Les sbires du dangereux professeur Morbius conduisirent nos trois amis à travers des couloirs sombres. Les murs métalliques étaient sans vie, inhumains. La monotonie des plaques d'acier n'étaient rompue que par celle, plus triste encore, des boulons. De part et d'autre d'Ophélia et Agratius, les sbires marchaient mécaniquement.
Lucius suivait. Il était méfiant, et il avait raison.
Quelle fourberie préparait le professeur ? Nombreux avaient été les inconscients qui pensaient pouvoir duper les Enfants de la Dernière Chance pour les enrôler à leur cause. Il leur avait déjà été faites de mirifiques propositions : des lingots d'or ! le pouvoir absolu ! la vie éternelle !
Professeur Morbius, n'imaginez pas être capable de berner ces deux enfants si dévoués à la cause du pays... N'imaginez pas surpasser leur intellect !
L'orgueil est une manie qui conduit les génies du mal à leur perte. Il était temps de vérifier cet adage. Enfin ils allaient voir le vrai visage du professeur, après avoir entendu sa voix rauque.
Les sbires ouvrirent la porte de la salle du trône.
Dans un siège de haute taille se tenait le professeur Morbius. Il était derrière un large bureau de bois.
A la surprise de tous, il n'était qu'un vulgaire indigène ! Plus grand que d'ordinaire, certes, mais la même peau bronzée, les mêmes lèvres épaisses, le même nez aplati ! Seuls ses habits, blouse et chemise, le distinguaient. Il avait l'air d'un singe savant avec ce curieux déguisement.
Il existe des races d'extraterrestres capables de prendre l'apparence des humains... Se pouvait-il que le professeur en fasse partie ? Il aurait trompé les Ouaglah en se grimant à leur image. Ces derniers, impressionnés par ses tours de passe-passe, l'auraient alors élu chef de la tribu ! N'était-ce pas là l'histoire que leur avait raconté leur prisonnier ?
Méfiez-vous, Agratius et Ophélia... Ce Morbius semble être un as de la tromperie ! Méfiez-vous de ses airs faussement inoffensifs.
Agratius brisa le silence étouffant :
« Qui êtes-vous ? Et que nous voulez-vous ? Sachez que nous ne nous laisserons pas embobiner par vos trucs de prestidigitateurs comme les Ouaglah !
Il avait raison... La meilleure défense est l'attaque ! Voyons ce que le professeur avait à répondre...
« Calmez-vous mon ami... Je voulais vous voir de mes yeux, tous les deux. Je voulais me rendre compte de votre état présent. Me convaincre du sort que le destin avait pu vous réserver...
Sa voix était cotonneuse. Les paroles hypnotiques du professeur tournèrent dans la tête d'Agratius...
« Que dites-vous ? Comment osez-vous m'appeler votre ami ? Jamais nous ne sommes rencontrés !
« Je n'en doute plus, maintenant, j'en suis certain... C'est bien toi, mon cher Agratius, que j'ai en face de moi. Ton assurance... Ton impétuosité ! La métamorphose n'est qu'un jeu de masques qui se limite à l'incarnation. L'esprit est toujours là. Et ton cher robot, elle aussi, est un indice certain.
« Comment savez-vous qu'Ophélia est un robot ?
Comment savait-il qu'Ophélia était un robot ? Encore une fourberie télépathique ? Auquel cas Agratius était en plus grand danger que prévu...
« Je le sais car j'étais présent le jour où tu en as conçu les plans, cher ami. Un accomplissement après ces années de recherche... Ton chef-d'oeuvre !
Ophélia elle-même était comme paralysée... En temps normal, elle aurait accouru à l'aide d'Agratius ! Il lui aurait suffi de prendre le contrôle d'un ou deux sbires... Mais là, elle était comme sous l'emprise d'une force maléfique.
Agratius ! Reprends-toi !
« Votre charabia n'a aucun sens. Ophélia était un humain avant d'être transformée en robot par l'infâme professeur Sapiens !
« Ainsi tu as aussi rencontré Sapiens... Le pauvre... La condition simiesque n'a pas dû aider à son épanouissement. Quel gâchis... Ta réaction m'indique qu'ils ont pris soin de sauvegarder ton intelligence, mais pas ta mémoire. Il va me falloir te remettre à l'esprit notre malencontreuse mésaventure commune.
Attention Agratius !
