Chapitre 1
Au signal d'Agratius, Donatien sut que le jeu commençait. Mentalement, il se répéta les règles milles fois instruites par son ami, et son jeune esprit, vif comme l'est celui des enfants laissés à leurs propres vertus, n'eut besoin que de quelques secondes pour se sentir prêt, et partir. Dans l'orphelinat endormi, il trottait d'un couloir à l'autre, poussait délicatement des portes sur des salles qu'il savait vides, laissait filer sa silhouette à la seule lumière de la Lune, amplifiée par les vitraux rouges du vestibule qui conduisait au grand hall et à ses dorures outrancières de salle de bal épouvantée.
Se souvenait-il avec suffisamment d'assurance du plan répété depuis plusieurs semaines avec Agratius ? Oui, Donatien était de ces enfants chez qui la naïveté est une force qui leur offre d'occulter le danger et la peur. Il se retourna et, furtivement, chercha du regard ses deux petits camarades dans la travée droite de la salle aux marionnettes. Agratius tenait par la main sa petite soeur, Ophélia, une petite poupée muette que Donatien, du haut de ses douze ans, savait déjà admirer pour sa grâce de porcelaine et ses allures entières. Il trouvait dans son regard clair un repos qu'il aurait appelé plénitude, s'il avait su le mot ; mais il se contentait de la nommer « sa chance », car avec elle dans son équipe il ne perdait jamais aux parties d'orientation organisées par les maîtres lors des jours de sortie dans les forêts bétonnées des au-delà de la grande cité. S'il avait accepté d'aider Agratius, c'était tout à la fois pour être avec Ophélia, et par jeu. Donatien n'avait pas son pareil pour surgir et épier, pour hasarder ses pas dans les labyrinthes, pour reconnaître, même à la nuit tombée, des contours familiers le jour. Ce soir lui offrait un défi qu'il savait apprécier, et dont la récompense, lui avait expliqué Agratius, allait être à la hauteur de ses attentes.
Un jour de pluie en promenade, Agratius était venu le voir et l'avait fixé de son regard le plus maîtrisé. Donatien avait baissé les yeux, ou plutôt non : il les avait détournés et ils s'étaient recueilli dans la vue dégagée de mèches blondes de la petite Ophélia.
« Je cherche quelqu'un capable de m'accompagner dans un plan périlleux, Donatien (Agratius annonçait une voix grave pour son âge, sans pause ni soupir). Les autres orphelins sont tous des incapables empêtrés dans les gestes idiots qu'on nous apprend ici. Ils n'ont aucun sens de l'initiative et des responsabilités. Toi non plus, Donatien, mais tu as quand même plus de qualités qu'eux. Et tes qualités m'intéressent. »
Ophélia bougeait ses cils légers, crut Donatien qui confondait avec le rythme du vent. Il hocha la tête en direction d'Agratius.
« Bien, alors je vais t'exposer le plan. »
En un bond furtif, Agratius s'était accroupi sur le sable – ils étaient au milieu du décor triste d'une vieille banlieue déserte, en pleine partie géante de chat perché, mais ils savaient bien que leur équipe allait gagner et déjà s'inventaient d'autres attitudes et d'autres règles. Donatien l'avait suivi dans son mouvement tandis qu'Ophélia était restée entre eux deux, debout et délicate. Alors Agratius lui avait exposé le plan en détail, tout en le sondant de temps à autres, mais sans jamais se départir de la confiance infinie qu'il mettait dans sa voix, n'hésitant pas un instant à faire de Donatien son confident le plus secret comme s'ils eussent été depuis toujours amis.
Il était question de s'échapper de l'orphelinat.
Mais le but importait peu à Donatien qui se plut à entendre les milles détails du plan, et notamment l'évocation de « l'Arme secrète », comme l'appelait Agratius avec des échos de romans d'espionnage.
« L'Arme secrète est une pièce essentielle du plan. Tu es le seul ici à avoir à la fois l'habileté et la force de la construire. Moi, je me charge de l'intelligence. Cela suffira à guider tes gestes. Et les siens. »
Peut-être que l'enthousiasme trop tangible de Donatien avait d'abord effrayé Agratius, car tous les jours après celui-ci, le jeune orphelin sollicitait de plus en plus de détails à propos du plan, qu'Agratius avait fini par nommer « le jeu », voyant que cette promotion au plaisir parlait à son camarade.
