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CHAPITRE 3 - Un loup dans la bergerie?

 Les terres de l’Eldred offraient parfois des contrastes saisissants. Elles étaient si étendues avec ses montagnes au nord qui formaient une barrière naturelle à toutes les peuplades de l’Est et du Nord jusqu’à plonger elle-même dans la mer. Plus à l’est,  les massifs escarpés se changeaient en plateaux et des raides réguliers venant du nord ravageaient villes et villages. L’Empereur avait fait fortifier la plupart des villes et veillait tout particulièrement à ce qu’aucune force digne de ce nom ne franchisse ces plateaux. Là, les températures offraient des profonds écarts qui n’avaient rien à voir avec les plaines du sud, aux collines de roche calcaire blanchie et ensoleillées toute l’année, aux pentes douces, à la végétation luxuriante aux abords des lacs et des rivières.
Pour s’abriter du soleil, les eldreds aimaient trouver refuge parmi les nombreux bois de pins et de chênes verts qui parsemaient tout le sud. Le Comté de  Kryce était d’ailleurs réputé pour ses scieries et ses meubles dont ils faisaient commerce dans tout l’Eldred et au-delà.
C’est sur l’une de ces routes ombragées que deux jeunes hommes parcouraient pour rapporter au Comte les dernières nouvelles de la capitale. Guyrian, le plus jeunes, repensaient aux jérémiades des vieux qui ne cessaient d’égrener des signes de mauvais augures : l’hiver dernier, les oiseaux étaient partis bien trop tôt ; une nuée de chauve-souris avait traversée la région et surtout l’oreille du vieux Matheus n’avait pas arrêté de siffler depuis deux mois, le rendant insomniaque, le pauvre... On ne saurait dire si ces ragots de bonnes femmes avaient fait leur chemin dans son imagination mais c’est un fait que tout sur son passage semblait étrangement lugubre. Et c’était à regret qu’ils avaient passé deux nuits à la belle étoile, bercés par les bruissements sourds et continus des feuillages mais maintenus en alerte par la vie nocturne des sous-bois. Les deux hommes longeaient maintenant le sentier forestier, impatient d’arriver à leur prochaine halte, l’auberge de la Dive Bouteille.
Pour se rassurer et chasser la fatigue de leurs têtes, Mildred se remémorait ses exploits des derniers mois. Il n’avait toujours qu’une idée en tête, trouver une femelle pour la nuit… Et le pauvre Guiryan ne valait pas mieux. Il avait quitté l’abbaye et l’enseignement des Feunors pour trouver l’aventure. En guise d’aventure, il avait eu plus à faire à des maris jaloux qu’à des duels héroïques. Mais il n’était pas perdant car Milfred savait manier l’épée aussi bien que le langage galant… A son contact, il avait gagné en audace et ils se lançaient parfois des défis lorsqu’une dame leur plaisait à tous deux. Et il avait bien progressé lui aussi dans ce domaine, ce qui lui avait valu plusieurs fois de finir la nuit avec celle que son croyait s’être destiné.

Devant leurs débordements, leurs pères étaient bien gênés : si celui de Milfred avait du mal à dissimuler sa fierté paternelle et, avant d’être ce prêtre guerrier si respecté, on le soupçonnait d’avoir connu bon nombre d’aventures galantes dans sa jeunesse, la position du père de Guyrian était plus délicate car, étant l’ingénieur le plus en vue de Kryce, il traitait parfois directement avec le Comte. Aussi voyait-il d’un très mauvais œil les frasques de son fils qui pouvaient parfois rejaillir indirectement sur son commerce. D’un commun accord et confiant dans leur aisance orale, ils avaient fini par nous obtenir du Comte une mission diplomatique et commerciale jusqu’à la capitale. En effet, son père s’inquiétait des rumeurs venant de sous terre. Si l’Eldred avait assis son autorité sur tous les peuples avoisinants, il n’avait rien pu faire contre les Kobolds et leurs galeries tentaculaires. Son père ignorait s’ils avaient réussi à dérober une invention d’une lointaine contrée ou s’ils avaient dissimulé leurs talents ingénieux, mais plusieurs rumeurs relataient l’existence de nouvelles armes parmi les Kobolds. S’ils étaient piètres guerriers, leur nombre et cette nouvelle technologie pouvaient fort bien transformer les singes-rats en une menace réelle et complètement imprévisible.
