de gauche est encore visible ; mais par endroit seulement : la peinture est bien trop vieille, bien trop fragile, pour être restée intacte. A la monotonie de la route qui déroule ses gravillons nacrés – la pluie s'est arrêtée il y a peu – répond le feuillage dense qui, peu à peu, envahit le paysage. C'est une véritable forêt dans laquelle Cécile s'engouffre et dont elle suit le battement regulier d'arbres sur les bas-côtés, dans les fossés et jusqu'au bord du bitume sec qui ne laisse, pourtant, aucune place à la vie. Le mouvement des feuilles – ce crépitement vert clair à la lisière de son champ de vision – berce doucement Cécile. Elle sent ses yeux se fermer, son coeur ralentir, ses muscles s'engourdir un à un et s'étirer presque par réflexe, pour calmer une douleur sourde qui est davantage une langueur, et dont elle ne sait pas quoi faire. Des silhouettes animales semblent parfois pointer leur museau entre deux troncs épais, ou sur une branche, ou dans un fourré ; il n'y a rien à craindre, se dit Cécile. Vraiment rien à craindre.

Une nouvelle fois Cécile appuie sur la pédale et une nouvelle fois les toussotements du moteur l'amusent. Elle n'a, à vrai dire, aucune raison d'accélérer : la route est parfois sinueuse et des arbres se sont abattus sur la route, rendant la conduite dangereuse. Mais la sensation de vitesse est si agréable, le défilement flou de la végétation si jouissif, que Cécile se soucie assez peu des dangers qui peuvent surgir. Ce n'est pas le moment de s'inquiéter : pas sur la route ; sur la route, il n'y a pas de dangers, la carosserie de la voiture les protègerait, et la possibilité de fuir ouvre un espoir immense. Et puis, se dit-elle, à mi-voix – elle parle de plus en plus à elle-même ces derniers temps – il n'y a aucune raison de ralentir. Vraiment aucune.

« Cécile ! Cécile ! »

Brusquement, elle arrête la voiture après avoir avisé un côté de la route où la végétation n'est pas encore grouillante, et sans non plus qu'un fossé rende la station impossible. Jacques sursaute.

« Cécile ! Qu'est-ce qu'il se passe ? »

« Oui, qu'est-ce qu'il se passe ? » renchérit la plus jeune des trois en chahutant son grand frère qui grimpe sur le dossier en mousse du passager avant.

Cécile ne répond pas. Elle pense encore un peu à la route et aux branches sur le passage. Mais ils ne restent pas longtemps dans son esprit. Elle doit répondre, d'autant plus qu'elle a coupé le moteur, détaché sa ceinture, ouvert sa portière à demi.

« J'ai vu un panneau avec un nom. Ça doit vouloir dire qu'il y a un village pas loin. »

Elle n'attend pas pour sortir de la voiture. Jacques et Tiphaine restent un long moment interdits. Les mots ne leur sont pas encore assez familiers, ou bien leurs esprits ne sont pas encore capables de les garder imprimés suffisamment longtemps. Alors Cécile, ouvrant cette fois la portière arrière, ajoute :

« Jacques, je te signale que tu es censé me prévenir quand il y a un panneau. J'ai les yeux sur la route, moi. Je ne vois pas vraiment ce qu'il y a autour. Si jamais je n'avais pas été un peu attentive à ce panneau, on aurait loupé le village. Tu pourrais faire gaffe.  »

Jacques sort de la voiture. Il ne semble pas quoi savoir répondre à cela et le silence de sa petite soeur Tiphaine soutient le sien, comme si l'un absolvait l'autre sans qu'aucun autre jugement ne puisse plus être prononcé. Cécile connaît cette situation qu'elle a déjà vécue à d'autres étapes de leur voyage. Elle-même se demande si sa tirade, son « Tu pourrais faire gaffe. », ne ressemble pas à un monologue trop calibré à l'avance dont elle connaîtrait instinctivement les paroles, au mot près, mais aussi l'inocuité. Sa parole ne trouve une réponse que dans sa tête. « Tu pourrais faire gaffe. » se repasse-t-elle encore. « Tu pourrais faire gaffe. ».