« De nombreuses années ont passé, douloureuses, regrettables et irréversibles, tant et si bien que je ne pensais pas revoir un jour l'un d'entre nous. Douze ans, très exactement, un laps de temps qui doit correspondre à ton « âge » prétendu, professeur Agratius. Tu es né pour la seconde fois à l'issue d'une bataille perdue. Qu'ils aient faits de toi une arme... Je reconnais bien là la part sombre de leur humour.
« En ce temps la Firme gagnait en importance et en pouvoir. Leurs basses manoeuvres politiciennes et leurs promesses démagogiques les avaient amené au plus haut. Leur force reposait sur l'abêtissement général, sur la croyance selon laquelle la simplicité d'esprit est une forme de refuge pour tous ceux qui refusent d'affronter en face la réalité du monde. Eux promettaient un monde de loisir et d'amusement. Eux promettaient un monde de bonheur et de plaisir partagé. Ce qu'ils accomplirent n'en fut que l'apparence : ils n'avaient fait que découvrir une nouvelle forme de contrôle fondée sur l'abolition de la raison et de l'intelligence. Les piliers en étaient le mensonge comme mode de gouvernement et le spectacle comme centre d'attraction d'une population soumise.
« Sans doute nous autres scientifiques n'avons nous pas su réagir suffisamment tôt tant la politique ne nous semblait être qu'un mal inévitable avec lequel il fallait négocier. Nous n'avons pas vu la faillite qui s'annonçait pour l'esprit et la connaissance. Nous n'avons réagi que lorsque leurs demandes enfin nous atteignirent. Ils avaient besoin de nous pour améliorer les outils de leur pouvoir. Ils nous demandaient d'inventer des machines capables de diriger les esprits directement depuis le cerveau. Des requêtes stupides, naïves, tout droit issues de l'imagination d'un enfant n'ayant pour seules lectures que des romans de science-fiction de seconde main, pleines de surhommes, de rayon de la mort, d'ondes maléfiques et de savants fous. Rien qui ne puisse exister, en somme, mais la doctrine de la Firme disait que s'ils parvenaient à persuader une majorité de la population, alors l'impossible devenait possible, et nous n'avions qu'à nous plier à la volonté populaire.
« D'un jour à l'autre, ils suspendirent les crédits de nos recherches fondamentales, ne jurant plus que par les applications politiques des fruits de leurs folies. La biologie n'était bonne qu'à comprendre le fonctionnement de l'esprit humain afin de s'en assurer le contrôle jusqu'à la moindre connexion neuronale. La robotique n'avait pour seul but que de fournir autant de robots-esclaves pour maintenir l'ordre en cas de révolte (car encore, dans les débuts, certains dénonçaient les dangers de la Firme – pourquoi n'avons nous pas alors réagi ?).
« En un sens, Ophélia est le résultat des recherches commandées par la Firme. Un androïde parfait, une illusion impeccable, auquel furent combinées les conclusions les plus abouties en matière de contrôle neuronal afin de lui permettre de se connecter à distance, à la manière d'un ordinateur, à un cerveau humain et d'en interpréter les moindres impulsions comme les notations cryptées d'un langage binaire intraduisible en mots. En un sens Ophélia est l'enfant de cette bataille que tu nous enjoignis à mener, Agratius, au temps où tu étais ce jeune scientifique prometteur dont la carrière fut interrompu par la guerre souterraine que nous nous apprêtions à mener. J'ai toujours pensé qu'il y avait une douce ironie derrière le fait que, afin de construire une arme ultime contre les desseins de la Firme, tu avais fait le choix d'obéir à leurs directives. Le feu se combat mieux par le feu, nous disait-on, et il faut bien leur donner le change ; certes, mais n'était-ce pas aussi une façon de leur donner raison ? Je ne fais que constater que l'ironie se répète aujourd'hui où toute ton intelligence est désormais à leur service.