« Il n'y a aucun interdit à ce jeu-là. La seule règle, mais elle est indispensable, est de ne pas se faire prendre. Si tu te fais prendre, tu as perdu, et tu ne pourras plus jamais recommencer le jeu. Si tu ne te fais pas prendre... Tu ne joues pas pour un chocolat chaud, ou pour un illustré. Tu ne joues pas pour ces plaisirs-là, mais pour un plaisir suprême, intense car unique. Tu joues pour le jeu lui-même. »
Il ne comprit pas l'idée mais comprit les règles, ou plutôt la règle, ou plutôt l'absence d'autres règles. Le jeu était de s'échapper de l'orphelinat, et il sentait déjà que ce jeu englobait tous ceux que les maîtres leur imposaient quotidiennement. Les jeux de force, les jeux d'habileté, les jeux d'intelligence, les jeux de fabrique, les jeux d'instinct, les jeux de beauté, les jeux de joie et les tournois des grandes cérémonies festives. Aucun d'eux ne contenait l'enjeu secret de leur mystère, le frisson d'un échec superlatif. « Si tu te fais prendre, tu as perdu, et tu ne pourras plus jamais recommencer le jeu, et aucun autre après. »
Agratius et Ophélia suivaient à pas feutrés et quand ils entrèrent d'un même élan dans le grand hall, Donatien franchit la porte qui menait aux cuisines, au préau, puis à l'Arme secrète. Il positionna ses pupilles dans l'alignement parfait de l'embrasure vitrée de la porte du préau. Il attendit. Agratius lui avait expliqué que s'ils voulaient gagner, il leur fallait croiser la ronde nocturne du gardien dans les cuisines, car c'était à la fois la pièce la moins bien éclairée et celle où les cachettes étaient les plus nombreuses. Ils les avaient énumérées ensemble et apprises par coeur. Le garde-manger le long du mur de droite. Le grand tonneau à épices, seulement à moitié plein. Le placard à chiffons. Le sellier où sèchent les jambons. La table à découper et sa nappe descendant jusqu'au sol. Le pavillon haut et large de la fenêtre à meneaux qui donne sur le préau. Agratius irait dans le sellier. Ophélia se cacherait dans le tonneau à épices. Donatien se glisserait sous la table à découper, d'où il pourrait voir le passage du gardien et avertir ses amis quand la voie serait libre. Libre. Il attendit de voir danser le halo de la lampe à pétrole du gardien derrière la vitre. D'un signe, il avertit Agratius et Ophélia qu'ils pouvaient se rendre dans leurs caches respectives. L'odeur d'épices s'échappant du tonneau, pendant quelques secondes à peine, le rendit euphorique en piquant ses narines. Il se prit à imiter, au milieu de la cuisine, la démarche pesante du vieux gardien.
« Tu cabotines, Donatien. Ce n'est pas le moment de cabotiner ! »
Un regard suffit à Agratius pour faire passer le message de reproches froids mais aimables sans même ouvrir la bouche. Donatien s'assura que la lumière pâle arrivait dans la direction des cuisines. Le gardien serait là d'un instant à l'autre. Il souleva la nappe ensanglantée et prit place à son poste. Ses yeux ne quittaient plus la porte, et la lumière.
Donatien connaissait Agratius depuis le jour de son arrivée à l'orphelinat mais savait si peu de lui et de sa soeur. Lui enjoué et toujours souriant admirait son ami pour sa gravité solennelle et le poids qu'il donnait à la moindre de ses paroles, qui contrastaient tellement avec le babil goguenard des autres enfants aux jeux. Il admirait le sérieux avec lequel Agratius interprétait les règles et savait les contourner quand le besoin s'en faisait sentir. Donatien ne savait rien tant que respecter à la lettre les consignes d'un jeu, scolairement et avec une satisfaction toujours égale ; Agratius ne savait rien tant que les enfreindre pour gagner sans donner l'impression de la triche mais en forçant celle de la raison, et cela faisait frissonner Donatien d'une bouffée sèche de sensations qu'il ne connaissait pas mais qu'il devinait délicieuses et acidulées. Il voulait les goûter. Voilà pourquoi il avait accepté le grand jeu de ce soir, au risque de tout perdre.
Quelques jours avant le début du jeu, prenant son courage à deux mains, Donatien avait osé demandé à son camarade les raisons qui les poussaient, lui et sa petite soeur, à s'échapper de l'orphelinat. Il n'en voyait aucune tant les pensées concrètes du frère et de la soeur lui étaient hermétiques, et il savait qu'Agratius n'aurait pas conçu un plan si complexe, n'aurait pas pris autant de temps à le lui expliquer, s'il n'y trouvait pas un intérêt conséquent, plus conséquent encore que tout ce que Donatien pouvait imaginer.