Ce qu’ignorait Mildred, c’est que le Comte de Kryce s’était toujours intéressé à sa destinée. Certaines mauvaises langues disaient que c’était en souvenir de sa mère. Cette dernière était décédée en le mettant en monde. S’ils réussirent si bien leur mission, l’appui discret du Comte leur avait même permis d’être introduits dans la cour de l’Empereur. Ce dernier s’en inquiéta au plus haut point, d’autant plus qu’au nord les yhlaks se réveillaient de leur sommeil. Ils étaient sur le retour lorsqu’ils remarquèrent un cheval abattu le long du chemin. Sa dépouille était encore chaude, le propriétaire pouvait ne pas être très loin. Effectivement, à quelques encolures, ils aperçurent un individu revêtu d’une large houppelande noirâtre qui lui conférait presque une silhouette de mendiant. Il devait marcher ainsi depuis plusieurs heures.
C’était sans connaître leur belle étoile. Bien que de taille petite, sans doute frêle, drapée dans cette cape épaisse au tissu étrange tantôt noir tantôt rouge carmin, qui dégageait cette impression miséreuse, son visage était complètement dissimulé par le lourd capuchon. Sa démarche était élégante, voire hiératique, et certaine courbe de son corps pourtant bien dissimulé laissait supposer qu’il s’agissait d’une femme. Elle portait un gros baluchon qu’on devinait improvisée. A leur arrivée, elle balaya leur venue du regard, comme si les deux cavaliers l’importunaient. Il n’en fallait pas plus pour enflammer leur imagination.
-          Bonjour, gente dame, est-ce votre cheval que nous avons vu derrière nous, s’enquit le plus courtoisement possible Milfred.
Il n’y eut pas de réaction. Elle baissa la tête et accéléra le pas.
-          N’ayez pas peur. Si vous vous rendez à Locelane, sachez que le chemin est encore très long, surtout à pieds, rajouta le jeune homme.
Sur ces mots, elle ralentit puis se tourna vers eux, seul le bas du visage se dévoila. Un menton fin, quoique volontaire, surmonté d’une bouche délicieuse écartait tout âge avancé. Le tout recouvert d’une peau très clair et lisse qui contrastait fortement avec la teinte sombre du capuchon.
-          Effectivement, vous avez tout à fait raison. Et c’est avec grand plaisir que j’accepte votre cheval !
Le ton, quoique tranchant,  était adouci par une noté d’espièglerie. Plus que la surprise de la vivacité de cette réponse, les deux jeunes hommes furent immédiatement attirés par l’accent de cette voix. Rien de très connu, mais il enchantait les mots d’un voile sensuellement mystérieux. Peu à peu se dessinait dans l’esprit des cavaliers l’image d’un peuple tout entier, celui des elfes. Si tel était le cas, la rencontre était tout à fait extraordinaire. Il y avait si longtemps qu’ils avaient quitté cette terre, que cette présence ne pouvait signifier autre chose que le début d’une grande aventure.
-          Je crois que nous pouvons faire confiance, répondit Milfred en mettant pied à terre. Je ne suis pas sûr que ma monture soit digne de vous, noble étrangère, mais vous nous feriez grand honneur à l’accepter à la condition que nous puissions vous escorter.
-          On dit de mon peuple qu’il est hautain à votre égard, et bien je me dois de démentir cette rumeur en acceptant.
A peine sur la selle, on sentit une tension en elle comme si son intention première avait été de prendre le large, mais au dernier moment, elle se sembla se raviser.
-          Puisque je semble démasquer, je me présente, Aynariel, ambassadrice des Rayonnants, ajouta-t-elle en retirant son capuchon.
Tout dans son être laissait percevoir qu’elle était certaine de l’effet que produirait ce petit geste sur les deux humains. Par politesse, ils essayèrent de ne pas la dévisager en regardant droit devant. Mais l’un et l’autre étaient à l’affût de question pour pouvoir se retourner vers elle. Milfred tenait la bride à pieds et Guyrian se maintenait au trot à sa hauteur.