« Je ne te blâme pas, comme je ne blâme aucun d'entre nous à cette époque. Nous pensions vraiment que notre supériorité intellectuelle était l'assurance de notre victoire. Ce fût toi, Agratius, qui nous persuada d'agir enfin pour le pays, mais ce fut Sapiens, le vieux et sage professeur Sapiens, qui prit sur lui d'organiser la résistance. Nous travaillions de jour aux ordres du pouvoir, mais de nuit nous échafaudions des plans pour le renverser. Nous avions fini par croire (et Sapiens tenait beaucoup à cette idée) que lorsque la situation devenait critique, lorsque l'homme de la rue n'était plus capable de choisir avec suffisamment de jugeote son propre gouvernement, l'élite savante du pays se devait de prendre le dessus et d'assurer la transition jusqu'à ce que les esprits soient prêts. Pour ma part, j'organisais clandestinement des cours du soir pour éduquer les citoyens qui se méfiaient eux aussi de la Firme et de ses promesses de bonheur permanent. Sapiens n'y voyait qu'une perte de temps, et la suite lui donna plutôt raison. Quant à toi, Agratius, tu étais trop préoccupé par la conception de ton Grand Oeuvre – l'androïde parfait, capable de convertir à notre cause des milliers d'êtres humains en un claquement de neurones, Ophélia dont l'apparence innocente d'une petite fille devait tout à la fois symboliser la pureté de notre message et tromper la vigilance de l'ennemi, Ophélia muette de vivre des abstractions émises par l'homme et non de la duperie de la parole. Tu y avais mis trop de toi-même, sans doute, même si je ne peux que m'incliner devant la perfection de ta création.
« Ils eurent tôt fait de deviner nos véritables intentions et, le jour où ils décidèrent de frapper, nous leur avions laissé bien trop d'avance pour pouvoir réellement résister. Nous avions espéré que l'opinion publique ne laisserait pas la Firme mettre en prison les plus grands savants du pays pour des raisons politiques. Nous avions tort. Ils montèrent contre nous quelques mensonges démontrant que nos actions allaient à l'encontre des intérêts d'un pays qui se préparait au spectacle éternel. Ils affirmèrent que nous voulions empêcher la joie d'étendre son emprise. Et en un sens, ils avaient raison : n'était-ce pas cela que nous souhaitions ? Un monde dépourvu de futilités, sérieux et responsable ? En réalité, n'avions-nous pas réellement comploté contre la volonté du peuple qui avait amené au pouvoir la Firme et ses hommes ?
« J'ai eu de longues années pour bien repenser à tous les évènements qui avaient entraîné notre échec final. J'ai finalement conclu que l'orgueil et l'égoïsme avaient été nos plus importantes failles, et que, du point de vue du pays, nous étions entièrement coupables et avions pleinement mérité notre sort. De la même façon que le pays a mérité le sien.
« Je me souviens encore – des rêves me reviennent, parfois, lorsque ma mémoire se laisse aller à des réminiscences nocturnes – de l'entrée de Sapiens dans notre quartier général. Je venais de donner une leçon de philosophie antique à mes protégés qui, fort heureusement, venaient de quitter les lieux. Sapiens, dans ce ton si théâtral qu'il aimait à entretenir, annonça que le refuge était découvert, qu'il nous fallait quitter les lieux pour rejoindre notre seconde base provinciale, du côté de Minium : un orphelinat en déshérence dont le directeur était un de nos disciples des premiers jours. Je me souviens du voyage inconfortable dans un de ces triporteurs cyclotracté (nous possédions des moyens de transport infiniment plus modernes, mais il fallait faire profil bas). Nous n'étions que quelques uns, et l'ordre avait été donné à tous de se rassembler à l'orphelinat qui était suffisamment éloigné de la capitale pour nous laisser le temps d'organiser une contre-attaque. Sapiens était nerveux. Il ne cessait de marmonner des imprécations indistinctes dans lesquelles il était question d'une mauvaise conjonction astrale. Tout astrophysicien qu'il fut, je l'ai toujours soupçonné de ne pas être entièrement inattentif aux divagations astrologiques. Il est vrai que cette nuit-là était calme : pas un nuage, et il s'amusa à me montrer, de ses vieux doigts pleins de noeuds et d'ampoules à force de tourner les molettes de ses télescopes, la planète Neptune qui se distinguait des étoiles par son incroyable luminosité. Il s'agit là du dernier souvenir heureux que je conserve du pays. Le reste est la conclusion trop attendue d'un mauvais roman.
« Nous arrivâmes à l'orphelinat au milieu de la nuit. Le gardien, qui connaissait nos intentions, nous fit entrer dans le dédale de la crypte souterraine qui nous servait de point de rendez-vous. Tu y étais déjà, depuis plusieurs heures, et en plein travail alors, et les éclats épouvantés de nous autres ne te détournaient pas de ton laboratoire. Nous nous lamentions sur l'avenir de notre complot, qui semblait bien éventé d'après les informations que Sapiens avait reçu. Nous imaginions déjà la suite : fallait-il enclencher dès le lendemain le coup d'état, pour mieux surprendre un adversaire persuadé de nous avoir mis en fuite, ou fallait-il plutôt nous disperser pendant quelques mois et attendre que la situation se calme pour reprendre nos activités clandestines ? Le groupe était partagé. Nous ignorions que la suite de nos aventures étaient déjà écrites.
