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Préambule

 

Quelque part, tout est rêve. Et de ce rêve naît la conscience du monde. Et de ce quelque part où l’on rêve se dressent les Géants de Brëyl, des statues aussi invisibles que les arcs-en-ciel par beau temps, n’apparaissant qu’aux yeux des demeurés ou des illuminés. Ces fous, on les appelle les Gardiens. En réalité, ils ne gardent rien du tout ; seulement le spectacle des Géants est pour eux si unique et si parfait qu’ils en épient chaque fait et geste. Ils passent leur temps à les contempler soutenir des planètes ou des étoiles. Ils les voient, immobiles comme la pierre, rêver du monde qui nous intéresse, le nôtre, je veux parler de celui de Jourzancyen.
Les Géants ne semblent ne faire que ça, rêver, mais ils font beaucoup plus: ils sont les piliers des autres mondes, ceux qu’ils créent en rêvant. Et chaque Géant fait des dizaines de rêves, et, dans chacun d’eux, se loge un monde à part, avec ses propres règles, sa propre logique. Le terme de Géant est sans doute inapproprié pour bien percevoir ce qu’ils sont. Et d’ailleurs, qui le sait ? On dit d’eux qu’ils sont faits d’eau ou de lumière. Ils n’ont sans doute aucune apparence humaine. Au mieux, ce qu’on en sait, c’est qu’ils sont comme une immense forme abstraite, comme en dessinent si méticuleusement les enfants, ressemblant tantôt à une patate dégoulinante tantôt à  une orchidée aux contours de verre.
Ce monde perdu où se cachent les Géants renferme également les vestiges des Anciens, ceux, dit-on, qui ont donné naissance aux mondes réels. On dit que personne ne les a vus ou connus, personne sauf les Géants, qui gardent leurs secrets dans un silence de poussière et de lumière. On dit également que l’espace où reposent les pieds des Géants est une porte, et que leur tête cache les cyclones du temps, tandis que leur cœur n’existe plus, dévoré par les âges, prisonnier de la fatalité des Anciens, des Dieux qui, pour faire naître la vie et le seul monde réel, ont versé une larme gigantesque.
C’est dans cette larme que dorment et vivent les Géants, les Gardiens et tous ceux qui gravitent autour, de la Sauterelle de Kund, avec ses couleurs chamarrées, au Zephyr de l’Est, l’âne sacré du peuple des Mandragores, ou aux Guguls de l’Ix et du Zan, les terribles parasites qui empestent ces deux rivières, tout ce petit monde respire et prospère dans une seule et unique larme. Il n’est pas si différent des mondes rêvés, seulement de lui dépend l’existence de tous les autres : sans lui, plus de rêves de Géants, les Anciens se retrouveraient alors définitivement orphelins et leur chagrin pourrait faire couler des centaines de larmes ; aucune d’elles ne donnerait naissance à nouveau à notre monde, la Vie est un instant unique : pour exister, jamais elle peut se répéter. 

Résumons-nous. Les Dieux Anciens ont donné l’unique larme enfermant les Géants. Les Géants vivent dans cette goutte au cœur du monde réel et créent de nouveau monde dans chacun de leur rêve. A leur pied, les Gardiens gardent les Géants. Mais, me direz-vous, qui garde les mondes rêvés ? Et bien personne. Et comment se nomme le monde des Géants ? Et bien, avant de répondre, attardons-nous sur l’un de ces mondes soit disant irréels, je veux parler du nôtre, celui de Jourzancyen.
Jourzancyen ignorait complètement l’existence des Géants ou des Anciens. Après tout, il n’en est que le rêve. Seuls quelques souvenirs de peurs et de joies ancestrales subsistaient dans certains manuscrits évoquant ce monde d’origine, réceptacle de la larme des Anciens. En fait, les seules fois où ils en parlaient, ils l’appelaient Ether, et Jourzancyen y était décrit comme le rêve d’Ether. Voilà une éventuelle réponse à toutes ces questions. Voilà également le monde sur lequel nous nous attarderons car, en lui, bizarrement, germe une discorde qui pourrait rejaillir sur Ether, le monde réel. Pourtant, comme je l’ai dit, personne ou presque, n’est en mesure de savoir ce qui unit tous ces univers. Chacun, ici bas, s’intéresse à son petit pré, tout au plus voit-on ce qui se passe dans celui d’à côté, mais de là à imaginer des répercussions sur ce qui n’existe pas dans son petit monde… La vie, pense-t-on, ne s’arrêtera pas pour si peu. On pourrait bien leur parler d’Ether, le leur expliquer en détail, cela ne servirait à rien parce que ça ne rapporte rien, du moins, rien qui ne sonne ou rien qui ne brille... 

