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Chapitre 1

Au signal d'Agratius, Donatien sut que le jeu commençait. Mentalement, il se répéta les règles milles fois instruites par son ami, et son jeune esprit, vif comme l'est celui des enfants laissés à leurs propres vertus, n'eut besoin que de quelques secondes pour se sentir prêt, et partir. Dans l'orphelinat endormi, il trottait d'un couloir à l'autre, poussait délicatement des portes sur des salles absentes qu'il savait vides, laissait filer sa silhouette à la seule lumière de la Lune, amplifiée par les vitraux rouges du vestibule qui conduisait au grand hall et à ses dorures outrancières de salle de bal épouvantée.

Se souvenait-il avec suffisamment d'assurance du plan répété depuis plusieurs semaines avec Agratius ? Oui, Donatien était de ces enfants chez qui la naïveté est une force qui leur offre d'occulter le danger et la peur. Il se retourna et, furtivement, chercha du regard ses deux camarades dans la travée droite de la salle aux marionnettes. Agratius tenait par la main sa petite soeur, Ophélia, une petite poupée muette que Donatien, du haut de ses douze ans, savait déjà admirer pour sa grâce de porcelaine et ses allures entières. Il trouvait dans son regard clair un repos qu'il aurait appelé plénitude, s'il avait su le mot ; mais il se contentait de la nommer « sa chance », car avec elle dans son équipe il ne perdait jamais aux parties d'orientation organisées par les maîtres lors des jours de sortie dans les forêts bétonnées et agonisantes des alentours de la grande cité. S'il avait accepté d'aider Agratius, ce n'était pas par amitié avec ce garçon hautain aux craintes allures d'adultes. C'était tout à la fois pour être avec Ophélia et par goût du jeu. Donatien n'avait pas son pareil pour surgir et épier, pour hasarder ses pas dans les labyrinthes, pour reconnaître, même à la nuit tombée, des contours familiers le jour. Ce soir lui offrait un défi qu'il savait apprécier, et dont la récompense, lui avait expliqué Agratius, allait être à la hauteur de ses attentes.

Donatien connaissait Agratius depuis son arrivée à l'orphelinat mais savait si peu de lui et de sa soeur. Lui enjoué et toujours souriant admirait son ami pour sa gravité solennelle et le poids qu'il donnait à la moindre de ses paroles, qui contrastaient tellement avec le babil goguenard des autres enfants aux jeux. Il admirait le sérieux avec lequel Agratius interprétait les règles et savait les contourner quand le besoin s'en faisait sentir. Donatien ne savait rien tant que respecter à la lettre les consignes d'un jeu, scolairement et avec une satisfaction toujours égale ; Agratius ne savait rien tant que les enfreindre pour gagner sans donner l'impression de la triche mais en forçant celle de la raison, et l'assurance de son camarade faisait frissonner Donatien d'une bouffée sèche de sensations qu'il ne connaissait pas mais qu'il devinait délicieuses et acidulées. Il voulait les goûter. A défaut d'être amis, ils étaient devenus compagnons de jeu.

Un jour de pluie en promenade, Agratius était venu le voir et l'avait fixé de son regard le plus maîtrisé. Donatien avait baissé les yeux, ou plutôt non : il les avait détournés et ils s'étaient recueilli dans la vue dégagée de mèches blondes de la petite Ophélia.

« Je cherche quelqu'un capable de m'accompagner dans un plan périlleux Donatien (Agratius annonçait une voix grave pour son âge, sans pause ni soupir). Les autres orphelins sont tous des incapables empêtrés dans les gestes idiots qu'on nous apprend ici. Ils n'ont aucun sens de l'initiative et des responsabilités. Toi non plus Donatien mais tu as quand même plus de qualités qu'eux. Et tes qualités m'intéressent. »

Ophélia bougeait ses cils légers, crut Donatien qui confondait avec le rythme du vent. Il hocha la tête en direction d'Agratius.