« L'orphelinat était un piège, bien sûr. Je crois que je le compris dès que je vis l'ensemble de nos forces vives réunies dans une même pièce. Mais je n'étais pas assez sûr de moi, alors, pour suggérer une alternative. Ils avaient attendu que tous les membres entrent, un à un, pour frapper. En quelques secondes, une véritable armée était sur nous et nous, qui n'avions même pas prévu d'armes autre que nos intelligences combinées, fûmes si surpris que la lâcheté pris le dessus, et ils nous capturèrent sans le moindre combat. Le seul peut-être fut celui que tu livras comme on t'arrachait à tes règles et tes compas. Mais Ophélia devait déjà être achevée, alors.
« Il s'avéra que le directeur de l'orphelinat nous avait trahi. Il était un espion de la Firme depuis le début. Quant aux soldats qui nous avaient capturé, ils étaient presque déçu de ne pas avoir eu à combattre qu'ils abattirent au hasard quelques uns d'entre nous, ceux qui montraient le moindre signe de résistance ou, au contraire, ceux qui se soumettaient trop vite. C'est là que commença l'absurde. Ces soldats voulaient s'amuser avec nous. Ils prenaient cette opération comme un jeu, comme une mission grandeur nature qu'on leur avait ordonné d'exécuter en échange de quelques bons points. C'était le début des jeux de guerre, mais à l'époque nous voyions nos geôliers comme des fous, des fanatiques de la Firme, sans savoir que l'ensemble du pays allait devenir comme eux. Si nous l'avions su sans doute aurions nous été encore plus effrayés que nous l'étions déjà. Nous n'étions que des scientifiques, pas des guerriers, et pour ma part je considère que ce fut là notre plus grand orgueil.
« Ils nous firent asseoir dans un dortoir vide après nous avoir ligoté. L'attente dura bien plusieurs heures, car il me semble me souvenir que les lueurs du soleil filtraient à travers les vitraux des fenêtres quand ils apportèrent un curieux assemblage. Cette machine, dont rien ne pouvait laisser deviner l'usage, ressemblait à une cabine en plexiglas d'où jaillissait une forêt de tubes et de fils reliés à une console. Au milieu de la console se trouvait un gros bouton rouge. On aurait dit un jouet. Nous étions incrédule. Aucun de nous ne savait ce qui nous attendait.
« L'explication nous fut donnée par un homme qui arriva dans le dortoir. A la façon dont les soldats le saluèrent, je devinais qu'il devait s'agir d'un personnage important de la Firme. Son costume était impeccablement propre, et il parlait bien. Très bien même, sa voix pétillait d'une vivacité captivante qui rendait chacune de ses paroles si expressives que nous ne pouvions rien faire d'autres que l'écouter avec attention. Mais si l'enrobage de son discours était si excitant, le contenu nous laissa perplexe. Il nous expliqua, avec cet enthousiasme que nous confondîmes avec une nouvelle manifestation pathologique de la folie, que l'appareil en question avait le pouvoir de transformer n'importe quel être humain en n'importe quel autre être vivant, animal, végétal ou, ajouta-t-il avec une malice terriblement convaincante, extraterrestre. Le résultat était aléatoire mais, toujours, ridicule et inoffensif, naturellement. Cet appareil, nous annonça-t-il solennellement, s'appelait un « transmogriffeur ».
« Un transmogriffeur... Le nom sonnait comme la malicieuse invention d'un enfant trop sûr de lui voulant jouer au savant. Aucun des scientifiques présents ici ne crut l'homme de la Firme, et devant l'absurdité de la situation, certains commencèrent à se débattre, pensant n'avoir à faire qu'à des soldats d'opérette. Alors pour faire un exemple, l'homme désigna Sapiens, qu'il savait sans doute être notre meneur, et ordonna qu'on le conduise dans l'appareil. Je dois dire ici que, pour une fois, comme on le menait dans la cabine, Sapiens se comporta avec dignité. Cette dignité disparut toutefois instantanément quand, après que l'homme eut pressé le mystérieux bouton rouge, le visage de celui que nous avions tacitement désigné comme notre futur dirigeant prit l'apparence de celui d'un singe... Les habits étaient les mêmes, dans les yeux un même éclat, bien qu'un peu lointain, mais assurément le métabolisme profond du professeur Sapiens avait été changé en celui d'un primate.