« Et c'était quoi le nom ? » demande Jacques pour montrer que si, il s'y intéresse.

« Saint-quelque chose. Je vais vérifier sur la carte. »

« Et après ? »

Cécile ne sait pas qui de Jacques ou de Tiphaine a posé cette dernière question. Elle n'est pas énervée, juste profondément lasse, consciente de répéter la même gestuelle et le même phrasé. Elle ouvre la boîte à gants, y passe sa main, écarte non sans mal le lourd Colt dont le métal froid lui caresse l'arête du pouce, puis, enfin, sent sous ses doigts le papier souple de sa carte routière.

« Après, on va faire comme d'habitude : on va voir si on peut trouver de l'essence et on va la récupérer. On pourra alors continuer la route vers le nord et vers la mer. Et cette fois, Jacques, tu surveilleras les panneaux. »

D'après la carte, le village signalé par le panneau doit s'appeler Saint-Gohard. Il est entouré par une forêt épaisse, ce qui signifie que la route doit s'enfoncer plus encore dans le sous-bois. Peut-être même est-elle complètement condamnée. Ce ne serait pas la première fois qu'ils font demi-tour, après tout. S'ils se sont aventurés sur cette route de collines sinueuses gouvernées par les arbres, c'est qu'ils avaient dû abandonner face à une quatre voies éventrées par un immense chêne. Comment cet arbre avait pu pousser là ? Cécile n'en a pas la moindre idée et s'en moque. Dans l'immédiat, la perspective de revoir une ville l'agite de sentiments mitigés qu'elle ne peut laisser transparaître face aux enfants.

« Le village s'appelle Saint-Gohard. Il est à trois kilomètres d'ici. Il avait un peu moins de mille habitants au moment de l'Apocalypse. Il y a peut-être une station service, avec un peu de chance. Au moins un garage. Et ce genre de village paumé est complètement inhabité maintenant. Rien à craindre. Rien à craindre »

« Alors on pourra venir avec toi ! »

C'est une question de Jacques.

« Non, je vais y aller seul. Je vais cacher la voiture un peu plus loin entre les arbres pour qu'on ne puisse pas la voir depuis la route. Et après, je vais te confier ta petite soeur et les affaires. Je te fais confiance. Tu sais te servir du fusil de maman, non ? »

« Oui. »

Si Cécile est si froide avec son frère et sa soeur, c'est qu'elle ne sait pas comment réagir. Si elle ne sait pas comment réagir, c'est justement qu'elle ne maîtrise pas encore parfaitement la réaction qu'elle se doit d'avoir face à l'idée d'une ville. Sur la route, oui, elle sait très précisément ce qu'il faut faire pour se protéger, quelles attitudes il est nécessaire d'avoir, elle n'a aucun doute sur ce qui l'attend. Mais avec une ville, tout est différent. D'un côté la ville recèle un certain nombre de ressources indispensables : de la nourriture, de l'essence, des habits et parfois même, bien que plus rarement, des livres et des jouets pour Jacques et Tiphaine. La ville est une étape nouvelle, une bienveillante surprise le long du parcours et ses rues semblent souvent familières, comme les vestiges d'une terre connue mais disparue depuis longtemps. Cécile aime s'arrêter pour regarder les corniches ou les toits et elle sait d'instinct comment s'orienter. Mais d'un autre côté, la ville l'effraie, non pas tant pour les dangers qu'elle contient – quoique leur dernière mésaventure avec le fou au fusil aurait très bien pu tourner mal – mais parce que son surgissement, généralement imprévu, vient rompre le rythme qu'elle tente d'imposer depuis le départ à leur périple : cette construction mentale composée d'une route d'asphalte sombre fendant le paysage, qui devient un rail à la voiture qui abrite son frère Jacques et leur soeur cadette Tiphaine. La ville n'appartient pas à ce schéma. Tantôt elle nourrit, tantôt elle menace. Toujours elle rappelle à Cécile le caractère provisoire du confort qu'elle a tenté de bâtir.

