La forêt était pleine de pièges tendus par les terribles Ouaglahs.

Des barbelés électrifiés.

Des hologrammes menant à des fosses sans fond

Des rayons lasers à tête chercheuse actionnés par la simple détection du mouvement.

Heureusement pour Lucius, il se souvenait bien du chemin emprunté à l'aller. Il suffisait de le suivre précautionneusement pour être sauf. Une opération bien difficile avec les indigènes à ses trousses, sans doute au volant de modules aéroportées et manipulant des radars perfectionnés !

Pendant plusieurs minutes, Lucius courut à perdre haleine. Il se savait le seul espoir pour Agratius et Ophélia – et peut-être même pour le pays tout entier, car où s'arrêterait le professeur Morbius dans son lavage de cerveaux ?

Pas un son derrière lui. Pas de cris, pas même le moindre signal.

Avait-ils réussi à semer ses poursuivants ? Après tout, le nain était renommé pour ses talents d'éclaireurs. Il connaissait tous les trucs pour passer inaperçu !

Il stoppa sa course pour souffler un peu. Personne derrière lui, il en était certain à présent. Il reprendrait son chemin après une courte pause, bien méritée.

Depuis les manigances du professeur dans son palais de métal, tout était devenu clair pour Lucius. Lui qui pensait que les scientifiques renégats qui avaient voulu renverser le gouvernement il y a quelques années étaient tous hors d'état de nuire depuis la chute du professeur Sapiens... Les Enfants de la Dernière Chance avaient le chic pour les retrouver sur leur route !

Lucius jura de reprendre leur mission une fois rentré au pays : il traquerait tous les anciens scientifiques, jusqu'au dernier ! Pas un ne réchapperait de sa quête vengeresse ! Ils allaient regretter de s'en être pris aux Enfants de la Dernière Chance !

Non, il ne fallait pas raisonner ainsi... Agratius et Ophélia n'était pas complètement perdus. Il y avait encore une chance de les sauver. Il allait retourner au village des Kharfaflas et ensemble, l'armée des Kharfaflas et la brigade de Cirus, ils prendraient d'assaut le camp des Ouaglah. Il n'y aura pas un seul survivant ! Tous les Ouaglah méritaient la mort pour s'être alliés à un ennemi de la nation ! Et lui s'assurerait que le professeur Morbius subisse la mort qu'il méritait ! Une mort lente, pénible, douloureuse... Celle des traîtres !

Était-ce temps de se laisser aller à la colère ? Non, pas encore...

Récapitulons la situation et tâchons de répondre aux bonnes questions.

Le professeur Morbius a atterri chez les Ouaglah en voulant fuir la justice du pays. Il a profité de la faiblesse de leur esprit de sauvages pour les subjuguer par de beaux discours. Il leur a promis la victoire sur les Kharfaflas – leurs ennemis ancestraux – en échange de leur soumission. Et pour démontrer sa puissance, dans ce pacte avec le diable, il a utilisé ses connaissances scientifiques pour mettre au point des dizaines de machineries militaires. Le bouclier invisible n'en est qu'un exemple. Assurément, les Ouaglah l'ont accueilli comme un dieu ! Je ne serais pas étonné qu'il ait conçu quelque machine pour leur laver le cerveau.

Et à présent son plan prend une autre dimension... Les Ouaglah ne lui suffiront pas, évidemment. Ils ne sont que des marionnettes entre ses mains, des cobayes...

Agratius a été hypnotisé par les belles paroles du professeur Morbius. Sa voix est douce, et bienveillante en apparence, mais ses mots sont les puissants vecteurs d'ondes subjugatrices. Voilà quel est son pouvoir, et voilà comment il compte conquérir le pays : un message amplifié capable d'hypnotiser toute une population. Voilà ce qu'il teste sur les indigènes. Il a ordonné aux Ouaglah de capturer les enfants des Kharfaflas pour expérimenter le lavage de cerveau et les changer en soldats dociles ! Et c'est le sort réservé à ce pauvre Deogratias si quelque chose n'est pas fait rapidement...