Heureusement pour nous, au milieu de toute cette toile d’araignée des jours anciens veillent les Gardiens. Ils veillent sur les Géants ; ils veillent pour que le Mystère de la Vie soit intact ; ils attendent, dit-on, un signe qu’eux seuls pourraient comprendre. Qu’y a-t-il à comprendre de la Vie ? Qu’y a-t-il à comprendre des Rêves ? Nous n’en savons évidemment rien, tout comme, sans doute, les Gardiens eux mêmes. Ce que nous savons, c’est qu’ils veillent sur les Géants. Point. Deux petits yeux jaunes pour voir leur immensité. Deux petits yeux jaunes pour faire parler les Anciens. Deux petits yeux jaunes perdus dans l’infinie obscurité des Temples. Ces Temples sont construits autours d’eux pour que rien ne les distraient leur éternelle contemplation. Pourtant, ceci n’empêche pas les gardiens d’être eux-mêmes perdus dans leurs propres rêves. Mais, parfois, de drôles de choses se reflètent dans ces petits yeux jaunes. Des choses susceptibles de faire plonger tous ces mondes dans une vaste tempête, si vaste qu’elle pourrait emporter tout Ether.

  

PROLOGUE

 

 

  « Quelque chose de grave se prépare, c’est sûr ! Quelque chose de très grave ! »
Au milieu des blocs de pierres millénaires, l’apprenti Gardien se dirigea vers la demeure de Gulzan, le Grand Prêtre du Vide. Rien n'avait bougé, tout était calme, pourtant, il en était sûr, quelque chose de grave allait se passer. Lorsqu’il sortit du temple, il sentit immédiatement l’effet stimulant des rayons du soleil sur sa peau. Son cerveau devint plus vif mais rien ne changea dans son esprit : « Quelque chose de terrible, même ! ».
Il descendit les marches, le brouhaha de la jungle l’assaillit comme une agression, lui qui était perdu dans le calme tout contemplatif du Géant de Brëyl dissimulé dans la grande nef du temple. Des jeunes enfants sur sa droite jouaient avec leur sarbacane, à leurs pieds, plusieurs oiseaux chamarrés et un petit singe, tous morts empoisonnés. Il pressa le pas, indifférent au spectacle qui l’entourait. Gulix, le Prêtre, n’était pas dans sa cabane. Il devait être avec Gulzan le chaman pour préparer le rituel de la soirée. Effectivement, sur la place centrale de la cité, il les trouva tous les deux.
-         Quelque chose de grave se prépare ! 
-         Ah oui ?
-         Quelque chose de terrible !
-         Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
-         Le Géant ! Il a bougé !
-         Bougé, comment ça bougé ?
-         Il a bougé ! D’abord la paupière, puis il a remué le genou !
-         Tu es sûr ?
-         Oui ! Il a même fait comme ça !
L’apprenti Gardien s’était assis et mimait la scène. On voyait effectivement très bien que c’était très grave : la paupière avait bien frémi et le genou aurait plus que légèrement tremblé ! Ainsi les Anciens avaient parlé !
Gulix regardait, un peu circonspect, car après tout cela arrivait au moins tous les deux ou trois ans qu’ils bougent. Mais son rôle était d’interpréter les manifestations des gardiens. Il ne voulut pas suggérer que cela avait pu être une simple crampe. Pour faire bonne mesure, il demanda qu’on regroupe les bugnes. L’apprenti gardien était quant à lui surexcité. C’était la première fois que son Gardien détectait quelque chose.

