[Les nouvelles qui composent les Fragments d'Apocalypse peuvent se lire indépendamment ou les unes après les autres, dans l'ordre de votre choix. Elles ont en commun leur univers, celui de l'Apocalypse. Remarque technique à l'intention des intéressés : je tente ici de ne pas continuer la numérotation, mais de singulariser le fragment par son titre individuel.]
« Lève les bras en l'air que je vois bien que tu me caches rien. Et avance toi. Lentement. »
« Je vous jure que je ne suis pas là pour vous voler. Juste venue voir s'il y avait un peu d'essence. »
« Et ferme-la, aussi. »
Il la tient en joue à l'autre bout du canon froid et métallique de son fusil calibre 12. Elle se tient à quarante-cinq mètres de lui, peut-être cinquante, si l'on considère la légère pente qui court à partir du bord du trottoir. Il est assis dans un rocking-chair qui incline son corps d'abord en avant, puis en arrière, et modifie ainsi la distance et la trajectoire de la visée. Elle ne bouge pas, mais tout son corps tremble. De lui à elle gémit un ghettoblaster à la voix cassée, plaintive et acide, qui répète sans s'arrêter les mêmes paroles, comme pour mieux les faire comprendre. Mais les sons se perdent dans la ville en ruines et deviennent inaudibles, tandis que les cris de l'action se concentrent dans un temps d'environ cinquante mètres.
« Vas-y maintenant, explique-moi pourquoi tu es venue dans cette ville. Et tu as intérêt à être convaincante. »
« Je suis venue voir s'il y avait un peu d'essence. Je suis en voiture. »
« Donc tu es venue me voler ! »
Il stoppe le balancement d'un coup de talon chromé sur le bitume pour mieux ajuster son tir. La jeune femme tremble encore et ce léger tremblement, presque invisible à cinquante mètres de distance, l'empêche de viser au plus juste. Il fait quelques essais, ajuste son regard dans la direction de l'intruse, crispe son index sur la gachette à mi-course... Mais la mise au point ne s'opère pas, et la cible reste floue et probablement inatteignable pour le moment. Il ne va pas encore tirer. A moins que ce qui le trouble ne soit la musique, ou le silence de sa propre voix. Le son manque, ou bien est de trop. Il se sent obligé de lui parler, de l'autre bout de son fusil.
« Tu es venue me prendre de l'essence parce que tu crois, comme tous les autres vautours, que ce qui est abandonné t'appartient. Ça ne t'appartient pas. Ça ne t'a jamais appartenu. Et il y a encore des putains de règles, tu sais ! Ailleurs je sais pas mais ici, y en a, et je suis chargé de les faire respecter. C'est ça, de les faire respecter. »
Elle se tait. Pourquoi elle se tait ?, se demande-t-il. Est-ce qu'elle a compris ? Si elle a compris, elle va tourner les talons, ou s'effondrer par terre et se mettre à crier. Elle peut aussi tourner les talons et se mettre à crier, puis s'effondrer par terre. Il aime quand il devine la panique monter chez celui qu'il tient en joue. Ce n'est pas la première fois, ce ne sera pas la dernière, et ce sont toujours des moments où l'adrenaline lui grimpe le long de l'épine dorsale et qu'un flux de plaisir traverse son...
