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Chapitre 9- Derrière le Rideau


Une ombre, voilà ce qu’était redevenu Kaerion. Une ombre parmi les humains. Une ombre menaçante et fuyante. Ce nom d’Ombre qu’avaient choisi les elfes noirs par dérision du nom de Rayonnants  devenait réalité dès qu’ils sortaient de leurs terres. L’Eldred était immense mais l’espion n’avait pas mis longtemps pour se placer au cœur du pouvoir et du danger. Autour de lui, des voix s’approchaient dans le couloir. Il n’avait plus beaucoup de temps. Vite, plusieurs solutions s’offraient à lui pour trancher sur les dernières options de son plan. Un plan simple : déposer le sauf-conduit d’Alken, le roi des elfes noirs, pour compromettre les Rayonnants et profiter dans sa fuite de l’avantage qu’il tirait de son entretien avec l’empereur des Eldreds.
Avant toute chose, il devait trouver l’endroit où se dissimuler. Il regarda autour de lui dans cette pièce inconnue où régnaient le vert olive et la pénombre. L’ensemble était austère avec pour seul mobilier un large lit. Le plus simple restait les rideaux, car il n’y avait aucune raison de s’attendre à une quelconque menace ou de chercher une présence dans cette pièce. Il eut à peine le temps de tirer pour reformer les plis sur le lourd tissu en velours vert olive que les inconnus rentraient déjà dans la pièce. Ce devait être deux serviteurs. Ils plaisantèrent un instant. L’un d’eux se plaignit qu’il avait encore les bottes de son maître à nettoyer. Bientôt l’autre sortit pour se diriger dans une pièce à côté. Ce n’était pas la première fois qu’il se tenait ainsi dissimulé. A vrai dire, cette autre fois-là, tout aurait très bien pu se passer comme dans un vaudeville à deux sous, sauf que son dénouement avait fait entièrement basculer sa vie. Et les rideaux avaient été également en velours mais d’un magnifique beige et il connaissait la pièce et les personnes qui y vivaient. Il était resté derrière le lourd tissu suspendu en restant tout pareillement immobile, en respirant avec ce même calme et en observant également chaque bruit pour projeter une image mentale précise de ce qui se passait.
A cette époque, dans cette chambre aux rideaux beiges, il y avait une elfine avec lui, magnifique, qui se tenait devant sa coiffeuse lorsque l’intrus avait franchi la porte. Elle s’y était mise aussi vite que lui s’était dissimulé. Tandis qu’elle rafraîchissait sa coiffure, lui reboutonnait les boutons de sa chemise bouffante derrière le tissu. L’elfin qui rentra alors était comme ce serviteur, là devant lui, à portée de son bras et inconscient de la présence d’un étranger. Il l’avait entendu parler à son épouse assez tendrement, jusqu’à ce que ses yeux se posent sur le fourreau de son épée qu’il avait oublié dans sa précipitation. Il le comprit aux cliquetis caractéristiques du ceinturon.
A ce moment précis, le silence de l’épouse avait dû être effrayant pour le mari mais, pour Kaerion, il faisait juste basculer sa vie, implacablement, à chaque battement de plus en plus pesant de son cœur, vers un monde sans issu, avec pour dérisoire protection ce rideau aux couleurs claires. Un autre bruit lui parvint, tout aussi caractéristique, celui d’une épée que l’on dégaine. Et là, une violente douleur avait soudain étreint son flanc droit. Il n’avait pas crié, juste posé les mains sur sa poitrine et senti le froid métallique de la lame qui venait de le transpercer et se retirait déjà d’entre ses doigts. Et là, seulement, il avait entendu les cris de l’épouse. Tout ceci avait été d’une logique si inexorable qu’il était sorti de sa cachette en serrant les dents, comme si c’était à son tour d’apparaître sur scène. Seulement, ses jambes étaient déjà en coton et il se cramponnait à l’illusoire rempart de tissu de velours clair pour ne pas s’écrouler devant cet elfin. Pour jouer son rôle, il avait voulu malgré tout garder sa dignité et surtout ne pas se montrer inférieur. A vrai dire, il savourait encore d’avoir pu être presque l’égal de cet elfe, quelques minutes, auparavant avec son épouse. Ses gestes étaient lents, mais trop rigides. L’elfine le regardait maintenant avec effroi. Il ignorait si c’était pour ce qu’il représentait pour elle ou pour ce qui l’attendrait dans quelques instants, quand elle devrait se justifier. L’époux le fixait avec un regard froid, presque indifférent.
- Maintenant, sortez !