-          Nous avions l’intention de prendre notre repas pas très loi, chez Mirropek. L’établissement n’est peut-être pas digne de vous, mais on y mange correctement.

-          A dire vrai, je souhaiterais vraiment garder l’anonymat. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée…
-          Nous le connaissons bien, il trouvera bien un coin tranquille pour nous servir. Et nous vous ferons passer par derrière pour éviter tout regard indiscret. Laissez-nous faire !
Guyrian savourait la situation, Milfred littéralement mis à terre par l’elfine n’était plus en mesure de prendre l’ascendant, il avait tout loisir de converser et d’organiser la soirée à sa guise. Il ignorait si elle était parmi les plus belles de sa race, mais elle était la créature la plus belle qu’il n’avait jamais vue. Son visage lumineux et pale semblait marquer par un lourd destin, son œil vif donnait à son regard mélancolique une impression de révolte. A son cou, un phœnix de rubis enlacé par un serpent en saphir. Il sentait en lui une envie irrésistible de la protéger, comme si tout en elle était frêle et délicat, dans le même temps, il ressentait un profond trouble à ne pouvoir la contempler librement alors qu’une délicieuse sensualité émanait d’elle. Certes, un parfum aux effluves inconnus pouvait l’influencer inconsciemment, mais il y avait un mélange de sophistication et de nonchalance dans la façon de se coiffer à la fois soigneusement et librement avec ces quelques mèches qui soulignaient de manière exquises ses yeux et ses pommettes légèrement saillantes. Il luttait contre son envie de les replacer d’un revers de la main. Cette nonchalance lascive se retrouvait également dans la façon qu’elle accompagnait les mouvements de sa monture. Milfred profitait de la moindre occasion de se retourner. Il pestait intérieurement sur l’injustice dont il avait été victime, mais il comptait bien voler la vedette à l’auberge.

Il n’existait pas plus raciste, plus grossier et massif personnage que Mirropek et l’établissement était davantage célèbre pour sa bière que pour ses repas. Seul lieu de rencontre de la bourgade, son auberge rassemblait essentiellement des riverains assoiffés, parfois des marchands ayant à faire à Locelane. Les habitants du village appréciaient également peu les étrangers, sauf ceux qui savaient faire résonner les pièces de leurs bourses et encore, même parmi eux, ils avaient toujours réussi à décourager ceux qui n’étaient pas humains Ils étaient  source de problème, disaient-ils, et derrière leurs airs fiers se cachaient des comploteurs qui n’apportaient jamais rien de bons, en tout cas jamais de bonnes nouvelles dans les jours à venir. Mirropek était plus conciliant car avant tout homme d’affaires. Mais les deux jeunes l’avaient à plusieurs reprises chassé à coup de pieds dans le derrière des malheureux qui avaient sans doute trop écorché de mots à son oreille.
L’auberge était à moitié remplie mais une forte odeur de soupe planait au-dessus du brouhaha. Ce soir-là, dans toutes les bouches circulaient de terribles histoires sur un incendie qui avait brûlé une partie de Locelane. Même à des lieux de la ville, le ciel avait rougeoyé toute la nuit dernière comme si la lune avait prolongé l’agonie du soleil. Un voisin sur la gauche était en train de raconter pour la troisième fois son soi-disant sauvetage d’une famille coincée dans une maison en feu. Preuve à l’appui, il montrait une large brûlure sur son avant bras. Les deux aventuriers avaient prévu de passer par cette ville et ce qui s’y tramait commençait à les inquiéter car des rumeurs confirmaient le réveil des Kobolds.