Les bugnes étaient de drôle de créatures, à peine plus grande qu’un nourrisson, de couleur verte et prodigieusement bête. Dans d’autres mondes, on aurait pu les confondre avec des bébés gobelins. En fait, le mot bugne nous est descendu jusqu’à nous sous un terme très voisin mais dont l’esprit reste sans doute très voisin à ce qu’étaient ces créatures : des burnes.
Il est vrai qu’ils avaient une bonne bouille de poupon et il était difficile de leur prêter de mauvaises intentions, ni de bonnes d’ailleurs, car leur intelligence se limitait à communiquer pour se nourrir et à imiter tout ce qui passait près d’eux et qui semblait plus intelligent. Enfin, c’était un peu plus que ça, car cette incroyable faculté à n’avoir aucun rêve, aucun désir compliqué les rendait quasi aussi purs que l’eau de roche aux yeux de Géants de Breyl.
Bref, ils étaient les seuls à pouvoir plonger dans les rêves des Géants. Gulix regarda parmi la petite foule verte toute excitée d’être là, car le fait d’être choisi les transformer en chasseur de rêve. Ils ignoraient ce que cela concrètement signifiait, mais ils adoraient ce nom. « Chasseurs de Rêve », c’était le plus beau sort que pouvaient rêver des bugnes.  Dommage qu’aucun chasseur ne soit jamais revenu pour leur raconter leur histoire ! Mais ils s’en moquaient, l’espace d’une seconde, ils pouvaient devenir la créature la plus importante du monde réel. Et ça, sans forcément formulé précisé les choses dans leur petite tête, ils l’avaient compris. Le prêtre se décidé à en choisir non pas un comme à son habitude, mais deux. « Deux, comme ça, se dit Gulix, ça fera plus sérieux et je serais tranquille un peu plus longtemps. »
Lorsqu’il en choisit un premier qui semblait un peu plus calme que les autres, il n’eut pas le temps de se décider pour le second, qu’un bugne, beaucoup plus joufflu voire grassouillet que les autres,  se précipita en couinant : Boooubli !
Gulix n’y prit guère attention. Il lui en fallait deux, et bien, ces deux-là feraient l’affaire, car il avait la grande cérémonie de ce soir à finir de préparer et le chaman et lui n’était pas d’accord sur le choix du texte sacré. Il ne savait pas que les Anciens, eux, n’étaient pas foncièrement d’accord avec lui à ce moment là.

La cérémonie du Grand Plongeon des Chasseurs allait pouvoir commencer. On appela les Anciens, qui bien sûr ne se manifestèrent pas plus que les autres fois, puis on hurla très fort pour que le Gardien comprenne qu’on lui avait apporté son repas. Ce n’était pas tout à fait ça. Les bugnes n’étaient pas particulièrement un repas, seulement ils allaient traverser l’Ether par l’intermédiaire de la bouche du gardien.
-         Petits bugnes, soyez attentifs ! Le gardien a bougé ! Les géants vous appellent et soyez-en dignes !
Gulix chercha au fond de sa poche un bout de ficelle et le montra à l’assemblée, qui poussa un grand hourrah.
-         Voici la corde qui vous conduira dans votre mission ! Ne la quittez jamais ou votre destin ne sera plus entre les mains des Géants !
Il s’approcha de la bouche du gardien, lui ouvrit et enfourna la bobine de fil blanc. Puis on souleva les deux bugnes qui suivirent la même trajectoire. La bouche de gardien s’étira à la manière des serpents pour ensevelir tout ce petit monde et on appuya très fort pour les enfoncer le plus loin possible. Le gardien émit quelques sons bizarres et sembla grimacer au moment où les créatures franchissaient son cou. Puis ce fut tout.
Après s’être essuyé les mains sur la peau du Gardien qui était replongé dans la contemplation des Géants de Breyl, le grand prêtre se retourna vers l’assemblée.
-         Que destin du rêve soit préservé ! Que le sommeil du Géant retrouve sa sérénité !
Puis tous s’agenouillèrent les yeux rivés sur la grande dalle de marbre qui recouvraient l’immense grotte. Ils prièrent les Anciens, puis les Géants de Breyl. Pendant ce temps là, le gardien sembla froncer les sourcils, mais personne ne regardait dans cette direction. Puis il replongea dans sa méditation du Géant qui semblait frémir tout en produisant de magnifiques striures multicolores. Le spectacle était encore plus magique, des ruissellements de lumières éclatantes inondaient la salle. Et lui seul pouvait les voir. Et le spectacle emporta une nouvelle fois toute sa conscience, jusqu’à attendre un nouveau signe du géant.
Puis tout le monde se releva et répéta dans une subtile harmonie :
-         Que les mondes rêvés continuent la grande harmonie cosmique avec Ether ! Que la larme des Anciens soit éternelle !
Puis le Grand prêtre et le chaman quittèrent l’assemblée pour continuer leur préparatif pour de cette nuit. 