« Tu ne comprendrais pas, Donatien. Tu n'es pas encore assez intelligent. Tu n'es pas prêt pour la Vérité. »
Mais Donatien avait insisté.
« Très bien. »
Et en effet, Donatien n'avait pas compris l'explication d'Agratius. Il était question de transcendance, de défaire les voiles de brume que les adultes déposaient devant leurs yeux dociles, de déjouer le squelette de la mise en scène qu'on leur imposait ici-même, tous les jours, à l'orphelinat, pour leur faire croire que la vie n'était que jeu et jouissance, comme si toute la dure réalité du monde devait être masquée à leurs esprits innocents et malformés. Il était question de demasquer les menteurs du monde et de faire éclater la Vérité, où qu'elle fut, quelle qu'elle fut. Ces mots étaient bien trop vagues pour Donatien qui préférait l'action à la parole ; pourtant, ils allumèrent comme un mèche en son esprit, un incendie prêt à s'étendre. Agratius conclut son discours.
« Voyez ce que des esprits faibles comme les vôtres peuvent devenir : des robots qui obéissent à la moindre de leur règle, aussi farfelue soit-elle ! Cela doit cesser. »
Et il désigna du doigt un groupe de petits en train de faire le poirier au commandement d'une maîtresse.
Donatien se souvint qu'il aimait bien ces exercices matinaux, quand il était plus petit. Sa mère avait perdu au dernier grand jeu de l'épidémie et il s'était retrouvé seul, né de père inconnu, promené de tante en oncle et de cousins éloignés en familles sordides. Quand il avait atterri ici, à l'orphelinat, sous l'égide des maîtres, il s'était plu à ces jeux de force et d'équilibre, d'astuce et de logique, et ce jusqu'à l'arrivée d'Agratius et Ophélia qui lui avait ouvert des délices plus subtiles. Car à présent, il croyait parfois lire sur les visages souriants ou peinants des petits poiriers des expressions puériles d'inconsistance qui le mettait mal à l'aise, le renvoyant au désagréable miroir de sa propre illusion. C'était Agratius qui parlait, certes, mais c'était d'Ophélia que Donatien tenait ses impressions ambivalentes ; Ophélia qui, bien que muette, semblait pouvoir communiquer avec lui d'un simple regard. Dommage que cela ne marchât qu'en sens unique, se dit Donatien en hochant la tête aux explications d'Agratius, qu'il avait depuis longtemps arrêté d'essayer de comprendre.
L'odeur d'épices s'était déjà diffusée dans l'air. La porte branlante du sellier grinçait à peine. Donatien se réjouit du risque, et de savoir qu'Agratius le surveillait et verrait sa manoeuvre, et l'applaudirait intérieurement, peut-être. Le halo se rapprochait en dansant au gré des pas branlants du vieux gardien bossu. Le coeur du garçon battit, battit, comme jamais il n'avait battu en sept ans de jeu effréné à obéir aux règles et à viser la victoire. Dans quelques minutes se présenterait la seule occasion de la victoire unique, du gain suprême du grand jeu qui disparaît si on échoue. Il sentit le souffle du vent nocturne soulever la nappe, furtivement, assez pour porter l'odeur de sang séché à ses narines déjà surexcitées, mais pas suffisamment pour dévoiler sa présence. La cuisine était la pièce la plus sombre de tout l'établissement. La lampe à pétrole parut et dessina une présence.
Ce n'était pas le gardien ! C'était madame Norma ! La grasse et grosse madame Norma qui venait gratter dans les réserves pour fournir son embonpoint ! La surprise glaça Donatien, comme une déception et comme une crainte immense. Car si la visiteuse des cuisines était madame Norma, où en était le gardien de sa ronde ?
Depuis la salle de bal gronda une voix puissante d'ogre mêlée au souffle d'un vieux dragon.