« Bien. Ophélia et moi voulons nous échapper de cet odieux théâtral qu'ils appellent orphelinat. Il nous faut un troisième  homme. Ce sera toi. »

En un bond furtif, Agratius s'était accroupi – ils étaient au milieu du décor triste d'une vieille banlieue déserte, en pleine partie géante de chat perché entre les vieilles fermes délabrées, juchés au sommet d'un pylône offrant un panorama sur la campagne grise de son urbanisation feinte, inutile, témoin d'un temps clos désormais. Les autres enfants, à mesure qu'ils se faisaient prendre par d'autres plus appliqués, se déplaçaient vers le troupeau des maîtres à la muraille d'entrée de l'orphelinat, distante de quelques mètres à vol d'oiseau du perchoir des trois enfants. Eux savaient bien que leur équipe allait gagner et déjà s'inventaient d'autres attitudes et d'autres règles. Donatien s'était assis de même, tandis qu'Ophélia était restée entre eux deux, debout et délicate. Alors Agratius lui avait exposé le plan en détail, tout en le sondant de temps à autres, mais sans jamais se départir de la confiance infinie qu'il mettait dans sa voix, n'hésitant pas un instant à faire de Donatien son confident le plus secret comme s'ils eussent été depuis toujours amis.

Naturellement la nuit était le meilleur moment pour le départ, raisonnait Agratius. Les maîtres dorment et les autres enfants aussi, seuls quelques surveillants amorphes veillent ici et là, et le gardien en chef fait sa ronde d'un pas titubant mais néanmoins précis qu'il suffisait de croiser au moment le plus opportun. Du dortoir ils atteindraient le péristyle, du péristyle les cuisines. Là les cachettes ne manquent pas et c'est dans cette pièce qu'ils devaient croiser la ronde du gardien. Puis des cuisines par la porte arrière au hangar qui était le but de leur périple.

Donatien s'interrogea sur l'importance du hangar dans le plan d'évasion. Agratius lui expliqua que c'était à cause de l'Arme secrète, qui leur servirait tout à la fois de diversion et de véhicule et grâce à laquelle ils pourraient s'enfuir aisément.

« L'Arme secrète est une pièce essentielle du plan. Tu es le seul ici à avoir à la fois l'habileté et la force de la construire. Moi, je me charge de l'intelligence. Cela suffira à guider tes gestes. Et les siens. »

Peut-être que l'enthousiasme trop tangible de Donatien avait d'abord effrayé Agratius, car tous les jours après celui-ci,  le jeune orphelin sollicitait de plus en plus de détails à propos du plan, qu'Agratius avait fini par nommer « le jeu », voyant que cette promotion au plaisir parlait à son camarade.

« Il n'y a aucun interdit à ce jeu-là. La seule règle, mais elle est indispensable, est de ne pas se faire prendre. Si tu te fais prendre, tu as perdu, et tu ne pourras plus jamais recommencer le jeu. Si tu ne te fais pas prendre... Tu ne joues pas pour un chocolat chaud, ou pour un illustré. Tu ne joues pas pour ces plaisirs-là, mais pour un plaisir suprême, intense car unique. Tu joues pour la Liberté. Et, plus que tout, tu joues pour la Vérité ! »

Quelle vérité ?, demanda Donatien.

« Tu ne comprendrais pas, Donatien. Tu n'es pas encore assez intelligent. Tu n'es pas prêt pour la Vérité. »

Mais Donatien avait insisté, car il sentait qu'une partie du jeu auquel le conviait Agratius lui échappait mystérieusement.

« Très bien. N'as-tu jamais voulu savoir ce que les maîtres cachent derrière ces jeux qu'ils nous imposent, derrière ces ruines sinistres et fantomatiques dans lesquelles ils nous emmènent ? Les ruines sont les vestiges  d'un monde qu'ils veulent nous cacher. Nous le découvrirons ensemble Donatien, tous les trois. »

