REMARQUE: il est possible que certaines incohérences apparaissent avec les précédents chapitres car des corrections (minimes pour la compréhension de l'histoire) non publiées ont été apportées entre temps sur le texte. Veuillez ne pas m'en tenir rigueur.
L’Aubeclair offrait une vue magnifique sur ses rives aux falaises d’un blanc quasi crayeux. Baignées d’une lumière au zénith, elles aspiraient les regards des navigateurs vers elles avec leurs contrastes de jaune et de vert sombre, que des arbustes rachitiques et d’épais lichens déposaient sur les rochers non balayées par les vagues. Et la mer encore translucide caressait la coque du bateau affectueusement dans un léger clapotis apaisant. En deux jours, la vie de Berenis avait brutalement basculé. En plus de la peine de quitter de l’île, une immense affliction s’était abattue sur lui avant son départ. Certes, il avait devant lui une aventure exaltante avec des responsabilités au-delà du raisonnable, mais il ne réussissait pas à se projeter, avec sa petite dizaine de nouveaux compagnons, parmi les humains, peut-être même face à un empereur. Au gré des flots, en lui émergeaient, un à un, les souvenirs qu’il emporterait avec lui. C’était comme s’il les arrachait à l’île elle-même. Il aurait voulu se rappeler tant de détails par peur de les oublier une fois sur l’Eldred, mais, toujours, son esprit se tournait vers le drame qui avait endeuillé son départ et qui bloquait cet afflux de souvenirs si salutaire à l’âme d’un elfe.
Pour adoucir cette peine qui le mortifiait et que respectaient tous ses compagnons, il préférait se remémorer ce gracieux visage si parfaitement illuminé par la joie de vivre, dont le sourire le rongeait pourtant d’angoisse et de culpabilité. Il revoyait cette elfine qu’il chérissait rentrer dans sa chambre pendant qu’il lisait une dernière fois un ouvrage pour préparer sa longue mission. Ces derniers jours, elle avait pris un malin plaisir à le distraire et à l’attirer vers ce qu’elle appelait le monde du réel.
- Encore dans tes livres… Tu ne veux pas profiter de tes derniers instants parmi nous, sous ce soleil qui fait si merveilleusement tourner la tête ?
- Petite sœur, il est des choses plus importantes que le soleil sur les arbres, plus importantes que ma vie.
- Oui, c’est ça... Plus importante que ta vie peut-être, mais pas de la mienne ! Je veux profiter de toi car j’ignore quand tu reviendras… Et si tu reviendras un jour même …
- Pourquoi veux-tu que je ne revienne pas ?
Dellanor avait cette bouille pleine de malice qui la rendait adorable et faisait tourner la tête à bien des garçons. Il n’était son aîné que de deux ans, mais elle avait une silhouette d’elfine bien plus avancée et des traits à la fois si doux et si enchanteurs qu’il était impossible de lui donner son vrai âge. Et il aimait sentir son parfum de chèvrefeuille et de violette flotter autour de lui, même s’il lui donnait irrésistiblement envie de sortir voir ce fameux soleil. Pourtant, derrière ces sourires insouciants, Berenis pouvait lire une authentique détresse.
- Qu’y a-t-il ? Tu t’inquiètes pour moi ?
- Bien sûr que je m’inquiète !
- Il y a autre chose, non ? Allez, assis-toi.
- Non. Dehors. Je veux partager ce dernier moment dehors avec toi.
- Tu sais, je ne pars que dans deux jours… Je te promets que nous aurons plein d’occasions à partager ensemble.
Elle s’approcha de lui et ferma d’autorité le livre qu’il parcourait sans même lui laisser le temps de marquer sa page. Puis elle lui passa ses deux bras autour du cou pour l’entrainer loin de son bureau. Il ne pouvait résister à de telles manières.