« Qui c'est-y donc qui s'cache dans l'gourbi ? »
Le gardien surgit, figure horrifique dépassant de la porte, monstre tortueux aux formes inhumaines et démesurées à l'esprit de l'enfant qui n'en pouvait détacher son regard. Sous les lumières fausses de la cuisine, sous les oscillations évasives des lampes à pétrole que tenaient, d'un côté madame Norma, et de l'autre le gros gardien, les deux êtres paraissaient déguisés en énormes insectes, comme les enfants à la fête des semailles, quand tous allaient joyeusement butiner dans les champs et distribuer les graines. Mais ce n'était pas les têtes pouponnes de ses petits camarades que Donatien voyait ce soir : c'était les masques grotesques de deux ennemis du jeu. Par instinct, il chercha le visage d'Agratius qui devait se trouver quelque part, au niveau du sellier. Il n'osait pas bouger et pourtant l'odeur de jambon fumé lui prenait les narines, et l'étouffait.
Donatien voyait sans comprendre. Le gardien s'était précipité sur madame Norma avec la rage d'une bête affamée. Il avait broussaillé dans ses jupons, déchiré ses manches, s'était battu pour la plaquer contre le sol, à un mètre de la table à découper la viande. Et pourtant le sourire du gardien, son sourire maléfique, ne suggérait pas la colère, comme lorsque Donatien se bat pour l'honneur contre un de ses camarades et gagne ; ce sourire, il suggérait plutôt un sentiment biscornu d'amusement mêlé de folie. Le même amusement que les enfants partagent en piaillant devant les piles d'illustrés que leur distribuent les maîtres une fois par mois et qu'ils s'échangent au coucher, sous les draps. Mais le pire n'était pas là. Le pire n'était pas cette lutte atroce d'un homme et d'une femme, qui ne pouvait finir que par la mort, croyait Donatien en repensant aux batailles héroïques des illustrés, le pire n'était pas dans cette corruption du plaisir du jeu qu'il lisait aux commissures baveuses des lèvres du gardien, qu'il lisait dans ses yeux qui n'étaient pas moins brillants que ceux des petits poiriers quand ils chutent sur les genoux et rient. Le pire était dans la découverte que le plaisir corrompu avait contaminé madame Norma qui elle aussi souriait, et dont les gémissements aigus et allongés étaient identiques à ceux que poussent les petites filles idiotes auxquels d'autres garçons idiots tirent les cheveux lors des jeux du loup (et tous les garçons savent, quand ils le font, qu'elles n'attendent que cela et s'y prêtent aisément). Seulement ces gémissements étaient-ils tendus à l'extrême, plus attiseurs que jamais. Ils avaient l'air de se battre mais par plaisir, et sans règles. Ils étaient tous deux transfigurés par le jeu, pensa inocemment Donatien, transfigurés en une entité abstraite de jouissance criarde et sale dont la compagne de nature était la violence. Le reprit alors, abruptement, le même malaise qu'il traînait chaque fois que le regard d'Ophélia se transposait dans le sien et le forçait à lire ses plaisirs et ses jeux d'enfant comme d'infâmes perversions.
Le gardien et madame Norma poussaient maintenant les mêmes cris, et jouissaient ensemble en chorale.
« L'Arme secrète. »
Donatien frémit en sentant sur son épaule la main tendue d'Agratius. Il était plus grave que jamais, d'un calme épouvantable face aux cris fous du plaisir des deux adultes.
« Il nous faut sortir l'Arme secrète. »
Donatien voulut retorquer qu'il était trop tôt, que ce n'était pas prévu dans le plan du jeu où l'Arme secrète n'intervenait que bien plus tard, une fois qu'ils auraient atteint la grille principale ! Il paniqua. Est-ce qu'Agratius le vit ? Si c'était le cas, son expression n'en laissait rien paraître. Mais ses paroles, toujours aussi implacables, suggéraient bien qu'il avait lu dans les pensées de son camarade.
« Souviens-toi, Donatien : il n'y a pas de règles dans ce jeu. Nous ne sommes plus enserrés dans des contraintes aveuglantes. Le plan n'est qu'un choix parmi autant de scénarios possibles, et d'issues envisageables. Le chemin vers la Vérité n'est pas unique. Il dépend de chacun, il dépend de chaque situation, et il se raffermit à chaque difficulté. »
Alors ?... semblaient demander les yeux imbéciles de Donatien, dégagés de leurs orbites.
« Tu vas sortir par la porte de la cuisine le plus discrètement possible. Tu vas te rendre dans le vieux hangar. Tu vas ouvrir la trappe souterraine sous les branchages. Tu vas déclencher l'Arme secrète. Et dans la confusion qui s'ensuivra, nous sortirons tous les trois par la brèche ainsi ouverte. »
Un nouveau râle de madame Norma prit Donatien à la gorge. Il crut qu'il allait vomir. Il s'échappa, vers l'imprévu et l'excitation de la survie qui, seule et exempte désormais de tout plaisir car le sien était entâché d'images interférantes, le poussait à agir.