Guyrian et Milfred qui n’étaient pas totalement inconnus des lieux demandèrent à être servis dans une chambre. Ils exprimèrent leur besoin de tranquillité avec quelques pièces supplémentaires et prévinrent qu’une troisième personne les rejoindrait et qu’elle souhaitait ne pas être dérangé. Leur plan était peut-être un peu trop grossier pour dissimuler leurs fins mais il respectait scrupuleusement les exigences de l’elfe. Ils n’allaient pas laisser passer une si belle occasion sous prétexte qu’il s’agissait d’une elfe. Ils commençaient à engager les paris sur les chances de succès sur celui qui finirait dans sa couche. Avant d’y parvenir, ils n’étaient pas certains du tout que Mirropek accepta la présence d’une elfe dans son établissement. Il avait une vieille rancune contre leur race suite à une incursion d’elfes noirs à Locelane où son établissement d’alors avait servi malgré lui de repère. Il avait été obligé de quitter la ville lorsqu’on le découvrit. Et il avait payé cher sa soumission, plusieurs serveuses avaient été violées et sauvagement mutilées et son épouse l’avait quitté dans la foulée. Tout ça, pour une grosse poignée d’or qui avait juste suffi pour s’installer dans la bourgade. Seuls les habitués et les gens du village connaissaient son histoire et ce n’était jamais lui qui la racontait.
Comme convenu, après avoir enjambé plusieurs tas d’immondices et flaques d’eau suspectes,  l’elfe s’introduisit par la porte des cuisines. Guyrian l’attendait. Dans la salle, on entendait la grosse voix de Mirropek grognée.  «Pourquoi faut-il que je n’arrive jamais à rentabiliser mes serveuses : elles finissent toujours engrosser ! ». D’autres voix raillèrent qu’il était lui-même la source de ces enfantements répétitifs et que sa femme avait bien fait de s’enfuir. Le tenancier leur cloua leur bec dans une tornade d’invectives dont lui seul était capable. S’il y avait une part de jeu, on sentait qu’il s’énervait réellement. La remarque sur son épouse n’y était pas étrangère.
Pour regagner la chambre, il y avait une petite dizaine de mètres à parcourir en longeant un mur auréolé de moisissures diverses. Puis un escalier étroit qui conduisait à l’étage. Là, des chambres à la propreté variable se louaient plus ou moins chères en fonction des humeurs du patron et de la tête des clients. Il avait fallu payer le prix fort pour obtenir la plus propre d’entre elles. Milfred devait ouvrir la porte quand le moment lui paraîtrait le plus opportun. Pour l’heure, il attendait que la tension baisse d’un cran. Plusieurs hôtes avaient déjà atteints un état d’ébriété avancé et deux d’entre eux bloquaient le passage. Il leur proposa une pinte à boire à sa santé et engagea un court moment la conversion pour les faire s’assoire.
Au fur et à mesure que la tension s’estompait dans la salle, Guyrian sentait son invité bouillir de plus en plus. L’elfine commençait à regretter de s’être laissé entraîner dans cette mauvaise plaisanterie. Si elle tournait la colère qui montait en elle contre les deux humains, elle savait combien sa mauvaise foi était grande. C’est contre elle, et uniquement contre elle qu’elle l’était. Son envie de rompre un moment sa solitude et un sentiment de griserie à se jouer de ces deux humains l’avaient poussée à baisser sa garde. Elle était sur le point de s’enfuir quand la porte s’ouvrit. Milfred leur fit un signe de la main pour avancer.
Accoudé à son bar, Mirropek les regardait d’un œil mauvais. A peine avaient-ils faits trois pas que les deux ivrognes se rapprochaient de Milfred pour obtenir un autre verre. Peu à peu, toute l’attention de la salle se retournait vers le petit groupe et la petite silhouette miséreuse et sombre qui se détachait si nettement du mur clair derrière eux. Bientôt l’un des soiffards commença à s’adresser à elle.
-          Oh mais vous avez là un joli bout de femme, mes cochons, je comprends que vous vouliez le cacher !
La phrase avait à peine achevé qu’un étrange silence fit place. Les deux amis essayèrent de détourner l’attention en invitant à boire à nouveau. Intrigué, Mirropek s’avança vers eux et le souvenir des pièces le poussa à intervenir pour leur apporter son soutien. Qu’une femme vienne s’offrir un peu de répit dans un voyage faisait partie des choses qu’il comprenait et l’attitude des deux ivrognes commençait aussi à l’agacer.
-          Allez, foutez-lui la paix ! Ou je vous mets dehors à coups de pieds dans le…
Arrivé à leur hauteur, il s’était brutalement arrêté dans sa phrase. Il n’avait pu s’empêcher de vouloir jeter un coup d’œil sur le joli brin de femme qui créait ce trouble. C’est alors que d’un geste rude, il arracha le capuchon qui dissimulait son visage.