Heureusement, hypnotiser Agratius a du lui prendre du temps, et de l'énergie. Ainsi, il n'a pas été capable de l'hypnotiser lui, Lucius. Il l'a sans doute sous-estimé !

Il était à présent temps de repartir... S'il avait semé ses poursuivants, il était encore trop près du camp ennemi !

Après une nouvelle course folle, sans déclencher un seul piège, Lucius entendit un bruit dans les fourrés.

Quelqu'un venait au devant de lui ! Il ne pouvait prendre le risque de se faire capturer si près de son camp. Profitant de sa taille réduite, il se cacha complètement sous un tapis de larges fougères.

Les pas étaient rapides. Le mystérieux individu courrait, lui aussi. Lucius releva légèrement la tête pour être certain de bien voir qui arrivait.

La silhouette se rapprochait... Elle devenait de plus en plus familière...

Le brigadier Cirus !

Lucius sauta sur le chemin en écartant les bras. Quel plaisir de retrouver un visage connu !

Un visage connu, oui, mais un visage paniqué ! A peine avait-il vu Lucius que le brigadier sortit son arme et mit son camarade en joue.

« Cirus ! C'est moi, Lucius ! Que se passe-t-il ?

« Tu n'es pas l'un des leurs... Dis-moi que tu n'es pas l'un des leurs !

« L'un de qui ? Je ne comprends pas...

« Tu veux jouer ? Tu veux jouer ? Dis-moi que tu ne veux pas jouer...

« Je ne veux pas jouer... Ce n'est pas un jeu, j'étais en train de m'enfuir du camp des Ouaglah...

Enfin Cirus baissa son arme... La panique s'était en partie évanouie de son visage, mais pas entièrement. Ses yeux étaient encore rouges, convulsés.

« Il faut y retourner, je crois que c'est un endroit où nous serons en sécurité grâce au champ de force...

« Chez les Ouaglah ? Que se passe-t-il Cirus ? Je ne retourne pas là-bas ! J'ai compris tout ce qui s'y passe, le pourquoi des enlèvements, le pourquoi du bouclier invisible ! Un scientifique renégat est arrivé chez les Ouaglah. C'est lui qui leur a donné toute cette technologie. Il est capable de contrôler les esprits et est en train de construire une machine à ondes pour laver le cerveau et transformer tout le monde en esclaves à son service. Mais attends il y a pire...

« Rien ne peut être pire que ce que...

« Ils ont eu Agratius ! Il est un des leurs, à présent... Et ils ont du reprogrammer Ophélia car elle est désormais incapable de réagir.

« Agratius ? Seul Agratius peut nous sortir de ce pétrin !

Cirus était vraiment à bout... Mais heureusement, l'optimisme de Lucius allait pouvoir le consoler. Si certains avaient le pouvoir de lire ou de contrôler les esprits, le nain savait qu'il était capable de redonner le sourire à n'importe qui. Après tout, n'avait-il pas fait ça pendant la première partie de sa vie ?

« Ne t'inquiète pas, Cirus. J'ai un plan. J'ai été à l'intérieur du camp des Ouaglah et je connais leur faiblesse. Il y a un moyen de désactiver le bouclier invisible. Ce n'est pas un bouclier magique, d'ailleurs,c'est un simple champ électromagnétique. Il y a un code, et j'ai vu l'indigène le composer... Je pense être capable de le reproduire.

Lucius avait bien une idée derrière la tête... Rien n'est perdu !