Et en effet, Donatien n'avait pas compris l'explication d'Agratius. Il ne comprit pas l'idée mais comprit les règles, ou plutôt la règle, ou plutôt l'absence d'autres règles. Le jeu était de s'échapper de l'orphelinat pour atteindre un niveau supérieur, ultime, et il sentait déjà que ce jeu englobait tous ceux que les maîtres leur imposaient quotidiennement. Les jeux de force, les jeux d'habileté, les jeux d'intelligence, les jeux de fabrique, les jeux d'instinct, les jeux de beauté, les jeux de joie et les tournois des grandes cérémonies festives. Aucun d'eux ne contenait l'enjeu secret de leur mystère, le frisson d'un échec superlatif. « Si tu te fais prendre, tu as perdu, et tu ne pourras plus jamais recommencer le jeu, et aucun autre après. ». Voilà ce que retint Donatien qui n'écoutait déjà plus la suite du discours d'Agratius, où il était question de transcendance, de défaire les voiles de brume que les adultes déposaient devant leurs yeux dociles, de déjouer le cadavre de la mise en scène qu'on leur imposait ici-même, tous les jours, à l'orphelinat, pour leur faire croire que la vie n'était que jeu et jouissance, comme si toute la dure réalité du monde devait être masquée à leurs esprits innocents et malformés. Quand Donatien récupéra un peu de ses esprits noyés dans la vue d'Ophélia qui le fixait si intensément, Agratius déjà en était à la conclusion :

« Voyez ce que des esprits faibles comme les vôtres peuvent devenir : des robots qui obéissent à la moindre de leur règle, aussi farfelue soit-elle ! Cela doit cesser. »

Et il désigna du doigt un groupe de petits en train de faire le poirier au commandement d'une maîtresse.

Donatien se souvint qu'il aimait bien ces exercices matinaux, quand il était plus petit et qu'il venait d'intégrer l'orphelinat, du jour malheureux où sa pauvre maman – ils se souvenaient de sa voix douce, de son visage si parfait et lumineux, de ses seins bombés et soyeux au toucher – s'était noyée dans un lac près de leur domicile, et qu'un oncle qu'il n'avait jamais vu lui avait expliqué gentiment, des larmes dans les yeux, que la famille ne pouvait élever un enfant supplémentaire. Alors il avait atterri ici, à l'orphelinat, sous l'égide des maîtres, il s'était plu à ces jeux de force et d'équilibre, d'astuce et de logique, et ce jusqu'à l'arrivée d'Agratius et Ophélia qui lui avait ouvert des délices plus subtiles. Car à présent, il croyait parfois lire sur les visages souriants ou peinants des petits poiriers des expressions puériles d'inconsistance qui le mettait mal à l'aise, le renvoyant au désagréable miroir de sa propre illusion. C'était Agratius qui parlait, certes, mais c'était d'Ophélia que Donatien tenait ses impressions ambivalentes ; Ophélia qui, bien que muette, semblait pouvoir communiquer avec lui d'un simple regard. Dommage que cela ne marchât qu'en sens unique, se dit Donatien en hochant la tête aux explications d'Agratius, qu'il avait depuis longtemps arrêté d'essayer de comprendre.



Sortir du dortoir n'avait pas été opération complexe, et ce n'était pas la première fois que Donatien suivait Agratius hors de la pièce où s'entassaient la nuit les enfants épuisés par leurs cris du jour. Le plus dur était à venir : il leur fallait traverser à l'air libre de la nuit le péristyle sur lequel donnaient les multiples fenêtres des chambres des maîtres. Donatien savait qu'il suffisait que l'un d'eux veille tard, se tournent vers la cour intérieure, et l'alarme serait donnée. Il avait été désigné par Agratius pour aller en éclaireur au devant du danger en raison de son incroyable dextérité. Il attendit qu'un nuage couvrit les rayons de la lune et s'élança sur les lézardes du vieux marbre.

De l'étage une fenêtre allumée des silhouettes de maîtres jouaient, à la belote ou au tarot, à une table dont les enfants ne distinguaient que les tours et les mouvements alternatifs des deux joueurs et des automates qui tenaient le rôle des adversaires. Lentement, les adultes si secs au milieu des journées de béton et de suie se transformaient en ombres de pantomime, dans une nuit de jeu qui les faisait sursauter et crier comme nul enfant ne les voyait faire. Donatien franchit plusieurs mètres avant qu'ils ne le repèrent et se lèvent ; ils croient qu'ils ont vu un enfant traverser la cour. Mais en quelques secondes déjà se rassérénaient : la main passa, le jeu en faveur des deux curieux les fit se rasseoir sans hésiter ; ce n'était qu'un chat ou un lapin sauvage en maraude, rien qui ne vaille de perturber le jeu. Le coeur de Donatien s'était considérablement emballé pendant qu'il suivait avec une peur grave et réelle la procession des joueurs à la fenêtre, tellement qu'il crut faire trembler toute la colonnade, et chuter les pierres fragmentaires en guettant le retour des sentinelles à leur belote, à leur bataille contre la marionnette à pistons.