-          Une elfe, j’en étais sûr !
Toute la fureur qu’il avait contenue durant toutes ces années contre cette race, qu’elle soit noire, blanche ou bleue il s’en moquait, éclata d’autant plus fort qu’il bouillait intérieurement depuis longue minute. Le souvenir ravivé par le précédent esclandre des exactions dont il avait été témoin, l’abandon de son affaire à Locelane et la perte de son épouse lui fit déverser toute sa haine de l’étranger, elle sortait tel un fauve affamé sur une proie affaiblie. L’elfine avait hâte de sortir de ce guêpier. Elle s’en retourna sur ses pas en direction de la porte, accompagnée par des invectives de plus en plus grossières.

Le rire vainqueur de Mirropek qui commençait à raisonner dans la salle fut coupé net. Une forme virevoltante et blanche jaillit de la cape rouge chancelante. L’étrangère, dans un mouvement souple, précis et d’une incroyable vivacité, s’était dégagée de sa cape, retournée pour franchir d’une pirouette aérienne les quelques mètres qui la séparaient de l’aubergiste et atterrir derrière lui. Pressé à la carotide par une de pointe aiguë de poignard, une seconde au niveau de son nombril qui dépassait de sa chemise déboutonnée, ce dernier, pâle comme un linge, les yeux épouvantés, était fermement maintenu en arrière et devait faire d’immenses efforts pour ne pas basculer en arrière sous l’effet de son poids et de l’écart de taille. « Alors, ça fait quoi d’être dans les bras d’une elfe, fit-elle d’une voix pleine de mépris. Pauvre inconscient, la moindre femelle, comme tu dis, de notre race vaut plus que toute cette assemblée réunie… Alors, imagine combien ta petite personne remplie de graisse est importante à mes yeux… Regarde comme c’est simple de faire disparaître un humain…».
Lentement elle fit pivoter son coude et le fil de l’arête principale commença à sectionner la chair du cou du malheureux. Un filet rouge écarlate commençait à couler. Soudain, elle se redressa fièrement et s’arrêta net. « Tu ne mérites même la mort que je t’offre. Je préfère que ce soit toi qui le fasse quand tu auras toute la lucidité pour le faire…».
D’un saut précis, elle regagna la place de ses affaires et commença à les réunir en toute vitesse, profitant de la stupeur de sa réaction sur l’assemblée effrayée.
Elle était effectivement magnifique. Ses longs cheveux noirs formaient une coiffure sophistiquée de tresses et de mèches que ses derniers mouvements avaient rendues sauvages. Sa tenue mélangeait symétriquement tenue guerrière et robe de cérémonie : sur la moitié gauche, tout de blanche vêtue, une robe raffinée dessinait ses formes à merveille et coupait son buste et sa jambe droite en deux longues diagonales qui se rejoignaient sur la hanche opposée avec un lacet ; la moitié droite la montrait fortement dénudée : un court corset de cuir noir laissait son ventre d’albâtre apparent et, sur sa cuisse droite , une longue cuissardes s’échappait de la large échancrure de sa robe. On devinait dans la savante et troublante harmonie de l’ensemble cette touche de coquetterie féminine, qui faisait perdre la tête à bon nombre d’hommes. Enfin, sur ses avant-bras, des tatouages dessinaient un entrelacs de serpents. Sa peau était par endroit striée de fines cicatrices mais l’impitoyable expression de son visage dissimulait sans doute des blessures bien plus profondes. D’un dernier regard, elle défia l’assemblée.
Guyrian et Milfred n’eurent que peu de temps pour contempler ce tableau si saisissant. Avant même que qui que ce soit ne réagisse, elle avait disparu de la salle. Du grondement jaillissant de part et d’autres de la salle surnageait une phrase résumant toute la stupeur des villageois : « Une elfe noire dans la ville ! ». Déjà, l’assemblait s’interrogeait : Combien étaient-ils ? Quand attaqueraient-ils ? Les deux compagnons ne s’attardèrent pas sur leur analyse, qui bizarrement leur parut quelque peu réductrice. D’un regard complice, ils s’étaient mis d’accord : ils allaient la rejoindre et peut-être, qui sait, leur nuit allait être moins froide que prévue. En attendant la route était déserte et aucune trace de la belle inconnue...