« Je vais vous expliquer exactement ce que je vais faire. Ecoutez moi bien. »

Jacques et Tiphaine, appuyés contre la carosserie de la voiture, fixent leur grande soeur comme si elle s'apprétait à leur raconter une histoire.

« Je vais prendre le pistolet et la carte avec moi. Puis je vais longer la route jusqu'au village, à moitié dans les bois pour me cacher si besoin est – le danger ne vient jamais des bois, il n'y a que des animaux là-dedans, et un coup de feu suffit à les effrayer. Ensuite, je vais explorer la ville, vérifier s'il n'y aucun danger à la traverser, ramener dans le sac à dos le plus de nourriture possible et porter le plus d'essence possible (elle ne leur dit jamais pour les petits cadeaux qu'elle leur trouve : les livres et les jouets ; elle veut que ce soit une surprise, comme à Noël). Si tout va bien, je suis de retour dans trois ou quatre heures. En tout cas, avant le coucher du soleil. Pendant ce temps, vous deux, je veux que vous restiez ici. Jacques, tu as le fusil de maman pour vous défendre. Mais normalement, dans les bois, personne ne viendra vous chercher. Si tu vois un animal, tire en l'air, il s'en ira. Tu ne dois pas avoir peur, les animaux ne sont pas méchants. Maintenant écoutez-bien... Vous vous souvenez du code : trois coups de feu réguliers, ça veut dire qu'il y a un gros problème. Si c'est vous, je me dépêche d'arriver pour vous aider. Si vous entendez trois coups de feu venant de ma direction, vous vous cachez dans les bois, pas trop loin de ma voiture, avec les vivres et le matériel, et vous attendez. »

Elle reprend son souffle. Un sourire lui vient sur le visage comme Tiphaine chiffone le pli de sa robe.

« Mais il n'y a vraiment aucune raison que les choses tournent mal. Jusque là, tout s'est absolument bien passé. »


Le Colt est pressé sur sa cuisse droite. Dans un village, au tout début de leur aventure, elle a récupéré une vieille lanière de cuir dans laquelle elle s'est confectionné une sorte de holster pour garder son pistolet lors de ses déplacements en forêts. Elle sent le métal froid, très froid, malgré ses vêtements. Elle n'a pas encore eu à s'en servir. Enfin, pas vraiment. Pas pour tuer quelqu'un en tout cas. Il n'est là que pour la défendre en cas de danger, ou pour faire fuir les animaux qui ont fait de la forêt leur domaine réservé. Heureusement qu'il y a encore chez eux un instinct de méfiance envers l'homme ; heureusement que l'Apocalypse ne leur a pas retiré cela. Il n'y a pas à avoir peur dans les bois, malgré leur silence, malgré l'obscurité qu'ils imposent en plein jour, malgré l'invasion des lierres et des lichens, et les insectes grouillant sous l'humus. La main sur son pistolet, Cécile écarte soigneusement – le tout est de ne pas faire le moindre bruit – les branches des arbres et prend garde aux nombreuses racines qui ont fait éclater la couche de terre. Ces arbres sont gigantesques, pense-t-elle, en frottant la main contre le tronc de l'un d'eux. Elle ne peut pas en voir le sommet : ils se protègent les uns les autres. Quelques éclats d'écorces restent collés dans la paume de sa main, qu'elle détache doucement du bout des doigts. N'y a-t-il pas un certain apaisement à se sentir ainsi accueilli et adopté par la forêt ?

Un bruit.