Agratius et Ophélia suivaient à pas feutrés et ils entrèrent d'un même élan dans la cour. Donatien  positionna ses pupilles dans l'alignement parfait de l'embrasure vitrée de la porte close du péristyle. Il attendit. Agratius lui avait expliqué que s'ils voulaient gagner, il leur fallait croiser la ronde nocturne du gardien dans les cuisines, car c'était à la fois la pièce la moins bien éclairée et celle où les cachettes étaient les plus nombreuses. Ils les avaient énumérées ensemble et apprises par coeur. Le garde-manger le long du mur de droite. Le grand tonneau à épices, seulement à moitié plein. Le placard à conserves. Le sellier où sèchent les jambons. La table à découper les gibiers et sa nappe descendant jusqu'au sol. Les barriques de vins frais. Chacune des passions coupables des maîtres – car du vin les enfants ne voyaient jamais la couleur – pouvait servir d'allié aux trois complices. Agratius irait dans le sellier. Ophélia se cacherait dans le tonneau à épices. Donatien se glisserait sous la table à découper, d'où il pourrait voir le passage du gardien et avertir ses amis quand la voie serait libre. Libre, puis le hangar où les attendait l'Arme secrète qu'ils avaient confectionné pendant des nuits de veille à l'aide des outils qui servaient au jeu de construction des matinées pluvieuses. Donatien attendit de voir danser le halo de la lampe à pétrole du gardien derrière la vitre. D'un signe, il avertit Agratius et Ophélia qu'ils pouvaient se rendre dans leurs caches respectives. L'odeur d'épices s'échappant du tonneau, pendant quelques secondes à peine, le rendit euphorique en piquant ses narines. Il se prit à imiter, au milieu de la cuisine, la démarche pesante du vieux gardien.

« Tu cabotines, Donatien. Ce n'est pas le moment de cabotiner ! »

Un regard suffit à Agratius pour faire passer le message de reproches froids mais nécessaires sans même ouvrir la bouche. Donatien s'assura que la lumière pâle arrivait dans la direction des cuisines. Le gardien serait là d'un instant à l'autre. Il souleva la nappe ensanglantée et prit place à son poste. Ses yeux ne quittaient plus la porte, et la lumière.

L'odeur d'épices s'était déjà diffusée dans l'air. La porte branlante du sellier grinçait à peine. Donatien se réjouit du risque, et de savoir qu'Agratius le surveillait et verrait sa manoeuvre, et l'applaudirait intérieurement, peut-être. Le halo se rapprochait en dansant au gré des pas branlants du gardien difforme à force d'excès. Le coeur du garçon battit, battit, comme jamais il n'avait battu en sept ans de jeu effréné à obéir aux règles et à viser la victoire. Dans quelques minutes se présenterait la seule occasion de la victoire unique, du gain suprême du grand jeu qui disparaît si on échoue : s'échapper de l'orphelinat ! Il sentit le souffle du vent nocturne soulever la nappe, furtivement, assez pour porter l'odeur de sang séché à ses narines déjà surexcitées, mais pas suffisamment pour dévoiler sa présence. La cuisine était la pièce la plus sombre de tout l'établissement. La lampe à pétrole parut et dessina une présence.

A la surprise de Donatien, ce n'était pas le gardien... C'était madame Norma ! La grasse et grosse madame Norma qui venait gratter dans les réserves pour fournir son embonpoint ! Le choc glaça Donatien, comme une déception et comme une crainte immense toute à la fois. Car si la visiteuse des cuisines était madame Norma, où en était le gardien de sa ronde ?

Depuis la salle de bal gronda une voix puissante d'ogre mêlée au souffle d'un vieux dragon.