- C’est que, messire, vous tenez mon épée…
La phrase était sortie de sa bouche comme l’aurait dit un enfant. L’insolence de sa réponse lui apparut au sourire crispé de son vis-à-vis. Mais sur le moment, et il ignorait pourquoi, seul comptait pour lui de récupérer son épée, car c’était celle de son uniforme de parade, elle lui importait plus que sa vie d’une manière complétement absurde. Pourtant il y avait tant de choses plus importantes à faire, comme lutter toujours pour ne pas s’affaler par terre.
- Votre épée ? C’est que je n’ai peut-être pas fini de l’utiliser ?
- A dire vrai, vous avez été à deux doigts de parfaitement vous en servir…
Il traça sur son torse un trait qui séparait son cœur de l’auréole rouge. C’était un petit trou, précis, mais le sang qui en sortait l’avait agrandit de la taille d’un gros poing sur sa chemise. Ce n’était pas sa première blessure et il avait parfaitement cerné sa gravité. Son poumon était transpercé et une côte avait dû se briser car, à chaque bouffée d’air, il tremblait de douleur. Pour sortir de la pièce, il n’avait qu’à faire six ou sept pas, mais l’effort lui paraissait insurmontable.
- Allez, cela suffit. Sortez !
- Mon épée…
Qu’il survive ou non, il était un homme mort, un homme au destin brisé, il le savait, car tromper et défier un tel elfin était une folie. Il s’attendait à tout moment à ce que la lame de l’épée l’achève, mais l’époux le regardait avec un mélange de curiosité et de fureur. Alors, d’un coup, l’elfine se dressa entre eux.
- Pars ! Va-t-en ! Tu ne comprends pas que, quoi que tu fasses, il fera de toi ce qu’il veut !  Il te laisse en vie, n’en abuse pas !
Alors, avec cette démarche trop raide et trop lente, il se dirigea vers la porte. Il fit bien plus que six ou sept pas car il titubait pour les faire. Et le couple le fixait, dans un silence malsain, étouffant, en train d’avancer. L’idée qu’il fut à cet instant précis quelqu’un d’important lui traversa l’esprit, comme le vol d’un papillon dans un jardin illuminé de soleil. Il aurait voulu trouver une dernière phrase brillante pour bien sortir de ce vaudeville. Il se retourna et fit une révérence pitoyable en guise de salut, qui provoqua une atroce douleur dans son flanc et lui cloua le bec. Enfin, il prit un dernier appui sur la poignée de porte et sortit. Derrière lui, très vite, il y eut d’abord des chuchotements, comme s’ils ne voulaient pas être entendus. Et plus il s’éloignait et plus le ton montait. Elle avait commencé à le défier et, lui, l’elfin avait commencé à la battre une première fois. Maintenant qu’il n’était plus dans la pièce, il réalisa combien il avait été ridicule, navrant. Or il n’avait jamais rien éprouvé pour cette elfine, peut-être qu’elle non plus. Il avait juste savouré cette jubilation de posséder une créature au plus haut de la société d’Aubemorte.
Pourtant, il sentait monter en lui en un besoin de révolte. Et cette révolte en lui ne faisait que grandir. Une révolte ancienne qui couvait depuis si longtemps et qui aiguisait son sentiment d’injustice face aux puissants de ce monde, qui ignorent et brisent les rêves les plus simples de leurs sujets. Il se rappelait parfaitement s’être arrêté et avoir hésité à rebrousser chemin. Il se rappelait parfaitement combien il avait su qu’il allait commettre une bêtise, car on ne défiait pas impunément le fils du roi d’Aubemorte. Et il avait fait cocu le fils du roi ! Et il avait eu envie de narguer une nouvelle fois cet être qui n’avait eu qu’à naître pour conquérir le pouvoir, quand lui avait dû se faire maudire par père et mère pour se créer une place dans ce monde. Et cette bêtise, il finissait seulement à la  payer, ici, maintenant, parmi les humains de l’Eldred.
Pour la réparer, il avait dû se cacher non pas derrière des rideaux beiges mais derrière ces rideaux  vert  olive. Et ce n’était plus une elfine ni un souverain qui se tenait derrière le tissu. Et cette fois-ci, il n’avait pas oublié son épée. Il l’avait gardée à sa taille, la même qu’il avait laissée ce fameux jour au pied du lit de la princesse. Dans ses mains, il tenait un poignard, parfaitement affûté, et s’apprêtait à exécuter son plan.


