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Les Martyrs de la Vérité
Deuxième partie - Chapitre 2

Dans le vaste bureau dont Agratius avisait mal les contours hexagonaux, sombre sous les rideaux lourds fermés devant la baie vitrée qui ne se devinait pas, Johannes le fit asseoir aux côtés d'Ophélia, sur les coussins épais posés au sol. La petite fille lui prit la main, en souriant, d'un sourire dont il se souvenait dans les méandres du rêve à son réveil dans l'hôpital – ou ce qui en tenait lieu. Il eut peur. Pour la première fois, percevant la connivence entre Ophélia et Johannes, Agratius s'effraya de ce que sa compagne de toujours put manigancer contre lui, contre le plan. Les pensées de la petite fille s'effaçaient. Il avait besoin d'être rassuré sur la pertinence de leur duo. Johannes reprit l'histoire.
« Dans la pièce sordide, pleine de cadavres à demi-mort d'enfants kidnappés, Agratius voyait Ophélia et ne savait que faire pour sauver sa chère soeur. A tout moment, un des cruels extraterrestres pouvait le voir, et dénoncer sa présence... Il avait peu de cartes en main, et l'une d'elles n'arriveraient pas avant la tombée de la nuit. Pour l'attendre, que faire ?
Agratius réfléchissait sans répit quand une pensée vint s'introduire dans son esprit. C'était Ophélia qui communiquait avec lui. Elle avait dû se rendre compte de la présence de son frère, et il était clair qu'elle avait un plan pour s'échapper de la cave infernale, voire, si la chance était avec eux, de sauver l'ensemble des enfants voire de mettre définitivement ces éclaireurs extraterrestres hors d'état de nuire. Elle disait à Agratius qu'elle avait elle aussi compris le plan des extraterrestres, et il s'accordèrent sur la nécessité d'empêcher ce plan d'arriver à son terme : si les extraterrestres parvenaient à prendre l'apparence d'humains, leur invasion allait en être grandement facilitée ! Mais que faire ?, demanda Agratius incrédule, se surprenant à agiter les mains comme dans une réelle conversation. Ophélia lui répondit, toujours télépathiquement, et, pendant que les extraterrestres brûlaient sans remords des enfants tantôt suppliants, tantôt affolés, tantôt résignés, les deux Enfants de la Dernière Chance assemblaient mentalement les pièces d'un puzzle complexe mais infaillible, comme s'assemble l'une en l'autre les pièces d'un mécano.
Le plan était simple ; cependant Agratius regretta de ne pas en savoir toutes les subtilités. Ophélia ne lui en avait révélé que celles dont il avait expressément besoin. N'était-il pas, lui aussi, une simple pièce du puzzle ? Mais le raisonnement d'Ophélia était tellement limpide pour lui qu'il ne doutait de rien. Il sortit de l'embrasure de la porte de la gigantesque fournaise et de son triste combustible pour commencer ses recherches. Il devait trouver l'appareil grâce auquel les extraterrestres contrôlaient à distance l'esprit faible des enfants humains pour les forcer à gagner le faux orphelinat. Aux dires d'Ophélia, se devait être une vaste pièce, car un engin d'une telle puissance ne pouvait être que colossal. Les deux enfants devaient impérativement rester en contact télépathique, car une fois accomplie la mission d'Agratius, Ophélia remplirait sa part. En quoi consistait-elle ? Voilà ce qu'Agratius ignorait, et il le regrettait bien. Pourtant l'imminence d'une revanche face aux extraterrestres l'enthousiasmait suffisamment pour le galvaniser dans sa propre mission.
Les souterrains de l'orphelinat fortifié devaient s'étendre bien au-delà des quatre murailles du bâtiment principal. Agratius courrait depuis plusieurs minutes, se dissimulant chaque fois qu'un bataillon d'extraterrestres pointait le bout de ses tentacules. Un savant système de canalisation et de condensation permettait de maintenir en sous-sol une température acceptable pour cette population frileuse. Agratius ne sentait presque plus ses muscles, comme atrophiés par la chaleur, comme assomés par les vapeurs diffusées ici et là, entre deux croisements, laissant moisir les parois d'humus qui étaient comme couvertes d'innombrables champignons. Cela devait faire un long moment que cette installation se trouvait là, perdue dans la campagne. Un très long moment, même, se dit Agratius, avant de manquer de s'évanouir. Ophélia l'éveilla par quelques pensées. La distance se faisait longue, mais les deux enfants concentraient leurs forces sur la mission. C'est alors qu'Agratius entendit un vrombissement puissant qui fit trembler le sol. Tu y es presque !, lui souffla Ophélia. Le vrombissement reprit, puis se tut. L'enfant ouvrit la première porte face à lui d'où sortait un peu de lumière artificielle.