« Voilà ce que je te propose. Nous prenons la tête de l'armée des Kharfaflas et de ta brigade réunie. Il faut s'approcher au plus près du camp des Ouaglah, mais si possible sans trop se faire repérer. Ensuite, je me faufile jusqu'à leur camp, peut-être avec une escorte, et je tape le code. Le bouclier sera inactif jusqu'à ce qu'ils comprennent ce qui se passe, et c'est le moment que nous choisirons pour attaquer et entrer dans le camp avec toute l'armée. Certains Ouaglah ont des fusils, mais je pense que nous devrions nous en sortir. Je me charge d'Agratius... Et de Morbius, bien sûr !

Le nain était fier de lui... Ce plan était digne d'Agratius ! Ophélia aurait sûrement été très impressionnée si elle avait pu être là...

« Je crois que tu ne comprends pas, Lucius... Il n'y a plus de Kharfaflas, il n'y a plus de brigade... Il n'y a plus que le jeu !

Que voulait dire le brigadier ? Et quel était ce hululement prolongé qui retentissait soudain ? Les Ouaglah les avaient-ils retrouvé ?

Cette fois, Cirus paniquait complètement. Ses mains tremblaient. Sa voix devenait lourde.

« Ils ont retrouvé ma trace ! Il faut s'enfuir !

Une claque bien sentie mit fin aux cris de Cirus.

« Calme-toi, Cirus ! Et explique moi une bonne fois, et clairement, ce qui se passe !

Voici venu le temps des explications...

« Tout a commencé avec un jeu... Nous entraînions les troupes des Kharfaflas. Pour travailler les tactiques de guérilla, le gouverneur et moi avions imaginé quelques règles basiques. Il y avait deux équipes. C'était des équipes mixtes : moitié indigènes, moitié soldats, car c'est important d'apprendre la discipline quelle que soit la race de nos alliés, et c'est un bon moyen de tester sa capacité à intégrer une équipe... L'objectif de chacune des équipes étaient de nous trouver, le gouverneur et moi. Comme une partie géante de cache-cache. La première équipe à trouver un de nous deux a gagné. C'est un jeu de guerre complexe, à double objectif, puisqu'il demande de diviser ses forces et de mettre au point de véritables stratégies à la fois pour trouver l'objectif et pour éviter que l'équipe adverse ne trouve l'autre objectif. Donc... Le gouverneur et moi avions rejoints nos cachettes, tout était prêt et... c'est là que la folie a commencé...

« Pourtant, nous leur avions bien expliqué les règles, ça oui... Je ne pense que ce soit le jeu qui... Il a dû se passer autre chose ! Les sauvages ont dû envouter mes hommes. Ils ont passé le reste de la journée a imaginer de nouveaux jeux... C'est vrai qu'il étaient tous un peu excités, mais je ne pensais pas que...

Cirus pourrait en venir aux faits...

« Quand le signal du départ a été donné, je suivais des yeux une des équipes. Les sauvages se sont mis à peindre des peintures de guerre sur le visage de mes hommes... Je n'ai pas réagi, je me suis dit qu'il s'agissait d'un maquillage pour se camoufler dans la jungle... Et puis ils ont dansé leurs danses, chanté leurs incantations, affûté leurs lances, tiré leurs balle en l'air... Rien ne ressemblait plus à ce que je leur avait appris. Ils agissaient comme des enfants ! Mais des enfants armés de fusils et de lames pointues. J'ai vu la lueur dans leurs yeux, une lueur sauvage. Dans les yeux des Kharfaflas, ça ne m'a pas trop choqué mais dans ceux de mes hommes...