Où crois-tu courir dans le noir, Donatien ? Où crois-tu courir dans la grande cour à moitié pavée de guingois, aux dalles crevant le sol de part et d'autre, aux planches de bois rouillées tapissées sur le parterre et griffant tes pieds et tes mains ? Ventre à terre tu cours et bondis jusqu'au grand hangar où les adultes disposent les décors les plus précieux de leur « grande mise en scène », les « masques » les plus audacieux qu'ils portent le jour devant les enfants de l'orphelinat pour leur faire accroire... Ventre à terre tu cours et tu bondis, et évite les cris des deux sentinelles du poste d'entrée. Elles croient qu'elles ont vu un enfant traverser la cour. L'instant d'après se rassèrenent : ce n'était qu'un chat, ou un lapin sauvage en maraude. Et ton coeur, Donatien, bat plus fort encore, tellement que tu crois qu'il va jusqu'à faire vibrer la poutre métallique du hangar contre laquelle tu t'appuyes, guettant le détour du regard des sentinelles occupées à leur belote, à leur bataille.
Donatien reprit son souffle. De là où il se trouvait, appuyé contre la porte du hangar, il pouvait voir les ombres horribles du gardien et de madame Norma danser la gigue dans les cuisines, un bras par-ci, une jambe par-là... Il pouvait voir aussi les pointes de feu des cigarettes des deux sentinelles qui ne regardaient plus en direction de la cour mais se retranchaient dans leurs cartes. Le jeu est fini, pensa-t-il par un élan d'angoisse lucide.
Les journées des orphelins se passaient dans le flot incessant du jeu et de ses règles, et quiconque les enfreignait était publiquement hué par tous ses congénères, qui lui tournaient autour en le traitant de perdant, de pisseux, d'animal ; et leur rire, encore plus fort que le rire des jeux, résonnait en un brouillard de honte pesant sur les épaules du pauvre perdant. Le jeu était de ne jamais enfreindre les règles, car les règles étaient la vie sacrée de l'orphelinat. Agratius avait appris à se façonner un masque et à cacher sa gravité à tous. Sauf à Donatien, qui y voyait un rôle formidable, et à Ophélia, qui savait tout de son grand frère. Mais aujourd'hui, grelottant sous l'inspiration du froid du métal sur sa peau nue de garçonnet, Donatien comprenait lui aussi l'obscure gravité de son camarade. Il comprenait, sous la métamorphose du grand jeu de ce soir en une partie de survie (et les râles monstrueux de madame Norma changés en cris de joie), que le véritable enjeu allait bien au-delà de quelques moqueries puériles et de quelques hontes, bien vite oubliées les jours suivants. Les adultes leur mentaient, assurément, pour leur faire croire que tout n'était que jeu, et que la vie n'était qu'une succession de plaisirs entiers et sans importance. Ils ne leur disaient rien de la Vérité et surtout de la violence dont il avait été témoin. Ils leurs masquaient tout, sous couvert de morale et de plaisir. Et derrière le carnaval, il y avait autre chose, comme un jeu supérieurement grand. Voilà ce qu'avait essayé de lui enseigner Agratius ; voilà quelle était la récompense suprême.
Tout enthousiasme qu'il y eut au départ, il fondit à la révélation. Donatien se vit mourir à l'intérieur.
Mais personne n'avait bougé, ni les ombres des cuisines ni les sentinelles du poste d'entrée. Il était encore vivant et accroupi à même le sol, à deux mètres de la planche qui cachait le souterrain qui leur avait permis d'entrer dans le vieux hangar pour construire et cacher l'Arme secrète.
Ses gestes étaient devenus mécaniques, car essentiels et sans sourire. Soulever la planche sans faire de bruit. Se faufiler dans le vieux hangar. S'habituer au noir complet pour deviner chacun des contours. Retrouver la trappe masquée par des branchages. Descendre l'échelle aux barreaux froids, eux aussi, et mordants sous la peau. Descendre encore, encore, car ils avaient creusé profondément tous ces mois de préparatifs. Trouver enfin l'Arme secrète. La dévoiler, vertigineuse et puissante, rassurante et terrible, sous sa couverture du bleu de la nuit. La mettre en route, enfin, pour mettre fin au grand jeu...