**
*



La veille encore, sa mission lui était apparue presqu’enfantine, mais on rencontre parfois des coïncidences improbables et des hasards pourtant prévisibles. Et c’est exactement ce qui s’était passé entre hier et aujourd’hui. La veille, Kaerion se tenait au milieu de ce palais face à l’Empereur de l’Eldred, Vivien Le Rapace. Cet homme était ainsi surnommé non pas à cause à cause de son caractère mais de son profil aquilin et ses yeux perçants. Il était méfiant des elfes, car une fois il avait été ridiculement dupé par les elfes noirs. L’un d’eux s’était tout simplement immiscé au milieu d’une délégation de rayonnants qui devait négocier l’accès aux ports d’Eldred et avait orchestré l’une de ces machinations dont ils avaient le secret. Il avait répandu la rumeur qu’il avait couché avec la femme de l’empereur. Cette mise en scène avait été si loin que le souverain avait réuni toute une armée pour réclamer réparation. Il avait fallu toute l’habileté des Rayonnants pour qu’il accepte la méprise et la paix, mais ses soupçons avaient été si grossiers que les rayonnants leur fermèrent ensuite définitivement l’accès des ports d’Aubeclair, exactement comme l’avait voulu Alken. Depuis, cette race qu’il avait respectée l’écœurait, qu’elle soit d’Aubeclair ou d’Aubemorte.
Parmi le monde des hasards prévisibles, sans le savoir, Berenis, le Rayonnant, et Kaerion, l’Ombre, avaient fait route vers une même destinée. Chacun dans leur navire s’était dirigé vers l’Eldred au gré des vagues et du vent. L’un venait coordonner les forces des elfes avec celles des humains pour faire face à une incroyable menace, même si encore improbable. L’autre devait comprendre le réveil des Monolithes Noirs d‘Aubemorte pour apporter la clé de leur puissance à son Roi, tout au plus avait-il un maigre avantage sur son ennemi car les espions elfes noirs avaient pu recouper les phénomènes d’Avalon et d’Aubemorte.
Et parmi le monde encore plus vaste des coïncidences improbables, toujours sans le savoir, ils cherchaient la même chose. Dans les deux cas, leur peuple avait cette seule certitude : ces monolithes répondaient à quelque chose qui rayonnait bien au-delà de leur propre pays, ce quelque part où règnent les Géants de Brêyl. En débarquant sur le plus grand royaume humain, ils comptaient simplement obtenir des informations plus précises, des indices susceptibles d’éclairer les mages de leur nation.
L’Eldred était tout désigné pour une telle mission car son territoire était suffisamment vaste pour parvenir à leurs fins. Il n’avait pas été aisé pour Kaerion d’obtenir un entretien avec le souverain, en premier lieu parce que les autorités exigeaient une autorisation officielle d’Aubeclair qu’il n’avait pas. Et il n’allait surtout pas dire que le seul document officiel qu’il avait sur lui portait le sceau d’Alken, un sauf-conduit qui lui permettrait de revenir sans crainte sur Aubemorte ou d’obtenir le soutien de ses espions. C’était sa mort assuré si on le découvrait sur lui ! Pour justifier cette absence, il avait expliqué que les elfes noirs étaient suffisamment rusés pour en falsifier systématiquement sur eux quand ils se faisaient passer pour des Rayonnants et que, lui, de toute façon, n’intervenait pas ici officiellement. Pour ouvrir la porte du palais, il avait évoqué les Rêves des Géants de Brêyl. Tout ce qui touchait à la légende d’Ether faisait partie des secrets que gardaient précieusement les elfes sur les humains. Aussi lorsque Kaerion prononça ces mots magiques, toutes les barrières qui s’érigeaient entre lui et l’Empereur disparurent. L’elfe savait qu’il était particulièrement méfiant sur la race des elfes, il ne fallait surtout pas qu’il eût le moindre doute sur son identité de Rayonnant.
- Que me vaut la visite d’un elfe ?
- Mon seigneur, nous avons des nouvelles extrêmement importantes à vous communiquer. Difficile pour l’instant de vous dire si elles sont bonnes ou mauvaises. Mais peut-être qu’en les recoupant avec des événements qui se passent ici et que nous ignorons, pourrons-nous ensemble le déterminer ?
- Tiens donc. Voilà que les elfes ignorent ce qui se passe ici, ironisa l’Empereur. Vos mages n’ont pas ressenti la menace qui pèse sur nous ?

Kaerion fut un instant troublé, non pas par le ton employé, mais par la teneur des paroles car, effectivement, avec tous ces mois passés dans le froid désert d’Aubemorte, il ignorait tout ce qui se passait en Eldred, un Rayonnant en aurait certainement eu connaissance. Très rapidement, son esprit chercha quelle piste empruntée pour obtenir à la fois le plus d’informations et conserver la confiance de l’Empereur. Il décida d’y aller au culot, il n’y avait pas mille menaces et toutes venaient du nord.
- Si vous parlez de la menace du nord, c’est justement le pourquoi de ma présence. Seulement nous ignorons si elle est liée à des phénomènes que nous avons aussi constatés sur notre île.