« La chasse a commencé et ils se prenaient tellement au sérieux ! Ils suivaient les traces, les indices, rampaient. Alors j'ai entendu le hululement. Selon les règles, cela voulait dire qu'une équipe avait trouvé l'un de nous deux et qu'il lançait la poursuite. Je me retournais... Personne ! Ils avaient trouvé le gouverneur... Je me rapprochais un peu de sa cachette. Et là je les ai vu, l'équipe que j'avais suivie, tous bariolés de maquillage, avec le gouverneur. J'ai failli sortir au grand jour puisque le jeu était terminé et c'est alors qu'un détail m'a frappé. De loin, ce n'était pas clair... Mais de près, je sentais nettement que le gouverneur se débattait. Ils ne l'avaient pas seulement trouvé : ils l'avaient fait prisonnier avec des cordages trouvés sur place ! Ils le traînaient et lui se débattait de toutes les forces pendant qu'ils riaient, qu'ils riaient fort ! Je ne les avais jamais vu rire aussi fort, mes soldats, même dans les plus divertissants des jeux de la guerre. Ils trainaient le gouverneur, mes soldats et les sauvages, mais en fait je ne savais plus les distinguer avec leurs peintures, et entre temps ils s'étaient déshabillés, ils s'étaient complètement déshabillés et portaient les mêmes parures de guerre, les mêmes armures qu'ils avaient dû s'échanger, je n'arrivais plus à savoir qui était qui. Ils trainaient le gouverneur vers le centre du village, et là j'ai vu que...

« Pendant qu'une équipe chassait, l'autre s'était affairée à toute autre chose. Le village était complètement transformé. Ils avaient construits sur la grande place des sortes de mannequins de paille et de branches et de feuilles de palmes, tu sais, comme ces marionnettes géantes dans les grands défilés du carnaval aux pays, et ils leur avaient collé sur le visage des grands sacs de toiles peints qui représentaient des visages effrayants. Trois, il y avait trois mannequins. L'un d'eux avait une poitrine obscène et un autre... Je crois que l'autre avait des doigts faits de pieux et sur les pieux... Lucius... Sur les pieux... Il avait des hommes empalés ! Des soldats ou des sauvages, je ne sais pas, ils étaient démembrés mais... sur les pieux ! Empalés !

« Ils ont mis le gouverneur dans une grande cage qu'ils avaient du construire avec des bambous, parce qu'elle avait l'air solide. Ses yeux étaient bandés. Les yeux du gouverneur étaient bandés et il criait de toutes ses forces, il appelait à l'aide, pas un seul ne l'aidait, ils riaient tous fanatiquement, et je ne pouvais rien faire, moi, qu'est-ce que je pouvais faire, Lucius ? Qu'est-ce que tu aurais fait, Lucius ? J'ai regardé... Je n'arrive pas à croire que j'ai regardé mais j'étais comme attiré par le spectacle. Ils ont mis le gouverneur dans la cage et eux autour, dans des gradins, avec des grands bambous, bien de trois ou quatre mètres pour les plus longs, avec au bout une pointe en métal. Et ils faisaient pénétrer leur pique dans la cage et... Je crois que le but du jeu était d'attraper le gouverneur au bout d'une pique, comme dans les boîtes à insectes des foires quand nous étions petits... Et... et... j'ai regardé jusqu'au bout, Lucius ! Et... et... intérieurement, au plus profond de moi, je crois que je les encourageais !

« Cirus... Cirus... Ils se rapprochent. Le jeu se rapproche... »

« Mon cher Agratius, es-tu certain que tu ne veux pas une escorte ?

« Non, Morbius... C'est aimable de votre part mais c'est inutile. Ophélia et moi préférons affronter seuls les dangers. Par ailleurs, j'ai peur que la vue de soldats Ouaglah effraie les Kharfafla. Ils vous prennent encore pour des êtres magiques, savez-vous !

« Mes observateurs chez les Ouaglah ont apporté des signes inquiétants ces derniers jours... Il semblerait que votre arrivée n'ait fait qu'accélérer le processus de déséquilibre mental qui les touche depuis plusieurs mois, depuis que le gouverneur est arrivé et leur a présenté vos « jeux » de la métropole. La multiplication de leurs danses n'est encore qu'un symptôme bénin, mais je me suis toujours demandé ce qui se passerait s'ils intégraient à leurs rituels vos jeux de guerre...

« Vous avez raison, professeur... Le danger est réel. Même si je n'approuve pas complètement vos méthodes d'enlèvement, je sais que vos intentions sont louables. Mais je suis certain qu'il y a encore une possibilité de sauver les Kharfaflas adultes, et nous nous y emploierons.