« Tu dois croire que je vais m'effondrer et crier... Et ça doit te plaire, n'est-ce pas ? Ça doit te monter au cerveau... Je vais m'en aller, ne t'inquiète pas... »
Il est tellement surpris qu'il ne remarque pas à quel point la voix de la jeune fille est au bord du sanglot. Pas moyen de détailler les mots, de les comprendre, de les analyser, de comprendre qu'elle est terrorisée. Il n'entend que les accents secs de la voix qui lui semblent être des injonctions. Comment ose-t-elle lui donner des ordres ? Qui est-elle, cette sale voleuse, pour venir chez lui, dans sa ville, et tenir un discours aussi stupide ? Elle ne sait donc pas où elle se trouve... Elle ne sait donc pas que cette ville, c'est la sienne, sa ville, celle qui lui revient en personne depuis que le dernier habitant y est mort... Elle ne sait donc pas qu'avant que cette ruine soit une ruine, c'était une cité, avec ses habitants et son passé ; avec ses lois et ses coutumes. Et parmi ses coutumes, celle qui dit qu'à chaque homme revient sa terre et le droit d'en disposer aussi librement qu'il le souhaite tant qu'il n'entrave pas la liberté de son voisin qui, lui, possède la terre de l'autre côté du grillage. Suivent les lois qui définissent comment la terre passe d'un homme à l'autre au sein de la communauté, puis encore à un autre, selon la volonté du défunt et ainsi jusqu'à la vente du bien à un tiers. Tout cela est inscrit dans le pavé qui siège sur sa cheminée, à la place d'honneur. Lui qui est le dernier membre à avoir survécu depuis le terrible massacre qui fit perdre à cette cité trop de ses habitants – les terres alors partagées par les survivants en trente-huit parts égales et trente-huit fusils pour les défendre – lui, n'a-t-il pas ce droit, plus que tout autre, de jouir des biens que la Providence lui a accordé ; propriétaire selon le droit des hommes mais aussi gardien selon les coutumes ancestrales du coeur gravé de la cité : « Pour la terre et par la mort ». Pour la terre qu'il se doit de défendre. Par la mort, il s'est donné la mission d'en mériter la propriété. Pour la terre il venge les morts qui, l'une après l'autre, ont vidé les maisons de brique et rouillé les gonds des portes.
Les fantômes qui geignent dans les trous des murs, ce sont mieux que des souvenirs, ce sont des avertissements. Ils crèvent leur vie depuis des années, et ils hantent sa cervelle, sa petite cervelle de survivant, de sale lâche ! Pourquoi t'es encore là, Elvis ? Qu'est-ce que tu nous nargues, avec ta carcasse ? Vas-y, rends-toi utile, défends au moins la cité ! Défends tes barbelés !
Parce qu'il y a cette putain de limite tracée sur le sol, droite au cordeau, pour connaître l'emplacement exact des terres. La voleuse a franchi la limite, comme l'a franchi il y a quelques jours feu l'intrus qui doit à présent surnager dans les eaux crades du cours d'eau tranquille, jusqu'à la mer. C'est pour ça qu'il y a des lois : il y a des lois parce qu'il y a des limites dessinées à la règle, et il y a des coutumes parce qu'on les transmet. La cité a vu trop d'horreurs pour en rester intacte, et tous les murs, tous, tiennent en joue de leur trente-six fusils l'intruse, la sale voleuse, l'avant-garde des vautours.
Et le ghettoblaster ponctue de sa musique...
You ain't
nothin' but a Hound Dog
Cryin' all the time
Well, you ain't
never caught a rabbit
And you ain't no friend of mine
« Ferme-là, salope ! Et bouge pas. J'arrive ! J'ai deux trois trucs à te faire comprendre, ma jolie. »
Pour le macchabé amateur de natation, il n'a eu à tirer qu'une seule balle et c'était réglé. La chemise s'éclaboussait d'eau et de sang, et les arbres applaudissaient avec les corbeaux. Comme à la foire, quand le patron du stand sourit bêtement dans sa barbe. Enfin, quand il y avait une foire. Maintenant, il reste juste le manège de cochons qui dépasse de la boue avec la queue du mickey pendue à sa ficelle. Un sacré gachis. Il ne tourne plus, le manège ; au mieux l'orgue de barbarie joue ses notes mécaniques. Tic tac tic tac tic tac. Il y a d'autres places qui sont restées intactes, elles ; comme le four nord de la vieille centrale à charbon, à l'orée de la vieille forêt. On n'entend plus la soupe qui sonnait comme un appel aux armes, et tous qui se ruaient comme des gosses vers le réfectoire. Les grosses cheminées de brique s'arrachent les unes après les autres, et ce sera une ruine stérile, comme le reste. Comme tout le reste. Pas de vie ici, juste des barbelés. Pas de vie et pas de femmes.