La lumière était crue, elle envahissait le champ de vision sans le moindre ménagement. Et ce n'était pas les quelques lampes pendues au plafond métallique qui produisaient toute cette lumière, c'était l'incroyable puissance de leur réverbation sur l'ensemble de la pièce, qui n'était qu'un gigantesque oeuf de métal dont seule la pointe, discrète, perçait la surface. Mais aucune autre lumière ne venait que celle amplifiée par le jeu de miroirs des particules de lumière sur la sècheresse mate et froide du monde métallique. On se serait cru au coeur du Soleil. Et au coeur du Soleil se trouvait le noyau en fusion, la cause première des troubles qui touchaient la région : l'onde Mega. Mais n'allons pas trop vite : ni Agratius, ni même Ophélia, ne savaient encore le nom de la machine surnaturelle qu'ils contemplaient, l'un de ses yeux, l'autre de sa pensée. Si Ophélia ne laissait rien paraître de ses émotions, Agratius fut profondément troublé. L'objet était parabolique, comme un cocon à peine éclos dont on aurait poli la surface jusqu'à ce qu'il rende ce teint oscillant sans cesse entre le gris et le vert, entre l'absence de lumière et sa saturation. Du centre exact du cocon partait un long tube d'acier – supposait-on à son apparence plus franchement grise – qui s'affinait progressivement jusqu'à n'être qu'une épingle à couture au moment où le tube atteignait la pointe de l'oeuf. A moins que la distance ne réduisent par un cruel effet d'optique l'épaisseur de ce qui devait être une antenne géante, car du centre du cocon à la pointe de l'oeuf, il devait bien y avoir une cinquantaine de mètres. Comment les extraterrestres avaient-ils pu amener sur Terre une machine aussi incroyable ? Ce n'était pas le moment d'y penser, il fallait agir.
Oui, oublions maintenant la machine. Il me faut également vous parler des nombreux extraterrestres qui gravitaient autour, car Agratius n'avait pas manqué de les remarquer aussi. Il faut s'imaginer autant de tentacules visqueux glissant sur des cadrans et des tableaux de bords, d'un bouton à l'autre, d'un levier à l'autre, tout cela dans un vacarme étrange car uniquement composé de suscions à la fois sourdes et sonores, à peine perceptibles, et pourtant toujours en bruit de fond, en grouillement d'insectes. Agratius analysa la situation. Il devait y avoir là plus d'une centaine d'extraterrestres, tous affairés, tous pressés et pensant, tous occupés à des tâches incompréhensibles.
La mission d'Agratius était de trouver l'instrument qui permettait aux extraterrestres de localiser les concentrations humaines et, plus spécifiquement, les enfants, qui étaient leur cible principale. Cela devait ressembler à un radar à infra-ondes. Il fallait le détraquer, mais pas n'importe comment. C'est là que les incroyables compétences mécaniques d'Agratius rentraient en jeu. Le garçon repéra, sur une mezzanine un peu isolée, le radar récepteur. Il s'en approcha à tâtons, entre les caisses et les tuyaux, mais compris vite qu'il ne parviendrait pas sans se faire lui-même repérer jusqu'à la mezzanine. C'est alors qu'une pensée lui traversa l'esprit : « Agratius ! Regarde juste derrière le radar ! ». Juste derrière le radar se trouvait un conduit de ventilation. Il devait servir à propulser de la vapeur chaude lorsque la température baissait. Mais c'était aussi l'endroit idéal pour arriver en douce sur la mezzanine. Agratius trouva une autre grille de ventilation et commença à ramper, matérialisant dans sa tête le chemin à suivre pour retrouver la mezzanine.
Le conduit était brûlant, et chaque pas était comme une souffrance pour ses membres déjà bien engourdis, tandis qu'il savourait les instants où il soulevait la paume de sa main. Aller trop vite ne servait à rien : cela ne faisait qu'accélérer les brûlures, et il valait mieux ralentir, comme font les lézards sur les pierres brûlantes. C'était un savant calcul, un jeu dangereux entre la vitesse idéale et le temps qui, inexorablement, menaçait Ophélia d'être réduite à l'état de carburant. Soudainement, la communication avec sa soeur fut coupée ; mais il devait accomplir sa mission coûte que coûte. La transpiration l'empêchait de penser. Le soulagement fut grand quand il arriva à la grille de la mezzanine.