Kharfaflas sont des êtres humains. Le schéma neuronal des humains est partie de mon programme de base. Il existe deux solutions. La première : modifier certaines connexions pour y introduire les idées nouvelles et espérer une diffusion à l'ensemble des lobes. La deuxième solution : reformatage intégral des fibres nerveuses et réécriture d'un nouveau programme à partir des connexions considérées comme compatibles aux nouvelles idées.

« J'espère que nous n'aurons pas à utiliser cette possibilité. Au besoin, les hommes de Cirus nous aiderons. Mais je crains que cela ne te demande trop d'énergie, ma petite Ophélia.

Énergie demandée pour application de la deuxième solution sur un être humain : 1,3 % des capacités actuelles.

« Je vous souhaite bonne chance, Agratius et Ophélia. Mais ne sous-estimez pas le danger. J'ai passé des années à combattre un virus agressif, dont les armes s'appuient sur deux traits humains malheureusement trop répandus : la folie et le mensonge. Ce sont des fléaux qui sont capables – j'en suis persuadé, maintenant – de modifier la réalité du monde, de la tordre selon leurs propres règles, d'introduire ses mensonges et ses illusions au coeur même du réel. Nous en avons un exemple flagrant dans la façon dont Lucius a comme oublié les conditions réelles de votre rencontre. Dans une certaine mesure, la puissance métaphorique de la folie et du mensonge est à l'origine de cet horrible transmogriffeur. Nous touchons là à des domaines bien abstraits et à une métaphysique qui sort quelque peu de mon domaine mais... il faut admettre que la puissance de l'esprit humain n'est pas encore entièrement connue, y compris dans ses aspects les plus sombres.

« Je vous trouve bien pessimiste, professeur. La Firme a pu tromper des esprits faibles, mais je ne la pense pas capable de tordre la Vérité. Nous réussirons. Nous parviendrons à convaincre les Kharfaflas que vous ne voulez que leur bien. Et dès que la Vérité sera rétablie dans cette colonie, il sera temps de prêcher la bonne parole dans le reste du pays. Avec Ophélia, nous avons à notre disposition une arme dont vous ne disposiez pas à l'époque ! Comme quoi le plan que j'avais conçu du temps de l'orphelinat va finir par fonctionner.

« Puissiez-vous avoir raison... Bon courage !

« Merci professeur... Merci pour tout ! »

Présence de traces. Émanations corporelles humaines. Analyse en cours.

Les émanations corporelles présentes sur cette feuille de palmier proviennent du brigadier Cirus.

« Cirus ? Qu'est-ce qu'il ferait au milieu de la forêt ? Il ne devait pas quitter son poste !

Précisions : il s'agit d'un fluide spécifique. Il s'agit de fluide sanguin.

« Du sang ? Tu as raison, Ophélia, il y a quelques traces de sang. Cirus serait en danger ? J'en suis désolé pour lui, mais nous ne pouvons perdre du temps à le sauver. Notre mission est bien plus importante.

Une nouvelle présence humaine est repérée. Elle est complète cette fois. Identification en cours...

Il s'agit de Lucius. A noter qu'il ne porte pas de traces de lutte, ni de traces de sang pouvant appartenir à Cirus. La possibilité pour qu'il ait agressé Cirus est estimée à seulement 23%.

« Lucius ? Tuer Cirus ? Je sais que le nain est un peu fanatique sur les bords, mais tu exagères, Ophélia. Surtout que Cirus est bien plus costaud...

« Bonjour Ophélia ! Bonjour Agratius !

« Lucius... Nous avons quelques questions à te poser. Mais d'abord je souhaite dissiper tes craintes. Sache que le professeur Morbius ne nous veut aucun mal. Il nous a démontré les mensonges de la Firme. Il possède d'indéniables preuves que l'état de jeu et de distraction permanente dans laquelle le pays se trouve n'est qu'une manoeuvre politique visant le contrôle. Je ne peux malheureusement pas te montrer les preuves dès maintenant, mais je te prie de nous croire sur parole.