**
* 

Les deux bugnes avaient à peine pénétré dans la gorge du Gardien qu’ils furent submergés de flots lumineux et étincelants dans une sorte de voile bleuté. Ils se sentaient irrésistiblement aspiré vers une sorte de néant au-delà de cette cavité étroite mais rassurante. Ils commençaient à avoir peur. Vite, ils s’accrochèrent pour se rassurer au fil blanc qui maintenant était tendu devant eux. La lumière magnifique clignotait plus que par intermittence, puis tout fut noir. C’est alors qu’ils sentirent sous leurs pieds un sol ferme et qu’ils pouvaient se redresser. Quand ils ouvrirent les yeux, ils avaient assimilé une nouvelle langue et sentaient au fond d’eux qu’une mission les attendait. Ils ressentaient d’étranges émotions qu’ils ne comprenaient pas, comme autant d’avertissements à ne pas aller plus loin. Et surtout, ils virent des morts, des centaines de morts. Ils ignoraient se c’étaient ceux qui motivaient leur venue ou s’ils devaient les empêcher. Pour l’heure, ils suivaient le fil blanc et ce fil blanc. Ca y est, ils étaient deux Chasseurs de Rêve ! Leur aventure commençait !  Et tout leur paraissait si simple. Ils n’avaient qu’à suivre encore et toujours ce fil blanc qui les conduirait exactement là où le Géant avait fixé leur destin. Et, confiants, les deux bugnes y allaient d’un bon pas.
Le premier s’appelait Grobul, avec tout ce qu’il y a de plus bugne en lui-même, si ce n’est qu’il était bien joufflu et bien plus gros que la moyenne, car très gourmand par nature. Le second s’appelait Boubli. Lui est un cas à part. Pour être plus précis, il possède une tare rarissime pour son espèce : il est intelligent ! Pour l’heure, ils se tenaient la main comme deux enfants perdus et suivaient toujours le fil blanc dans cette obscurité totale et silencieuse. De temps en temps, ils se cognaient la tête ou touchaient des parois de pierre froide et humide, pareil à une grotte. Le temps ne semblait plus avoir court dans ce monde. Boubli commençait à déchanter de son aventure. Il ne voyait pas ça comme ça. Il repensait à l’existence qu’il venait de quitter et elle semblait déjà si loin.
La vie de bugnes n’est pourtant pas excitante, loin s’en faut. En gros, au départ, les humains avaient bien eu du mal à leur trouver un rôle autre que celle que les Anciens semblaient leur avoir confié. Très vite, ils se rendirent compte que les bugnes avaient une capacité à se multiplier dépassant allègrement les besoins en Chasseur de Rêve, si bien qu’ils avaient peu à peu utilisé les bugnes dans tout ce qu’ils ne voulaient pas faire, surtout les taches les plus dangereuses, car leur vie n’avait finalement pas beaucoup d’importance.  Extérieurement, ce n’était pas très reluisant, l’essentiel étant qu’ils l’ignorassent. Et croyez-le, c’était le cas. Cela ne les empêchait pas d’être heureux, au contraire, ils étaient toujours ravis qu’on leur confie une mission, aussi dérisoire et dégradante qu’elle fût. Ils y mettaient bien souvent une ardeur incroyable, inversement proportionnelle à leur efficacité, il ne va pas sans dire. Mais généralement, tout le monde s’en moquait. L’une des principales utilisations que les humains en faisaient était de les donner aux enfants qui s’en servaient à tout sauf en tant qu’animal de compagnie, ce qu’ils auraient pu être : ballon, fusée, pont, échelle, appât pour la chasse… Au pire, ils servaient d’assaisonnement à un animal domestique ou sauvage.
Par contre, nous touchons là une partie dramatique de leur existence : l’espérance de vie d’un bugne était très réduite. Rare étaient ceux qui connaissaient une mort naturelle : nous avons évoqué l’une des causes importantes de mortalité, l’autre étant leur bêtise. Ils avaient un second sens inné pour faire tout de travers et pour créer des dangers complètement improbables. 