Non, Cécile, il n'y a pas eu de bruit. Tu as rêvé. Rien que le silence. Le silence et les morceaux d'écorces qui égratignent les doigts. Ils laissent sur la peau de très légères traces qui auront disparu d'ici quelques minutes. Elle se frotte la main contre son pantalon et poursuit sa marche dans le silence le plus total. Un silence que rien, strictement rien, ne viendrait rompre, pas même le vent qui, très léger, souffle et fait bouger les fougères. Elles balayent les roches sur lesquelles elles poussent.

Cécile profite d'un rocher plus massif pour s'asseoir et sortir la carte et la boussole. Saint-Gohard, cette ville dont on ne sait rien si ce n'est le nombre de ses habitants lors de l'Apocalypse – et qu'une église s'y trouve, juste à l'embouchure de la forêt, mais aussi qu'elle se compose de deux rues principales qui se croisent sur un plateau – Saint-Gohard, donc, se trouve juste au nord. Une longue marche en forêt pour la rassurer, et elle reviendra ensuite par la route, en espérant qu'elle ne soit pas coupée à un endroit ou à une autre. Sur la carte, elle repère un dénivelé juste avant d'arriver au village, où la route est plus étroite et enfoncée dans la forêt. Il se pourrait bien que le chemin soit impraticable à cet endroit. Elle respire plusieurs bouffées d'air de la forêt, un air lourd et velouté qui lui caresse les bronches, avant de repartir, sa carte à la main. La boussole est rangée dans une poche de son pantalon.

Le bruit, de nouveau !

Elle aurait dit qu'il s'agissait d'un grognement. Ce qui n'est pas impossible : de nombreux animaux doivent vivre dans cette forêt, bien qu'aucun n'ait le courage de s'en prendre à l'homme. Les carnassiers sont des prédateurs de taille moyenne, facilement impressionnable (des renards, des chats sauvages, des pies...) et les plus gros sont herbivores et placides (des cerfs, des chevreuils, des blaireaux...). Peut-être y a-t-il, dans cette forêt-ci, des ours. Mais pourquoi un ours irait attaquer un humain ? Elle dégage le Colt de son holster tout en s'avançant prudemment. Parfois, elle le sait, lorsqu'on ne fait aucun bruit, l'animal, d'abord paniqué, s'apaise et s'en va.

La bête fait imploser un amas de fougères putrescentes et, en un formidable bond, se poste juste devant Cécile ! Elle se dresse sur ses quatre sabots et brandit ses canines le plus haut qu'elle peut, et son muffle en avant. Il en sort une menace bestiale.

Elle n'a pas le temps de réagir ; elle lâche son pistolet qui tombe sur la terre molle, puis recule face à la bête. D'un coup la panique monte en elle. Cette panique qu'elle avait jusque là refoulée dans les profondeurs de son esprit et qu'elle croyait être parvenue à maîtriser, tant qu'elle tenait le Colt et que les égratignures ne restaient sur sa peau que quelques minutes. Son dos tremblant se heurte au tronc fuyant d'un jeune cyprès que ses mains tentent d'agripper et d'arracher, comme s'il s'agissait d'une branche qu'elle allait pouvoir jeter à la face de la bête. Mais le tronc résiste, solidement fixé au sol, et il ne lui vient dans les mains qu'un rameau dont la sève grasse lui colle au bout des doigts.

Et le sanglier qui gratte le sol. Qu'est-ce que cela peut bien signifier pour cette bête ? Est-elle sûre d'elle ou est-elle aussi paniquée que Cécile ? Ses grognements ne seraient-ils que des jaillissements de terreur ? Si le pistolet n'était pas aussi loin, elle se hâterait de le saisir, puis tirerait sans hésitation un seul coup qui tuerait net l'animal. Les enfants ne s'inquiéteraient pas, car le signal choisi spécifiquement est de trois coups successifs. Elle pourrait reprendre son chemin paisiblement. Mais le pistolet est trop loin, et le sanglier trop près, pour qu'elle tente quoi que ce soit.