Scan du cerveau de Lucius en cours. Recherche principale : symptômes de folie et de mensonge. Recherche secondaire : mémoire d'une altercation avec Cirus.

« Je vous crois, Ophélia et Agratius. Mais moi, j'ai une autre preuve... Parce que les Kharfaflas sont devenus fous !

« Les Kharfafla ? Le professeur avait donc raison, le danger est plus grand que je ne pensais... Les hommes de Cirus ont réussi à les arrêter ?

« Non... Parce que les hommes de Cirus sont devenus fous !

« Et Cirus ? Qu'est-il devenu ? Il est devenu fou lui aussi ? Nous avons trouvé du sang qui doit être le sien, ici.

Recherche secondaire terminée : mémoire d'une altercation présente. Lucius a tué Cirus a coup de dents.

« Non, rassure-toi, Agratius, Cirus n'est pas devenu fou... Parce que je l'ai tué avant ! Parce que moi aussi je suis devenu fou !

Cri perçu désigné comme : hululement. Enclenchement de la première solution sur le cerveau de Lucius.

« Hou ! Mais on dirait que me chère petite mignonne Ophélia essaie de me laver le cerveau... Mais tu ne peux pas ma jolie, c'est déjà fait ! Je sais que ma vie n'a été que mensonges, et trahisons, et cruauté dans un pays ayant érigé en loi le principe selon lequel une population suffisamment divertie est une population docile. Je le sais, et je m'en moque... Parce que tout cela est tellement amusant !

Échec de la première solution. Enclenchement de la seconde solution...

« Parce qu'il y a une émotion que tu ne peux pas et que tu ne pourras jamais ressentir ni comprendre mon robot, c'est le plaisir ! Et d'ailleurs tu sais quoi, mon robot... Je t'aime !

Besoins en énergie trop importants. Énergie insuffisante pour poursuivre l'opération. Mise en veille critique nécessaire.

« Ophélia ! »

« Et voilà, Cirus... Cette histoire touche à sa fin... Malheureusement, il ne reste plus que moi pour la raconter. Tous les autres sont morts, ou en sont au stade « bave-aux-lèvres-grognement » et ils ne peuvent donc pas émettre de sons articulés. Toi non plus, Cirus, mais ça c'est parce que je t'ai tranché la gorge. A coups de dents. Tu ne t'y attendais pas, hein ? Moi non plus en fait. Ça m'est venu comme ça... L'inspiration, tu sais, ça va ça vient. Peut-être que si j'arrivais à bouger ta langue et tes lèvres je pourrais faire croire que tu parles et... Tu sais, comme les ventriloques ! Il y avait un ventriloque dans le cirque où j'étais, au départ et je l'adorais ! Figure-toi qu'il arrivait à faire parler des bananes en...

« Non, je ne suis pas là pour te raconter ma vie. Il faut finir l'aventure des Enfants de la Dernière Chance, n'est-ce pas ? La Dernière Aventure des Derniers Enfants de la Dernière Chance ! Je sens l'inspiration, aujourd'hui, je la sens ! Tu sais que du temps du cirque, c'est moi qui présentait les numéros ? Quel plaisir je prenais à imaginer de nouvelles mises en scènes... Écoute plutôt... On va voir si j'ai perdu la main...