**
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Dès qu’elle fut sortie de l’auberge, l’elfe fut prise d’une envie irrésistible de rire. A défaut, elle sentit sur son visage un large sourire défier l’air frais de la nuit et se propager en picotement dans toute sa tête. Une sensation de bien être qu’elle avait presque oublié se répandit tout en elle. Et pourtant, elle avait pris des risques bien inutiles.
« Malgré toutes les terribles épreuves que j’ai endurées, rien n’y fait, je n’ai pu contenir cette satanée fierté elfique, se morigénait l’elfe. Il a fallu que je ferme le clapet de ce gros porc ! Au risque de faire échouer toute ma mission ! ». Mais qu’importe, elle savourait cet instant d’ivresse et fut à nouveau saisie par ce rire intérieur en pensant à la béatitude de la salle. « Décidément, ce soir, j’ai envie de m’amuser ». Mais l’heure était revenue à la prudence. En regagnant sa monture vers le bois voisin, elle vit les deux hommes sortir précipitamment de l’auberge et la rejoindre, elle entendit également la panique dans l’auberge, des cries qui commençaient à agiter tout le village. Mais l’obscurité et les fourrés la dissimulaient déjà des villageois.
Faiblement éclairés par la lune, sur la même monture, les deux cavaliers étaient visiblement en train de la rechercher. Elle ignorait leurs intentions. Mais soudain, un bruit derrière elle fit tressauter légèrement son coursier, son souffle se répercuta dans la nuit beaucoup plus fort qu’elle ne le voulut. Et effectivement, ils se dirigeaient maintenant droit sur elle. Avec un léger chuchotement à l’oreille, elle lança à son tour son cheval à découvert et constata d’un dernier coup d’œil qu’il n’y avait pour l’instant pas d’autres poursuivants. « Ces humains sont décidément bien lâches… Et ce soir, j’ai effectivement l’âme bien joueuse ». Confiante dans sa monture, elle décida de se laisser suivre par ces deux téméraires poursuivants. « Nous allons voir ce qu’ils ont dans le ventre ! ». D’un léger claquement de langue, elle accéléra la cadence de l’animal.
Néanmoins, malgré plusieurs détours, les deux cavaliers restaient toujours à ses trousses. « Puisqu’ils ont l’air d’y tenir, accueillons-les dignement ». Profitant d’un détour du sentier, elle bondit de sa monture puis se camoufla dans un bosquet.
Dés que les deux hommes arrivèrent au niveau d’une flaque qui reflétait nonchalamment l’éclairage discret de la lune, elle surgit brusquement et hurla pour que le cheval se cabre. Pris par surprise, les deux humains furent déséquilibrés par leur monture paniquée. D’un bond, elle les domina avec ses deux longs poignards effilés dans chaque main.
-          Que me voulez-vous donc encore ?
Visiblement, ils ne s‘attendaient pas à un tel accueil ni à une telle question, elle les regarda, toujours amusée, chercher leur réponse. Ils paraissaient soudain tous les deux plus jeunes, mais malgré le ridicule de leur situation ils semblaient rester dignes. Leur mutisme finit par les faire éclater de rire. Le plus grand prit la parole. « Nous devons avouer que vous nous avez pris de cours. Mais nous ne vous voulons pas de mal. C’est juste que… votre numéro nous a plu … et que nous avons un peu de nourriture à partager ! ». Ses derniers mots furent accompagnés d’un regard malicieux et elle eut du mal à garder un regard de glace. « Pour dire vrai, rajouta Guyrian, nous avons peut-être quelque chose à vous proposer ». De son côté, l’elfine sentis monter l’odeur du mensonge mais les laissa continuer. « Ces humains sont parfois si ridicules, si naïfs... »

Ils  racontèrent qu’ils souhaitaient avoir une présence féminine pour les aider dans une mission délicate afin de se rapprocher d’un homme puissant sur Locelane, le Comte de Kryce. Mais très vite, ils commencèrent à s’embrouiller et elle les laissa avec délice s’empêtrer dans leurs justifications abracadabrantes. Milfred se fit même passer pour son fils. Cette dernière information parut l’intéresser. Elle finit par accepter leur proposition car ils lui permettraient certainement de passer plus inaperçue, même si leur dernière expérience prouvait le contraire. Mais il était plus simple pour elle de faire parler des humains sans éveiller de soupçon notamment pour tout ce qui pouvait être questions logistiques
-          Vous ne m’avez pas convaincue mais je veux bien de votre nourriture !