« Qui c'est-y donc qui s'cache dans l'gourbi ? »

Le gardien surgit, figure horrifique dépassant de la porte, monstre tortueux aux formes inhumaines et démesurées à l'esprit de l'enfant qui n'en pouvait détacher son regard. Sous les lumières fausses de la cuisine, sous les oscillations évasives des lampes à pétrole que tenaient, d'un côté madame Norma, et de l'autre le gros gardien, les deux êtres paraissaient déguisés en énormes insectes, comme les enfants à la fête des semailles, quand tous allaient joyeusement butiner dans les champs et distribuer les graines. Mais ce n'était pas les têtes pouponnes de ses petits camarades que Donatien voyait ce soir : c'était les masques grotesques de deux ennemis du jeu. Par instinct, il chercha le visage d'Agratius qui devait se trouver au niveau du sellier. Il n'osait pas bouger et pourtant l'odeur de jambon fumé lui prenait les narines, et l'étouffait.

Les deux adultes en face à face, Donatien les voyait sans comprendre. Le sourire du gardien, son sourire maléfique, ne suggérait pas la colère ; ce sourire suggérait plutôt un sentiment biscornu d'amusement mêlé de folie. Le même amusement que les enfants partagent en piaillant devant les piles d'illustrés que leur distribuent les maîtres une fois par mois et qu'ils s'échangent au coucher, sous les draps. Mais le pire n'était pas là. Le pire n'était pas cette lutte atroce d'un homme et d'une femme, qui ne pouvait finir que par la mort, croyait Donatien en repensant aux batailles héroïques des illustrés, le pire n'était pas dans cette corruption du plaisir du jeu qu'il lisait aux commissures baveuses des lèvres du gardien, qu'il lisait dans ses yeux qui n'étaient pas moins brillants que ceux des petits poiriers quand ils chutent sur les genoux et rient. Le pire était dans la découverte que le plaisir corrompu avait contaminé madame Norma qui elle aussi souriait, et dont les gémissements aigus et allongés étaient identiques à ceux que poussent les petites filles idiotes auxquels d'autres garçons idiots tirent les cheveux lors des jeux du loup et du renard. Seulement ces gémissements étaient-ils tendus à l'extrême, plus attiseurs que jamais.

Le gardien s'était précipité sur madame Norma avec la rage d'une bête affamée. Il avait broussaillé dans ses jupons, déchiré ses manches, l'avait brutalement plaquée contre le sol, à un mètre de la table à découper la viande. Ils donnaient l'impression de singer la lutte mais par plaisir, et surtout, tel que l'interprétait l'enfant, sans règles. Ils étaient tous deux transfigurés par le jeu, pensa Donatien, transfigurés en une entité abstraite de jouissance criarde et sale dont la compagne de nature était la violence. Le reprit alors, abruptement, le même malaise qu'il traînait chaque fois que le regard d'Ophélia se transposait dans le sien et le forçait à lire ses plaisirs et ses jeux d'enfant comme d'infâmes perversions – ou le même malaise que quand la silhouette ample de sa mère lui revenait en rêve.

Le gardien et madame Norma poussaient maintenant les mêmes cris, et jouissaient ensemble en chorale. Donatien tentait d'analyser leurs règles, de comprendre la rythmique de leur danse et de leurs déhanchements, où pouvait se nicher la réponse à l'incohérence d'un plaisir qui lui échappait. L'espace d'un instant, il voulut sortir de sa cachette et se joindre à eux.

« La voie est libre Donatien. Vers le hangar. L'Arme secrète. »

Mais les adultes jouaient, voulut lui répondre Donatien. Et ce n'était pas prévu par le plan.

«  La folie des adultes a toujours été une condition du plan Donatien. La folie corruptrice des adultes est même à la fois la condition et la raison de notre départ. Tu ne veux pas devenir comme eux. »

Appuyé contre un tonneau, Donatien vacillait au rythme de l'entité gardien-Norma dont les ébats creusaient la planche à découper le gibier.