Elle l’emmena derrière leur jardin, dans un champ où, enfants, ils avaient passé des journées entières à jouer ensemble. Déjà les fruits des arbres se recouvraient de leurs couleurs les plus gourmandes et l’herbe se drapait de doré éclatant. Elle s’était saisie d’une pêche et la mangeait en prenant garde de ne pas se tacher. Elle était vêtue d’une robe beige, parsemée de motifs orangés et noirs du plus bel effet. Un châle bleu pastel moucheté également de noir et de beige lui recouvrait les épaules, créant un délicieux contraste entre sa chevelure blond clair et sa robe. Lorsque qu’elle croqua le fruit en se penchant devant pour libérer le plus loin d’elle le trop plein de jus, elle ne put empêcher son châle de glisser ; d’un geste prompt et bref, il réussit à s’en saisir juste avant qu’il ne tombe à terre. Il le remit en place en la regardant intensément pour emporter cette image d’elle quand il serait si loin vers les terres des humains. Elle se redressa et le fixa à son tour. Il y avait toujours ce je ne sais quoi de grave dans ses yeux.
- T’est-il déjà arrivé d’être heureux à en pleurer le soir ?
- Non, mais je crois comprendre ce que tu veux dire. Nous sommes à un âge où tant de choses sont à porter de nos mains. Mais formulé plus simplement : tu ne serais pas plutôt amoureuse ?
- Oui et non. J’aime être parmi les garçons, être embrassée, sentir leurs bras m’enlacer. Tout ça est effectivement grisant. Mais je suis surtout amoureuse de la vie elle-même, tu comprends ? Elle est si parfaite. Elle me donne tant de bonheur que j’en ai peur. Comme si elle me donnait tout maintenant pour me punir demain.
- Pourquoi veux-tu qu’elle te punisse ?
- Je ne sais pas… Peut-être parce que je ne devrais pas me jouer comme je le fais des garçons… Parce que je devrais reprendre moi aussi ces livres qui t’éloignent de cette vie que j’aime par-dessus tout… Parce qu’il y a ces monolithes qui nous appellent…
A ces mots, elle se tut un instant et sembla chercher comment aborder ce qui la tracassait vraiment. Elle montrait à son frère un visage qu’il ne lui connaissait pas, beaucoup plus mûre, un visage d’elfine, à vrai, dire qui n’était tout simplement plus une enfant.
- Tu crois que nous sommes en danger ? Je veux dire qu’ils sont vraiment dangereux ?
- Je ne crois pas qu’ils le soient. Ce sera surtout l’utilisation que nous en ferons qui pourra l’être.
Elle écoutait ses paroles avec attention. Mais il savait aussi, quand elle mordillait sa lèvre inférieure de la sorte- ce qui la rendait alors si craquante pour quiconque pouvait la voir - que des pensées la tracassaient au plus haut point. En fait, il comprit que toutes ces démarches pour l’emmener ici avaient été son prétexte pour lui parler de bien autre chose que des garçons et du soleil.
- Tu crois vraiment que toucher les monolithes est dangereux ?
- Oui, certainement. Mais ne me dis pas que tu veux le faire ?
- Sors de tes livres ! Moi, je te parle de la vraie vie. Que des gens ici ont besoin de réponses à leurs questions. Et ces réponses, on ne les trouve pas dans les livres !
- Mais tu es folle ! Tu veux te présenter devant les soldats et leur dire que tu te moques de ce qu’a décidé le conseil des Sages, que l’on peut ignorer tous ces gens devenus fous ?
- D’abord, tous ne sont pas devenus fous… Et puis, pourquoi ne devrait-on pas choisir son destin ? Toi, par exemple, tu l’as choisi.
- Non, on me l’a imposé !
- Tu rigoles ? C’est ton rêve qu’on t’a servi sur un plateau !