« La suite est connue tant elle a été tournée, dans les légendes qui servent désormais aux enfants de leçons d'histoire, à l'avantage de la Firme. Il y eut des accusations, il y eut des procès. La Firme nous laissa le choix : nous pouvions accepter de travailler pour eux et renier nos actions antérieures, ou nous étions condamné à la peine de transmogrification. J'appris par la suite que beaucoup de savants n'étaient pas venus au rendez-vous de l'orphelinat et, sentant la malice, avaient fui dans les pays voisins ; en réalité nous fûmes finalement peu à choisir la solution la plus digne. J'en fis partie, bien évidemment, et ils me métamorphosèrent en habitant des colonies ultramarines (en « sauvage », comme ils disent). Contrairement à ceux qui aboutirent dans le cerveau d'un animal, ou d'une plante, j'eus la chance de conserver un cerveau humain suffisamment fonctionnel pour me souvenir parfaitement des circonstances de ma condition. Parmi les dignes, il y eut toi, Agratius, et ils voulurent sans doute se moquer de ton savoir si précoce puisqu'ils firent de toi un nourrisson qu'ils confièrent à l'orphelinat même qui avait le théâtre de ton arrestation. A moins qu'ils avaient déjà en tête de t'éduquer comme un des leurs... Je crois qu'ils te confièrent à un de leurs généraux, tandis qu'Ophélia fut conservée comme arme potentielle. »
Enfin un silence dans le flot des maudites paroles du professeur Morbius... Certainement qu'il y avait dans la pièce un gaz de persuasion sensé hypnotiser Agratius ! Chacun connaît la véritable histoire du coup d'état que les scientifiques essayèrent d'organiser pour imposer leur dictature de l'ennui et du travail !
Assurément, si le général Pompius était là, il saurait démontrer point par point les erreurs du savant. Attention Agratius... Ne te laisse pas embobiner par un mystificateur.
« Mais... Croyez-vous que vous valez mieux, à vous faire passer auprès des sauvages pour un roi de pacotille ? Et l'enlèvement des Kharfaflas ? Est-ce aussi de la faute de la Firme !
Les cris de rage d'Agratius font plaisir à entendre ! Il pleure presque devant tant d'injustice ! Attention à la litanie hypnotique de Morbius...
« Jamais je n'ai dit que je valais mieux que quiconque... Ces douze années m'ont fait prendre du recul, beaucoup de recul, si bien que nos actions d'alors m'apparaissent aujourd'hui comme les agissements d'une bande de forcenés aussi inconscient qu'idéalistes. Quant à ceux que tu nommes les sauvages...
« Au vu de ma nouvelle condition, je fus forcé de m'exiler. Nous avions conçu des aéro-glisseurs ultra-modernes que les hommes de la Firme ne prirent même pas le temps de nous confisquer.. C'est à bord de l'un deux (ces engins permettant de couvrir de longues distances dans les airs, à moyenne altitude) que je pris la direction des colonies. J'atterris auprès de ces pauvres Kharfaflas. Quand je débarquai, ils étaient impliqués dans une guerre avec les Ouaglah. La raison en était, certes, l'arrivée des premiers colons de la métropole, que les Kharfaflas acceptaient de bon gré tandis que l'esprit critique et méfiant des Ouaglah soupçonnait, non sans raison, des pires desseins, mais aussi la volonté de contrôle que les Ouaglah entendait imposer sur ceux qu'ils considéraient comme des « cousins arriérés ». Il me fallut un peu de temps pour m'adapter mais je décidai de profiter de mon expérience, de mon esprit, et de mon apparence, pour arrêter la guerre. Je persuadai les Ouaglah qu'il était inutile d'asservir leurs voisins, qu'il y avait d'autres moyens de s'assurer une forme de tranquillité face à l'envahisseur, que d'autres colons allaient venir, mieux armés et plus déterminés, face auxquels ils ne seraient pas préparés. Curieusement, et bien plus vite que je ne l'aurais imaginé, je parvins à convaincre les Ouaglah et la guerre s'arrêta.