Il retrouvait ses esprits, il reprenait ses forces et son intellect, dont il allait avoir bientôt besoin. L'arrière du radar était un enchevêtrement de tuyaux d'où s'échappaient parfois un peu de vapeur. Curieusement, il s'agissait de principes élémentaires de mécaniques terrestres et Agratius n'eut aucun mal, comme il l'avait craint d'abord, à comprendre le principe de fonctionnement du radar. Les ordres d'Ophélia avaient été suffisamment clairs : il devait modifier les circuits du radar de telle façon à le forcer à pointer sur l'orphelinat, où la concentration d'enfants était, naturellement, gigantesque. Le reste appartenait à Ophélia, et Agratius allait bientôt découvrir la seconde étape du plan...

Quelques secondes suffirent pour que l'interception du radar produisent les effets escomptés. La flèche de l'écran s'affola, les extraterrestres postés devant le moniteur suivirent le mouvement et transmirent la nouvelle à leurs congénères. Ce fut un vacarme de tentacules glapissant, de cris souterrains et de cliquetis mécaniques à mesure que la pièce prenait la mesure de la découverte, aussi fausse fût-elle : le radar avait mis au jour un gisement de combustible incroyable, une centaine d'enfants qui allaient pouvoir alimenter l'horrible machinerie. Les ingénieurs donnèrent des ordres, et Agratius, qui suivait la scène depuis l'arrière du radar, vit trois extraterrestres sortir de leur exosquelettes mécaniques pour s'installer dans un globe en plexiglas qui servait à commander l'énorme cocon d'où devait jaillir le rayon qui allait attirer la source nouvellement découverte. Déjà des militaires, reconnaissables à leurs armes, sortaient de la salle pour accueillir le futur carburant. Agratius vit jaillir de l'extrêmité lointaine mais clairement visible sur le fond de la tâche de ciel bleu un éclair vert radiant, d'abord éparpillé puis concentré en un seul trait, qui partit vers sa destination. Il dessinait un prolongement net qui se courbait puis disparaissait là où il n'était plus possible de le voir.
Brutalement, le rayon vacilla. Lui qui était parti si droit, si sûr de lui, il se mit à danser et produire de curieuses vibrations qui se propageait jusqu'au plancher de la mezzanine, et qu'Agratius lui-même ressentait. Les extraterrestres, quant à eux, étaient plus affolés que jamais. Ils étudiaient tous leurs réglages, et sans comprendre leur langage barbare fait d'une suite de glapissements et de suintements, Agratius sut qu'ils hésitaient entre augmenter la puissance du rayon et tout arrêter. Mais les ingénieurs voulaient à tout prix récupérer le combustible, et enjoignaient les mécaniciens terrorisés de passer en pleine puissance. Dans les globes en plexiglas, les malheureuses créatures extraterrestres, comme trahies par leur propre race, se tordaient en d'atroces convulsions tandis que la paroi des globes se tâchaient d'une buée grasse, bouillie, sale, qui présagaient mal pour la survie des trois « pilotes ». Quelque chose avait interrompu le bon déroulement du processus de captation des esprits, et les extraterrestres subissaient un violent retour de flamme.
Un instant, un dixième de seconde, Agratius vit s'imprimer sur sa rétine les contours doux du visage d'Ophélia, comme une explosion de lumière, un artifice photonique par lequel la noble face de sa soeur fut la seule source à illuminer la pièce, et la grotte souterrain devint une immense salle de projection pour le dernier acte d'un grand théâtre d'ombres destiné à berner les extraterrestres ; et le coupable signait aux yeux de tous, même si, dans la salle, seul Agratius était capable de le reconnaître, et de reconnaître tout son mérite. En opposant sa volonté psychique à la puissante onde Mega, Ophélia avait neutralisé la machine infernale.
L'instant d'après, le cocon s'éteignit et le noir se fit. On ne voyait que les traces du liquide fluorescent qui coulait des tentacules blessées par l'effondrement de la structure. Agratius se dit qu'il était temps de partir. Le conduit de ventilation commençait déjà à refroidir et il s'y engagea sans perdre une minute. Une force inverse le retint.
On le tirait. Mais ce « on » n'avait rien de gluant, ni de visqueux. Ce « on » était une main, une main humaine avec cinq doigts. Elle tirait de toutes ses forces, et l'enfant n'avait pas assez de prise dans le conduit lisse pour s'échapper. Elle le traîna sur la mezzanine. Au-dessus de lui, dans l'obscurité, il ne distinguait que deux yeux monstrueux et devinait une silhouette grise, qui n'avait rien d'extraterrestre...

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