Le ton montait entre eux alors qu’aucun n’en avait envie. Un silence les sépara quelques secondes, puis Berenis trouva une diversion en parlant de Syléne, l’un des garçons qui tournait le plus autour de sa sœur. Il le connaissait très bien, car ils avaient été dans la même classe. Qu’il eut pu choisir sa sœur malgré son plus jeune âge soulignait combien elle avait gagné en peu de temps une maturité étonnante. D’ailleurs, au-delà des apparences, toute cette discussion n’avait rien d’enfantin. Au contraire, Dellanor se posait des questions que lui-même ne s’était jamais posé par pur dogmatisme. Son refus de l’autorité des Sages et ses interrogations sur sa propre existence prouvaient combien elle avait plus de lucidité sur ce monde que lui. D’une voix plus enjouée, elle lui confirma que, de tous ses soupirants, Silène avait le plus ses faveurs, parce qu’il la comprenait et parce qu’il était le plus beaux. Elle avait rajouté ces derniers mots uniquement pour retirer toute gravité à ses propos. Son frère n’était pas dupe, mais lui aussi, au fond de lui, avait cette appréhension face à ce qui l’attendrait dans deux jours et qui lui nouait parfois l’estomac ; et il n’avait pas envie de souiller inutilement ces instants passés avec sa sœur. Puis, dans un élan inattendu, ils avaient fini par se retrouver dans leurs jeux d’enfants au milieu de la paille et sur les branches des arbres. Et comme deux garnements qu’ils n’étaient plus depuis longtemps, les deux jeunes adultes rentrèrent tous les deux tout crottés. Pendant tout cet après-midi, chacun avait fait mine d’oublier cette discussion. Toutefois, juste avant de se séparer, Berenis revint sur un point qui n’avait cessé de l’inquiéter.
- Dellanor, je veux que tu me promettes une chose.
- Quoi ?
- Ne t’approche jamais des monolithes !
- Mais tu l’as dit toi-même… Comment veux-tu que j’affronte toute seule les soldats qui les surveillent ?
- Peut-être… Mais promets-le-moi !
- D’accord ! Je te promets que je ne profiterai pas que mon frère bien aimé ne soit plus là pour me surveiller, pour toucher ces satanés monolithes, alors que lui n’aura d’yeux que pour ces humaines qui le détourneront de ses livres! Ça te va ?
Elle avait prononcé ces mots espièglement avec une mimique d’enfant sage qui récite une leçon. Ce ton léger et charmeur recouvrait sa voix comme au début de l’après-midi. Et c’était ce visage qu’il voulait emporter avec lui sur l’Eldred. Pourtant, aujourd’hui sur ce navire, c’était devenu à la fois son plus beau souvenir et son plus terrible fardeau. Autour de lui, l’équipage s’activait sur les cordages pour tirer profit au maximum du peu de vent qui soufflait. On aurait dit que l’île elle-même cherchait à les retenir en étirant ses bras invisibles. Il n’avait pas le cœur à se joindre à leurs efforts. Il restait, accoudé à l’arrière de la poupe, à embrasser du regard l’Aubeclair, qui lui offrait une vue unique sur tous ses charmes et se dévoilait toute entière à lui dans sa splendeur printanière. Du navire, les plages nonchalamment étendues au bas de la robe claire de la roche devenaient elles-mêmes de longues jambes bronzées. Tout autour des rives du port, la verdure éclatante des prairies se plissait comme une toge déposée savamment pour mettre en valeur les monts sombres, qui s’accrochaient entre le ciel et la terre avec leurs tétons d’albâtre au milieu d’un azur immaculé. Et le ciel lui-même, dont les teintes les plus profondes trouvaient écho dans les creux fragiles des vagues brillantes, comme des broches de diamants et de saphirs, resplendissait d’une douceur impassible et enchanteresse. Pourtant, tous les efforts de l’île pour le distraire restaient vains. Toujours, et encore, il revivait le dénouement de cette ultime scène.
En fait, il n’avait pas eu vraiment l’occasion, comme il l’avait d’abord imaginé, de passer d’autres moments avec sa sœur. Une multitude de préparatifs qu’il n’avait pas anticipés s’accumulaient à longueur de journée, nécessitant un temps qui devenait de plus en plus précieux. Toutefois, il s’était promis de réserver sa dernière soirée à la famille. Ses parents avaient cet air fier qui lui faisait chaud au cœur. Son père surtout se montra étonnamment proche de lui en partageant les expériences qu’il avait eues avec les humains. Et sa mère avait même réussi à dissimuler ses larmes pour ne pas gâcher leurs derniers instants. Seule sa sœur manquait à l’appel. Il n’était pas étonné car elle le voulait sans doute rien qu’à elle. A vrai dire, il était même content d’avoir pu librement s’entretenir avec ses parents sans sa présence, et surtout, il n’avait imaginé sa soirée avec elle que dans une douce intimité, pour laisser entre lui et sa sœur une trace dans son cœur à la fois pure et intense. Pourtant, l’heure avançait. Même ses parents s’étonnèrent de son absence. Ils finirent par le laisser seul, devinant qu’elle devait se cacher pour être trouvé dans un dernier jeu. Ce serait sa manière de montrer à son frère combien il était important à ses yeux et de lui faire vivre un moment unique. Elle aurait parfaitement tout organisé pour le rendre inoubliable, avec ces intentions que seule une petite sœur pouvait trouver. Alors il commença à chercher dans la maison, au cas où elle se serait dissimulée dans une de leurs cachettes d’enfant, mais elle restait introuvable. Avant de sortir dans le jardin, il finit par fouiller sa propre chambre. Une lettre avait été déposée sur son lit. Il reconnut immédiatement l’écriture de sa sœur, sauf qu’elle était plus déliée que d’habitude. Elle avait dû la glisser pour lui proposer un jeu de pistes.