Le hangar implosa sous la force miraculeuse de l'Arme secrète. Le puissant robot, haut comme deux hommes, déchira la tôle molle de la porte et imposa sa silhouette de géant dans la grande cour de l'orphelinat. L'impulsion ainsi donnée fit reculer Donatien qui se hâta de regagner l'échelle, et l'intérieur du hangar, et le trou dans la tôle pour s'en extraire et regarder agir l'Arme secrète. Son Arme secrète, dont il était le Créateur, il décida de la nommer « V », en l'honneur de sa mère, Victoria, dont il avait conservé en modèle l'image nette au moment de dessiner et bâtir les contours de son immortelle création.
Elle possédait bien la taille de deux hommes et n'avait pas besoin d'un cri car ses rouages parlaient pour elle, crissaient, brisaient le silence, concentraient toute la force de sa machinerie. Sa carlingue faite de métaux indestructibles luisait sous la lumière de la Lune et lui donnait la brillance obscure d'un justicier nocturne, de ceux que Donatien admirait dans les illustrés, mais à la grandeur surhumaine et à l'intelligence pointue. Donatien lui avait confié autant d'attributs de puissance qu'il en avait trouvé entre les images de ses lectures de loisir. Son large bassin pivotait à 360° pour mieux saisir tous les dangers ; ses deux cuisses oblongues lui offraient, par leur force, aussi bien de bondir à plus de deux mètres que d'étrangler en étau un ennemi au sol ; sa poitrine maternelle masquait deux puissants obus qui pouvaient servir de recours de dernière minute. V apparaissait fièrement comme une incomparable merveille de l'esprit humain, une création à proprement parler géniale, mêlant l'intelligence d'Agratius, qui avait conçu les circuits internes et la tuyauterie complexe de son cerveau mécanique, et l'habileté de Donatien, dont la force avait permis de poser pièce par pièce, boulon par boulon, engrenage par engrenage, les mécanismes internes et externes du robot. Donatien constatait à la nuit la perfection lisse à laquelle il était arrivé, travaillant chaque soir à tordre les métaux et poncer l'acier sans relâche en de puissantes caresses qui lui venaient aux souvenirs de sa mère disparue. Il lui rendait à la fois hommage et vie, et s'en félicita d'un sourire qu'il fut seul à voir et comprendre.
V attira l'attention des deux sentinelles qui interrompirent leur bataille pour sortir deux fusils. Ils tirèrent un premier coup dans l'échine du robot, puis un second qui fit sursauter Donatien, lui faisant croire que sa créature allait s'effondrer aux premiers coups reçus. Mais les chocs ricochèrent sur la peau de V qui tourna sa tête gracieuse, auquel Donatien avait donné les traits de sa mère, jusqu'à la moindre ridule au coin des yeux, jusqu'à la forme onctueuse de la bouche qu'elle ouvrit pour laisser sortir un fût de canon percé de trous. En quelques secondes, une fumée grise en sortit en direction des sentinelles qui tombèrent d'asphyxie. Des petites lanternes s'allumaient un peu partout dans la cour. Donatien, perché sur le genou de V, vit sortir des cuisines le gardien et madame Norma, à moitié nue et les yeux fixés sur le robot. Il se mit à rire, nerveusement, follement, si puisamment qu'il s'entendait lui-même et se fit peur, intérieurement.
Il cria à V de les tuer. La main du robot se changea en une baliste dont les carreaux faisaient la circonférence d'un bras humain. En un éclair, ils allèrent se planter l'un dans le bas-ventre du gardien, l'autre dans la poitrine à l'air libre de madame Norma. Donatien exultait. Ce n'était plus le jeu qui régnait, se disait-il, c'était la folie du jeu qui méritait ses châtiments et s'en délectait.