« C'est quoi ton nom ? »
Le sein gauche de l'intruse est une récompense. Un bijou dans son écrin qu'il savoure en le faisant rouler sous ses doigts. Et puis il passe au sein droit, qui n'est pas mal non plus, même si on n'y entend pas s'accélérer le palpitant sous le petit gilet de cuir (Tic tac tic tac tic tac). Elle a peur, non ? Elle a très peur, miss-fier-à-bras !
« Cécile. »
Elle a très peur, Cécile ! Il le sait parce que sa peau nue sous le gilet a la douceur d'une chair de poule qui s'atomise. Sa main descend vers le bas du dos, se contracte, mord la couture du jean ; les doigts se détendent et s'amusent d'une hanche à l'autre. C'est mignon par ici, c'est douillet, c'est bath ! Un joli petit bout de chair qui frémit sous les phalanges, qui se rétracte, qui travaille sa petite terreur familière... Une chute de reins qui se cambre en rythme dès qu'elle sent le grand méchant frisson et ses grosses quenottes... Il appuie le canon du calibre 12 contre l'extérieur de sa cuisse à elle, tendue sous le pantalon en jean, comme par inadvertance, comme si ça n'avait rien à faire là mais que l'action, ou l'esprit de l'époque, ou la musique aidant, c'était devenu sa place naturelle, et que maintenant que c'était là, ça ne pouvait plus partir. Comme le cambouis qui graisse l'entrejambe quand le moteur s'encrasse ; alors on mange les kilomètres et on s'y fait, parce que c'est là. Enfin, quand il y avait la Harley deux cylindres qui crapotait sur la route (Tic tac tic tac tic tac) et qui pouvait encore le salir. C'était il y a un bail ça, avant Cécile-la-voleuse, avant le cadavre nageur, avant les trente-huit fusils, avant l'Apocalypse ; c'était quand il pouvait encore sentir le cuir des sièges lui rentrer dans le pli de l'aine.
« Elvis. Moi je suis Elvis. »
Yeah they said
you was high-classed
Well, that was just a lie
Well, you ain't
never caught a rabbit
And you ain't no friend of mine
« Tu n'as jamais tué, n'est-ce pas Elvis ? Dis-moi que tu n'as jamais tué. Dis-moi que ton fusil, c'est un jouet, un accessoire pour le théâtre. »
« Tais-toi, tu sais rien. J'ai tué. Oui, j'ai tué avec ce fichu fusil. Il y a pas longtemps même. Un cadavre. Sur une rivière. »
Cela s'est passé hier juste avant le coucher du soleil. La lumière se prenait à saigner sur le toit de tôle du garage ; de larges plaques de rouille en crevaient la surface. Et comme il faisait si chaud, la saleté prenait des airs de grands ducs. Elle dansait au même tempo que la lumière entre les nuages de tonnerre. Une autre musique inondait, depuis la même source qu'aujourd'hui, l'atmosphère moite qui se répand à la fin des étés. Ça parlait de fièvre, d'amour, de Roméo et de Juliette. Ça parlait d'incendie, de cow-boys et d'indiens. Et c'était insupportable.
Il faisait chaud, ça oui, Elvis s'en souvenait. Il avait étendu un drap crasseux sur deux tiges de plomb pour en faire une sorte de parasol, mais ça ne donnait pas grand chose. Au mieux, la lumière se calmait un peu. Mais il faisait toujours trop chaud. Trop chaud pour rester assis à ne rien faire. Trop chaud pour faire sa ronde. Trop chaud pour se coucher sur la terre battue et attendre l'air frais du soir. C'était justement pour ça qu'il a eu l'idée de descendre jusqu'à l'espèce de petit ruisseau qui court le long du pré en pente aux limites de la ville. Il pourrait s'asperger et chercher l'ombre des monstres d'arbres qui pompent le courant.