« Tu vas sortir par la porte de derrière sans qu'ils ne te voient. Tu vas te rendre dans le vieux hangar. Tu vas ouvrir la trappe souterraine sous les branchages. Tu vas déclencher l'Arme secrète. Elle se chargera pour nous d'ouvrir un passage et d'occuper les gardiens. Nous t'attendrons en hauteur, au niveau de la muraille nord pour monter à son bord. Et dans la confusion qui s'ensuivra, nous sortirons tous les trois par la brèche ainsi ouverte. »

Un nouveau râle de madame Norma prit Donatien à la gorge. Il crut qu'il allait vomir. Il s'échappa, vers l'imprévu et l'excitation de la survie qui, seule et exempte désormais de tout plaisir déviant, occupait tout son esprit.

Donatien reprit son souffle et entra dans le hangar.

Ses gestes étaient devenus mécaniques, car essentiels et sans sourire. Soulever la planche sans faire de bruit. Se faufiler dans le vieux hangar. S'habituer au noir complet pour deviner chacun des contours. Retrouver la trappe masquée par des branchages. Descendre l'échelle aux barreaux froids, eux aussi, et mordants sous la peau. Descendre encore, encore, car ils avaient creusé profondément tous ces mois de préparatifs. Trouver enfin l'Arme secrète. La dévoiler, vertigineuse et puissante, rassurante et terrible, sous sa couverture du bleu de la nuit. La mettre en route, enfin, pour remporter le grand jeu...

Au-dessus de sa tête au-delà du sol vibraient, à l'allumage, les machines de construction sur lesquelles les maîtres faisaient jouer les enfants ; les bielles et les poulies, les chaînes de production, les câbles et les écrous rouillés voulaient s'éveiller et s'ébattre en même temps que l'Arme, en même temps que V. Donatien s'installa dans le cockpit situé dans le crâne du robot géant qui de ses six mètres d'acier surmontait le vide et la terre, et les fondations même de l'orphelinat. Comme cela n'avait aucune importance, Agratius avait laissé Donatien baptiser l'automate qu'ils avaient construit ensemble, les bras du second dérobant à l'atelier puis soudant les pièces entre elles, l'esprit du premier concevant les liaisons nécessaires au juste fonctionnement. V valait pour Victoria, la mère de Donatien dont le robot n'avait pas que l'initiale mais aussi la silhouette, car là aussi des apparences extérieures Agratius s'était détourné pour penser les circuits internes et l'armement précis, et il n'avait pas objecté devant les formes maternelles que dessinaient Donatien exalté au milieu des nuits de travail ; il n'avait pas objecté non plus à la semblance de nudité qui pourtant fascinait Donatien. La ligne d'acier des épaules se muait en omoplate. Les cuivres des cuisses étaient souples et fermes. Et les pieds, jusqu'aux orteils, martelaient de leur plante nue le rythme d'une marche implacable. Tels étaient les souvenirs qui lui restaient de sa mère morte, Donatien les avaient mis en écho dans V ; mais n'était-ce pas là que l'écorce, le robot n'étant qu'une arme et un véhicule ?

Le hangar implosa sous la force miraculeuse de V. Le puissant robot, haut comme quatre hommes, déchira la tôle molle de la porte et imposa sa silhouette de géant dans la haute-cour de l'orphelinat. L'impulsion ainsi donnée fit reculer Donatien qui manqua de tomber du cockpit avant de se rattraper et de se rappeler les notions de conduite inculquée par Agratius. Le manche principal pouvant tourner à 180 degrés servait à orienter la marche du robot, tandis qu'une pédale la faisait avancer, ou reculer. La vitesse se réglait par la pression imposée à la pédale. Les deux bras étaient indépendamment actionnés par deux leviers précis jusqu'aux courbures des doigts pour que le robot puisse saisir. S'ajoutaient à l'ensemble trois armes, elles aussi actionnables depuis le cockpit par un jeu de pédales, d'engrenages et de poulies : une paire de balistes le long des omoplates, inclinables à volonté, un fusil à répétition incrusté au creux de chaque main et un canon à poudre au fût rentré à la place du nombril capable de se recharger seul grâce à la tuyauterie aménagé dans l'abdomen. Il fallait ensuite compter, en cas de danger mortel, sur les deux obus de mortier portés par la poitrine. Enfin, par un ingénieux jeu de miroirs, le conducteur pouvait voir tout ce qui se passait devant et derrière.