Agratius sortit dans la cour. Il écarta le cadavre du gardien qui bouchait la sortie. Il frissonna à peine en voyant V, dont il savait les contours pour avoir surveillé Donatien au travail. Il avait longuement hésité à cette idée de figure maternelle, mais il n'avait pas pu persuader son camarade d'agir autrement, car il fallait bien un modèle au robot ; et Ophélia lui avait suggéré qu'il valait mieux laisser Donatien faire, que c'était mieux pour eux deux, que tout se résoudrait à temps. Il devait à présent localiser Donatien et le raisonner, que le jeu puisse reprendre normalement et qu'ils puissent s'enfuir – encore lui fallait-il retrouver Ophélia, mais cela serait bien moins complexe. V piétinait dans la cour et, hormis sa grande taille et les lueurs que dessinaient les lumières sur son corps dévêtu, rien n'aurait pu faire croire qu'il s'agissait d'un robot. Agratius s'en félicita intérieurement avant de se dire que cette ressemblance parfaite, cette imitation recherchée avec le réel n'avait fait qu'aggraver la confusion de Donatien, qui grimpait à présent sur l'épaule de celle qu'il voyait comme sa mère. Il se dit qu'on ne combattait pas le mal de l'illusion avec davantage d'illusions. Du haut de V, Donatien appelait Agratius tout en donnant des ordres au robot. Il le poussait à détruire tout l'orphelinat, à piétiner de son pas lourd chacune des salles et à propulser en tout endroit les grenades à fusion cachées dans ses avant-bras. V était virtuellement indestructible, se dit Agratius, et Donatien devenu incontrôlable.
« Il cabotine encore. Je n'aurais jamais dû lui faire confiance ! »
De l'autre côté de la cour, Agratius vit trois hommes pousser un énorme engin qu'il n'avait jamais vu avant à l'orphelinat : un canon tout en bronze posé sur un affût de bois laqué et doré. Qu'est-ce que les adultes cachaient d'autre dans cet orphelinat ? Pourquoi avait-il besoin d'un canon ? Les trois hommes portaient d'étranges masques de polichinelle aux longs nez et aux pommettes saillantes, et leur sourire figé tressauta lorsqu'ils mirent dans la bouche de l'engin un gros boulet rose qui ressemblait à s'y méprendre, se dit Agratius, à une boule de jeu de quilles. Le canon était pointé en direction de V.
« Attention Donatien ! »
L'explosion propulsa les trois maladroits artilleurs plusieurs mètres en arrière. V reçut la boule rose en pleine tête. Elle chancela, ses deux mains de métal protégeant sa boîte crânienne, les yeux fermés, les jambes chevrotantes, et son déséquilibre fit tomber lourdement Donatien au sol. Agratius se dépêcha d'aller rejoindre son camarade, non sans avoir hésité. Mais lui savait réagir adroitement à l'imprévu. V resta un instant accroupi. Les survivants de l'orphelinat sortirent des ruines et s'enfuirent. Des dizaines d'enfants s'égaillèrent aux alentours sans comprendre, comme s'il s'agissait d'un nouveau jeu, d'une nouvelle épreuve encore plus flamboyante que les autres inventées par les adultes. Agratius et Donatien, seuls, restaient dans la cour, l'un pleinement conscient du désastre et l'autre encore perdu dans le dédale de vapeurs qui le rendait fou. V se leva lentement. Agratius se dit qu'un câble avait dû céder à l'intérieur du cerveau de métal car deux lueurs rouges brillaient dans ses yeux.
Alors ce fut le début du chaos.
V commença par démolir le hangar à coups de pieds, fauchant à l'arbalète tous ceux qui pensaient intervenir. Elle libéra un cri à la fois tristement animal et sauvagement robotique, une plainte que Donatien sentit en lui, jusque dans son estomac retourné par le choc de la chute. On eut dit, pensa Agratius en assistant, le sourire au coin des lèvres (non par un plaisir sadique mais parce qu'il reconstituait lentement, intérieurement, un nouveau plan idéal à partir des pièces nouvelles dont il disposait) le réveil de la bête, qu'elle venait de se rendre compte qu'elle n'était qu'un robot, qu'elle était née robot malgré toute la vie que Donatien, à travers son amour filial, lui avait imprimée dans ses circuits, au plus profond d'elle-même, au plus profond de ses engrenages de machinerie. Le jeune garçon en fût ému, presque, s'il n'y avait pas eu mission plus urgente, qui était de sortir de l'orphelinat avant que l'un des adultes qui s'agitaient en désespoir ne s'aperçoivent de leur présence.
Mais ce ne furent pas eux, les adultes agités, qui identifièrent les premiers les deux garçons couchés sur le sol de la cour, l'un aux yeux fermes et brillants, et l'autre encore affaibli. La première à voir les garçons, et plus encore à voir l'orphelin Donatien plus faible qu'il ne l'avait jamais été, ce fut V.
Elle trembla de tout son corps de métal d'une passion vengeresse.