La crosse du fusil d'Elvis grattait les graviers de l'allée. La mélodie brûlante lui traînait encore dans la tête et il voyait se gratter dans son champ de vision embué par la chaleur les accords de guitare, un à un. Ça en devenait une telle obsession qu'il lui prenait de balader ses doigts sur la canon du fusil, en rythme (Tic tac tic tac tic tac) et de murmurer entre ses lèvres sèches les deux trois paroles qui lui revenaient en mémoire (Fever ! La chanson est toujours dans sa tête à mesure qu'il passe ses doigts sur le corps de sa prisonnière. Il voit quelque chose comme un pistolet dans un holster. Elle cache bien son jeu... C'est pour ça qu'elle était si fière ! Elle se croit armée ; elle se croit forte. On ne la fait pas à Elvis ! Elle allait le flinguer à la moindre alerte, et ça aurait fini avec du sang partout sur les graviers. Et le dernier habitant de Memphis serait mort les pieds dans ses bottes, tué par une étrangère à la peau de pêche. Comme si le reste du monde pouvait quelque chose contre lui, le maître des lieux ! Le reste du monde pouvait bien crever.).
« Qu'est-ce que tu vas faire de moi ? »
« Qu'est-ce que tu crois beauté ? Je vais te tuer, c'est tout ce que j'ai à faire. Tu as ce putain de flingue dans ta poche. Si je ne te tue pas, c'est toi qui me tues. Alors je te tue avant, c'est le deal. »
« Je te jure que je n'allais pas te tirer dessus, Elvis ! Je te jure ! C'est pour effrayer les animaux de la forêt ! »
« Les animaux de la forêt... »
Il venait de la forêt, l'intrus. Elvis le vit au niveau de la vieille centrale à charbon. Il traçait la descente de la colline, comme s'il avait un char d'assaut aux fesses. Il se dirigeait droit vers le ruisseau qui faisait frontière avec la cité. Elvis s'arrêta net. Il prit son fusil à deux mains ; ses deux yeux suivirent la course de l'intrus, à moitié dans l'ombre. Il épaula. Ses mains étaient moites maintenant, et il voyait le coup qu'il n'allait pas pouvoir tirer ! Le lapin se dirigeait droit vers le tanière du loup et celui-là n'avait plus de crocs ! La cible était encore à mi-chemin. A toute allure, Elvis essuya ses mains sur son jean rugueux plein de poches mal assorties ; ses yeux étaient des miradors armés, braqués sur le flanc de la colline. On y voyait le soleil qui allait disparaître et la nuit qui rongeait les pas du coureur et le filait. Elvis trouva ça fascinant, cette poursuite entre un homme et la lune. Et il adorait se dire que dès que l'homme aurait traversé le ruisseau, il serait à Memphis, et qu'à Memphis, lui, Elvis, pouvait absolument tout faire, y compris abattre de sang-froid un homme qui avait la frousse rien qu'à sentir le soleil se coucher derrière lui.
Il épaula une deuxième fois et attendit que les choses se produisent toutes seules.
« Laisse-moi partir ! Je suis sûre que dans le fond, tu n'as jamais tué personne. »
C'était le même frisson, dans la même échine. La même excitation au moment de viser, et la même jouissance juste avant de tirer. La cible courrait sans rien attendre. Elle allait traverser la rivière et passer dans le royaume des morts. Tré-passer ! Elle était bonne, celle-là, tré-passer ! Un joli jeu de mots. Il en riait, Elvis, de son calembour, il en riait même comme un cachalot, et puis il a attendu un coup de feu qui ne venait pas de ses cartouches. Là, il riait moins. Rideau. Le spectacle était fini.
« Le crétin n'a jamais atteint la rivière. Il est tombé raide mort dedans. J'ai tiré que dalle. »
« Hein ? »
La musique lui résonne dans la cervelle. Pas la fièvre de la veille, mais l'avertissement d'aujourd'hui. La honte qui lui dit qu'il n'a rien défendu, qu'il n'est qu'une espèce de lâche qui se nourrit de la peur des autres. C'est pas joli à voir, un homme qui a honte et qui le sait. Sa main se retire des hanches de la jeune fille, et le fusil de sa cuisse. Rideau. Le spectacle est fini.
« Barre-toi, t'es en veine aujourd'hui... Et que je te vois plus à Memphis. »
You ain't
nothin' but a Hound Dog
Cryin' all the time
Well, you ain't
never caught a rabbit
And you ain't no friend of mine
Yeah they said
you was high-classed
Well, that was just a lie
Well, you ain't
never caught a rabbit
And you ain't no friend of mine