Sur ces paroles, ils s’activèrent comme des gamins en improvisant un repas et, après s’être assuré que nul ne les suivait, un feu qu’ils enterrèrent pour éviter que les flammes ne se voient de trop loin. Avec leurs couvertures et des branches, ils firent des paravents. De son côté, elle commença à voir claire dans leur jeu et les soupçonna de ne pas avoir vu beaucoup d’elfes ni même de les connaître. Il était visible qu’elle leur plaisait et qu’ils la prenaient pour bien plus jeune qu’eux. Et comme son envie de s’amuser ne faisait que croître, elle fit exactement ce qu’ils imaginaient et les laissa la bichonner. A la différence des elfes, les humains n’ont pas peur du ridicule, au contraire, ils savent parfois en user à des fins beaucoup plus subtiles. « Peut-être est-ce pourquoi aujourd’hui ils prennent irrémédiablement notre place dans ce monde ? » Toujours est-il qu’ils commençaient à l’amuser follement et voire presque à lui plaire. Ils commencèrent à parler de tout et de rien, puis à s’intéresser plus précisément à elle.
-          On se demandait ce que faisais une elfe noire, toute seule si éloignée des siens...
-          Qui vous a dit que j’étais une elfe noire ? Avec un grand sourire elle se redressa et tendit le tissu de sa cape, celle-ci vira au rouge carmin. Car je suis une elfe rouge, s’exclama-t-elle en exagérant la fierté de sa pause. Et en tant que telle mon histoire ne vous regarde pas !
 Devant leurs yeux en forme de toupie, elle ne pût qu’éclater de rire ! En se rasseyant, le tissu redevint plus noir que la nuit.

La pirouette verbale de l’elfine les avait déstabilisés quelque peu mais elle eut pour effet de détendre encore plus l’atmosphère en écartant tout sujet sur Aynariel. La nuit et la chaleur du feu créaient un climat doux et intime. La discussion qui suivit fut des plus spirituelles et malgré toute l’énergie qu’ils y mettaient, ils avaient rarement le dessus sur elle. Elle semblait manier le verbe aussi bien que les armes. A chaque fois qu’ils tentaient d’en connaître un peu plus sur elle, elle décochait des traits à l’ironie mordante, et si leur désir charnel se faisait trop pressant, elle le parait avec humour. Guyrian n’avait jamais vu une intelligence aussi vive, et c’était comme si dix vies les séparaient tant elle devinait leurs intentions les plus cachées. Toutefois, alors qu’ils évoquaient comiquement leur enfance, son visage se figea, un masque d’une grande mélancolie apparut fugacement. Elle lança un rire pour reprendre le dessus mais ses premières notes trahirent une vive émotion. Son âme dissimulait sans doute une blessure non cicatrisée ou un lourd destin avait brisé cet être adorable. Cela le troubla et aiguillonna son désir. Peut-être finit-elle par le sentir car elle coupa nette la soirée en voulant se coucher, mais il était vrai également qu’il se faisait très tard.
Elle prit dans son paquetage un couchage dans un tissu semblable à de la soie. Une fois déposé par terre, elle ôta sa cape pour en faire un oreiller et leur jeta un regard malicieux.
« Lequel de vous deux aurait l’obligeance de m’aider à retirer mes bottes ? ».