En fait, il n’en était rien. Dès les premiers mots, un sentiment d’angoisse l’envahit. Elle lui expliquait qu’elle avait été obligée de s’absenter pour ne pas trahir une promesse qu’elle avait faite et elle mettrait tout en œuvre pour revenir le soir-même. Elle lui demandait également de ne pas l’attendre parce qu’elle ne voulait pas l’empêcher de dormir. Et de toute façon, il pouvait lui faire confiance pour le réveiller à son retour. Et surtout, elle lui implorait son pardon, mille fois pardons, car c’était le dernier jour pour ne pas trahir sa promesse.
Au moment où il reposa la lettre, il ne put s’empêcher de repenser à cette discussion sur les monolithes. Quand elle avait promis de ne pas y aller, son ton moqueur et ironique l’avait amusé et désamorcé ses craintes. En même temps, il se rappelait maintenant combien sa formulation avait été compliquée et précise. Certes, il y avait un côté boutade, mais il réalisa qu’elle avait en fait limité sa promesse à la période de son absence. L’interdiction ne la liait pas avant son départ. Tout coïncidait étrangement avec la lettre. Dès lors, il lui fut impossible ni de dormir ni de rester en place. Il hésita même à prévenir ses parents de ses doutes. A la place, il voulut se rendre aux cercles de Monolithes mais le trajet aurait nécessité une demi-journée. Dellanor avait d’ailleurs disparu dès le début de matinée, ce qui confirmait son hypothèse, alors que toute la famille l’avait imaginée en train de préparer ses surprises. D’ailleurs, compte tenu de l’heure tardive, elle pouvait arriver à tout instant. Pourquoi n’avait-il pas exigé d’elle une promesse plus sérieuse ? Il savait qu’une idée fixe ne sortait jamais de la tête de sa sœur. Il en vint à espérer que ce retard s’expliquât par sa capture par les soldats. Elle avait certainement refusé de donner son identité pour ne pas l’importuner par sa bêtise avant son départ. Ou alors, elle avait obligé d’autres garçons à l’aider pour réussir son plan et chacun allait être à leur tour ramené par l’armée. Ou peut-être les garderaient-ils pendant toute la nuit pour leur faire la leçon ? Pourtant, ce n’était plus des enfants, c’étaient de jeunes adultes tout à fait prêts à assumer et à payer pour leur choix. Il la voyait maintenant enfermée dans une prison, et c’était pire que tout.
Malgré tout, au fond de lui, il y avait une autre crainte qu’il se refusait de formuler : et si elle avait réussi à toucher les monolithes ? Et si elle avait subi leur malédiction ? Comme pour se rassurer, il chercha de quoi apaiser ses craintes dans le recueil de témoignages que les autorités lui avaient remis pour sa mission. Elle avait dit vrai, tout le monde ne réagissait pas aussi violemment que les rumeurs le colportaient. Il se concentra alors sur les témoignages des elfes les plus jeunes pour y trouver une logique. C’étaient eux qui réagissaient le plus fortement aux Monolithes. L’hypothèse du rédacteur du rapport était qu’ils attendaient trop de leur vie. La réponse qui leur était délivrée soit les horrifiait soit les comblait. C’était cette ambivalence qui effrayait le plus le Conseil des Sages, comme s’il suffisait de toucher la roche pour connaître son destin. Berenis était en train de penser que rien de ceci n’avait du sens puisqu’il fallait de toute façon vivre toute sa vie pour pouvoir le vérifier quand, soudain, Dellanor entra dans la pièce. Elle était tout sourire, mais ceci n’apaisa pas ses craintes, au contraire.