Pas à pas, elle atteint un arbre plus solide. Les branches refusent toujours de l'aider, mais une autre idée lui vient à l'esprit. Ne pourrais-tu trouver refuge dans l'arbre que l'animal balourd ne saurait pas monter ? On peut presque parier sur le fait que celui-ci soit assez haut, et suffisamment solide. Elle pose un premier pied sur une branche basse, au ras du sol, et un second un peu plus haut ; puis ses muscles se crispent pour soulever à nouveau le premier pied et le porter sur une autre branche, puis une autre, puis encore une autre, et ainsi de suite.

« Craac ! »

L'animal a chargé, ça y est ! Il engage le combat contre l'arbre ! Cécile se cramponne, à deux mètres du sol, aux branches qui se trouvent à sa portée. Encore un coup de bélier. Et un autre. Elle sent ses doigts glisser. Mais elle sait, jusqu'à en être persuadée, que le sanglier n'insistera pas trop. Il n'a besoin que de se rassurer lui-même et partira. Quand il partira, Cécile redescendra branche à branche, reprendra son pistolet tombé à terre et continuera sa route vers le nord, jusqu'à Saint-Gohard, la ville où elle pourra trouver tout ce dont elle a besoin. Peut-être même quelques munitions pour son arme, ce serait prudent qu'elle en prennes. Mais pour le moment, rien de tout cela n'est encore possible là où le sanglier assiège son refuge.

Crois-tu, Cécile, pouvoir t'enfuir un jour du piège dans lequel tu as toi même posé le pied ? Y a-t-il seulement une échappatoire, une sortie ? N'y a-t-il pas au contraire un effroi accablant, dans les mains des sorcières des arbres à ta portée, et dans les cris mauvais de la bête ? Une peur. Oui, voilà, une peur froide et seule. Une peur qui est née par à-coups, d'abord sourds, puis intenses. Pourras-tu seulement avancer et trouver ce que tu cherches, dans la panique ? Qu'enseigne l'animal qui frappe contre le bois, sinon ta propre peur et ton ignorance ? Les coups résonnent dans l'esprit de Cécile et lui parlent, un à un, et lui parlent d'elle. Elle ferme les yeux pour que les voix se taisent.


Quand il part, descendre branche à branche, reprendre le pistolet et continuer la route vers le nord, jusqu'à Saint-Gohard. La ville montrera ses premiers signes, au loin.


Le clocher de l'église, quoique ruiné, apparaît entre deux chênes. Cécile s'avance, non sans un certain soulagement d'être parvenu à la ville. Après l'attaque du sanglier, elle n'a plus quitté son pistolet des mains, tant et si bien que ses doigts sont engourdis à force de s'être crispés contre le métal. Le clocher est proche de l'effondrement ; offert au ciel, la charpente dévastée, fissuré en son centre. Il n'y a sans doute plus que des oiseaux – quelques hirondelles ou quelques martinets – pour en avoir fait un abri. Parfois aussi, Cécile l'a déjà vu, les églises ont servi d'entrepôt et contiennent encore des vivres et du carburant. Ne pas aller trop vite, toutefois. Elle n'est pas encore certaine que la ville soit abandonnée, même si, depuis son poste d'observation forestier, elle ne perçoit aucun des signes pertinents qui désignent les villes encore habitées par quelques communautés, ou même par une famille : pas d'animaux domestiques égaillés dans les rues, pas de traces de pneus sur la terre battue, pas le moindre bruit en dehors du piaillement des oiseaux habitant le clocher et, peut-être, du jappement des pies nichées dans les arbres. Les chances que Saint-Gohard – puisque, elle s'en souvient, tel est le nom de cette ville – soit inhabitée sont suffisamment fortes pour qu'elle sorte de la forêt, le pistolet à la main, et fouille l'église.