V fonctionnait à la vapeur et dégageait un impressionnant nuage de fumée entourant l'apparition à la façon d'un nimbe, et ne dévoilant que petit à petit ses attributs de titan. Autour du robot se dispersaient maîtres et enfants en une ronde carnavalesque d'êtres de chemises de nuit et de couvertures, plus terrifiés les uns que les autres, s'abandonnant à la course et à l'effroi. Quelques adultes avaient bien tenté de tirer sur le robot au moyen d'une vieille arme à feu incertaine demeurée dans la cour, mais les projectiles ricochaient sur le corps blindé et n'alourdissaient qu'à peine la démarche du robot V, du monstre V, du cauchemar V. Ses rouages parlaient pour elle, crissaient, brisaient le silence, concentraient toute la force de sa machinerie ; sa carlingue faite de métaux indestructibles luisait sous la lumière de la Lune et lui donnait la brillance obscure d'un justicier nocturne, de ceux que Donatien admirait dans les illustrés, mais à la grandeur surhumaine et aux atouts mortels. Des petites lanternes vacillaient un peu partout dans la cour entre les nuées. Donatien, du haut de son perchoir, vit sortir des cuisines le gardien et madame Norma, à moitié nue et les yeux fixés sur le robot. Il se mit à rire, nerveusement, follement, si puissamment qu'il s'entendait lui-même et se fit peur en lui-même.

Il cria performativement à V de les tuer tout en actionnant les balistes. Les deux carreaux allèrent se planter l'un dans le bas-ventre du gardien, l'autre dans la poitrine à l'air libre de madame Norma. Donatien exultait. Ce n'était plus le jeu qui régnait, se disait-il, c'était la folie du jeu qui méritait ses châtiments et s'en délectait.



Mais Agratius sortit dans la cour en écartant le cadavre du gardien qui bouchait la sortie. Il devait à présent localiser Donatien et le raisonner, que le jeu puisse reprendre normalement et qu'ils puissent s'enfuir à bord de V – encore lui fallait-il retrouver Ophélia, mais cela serait bien moins complexe. Du haut de V, Donatien appelait Agratius tout en donnant des ordres au robot. Il le poussait à détruire tout l'orphelinat, à piétiner de son pas lourd chacune des salles et à propulser en tout endroit les grenades à fusion cachées dans ses avant-bras. Selon les plans du garçon, V était virtuellement indestructible et Donatien incontrôlable.

« Il cabotine encore. Je n'aurais jamais dû lui faire confiance ! »

Et face à lui les adultes au canon en chemise de nuit persistaient dans leurs tentatives. De nouvelles balles atteignirent V conduite par Donatien, qui tremblèrent de leurs deux corps d'une même passion vengeresse. Les adultes reçurent cette fois, en réponse cinglante, un obus mammaire qui les étouffa tous et ouvrit le mur en deux pans foudroyés du ciel. La haute-cour s'inonda de cartes de tarot en pluie dense.

Alors ce fut le début du chaos.

V commença par démolir le hangar à coups de pieds, fauchant à la baliste tous ceux qui pensaient intervenir. Elle libéra un cri à la fois tristement animal et sauvagement robotique, une plainte que Donatien sentit en lui, jusque dans son estomac retourné. On eut dit, pensa Agratius en assistant, le sourire au coin des lèvres (non par un plaisir sadique mais parce qu'il reconstituait lentement, intérieurement, un nouveau plan idéal à partir des pièces nouvelles dont il disposait) le réveil de la bête, qu'elle venait de se rendre compte qu'elle n'était qu'un robot, qu'elle était née robot malgré toute la vie que Donatien, à travers son amour filial, lui avait imprimée dans ses circuits, au plus profond d'elle-même, au plus profond de ses engrenages de machinerie. Rien ne se passait comme prévu et pourtant Agratius savait exactement comment agir, sitôt qu'il aurait retrouvé Ophélia.