Boubli et Grobul n’échappaient pas foncièrement à la règle. Dès leur plus jeune âge, ils avaient montré des prédispositions surnaturelles pour les catastrophes, faisant l’admiration de leurs semblables. S’ils étaient des exceptions, c’était plus lié à leur aptitude à sortir indemne,  même des situations les plus inextricables dans lesquelles ils s‘étaient précipités avec enthousiasme. Leur réputation sortait d’ailleurs largement du cercle des bugnes, malheureusement, Gulix ne faisait pas partie de cercle. Le fait est que de telles aptitudes auraient dû très tôt les amener à rencontrer de très près l’ultime forme de condiment évoquée plus haut pour les carnivores sauvages ou non. Et d’ailleurs, à plusieurs reprises, une telle démarche avait déjà été entreprise. Seulement, par une curieuse facétie du destin, les humains qui s’y risquèrent eurent tous à subir, au mieux, de graves séquelles psychologiques, au pire, une cause improbable de décès normalement destiné au peuple bugne, tous ces accidents du fait souvent inconscient de nos amis. C’était comme si le sort se retournait voire s’acharnait sur leurs éventuels tortionnaires. A force d’accumulation de méfaits, ils avaient même fini par être craints. Mêmes les enfants préféraient éviter de croiser leur chemin de peur d’être happé dans une tornade dont ils avaient l’inconscient secret.
Pour leur communauté, il ne faisait plus de doute que les dieux eux-mêmes les protégeaient, il n’y avait pas à chercher plus loin, même si c’était dégradant pour l’élite humaine de les voir si peu perspicaces. Elle n’avait peut-être pas tord, car Boubli était doué d’une intelligence au moins aussi digne que celle d’un enfant de six ans, noter que l’on se situe donc sur une échelle toute relative, mais à celle d’un bugne, cela s’apparente presque à une erreur biologique. Mais il conservait son instinct de bugnes voire même certains penchants naturelles (ou même une absence de penchants naturelles dans certains cas, par exemple concernant la propreté). Force est de constater qu’il avait fini par prendre conscience de son petit statut particulier et qu’il savait en tirer partie à certaines occasions. 

On dit que Grobul naquit le même jour que lui et que ce dernier était plus petit que la moyenne au départ, ce qui s’inversa très rapidement compte tenu d’un appétit beaucoup plus développé que cette même moyenne. Comme Boubli, de son côté, ne mangeait pas spécialement beaucoup, à force que l’un finisse les plâtrés de bouillis et autre dessert à base de détritus de l’autre, ils avaient fini par être amis. C’est une chose relativement rare car la société bugne vit plutôt comme un tout, comme si chacune de ses composantes était interchangeable, si bien que toute manifestation individualiste telle que l’amitié n’y avait pas sa place. Comme le dit si bien leur devise : un bugne est avant tout un bugne, peu importe qui il est - notez finalement, si on y réfléchit bien, que leur devise est redoutable. Si les choses prirent une tournure différente que le chaman et sans doute le Géant de Brëyl l’imaginaient, Boubli y était pour quelque chose. Il éprouvait une grande tendresse envers son ami pataud, et ce dernier se sentait rassuré par la perspicacité de son ami. Depuis quelques temps, notre si maligne petite créature verte se posait des questions qu’aucun de ses frères n’avaient dû un jour se poser : pourquoi étaient-ils ici ? Quel sens avaient leurs actions alors que tant de choses leur étaient interdites ? Pourquoi devaient-ils toujours obéir ? etc. D’étranges concepts dénichés parmi les enfants lui trottaient dans la tête, notamment un mot : celui de liberté. Il n’avait tout d’abord pas saisi le sens. Mais peu à peu, un voile se souleva et toute sa vie perdit son sens.
Pour l’heure, ils continuaient inlassablement leur chemin, jusqu’au moment où Boubli se buta dans une pierre et chuta. Dans sa chute, il cassa le fil blanc, tandis que Grobul s’efforçait de retrouver son compagnon à tâtons.
-         T’es où ?
-         Là !
-         Où ça ?
-         Sous tes pieds, patate !
-         Oups, ‘scuse moi !
Grobul se précipita pour redresser son ami et s’enquit s’il avait mal, mais non, tout allait bien. Ils allaient pouvoir reprendre leur route.
-         Au fait, j’espère que t’as pas lâché la ficelle ?
-         Heu…
Devant la mine déconfite de son compagnon, qu’il ne pouvait pas voir dans cette totale obscurité, mais surtout dans la tonalité très hésitante qu’il avait perçu dans la réponse, un sentiment de panique s’empara du bugne. Ils étaient seuls, dans le noir, au fond d’une grotte que personne ne fréquentait, dans un monde qu’il ne connaissait pas et le seul lien avec un monde extérieur venait de se rompre, avec certainement aucune chance de s’en sortir. Cependant, très vite, une sensation curieuse lui donnait des picotements dans sa cervelle. Sans cette nuit opaque autour d’eux, on aurait vu ses petits yeux tout jaunes briller d’une lueur étrange. Quelque chose lui dit que ce n’était pas là que son existence finirait. Plus exactement, Boubli commençait à être content car l’aventure, la vraie, allaient pouvoir enfin commencer !

 

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