Guyrian fut le plus rapide, mais Milfred bénéficia du spectacle en entier. Le temps qu’il regagne sa place, elle avait défait sa robe et son bustier en cuir. Elle était pour ainsi dire presque nue, seule une fine chaînette autour de ses hanches maintenait une pluie de pierres précieuses sur son bas ventre. L’ombre et les flammes du feu sculptaient ses muscles de féline et les formes si féminines de son corps parfait. La fraîcheur de la nuit la fit frissonner et il eut juste le temps d’entrevoir, sur les sensuelles et fermes rondeurs de sa croupe, un tatouage en forme de nid de serpents. Puis, tout ce ravissement disparut furtivement dans les draps posés à même le sol. En temps normal, il aurait pris son attitude pour une provocation voire même pour une invitation. Il n’en était rien, elle s’était dévêtue avec sa grâce habituelle de la manière la plus naturelle au monde. C’était juste une femme qui se préparait avant de se coucher.
Guyrian eut à peine le temps de réaliser le spectacle qui s’était déroulé derrière lui. Ils n’échangèrent aucun mot avant de nous coucher, perdus dans leurs secrètes et troublantes pensées. Tout deux sombrèrent rapidement dans un lourd sommeil.
Ils furent réveillés par une étrange et agréable odeur. L’elfe préparait son petit déjeuner et leur proposa de son breuvage, que tous deux refusèrent en se remémorant les sombres histoires qui circulaient sur les elfes noirs. Elle sourit comme si elle lisait dans leurs pensées. Le repos leur avait rendu sang froid et discernement. Milfred La rejoignit en premier. Son compagnon, sans doute moins confiant que lui, tarda à les rejoindre en renfilant la tenue d’émissaire du comté de Kryce qu’ils avaient endossée pour rencontrer l’empereur. Aux couleurs du Comté, à dominante noire, une large chemise bouffante d’un jaune soutenu, dont la doublure noire également transparaissait à chaque fente découpée sur la manche, tranchait sous un court gilet cintré. Il n’avait pas serré les lacets du col pour le garder discrètement échancré et mettre en valeur son large torse. Bien que plus jeune, il était beaucoup plus athlétique que Milfred, les traits plus fin également. Ses chevaux noirs naturellement ondulé, laissait une longue mèche soulignée son visage oblong au menton légèrement fuyant. Il avait beaucoup d’élégance et paraissait soudainement plus âgé. Son ami sourit en le voyant ainsi accoutré, beaucoup moins mis en valeur dans ses vêtements de la veille, il compensait avec son large sourire charmeur et ses yeux naturellement vifs.
De son côté, l’elfe était métamorphosée : elle était vêtue d’une longue robe verte claire fort élégante tout en restant simple, ses cheveux avaient été lissés et coiffés de manière à dissimuler la pointe de ses oreilles. Bien que l’ensemble fût très sobre, quelques notes discrètes et colorées de coquetterie la rendaient encore plus charmante. C’était maintenant une princesse et non plus une mendiante.

« Oui, je crois qu’il est préférable pour tous que je me fasse plus discrète, c’est pourquoi j’ai préféré me débarrasser de ma tenue d’hier… J’espère être à votre goût, dit-elle de son sourire le plus ensorcelant.
« Par contre, cela implique que je m’en remets complètement à vous pour ma protection ! J’espère seulement que vous maniez l’épée mieux que vous ne montiez à cheval… ».
Sur ces mots, elle glissa deux poignards à la lame sinueuse et effilée dans ses canons d’avant bras en cuir, qui restaient dissimulées par les longues manches de sa robe. Bien que complètement différente, elle était toujours aussi belle et toujours aussi désirable.
« Et lequel de vous deux jouera mon mari pour m’aider dans ma mission ? ».
Cette fois-ci, Milfred fut le plus prompt à répondre. Il fut convenu également que Guyrian serait le valet.
Pourtant, calmé par la nuit, cette métamorphose leva leurs doutes sur l’elfe : même s’ils ignoraient quasi tout de ce peuple, Guyrian en tout cas était maintenant persuadé qu’il s’agissait bien d’une elfe noire et sa facilité à se changer en agneau en était la preuve. Il se me rendit également compte qu’hier soir ils avaient tous deux beaucoup parler d’eux, sans doute beaucoup trop. Mais ce matin, il avait la tête froide et se posait mille questions sur leur nouvelle et dangereuse compagne. En voyant les yeux fiévreux de Milfred, il se demanda s’ils n’avaient pas tout simplement laissé entrer le loup dans la bergerie.

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