« La scène se déroule tout juste au crépuscule, dans le village secoué par les cris des hommes euphoriques. Dans chaque rue, chaque quartier, des masses se rassemblent pour assister à la toute dernière représentation, au final. Qui sont ils ? Des indigènes ? Des hommes de la métropole ? Impossible de le savoir ; impossible de les reconnaître. Tous sont unis dans un élan d'enthousiasme dément car oui, la folie a aussi cet effet-là, unir les hommes égaux dans un même mouvement, dans une même joie chantante et dansante. Ces hommes ont trouvé d'eux mêmes l'antidote à la morosité de la vie dans une ivresse désormais permanente. Plus besoin d'alcool, ou de parfum, ou d'opium, ou d'une quelconque senteur hypnotique ; c'est tout cela à la fois : le trouble de l'alcool, la puissance d'un parfum, le plaisir de l'opium, l'ivresse de l'hypnose. Oui, ils ont puisé dans leur propre nature humaine l'ondulation mystique. Une troupe de follets préparant son ultime sabbat. Une longue chaîne de fanatiques récitant les vers de son extase malsaine. Une colonne morte dans l'ombre de la nuit qui tombe. Maintenant qu'enfin l'emprise de la Raison les a quitté, ils peuvent laisser libre cours à leur instinct naturel. Et que leur dit cet instinct, sinon de converger jusqu'à un point, un point unique, celui vers lequel tous les regards sont attirés comme vers la clarté d'un lampion : la grande estrade !

« L'estrade gigantesque si joliment décorée de mutations désordonnées, tout autant le fait des pigments imprimés à la main par les spectateurs enthousiastes que des véritables plantes à la croissance démesurée, profitant du sursaut d'instinct sauvage pour se laisser aller à une sarabande chlorophylienne des décors floraux qui prennent à la lumière des torches des allures de plantes carnivores, vivantes et insatiables, dressées comme des mâts pour attraper leurs proies dociles. Une odeur de musc imprègne toute la place qui a pour nom « Place aux Délices »... Et le nom de cette place prend dans la langue des indigènes des tournures encore pluis indécentes, comme si l'authentique baptême désignait de lui-même la destination fantasmatique du lieu : « sluzpark ». Sluzpark, entendez-vous la langue de l'extrême plaisir, né là, dans cette colonie ultramarine où le piège se referme lentement sur nos deux héros. Sluzpark ! Que la fête commence pour la Dernière Aventure ! Rapprochez-vous ! Respirez le musc !

« Pour l'occasion Sluzpark a été métamorphosée en arène autour de la Grande Estrade. Une arène gigantesque. Elle porte comme gradins les balconnets des cases, tous décorés de tapisserie colorée. De jaune. De rouge. De mauve. De turquoise. Ces couleurs qui suintent de l'atmosphère empoisonnée, et la rendent plus visible encore. Écœurante, comme un bonbon trop sucrée resté en bouche, coincé quelque part dans le fond de la gencive, à même la peau dans ce qu'elle a de plus fragile. C'est au centre qu'il faut regarder : sur l'estrade ils ont installé un char de carnaval aux contours asymétriques. Il forme un kiosque infernal. En guise de piliers, pour supporter l'autel, trois statues de démons. Car qui a pu croire que les dieux des indigènes ne sont que des dieux ? Non, ils sont des démons, et en cela beaucoup plus au goût des raffinements civilisés. Des attractions en devenir... Laissez-moi vous les présenter...

- Jeck, roi du jeu. Apôtre de la chance. Il souffle aux oreilles du joueur la délectation ne plus s'arrêter, il l'invte à s'asseoir pour une nouvelle partie, et une nouvelle encore, car rien n'est meilleur que le jeu. Ses grimaces de clown et son costume d'arlequin rapiécé font passer pour un bouffon le plus puissant des compagnons du plaisir. Jeck, démon universel aux visages milles fois transformés, tantôt maître et tantôt valet. On dit de lui qu'il a créé le monde en un coup... de dé.

- Archaal, prince du sang. Dieu de la guerre. La guerre. Quelle formidable gardienne des âmes ! La guerre universelle, la guerre permanente, la guerre ininterrompue, loin d'être une honte et encore moins un honneur, est l'accomplissement final de la volonté d'homme. Archaal supporte la voûte de l'autel grâce à ses deux pattes musclés. Il porte une queue de singe. Son torse est une carapace d'acier. Ses mains des griffes. Ses yeux des amandes félines. Ses dents des crocs pointus. Sa bouche un museau enragé. Sa coiffure une crinière. Une corne centrale crève son crâne. Quelle vision composite ! Quel sens de l'exotisme !