- Excuse-moi… Je suis impardonnable…
- Tu es tout excusée, tu es là, et rien d’autre ne compte !
Il la serra dans ses bras, elle était toute tremblante. Son parfum fleuri s’était évanoui, à la place, une forte odeur de cheval imprégnait ses vêtements.
- Je ne suis pas présentable et je n’ai pas eu le temps de te faire des surprises. Mais j’ai un cadeau pour toi. Tiens !
Elle lui remit un petit cadeau emballé précipitamment dans un de ses mouchoirs. Il s’agissait d’un carnet. Il l’ouvrit et découvrit des pages et des pages griffonnées de sa main.
- C’est mon journal. Je le tiens depuis trois ans… Comme ça, je serais toujours avec toi !
- C’est un très beau cadeau… Le plus beau que tu pouvais me faire. Mais je ne puis accepter…
- Si ! Accepte-le !
Sa voix avait changé. Il y avait eu comme quelque chose de contenu qui était sorti d’un coup. Puis elle se précipita dans ses bras pour pleurer. Ses larmes remuèrent profondément son frère qui toujours avait la crainte en lui qu’elle avait commis un acte irréparable. Bien sûr, ce pouvait être le chagrin du départ, mais elle ne le serrait pas dans ses bras pour l’étreindre, au contraire, elle cherchait à se blottir comme si elle voulait être rassurée ou protégée.
- Qu’y a-t-il, petite sœur ? Ne me fais pas de secret avant de partir ! Je t’en prie, dis-moi la vérité !
- La vérité ? Tu veux la vérité ?
Elle avait crié ces mots en se redressant avec vigueur. Il n’y avait plus de sourire et définitivement plus de visage d’enfant. C’était un visage d’adulte rempli d’angoisse et effrayé qui lui faisait face.
- J’ai touché le monolithe ! Voilà la vérité ! Regarde mes mains ! Elles portent sa marque !
Effectivement, une auréole avait rosi leur paume, comme l’aurait fait une vieille brûlure qui se serait déjà cicatrisée. Le cœur de Berenis se mit à battre à tout rompre. Il avait lu des dizaines de témoignages sur cette marque. Le monolithe ne la donnait pas à tous les elfes, sauf à ceux qu’ils se croyaient liés à lui. Tous avaient vu leurs rêves changer et beaucoup leur raison basculer. Il ignorait comment la protéger, mais il lui fallait impérativement lui sortir de la tête toutes ses idées sur la vie et sur les monolithes. Son esprit restait cependant tétanisé par le spectacle de sa sœur en train de l’implorer du regard malgré elle, mais lorsqu’il chercha à le percer, elle détourna ses yeux, comme si elle ne voulut pas qu’il lise en elle. Elle semblait déjà se ressaisir.
- Et alors, que s’est-il passé ?
- Rien… Rien d’important… Juste cette brulure étrange…
- Tu n’as eu aucune vision ?
- Non… Aucune…
Il ne voulut pas lui dire qu’elle mentait, elle n’était pas en état de l’affronter. Il chercha à poursuivre en faisant diversion.
- Et les soldats, comment t’y es-tu prise ?
- Facile… Avec ça et ça…
Elle avait pointé son doigt sur ses lèvres et son décolleté en esquissant un sourire. Berenis reprit un peu espoir.
- Rien de déshonorant je te rassure. Mais j’avais confiance en mes charmes. Et un baiser ne m’a jamais coûté très cher…
- Oh je te vois très bien à l’œuvre. Je plaindrais presque le soldat.
- Tu veux dire les soldats. Les monolithes sont bien gardés…
- Et combien de baisers ?
- C’est mon secret…
- Oui, tu as droit à des secrets. Et garde les, c’est si précieux.
Il avait répondu en lui tendant le carnet, mais elle repoussa sa main.