Le clocher est un soulagement mais ce n'est pas pour autant que Cécile relâche son attention. Elle sait trop les dangers que peuvent recéler les villes, et la nécessité d'être armé lorsqu'on pénètre dans l'une d'entre elles. Du coin de l'oeil droit, elle avise un vélo posé contre le mur de ce qui a dû être la sacristie. A sa gauche, un sentier dégagé monte dans la forêt qu'elle vient de quitter. Droit devant elle, la porte de l'église est ouverte, encerclée de plates figures humaines grossièrement dégagées dans la roche – leurs grimaces de truands effraient d'abord un peu Cécile qui se ressaisit : ce ne sont là que des images. Mais se pourrait-il que le vélo soit justement un de ces signes qu'elle ne voulait pas voir apparaître ici ? Certes, les pneus sont presque à plat, et il n'est plus temps de revenir en arrière : sa mésaventure avec le sanglier l'a déjà suffisamment retardée, et les enfants comptent sur elle. Jacques ne s'est jamais encore servi du fusil et il risque de paniquer si elle ne revient pas vite, malgré toutes les précautions qu'elle a prise pour masquer la voiture sous les feuillages, suffisamment loin de la route pour ne pas être vue mais suffisamment près pour que les enfants voient arriver un quelconque danger. Autant de considérations qui la persuadent de pousser la porte de l'église, qui grince, et d'introduire son regard à l'intérieur de l'édifice.

« Vlam ! »

A peine a-t-elle fait quelques pas dans la nef qu'un vacarme retentit, résonnant depuis le choeur d'une colonne à l'autre. Ce sont les centaines d'oiseaux nichant dans le clocher qui, d'un unique battement d'ailes, s'évanouissent dans le ciel qu'elle ne voit pas. Alors c'est le silence qui, pesant peut-être plus que le tonnerre des oiseaux, s'abat lentement autour de Cécile. Elle a levé son pistolet vers le clocher, méprenant l'envolée pour un coup de feu. Mais, comprenant son erreur, il lui faut quelques secondes avant de baisser le poing et de continuer sa marche.

Bien qu'elle voit très vite que l'église est vide, qu'elle ne sert pas d'entrepôt comme elle avait pu l'espérer, Cécile ne peut s'empêcher de continuer son exploration. Et ce n'est pas l'espoir que la sacristie, dont elle peut voir d'où elle se trouve la porte située juste avant le transept, abrite, à son tour, les provisions qu'elle attend, qui l'attire entre les voûtes et les ogives. Elle ne saurait dire exactement les raisons de sa curiosité. Est-ce le soleil qui se trouve amplifié par l'effet des vitraux ? Est-ce la perspective qu'elle discerne avec difficulté, jusqu'à la chapelle d'axe dans l'obscurité ? Est-ce son propre pistolet et l'excitation de ses propres craintes qui la laisse s'enfoncer plus avant à l'appel du danger ? A la croisée du transept, juste sous le clocher que viennent de fuir les oiseaux, se trouve un feu. Un feu presque encore chaud, dont les braises rougeoient et brûlent si l'on approche la paume de la main. Se pourrait-il, Cécile, que, malgré les avertissements du vélo posé contre la sacristie, tu te sois méprise sur la solitude de cette église de village ?


« Horruit spiritus meus, ego Daniel territus sum in his, et visiones capitis mei conturbaverunt me. Accessi ad unum de assistentibus, et veritatem quaerebam ab eo de omnibus his. Qui dixit mihi interpretationem sermonum, et docuit me. » dit l'homme.

Cécile est tétanisée par l'entrée si brutale d'un inconnu dans l'église. Elle brandit le pistolet droit devant elle, en direction de la voix qui finit de s'éteindre au niveau des ruines du clocher.

« Qui êtes-vous ? »

Elle ne reconnait pas sa propre voix, attaquée de sanglots. Ce n'est pourtant pas la première fois qu'elle tient en joue un danger potentiel. Mais l'homme a une étrangeté qu'elle ne supporte pas : un crâne rasé, une simple toile en guise d'habit, des yeux sans cesse ouverts – non, venaient-ils de cligner, juste après qu'il ait terminé son charabia ? La langue était inconnue à Cécile et elle croit – sans le croire vraiment – qu'il produit tous ces sons par le biais de son ventre. Ce ne sont que des guturralités sauvages et barbares.