- Khandra, déesse de la luxure et de la chair. Elle dévoile sous un regard lubrique ses innombrables paires de seins enflés, et sa croupe distendue. Une longue langue de vipère courre sur ses lèvres. On l'a dit façonnée dans du bois d'ébénier, ce bois particulier dégageant une odeur étourdissante aux propriétés aphrodisiaques, ensuite reverni d'huile pour en faire jaillir les saillances et les courbes. Les artistes fous qui l'ont conçue ont eux aussi subis un traitement particulier : ils ont été enfermés pendant des mois dans un harem pour que l'inspiration leur vienne du simple fait de leur mémoire digitale. Or n'est-ce pas là le plus haut degré de plaisir que celui que l'homme est capable de donner à l'homme sans le moyen d'un autre instrument que son propre corps ?

« Voilà les trois piliers de l'autel... Et sur l'autel, tout en haut, se trouvent les deux enfants. Ophélia et Agratius. Regardez-les ces pauvres chérubins... Au cœur de la masse, ils brillent comme des étoiles. La pâleur de leur peau. Leurs robes blanches. Les cheveux blonds. Leur regard candide. Rien de tout cela ne peut émouvoir une foule prise dans l'action de l'immédiat. On ne peut qu'admirer leur regard franc, courageux et sentencieux. Ils jugent la foule qui les mene au supplice avec une froide grandeur. Ils jugent la foule avec toute la force de l'esprit. Ils jugent la foule tout en sachant bien qu'il n'y a plus rien à faire. Du haut de leur piédestal, ils voient le fourmillement des insectes qui avancent vers eux en hurlant leur joie détestable. De loin, ces créatures leur montrent des faces grimaçantes. Mais ils ne les haïssent pas, car ils ont appris de leurs aventures que ce ne sont que des hommes. Qu'ils adorent se laisser aller à la tyrannie du mensonge. Qu'ils en sont l'expression la plus pure et, presque, la plus innocente. Face à l’humanité rampante, les deux enfants jouent le rôle de la Vérité. Froide, immobile, implacable, hautaine. Morte.

« Car voilà qu'arrive le clou du spectacle... On l'entend venir de loin ! Des pas puissants. Des gestes sûrs. Le robot V ! Une merveille, et une source d'inspiration pour la petite sauterie organisée au village.. N'a-t-il pas les bras musclés et ensanglantés d'Archaal ? Une machine de mort comme lui... Un dieu de la guerre, certainement ! Mais n'a-t-il pas aussi la croupe et les seins de la délicieuse Khandra ? C'est une mère qui lui servit de modèle, et dans l'esprit d'un enfant, la mère n'est-elle pas le symbole du plaisir ultime, du plaisir le plus interdit, le plus excitant ? Enfin, il y a le regard, et le sourire. Un masque. Un masque de joie, ricanant toute sa satisfaction, comme ce cher Jeck devant ses victimes ! Et ses victimes du jour ont été choisis avec soin. Des héros ! Des aventuriers sans peur ! Les porteurs de la seule Vérité qui vaut vraiment ! Agratius fixe un long moment le sourire de dément que lui adresse son bourreau mécanique. Et puis c'est le coup de grâce... Le robot V fait planer en l'air sa lourde main et l'abat sur les deux enfants. La foule exulte. Les deux silhouettes blanches ensanglantées resplendissent d'une dernière lumière rougeâtre derrière le feu noir. La foule maintenant escalade l'autel, et escalade aussi le robot V pour se joindre au massacre. Elle jette des brandons sur l'autel. Les Martyrs de la Vérité brûlent dans les flammes de la folie. »