Agratius avait tiré son camarade à l'écart, l'avait ramené dans les cuisines qui avaient été miraculeusement épargnées par la colère du robot, si ce n'étaient les deux corps du gardien et de madame Norma, entrelacés dans une dernière étreinte grossière et désordonnée ce qui, après tout, était la position la plus juste dans laquelle ils se devaient de disparaître compte tenu de la vie débauchée et fausse qu'un destin cruel les avait poussé à mener, jusqu'à cette nuit fatale dans les cuisines. Agratius cherchait à présent sa petite soeur Ophélia qui n'était poas dans le tonneau à épices. Sous les yeux de Donatien qui commençait légèrement à émerger, à l'odeur des jambons fumées et des épices délicieuses picorant ses narines, il se dirigea sans douter vers le placard à chiffons effondrés sur lui-même, le souleva d'une seule main, et en dégagea Ophélia qui se remit tout de suite debout.
Comme mus par un enchantement puissant, les deux yeux doux de la petite fille se posèrent sur la face ensanglantée de Donatien. Sans nul doute, il s'en sentit soulagé après l'horreur et la folie qu'il venait de traverser. Il trouva là son accomplissement. Il apprit combien grande avait été sa bêtise, depuis son arrivée à l'orphelinat, et même avant, que de céder sa confiance à toutes les illusions sans fins qu'on lui soumettait et, plus encore, à en redemander, comme la victime supplie son bourreau de continuer la torture. Le voile formé par des années de tromperie se déchira d'un coup. Il avait été idiot de croire aux jeux. Il avait été idiot de croire qu'il pouvait ressusciter Victoria, sa mère, sous les traits d'un robot destructeur alors que, dans ses souvenirs, sa mère n'était que douceur. A moins que cette croyance avait été nourrie, elle aussi, par la même idiotie de ne pas se souvenir des cris, des privations, des coups, comme si la mort pouvait tout effacer. La seule conclusion qui s'imposait alors à Donatien, dans les yeux d'Ophélia et maintenant dans les siens, était que sa courte existence n'avait été rien de plus qu'une tromperie colossale. C'est alors qu'étrangement, Donatien se sentit mieux, ses douleurs disparues en même temps que ses doutes. Il sut ce qu'il avait à faire.
Agratius ne s'en soucia pas. Ophélia faisait cet effet-là, souvent, à ceux qui la regardaient vraiment, qui déchiffraient l'énigme de son regard et y lisaient quelque chose qui devait être leur propre Vérité. Cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps tant les enfants, parce qu'encore trop mal conditionnés aux mensonges, ne peuvent pas ressentir, par contrecoup, le chatoiement de la Vérité. L'orphelinat avait comme engourdi les forces de sa soeur. Il était temps de les réveiller.
Dehors, V fouillait un à un les bâtiments de l'orphelinat à la recherche de Donatien. Elle en ressortait des grappes d'individus sommaires qu'elle portait à bout d'épaule avant de les jeter dans le grand feu de joie qu'elle avait allumé au centre de la cour, avec les débris du canon démantelé. Plus Donatien lui échappait, plus sa colère grandissait, et les cris des humains ne faisait que l'attiser, car eux l'étaient, humains, là où elle n'était qu'une machine à démolir.
Enfin elle trouva la cuisine en désordre. Agratius et Ophélia se tenaient contre la porte du placard à serviettes, mais elle ne les vit pas. A la place elle vit Donatien, et le reconnut sans hésiter d'un seul boulon. Au plafond pendait, graisseux d'avoir supporté le poids d'un jambon désormais abimé sur le sol, un crochet de boucher. V se saisit de Donatien par le col. Il protesta à peine, encore subjugué par les visions qu'Ophélia avait diffusées dans son esprit. Il ne protesta pas non plus quand V l'éleva de toute la force de ses bras de robot jusqu'au plus haut du plafond, avant de le planter avec violence dans le croc de boucher, non sans faire sortir des veines déchirées du jeune orphelin quelques gouttes de sang qui vinrent tâcher sa carosserie.
Alors V extirpa des cuisines son corps gracieux mais lourd, et Agratius et Ophélia la regardèrent s'éloigner à pas lents de l'orphelinat en flammes. Eux-mêmes songeaient à partir désormais, même s'il n'y avait plus guère de dangers ici pour eux car tous les adultes étaient soit morts soit agonisants. Mais avant de s'enfuir pour de bon du bagne dans lequel ils avaient été enfermés depuis trop longtemps, Agratius s'avança vers Donatien et leva la tête pour lui parler.
Le mouvement de ses paupières pouvaient faire croire que vivait encore en lui une trace d'humanité.
« Ce n'était pas qu'un jeu, Donatien. Mais tu as perdu malgré tout. »