« Bang ! »

Le recul de l'arme a tiré Cécile en arrière et son bassin a percuté violemment les dalles froides de l'autel.

« Bang ! »

Ce n'est que l'écho qui se poursuit dans les bas-côtés, puis dans le clocher à présent vidé de ses habitants les plus téméraires.

« Bang ! »

Cécile tente en vain de reconstituer ses pensées dans la poignée de secondes qui vient de s'écouler. Il y a eu l'homme – non la voix, c'était d'abord la voix. Il y eut la voix qui l'a saisie et elle s'est retenue contre le pistolet qu'elle sentait dans ses mains – qu'elle savait dans ses mains. Alors elle eut l'idée de tirer, parce que... parce qu'il fallait répondre au vacarme par un autre bruit. Oui, y répondre. Elle n'a pas voulu tirer pour blesser l'homme mais pour une toute autre raison ; pour faire entendre une résonance. Une résonance. Ce n'était pas l'homme qu'elle visait et voulait tuer.

D'ailleurs, il n'est pas mort. Il n'est même pas blessé. Il se tient toujours dans la travée centrale.

« As-tu entendue, venant du plus haut de cette église, la réponse qui nous a été faite ? Ne crois-tu pas qu'il y ait, sous l'horreur qui submerge Daniel, une part de vérité et une part de mensonge ? La vérité se doit d'être accompagnée par son déchiffrement, alors que le mensonge peut, lui, se parer du silence et de l'ignorance. Sais-tu seulement cela ? En comprends-tu l'enjeu ? »

Le silence est pris pour un non.

« Daniel ne cesse d'être assailli par des visions. Il voit des monstres, qui le terrorisent, et ne sait quoi en penser ; il voit en rêve des bêtes sauvages qui détruisent le monde et ne sais plus bien distinguer de la réalité le rêve. Mais quand ses visions lui sont expliquées, par un être venu du ciel, il cesse d'avoir peur, et, ayant alors compris la part de vérité et la part de mensonge dans les faces des monstres tournant autour de lui, il s'apaise, car il sait à présent qu'il détient la signification de l'avenir de son peuple. »

« Quoi ? »

« La peur naît de l'ignorance et le savoir rassure. Cette église m'a appris beaucoup. Elle me souffle à l'oreille des mots poétiques et, la nuit, s'anime de figures nouvelles. Mais peut-être ne resterez-vous pas, cette nuit ? »

« Non. Non, je ne resterai pas. »

Cécile se relève. Elle ramasse son pistolet qui est tombé au sol. Elle le range dans son holster car l'homme n'a pas l'air dangereux. Il suffit de le laisser parler.

« Savez-vous où je peux trouver de l'essence dans ce village ? »

« J'ai beaucoup d'indulgence pour ceux qui cherchent. Vous devriez descendre la rue de l'église. Vous allez arriver sur une petite place. Là, dans une des maisons en ruine, vous trouverez ce que vous cherchez. »

« Merci. Je vais faire ça. »

Cécile avise la porte de la sacristie, quelques pas devant elle. L'homme n'a pas bougé du portail ; il marmonne d'autres paroles dans cette même langue incompréhensible. Un que l'Apocalypse a rendu fou, se dit-elle. Une dernière question lui vient à l'esprit. Elle hésite à la poser, de crainte d'interrompre l'homme dans son monologue.

« Est-ce que je peux prendre la bicyclette qui est contre la sacristie ? Elle pourra me servir si je dois transporter des bidons. »

« Je n'en ai aucun besoin. »

Alors c'est oui.


Comme elle s'élance à vélo dans la pente qui descend depuis l'église jusqu'au village, elle distingue la silhouette figée de l'homme à l'entrée de l'église. Il la suit des yeux sans rien dire et sans bouger. Elle a trouvé dans la sacristie une petite statuette en bois peint. Ce sera un jouet pour Tiphaine.

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