« Ce n'était pas qu'un jeu, Donatien, et tu as perdu malgré tout... Il ne vaut pas mieux que les petits poiriers. Ophélia va s'occuper de lui ; pour la suite, qu'il se débrouille. »

Ophélia n'était plus dans le tonneau à épices. A l'arrivée du robot, elle s'était dirigée vers la muraille comme il avait été convenu. Les plans ayant changé en chemin il ne s'agissait plus de monter à bord. Comme il restait à Donatien un semblant de souvenir des règles, il parvint à diriger V suffisamment pour atteindre la muraille, là où se postait silencieusement, à peine vraisemblable dans le déluge de projectiles arc-en-ciel et de comètes terrestres, la figure de poupée d'Ophélia fendant la vapeur englobante. Comme mus par un enchantement puissant, les deux yeux doux de la petite fille se posèrent sur la face de Donatien.

Inconsciemment il lui cria de monter à bord, qu'ils s'en iraient tous les deux sans Agratius et détruiraient sur leur passage tout du monde des adultes à l'aide de V, et se serait follement amusant, ce serait un nouveau jeu dont ils seraient les seuls à maîtriser les règles. Il n'avait pas saisi encore l'étincelle calme, apaisée, dangereuse dans les yeux de la petite fille. Elle agrippa sa main qu'il lui tendait et envahit son esprit.

Donatien,
Agratius et moi ne pouvons malheureusement poursuivre l'aventure en ta compagnie. Si tes efforts dans la construction et l'élaboration du robot ainsi que dans le parcours à l'intérieur des murs de l'orphelinat ont assurément été un succès, il nous est impossible d'accepter pour la suite du voyage la créature aussi émotionnellement instable que tu as montré être à deux reprises.
D'une part ta fascination pour la fornication abjecte du gardien (identifié comme « Brutus ») et de la cuisinière (identifiée comme « madame Norma ») a failli mettre en danger notre couvert au sein de la salle d'exécution culinaire. La dérive de tes pensées à ce stade de la progression, quoique pouvant encore être surmontée, révélait déjà une faiblesse psychologique en aucun cas souhaitable pour une mission demandant sang-froid et attention, confiée par deux êtres supérieurement intelligents ne pouvant accepter d'être retardés dans l'exécution du plan.
D'autre part, et plus grave encore, alors que nous avions toute confiance dans tes capacités en tant que pilote d'un automate pourtant rudimentaire, il est devenu évident que la manœuvre de sortie du hangar contredisait largement les attendus du plan. Cela alors même que le robot constituait une pièce maîtresse du plan.
Ta conduite dans le cockpit du robot nous amène au diagnostic suivant, qui motive pleinement notre décision de cesser tout collaboration avec toi : la névrose obsessionnelle que tu as construite autour de la figure maternelle a été accélérée par la construction du robot à son effigie et par ton entrée en elle dans la seconde partie du plan. Nous te rappelons à ce stade que, comme nous l'a révélé un rapide examen dans les dossiers de l'orphelinat (dont nous nous étonnons que tu ne l'aies pas réalisé par toi-même auparavant), ta mère n'est pas morte noyée comme tu nous l'a répété en justification du besoin de bâtir le robot à son image, mais t'a abandonnée pour pouvoir payer une piscine sur la propriété de son nouvel amant (identifié comme « oncle »). Par crainte que l'obsession ne se mue plus tard en psychose dont nous percevons les premiers symptômes dans ton présent comportement, nous préférons, à notre tour, d'abandonner.
Sois bien assuré néanmoins qu'au-delà de ces menues réserves nous avons été satisfaits de ta prestation.


La main lâcha ; Ophélia s'écarta. V devenu folle fondue en Donatien évanoui dans le cockpit sauta la muraille et s'égaya dans la campagne.



Agratius et Ophélia se tenait face à la brèche ouverte par V. Autour d'eux les adultes et les autres enfants avaient fui, sans raison ni distinction, laissant à l'abandon des flammes l'orphelinat. Ils avaient cru en la toute-puissance suffisamment pour ne pas désirer l'affronter, et pour céder au chaos. Le garçon prit la petite fille par la main.

« Le chemin sera plus long sans le robot mais j'ai déjà un plan. Ne t'inquiète pas, Ophélia, nous nous en sortirons. »

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