- Il n’y a que toi qui devras le lire. Si demain je devais mourir, je ne veux pas qu’il soit dans d’autres mains... Mais rassure-toi, je compte bien que tu me le rendes à ton retour… Et en écrire un autre que je garderai cette fois pour moi…
Là encore, il eut l’impression de faire face à deux sœurs différentes : l’une sincère et effrayée, l’autre jouant un rôle pour le rassurer, sans réussir à se détacher d’une froide résignation.
- Tu es sûr que tu n’as rien à me dire ?
- Si… Tu me manqueras… Et mon amour t’accompagnera partout où que tu sois.
Dehors, le jour commençait à se lever, le chant des oiseaux traversait la fenêtre en même temps que les premières lueurs. Tous deux se regardèrent en sachant que le temps des adieux arrivait et qu’il n’était plus l’heure de parler des monolithes. Après tout, comme il lui avait dit, sa sœur avait droit à ses secrets.
- Bonne nuit, grand frère.
- Bonne nuit, ma douce Dellanor…
- Bon voyage… Et pardonne-moi encore !
- Ce n’est rien. C’est oublié ! Si tu es là vivante, devant moi, c’est que j’avais tort. Tu as raison : profite de la vie comme elle vient ! Et tu sais, même sans ce journal, je n’aurais jamais oublié ma petite sœur !
Tels furent leurs derniers mots échangés du vivant de sa sœur. Au seuil de sa porte, iI lui avait semblé l’entendre marmonner cette phrase qui aujourd’hui sonnait si terriblement : « pourquoi n’as-tu pas eu tort ? » Il lui avait demandé de répéter mais elle l’avait ignoré. Finalement il s’était dit qu’il ne fallait plus l’importuner inutilement pour ne pas gâcher leurs derniers instants. Puis la terrible nouvelle arriva. En plein milieu de la matinée, ses parents l’avaient retrouvée pendue dans sa chambre. Personne n’avait trouvé d’explications sauf lui, qui les garda tout au fond de son âme, comme une épine plantée à jamais en son cœur. Et tous les trois s’enfermèrent chacun dans des silences si effrayants de douleur pour surmonter l’épreuve de ce vide aveuglant.
Compte tenu de cette tragédie, il avait obtenu un report de deux jours pour son départ afin de porter le deuil en famille et d’assister à la cérémonie funéraire. Comme un tic-tac d’horloge, sans cesse ces derniers moments passés avec Dellanor défilaient dans sa tête. A chaque signe de détresse de sa sœur qu’il redécouvrait, il se maudissait de l’avoir laissé partir seule dans sa chambre, sans avoir obtenu d’elle la vérité. Son ultime geste devenait d’une telle évidence… Et surtout, il culpabilisait d’avoir exigé cette promesse qui avait certainement accentué la détresse de Dellanor. Une fois la cérémonie terminée, un nœud vrillait son estomac et l’oppressait. Il aurait voulu soulager son âme auprès de ses parents mais il garda entièrement ce lourd poids pour lui, car son départ les secouait encore plus. En une seule nuit, toute sa vision du monde avait changé. Et tandis qu’il montait dans le navire, il se fit la promesse de percer le secret du monolithe, ce secret qui avait tué sa sœur.
Au large, l’Aubeclair était devenu une île minuscule qui se détachait de l’horizon comme un dernier appel exsangue au rêve. Le vent se levait et les vagues martelaient maintenant régulièrement la coque du navire en projetant leurs nuées d’écume, qui rafraîchissaient agréablement ses joues déjà brûlées par le soleil du large. Il se retourna pour prendre pieds parmi ses compagnons dans l’aventure qui l’attendait, pour vivre cette vie que sa sœur avait quittée mais qu’elle avait si bien vantée. Afin d’occuper son esprit, il avait besoin de commencer rapidement son enquête parmi les humains et de remplir cette mission parce qu’elle avait pris une toute autre signification pour lui. Tout en s’activant sur le ponton, la petite voix de sa sœur continuait à lui parler. Il repensa à ce qu’elle lui avait dit lorsqu’elle était entrée pour le faire sortir de sa tanière et à ce qu’il lui avait répondu alors. Comment avait-il pu avoir tort à ce point? Car rien ne serait plus important que cette journée ensoleillée passée avec elle. Rien n’était plus important que le sourire de sa sœur qu’il emportait avec lui. Surtout pas ses livres qui emplissaient les malles de sa chambre, comme autant de tombes.