« C'est à partir de ce jour que je mis à exécution mon plan. Le même, en réalité, que je n'avais pas pu achever au pays en raison d'ambitions mal placées et de précipitations incontrôlables. Ici, me semblait-il, j'avais tout mon temps. J'entrepris d'éduquer les Ouaglah. Leur intelligence est extrêmement vive, ils comprennent très vite. La rigueur naturelle de leurs habitudes permet une assimilation quasi immédiate des concepts les plus pointus. Je leur appris les bases des mathématiques, de la mécanique, de la physique, de la métaphysique. Au bout de plusieurs années d'apprentissage, leurs ingénieurs furent capables de construire un champ de force à l'aide d'électricité statique. Cette astuce les protégea des incursions des agents de la Firme, toujours plus intrusifs.
« Car dans le même temps, je ne perdais pas de vue le sort des Kharfaflas. Beaucoup plus naïfs que leurs voisins, davantage enclins au plaisir du jeu, ils avaient laissé la Firme prendre le contrôle de la tribu. Alors commença la seconde phase de mon plan... Et je ne peux pas dire que j'en sois réellement fier, Agratius... J'emprunte ici à tes méthodes pour combattre le feu par le feu, ou plutôt par un contre-feu. J'ai bien essayé d'agir autrement, d'abord : nous avons parlementé avec nos voisins pour les convaincre des dangers qu'il y avait à laisser la Firme s'introduire chez nous. Mais ils ne veulent rien entendre et, en réalité, ils prennent les Ouaglah pour des démons d'un autre monde, et nos propositions d'alliance comme une forme de pacte avec le diable. Et puis cette décision a été votée unanimement par tous les Ouaglah...
« Il fut décidé il y a quelques mois d'enlever les enfants des Kharfaflas dès le plus jeune âge pour leur éviter d'avoir à subir la lâcheté naïve de leurs parents. Nous les ramenons dans notre tribu et les éduquons comme nos propres enfants, en leur expliquant les différents choix qui s'offrent à eux. Les résultats sont probants... Un Kharfafla arrivé chez nous avant l'âge de douze ans peut facilement développer un savoir et un intellect égal à celui d'un Ouaglah. A terme, nous espérons vider toute la tribu voisine de leurs progénitures pour que la Firme n'aient plus qu'à diriger un petit groupe de vieillards pendant qu'une véritable civilisation fondée sur la raison et la science se développe au coeur de la forêt.
« Nos méthodes sont brutales et, sans doute, détestables. Mais nos intentions sont bonnes. Je ne te demande pas de choisir, tu es libre, tu peux repartir prévenir les hommes de la Firme... Mais maintenant que je sais qu'ils ont pris le risque de conserver intacte ton intelligence, j'ai bon espoir que tu comprennes.
Le professeur Morbius a raison sur le point suivant : tu m'as construit. En déduire la justesse de tout son raisonnement ?
« Professeur Morbius... Ophélia... Je crois que je me souviens du laboratoire, sous l'orphelinat de Minium. Cette architecture étrange faite de temps mêlés... Ophélia est sur la table d'opération. Je tiens entre les mains le microprocesseur.
Le discours maléfique du professeur a agi ! Agratius, après la chute d'Ophélia, est subjugué à son tour... Qui peut encore sauver nos amis ?
Oui ! Nous avions oublié Lucius. Car qu'a-t-il fait pendant tout ce temps ? Avez-vous oublié que Lucius a été élevé dans un cirque ? Alors il ne lui fallut guère de temps pour s'extraire de l'emprise de ses liens. En un éclair, il a immobilisé l'un des gardes et tient en joue le professeur Morbius.
« Un pas de plus et je tire... Vous avez peut-être eu Agratius et Ophélia, mais avec moi ce ne sera pas aussi facile...
« Lucius, le professeur Morbius ne nous veut pas de mal... Au contraire... Ne comprends-tu pas ?
« Calmez-vous, mon jeune ami. Lâchez ce fusil, vous ne savez sans doute pas vous en servir.
Non professeur ! Cette fois-ci, je ne vous laisserais pas répandre vos paroles hypnotiques... Vous n'avez pas toutes les cartes en main. L'habile Lucius a repéré la sortie. En moins de deux, il est hors de l'antre du professeur.
Va Lucius ! Va prévenir Cirus et ses hommes ! Il est temps d'attaquer le camp des Ouaglah ! Le destin des Enfants de la Dernière Chance est désormais entre tes mains...