- A vrai dire, elle ne me semble pas si extraordinaire, mais ce sont vos propos et votre venu qui me font maintenant craindre le pire. Pour l’instant, nous avons juste des yhlaks qui se réveillent, a priori menée par une sorte de sorcier.
Effectivement, il n’y avait là rien d’inhabituel car la conquête de l’Eldred s’était faite dans un bain de sang qui avait poussé nombre de peuplades à fuir au Nord. Depuis, elles fomentaient plus ou moins fréquemment de venir reprendre leurs terres. Cette fois-ci, la nouveauté venait plutôt de la facilité que leur meneur possédait pour rassembler des troupes venant d’horizons très variées. C’était un peu comme si tous leurs Dieux s’étaient mis d’accord pour l’aider.

- D’ailleurs, je m’apprêtais à l’anéantir en envoyant à mon tour quelque chose de plus organisé que ces bastions défensifs qu’ils ont rencontrés. Mais bien sûr, si votre peuple vient m’annoncer la fin du monde, il faudra que je prenne des mesures plus conséquentes.
Il y avait toujours derrière ce ton noble et sérieux un voile d’ironie sur  ces propos. L’elfe éprouvait un certain respect devant ce détachement hiératique et la naturelle autorité que Vivien Le Rapace dégageait. Lorsqu’il repensa à son dernier entretien avec Alken, il se demanda si, tout aussi puissant et brillant qu’il fut, son souverain aurait pu diriger un royaume aussi vaste que l’Eldred.
- Vous vous moquez, mais ce que j’ai à vous dire pourra vous fixer sur votre destin. Mais avant, j’aimerais être certain de posséder tous les éléments pour mon exposé.
- Je me doutais bien que vous ne vous dévoileriez pas comme ça. Vous croyez que nous vous attendons systématiquement pour sauver le monde ? Je ne veux pas vous froisser, mais c’est vous, avec sans le moindre document officiel, qui venez m’importuner. N’inversez pas les rôles, c’est plutôt à vous de vous confier !
- C’est-à-dire que l’interprétation de ce que j’ai à dire peut varier du tout au tout. J’ai besoin de savoir si, sur votre territoire, des phénomènes inhabituels se sont produits. Des phénomènes qui auraient pu modifier le comportement de vos sujets ?
- Non, pas à ma connaissance. Mais je m’étonne décidément que vous ne me parliez pas d’une autre menace…
A nouveau, il se sentit menacé. Il ignorait véritablement tout de cette terre. Manœuvrer Alken avait finalement été plus facile car, aussi imprévisible qu’il fût, il le connaissait, alors que là il réalisait combien il avait sous-estimé cet humain.
- Pouvez-vous être plus précis ?
- Je pensais juste aux elfes noirs…
Kaerion essaya de rester le plus impassible possible mais c’était comme s’il venait de recevoir un coup de poignard. Il ignorait si l’empereur venait de lui tendre un piège. L’avait-il percé ? Il comprenait pourquoi on l’appelait « le «rapace ».  Son visage tout entier le sondait et ses sourcils durcissaient ses trais à rendre son regard transperçant. Il sentit un profond malaise. « Du temps, pensa-t-il, juste gagné du temps »
- Des elfes noirs ?
- Oui, qu’avez-vous à me dire à ce sujet ?
Les serres se resserraient sur lui. Tandis que le temps s’était suspendu, il se sentit impitoyablement sondé.
-  Voilà qui est intéressant, ajouta-t-il comme pour trouver son souffle. Ils doivent eux aussi enquêter sur les mêmes phénomènes.
- En tout cas, c’est très étrange qu’Alken ait envoyé des furies pour mener à bien cette mission… Ce ne sont pas ses sujets les plus discrets...
- Des furies ? Et où se trouvent-elles ?
- En Krycie. L’Ordre de Vuldone est parti sur leurs traces. Je compte bien avoir des nouvelles prochainement…
L’elfe ne put s’empêcher de sourire. Ses yeux brillaient d’excitation. L’Empereur venait de lui servir sur un plateau Ameryel ! Il n’avait pas imaginé que cette partie de sa mission put être aussi simple. Et sa haine de la matriarche lui servit malgré lui car l’empereur avait vu cette lueur dans ses yeux. L’aigle avait desserré son étreinte et volait maintenant à distance raisonnable. Pourtant, même si l’humain avait répondu à son sourire carnassier, il sentait toujours ce regard braqué sur lui.
- En tout cas, on dirait que la nouvelle vous fait plaisir.
- En quelque sorte. Comme je l’ai dit, ma mission n’est pas officielle. Mais si j’annonce qu’Alken a missionné ses troupes sur l’Eldred, je pourrais légitimer mes intuitions auprès du Conseil des Sages.
- Je crois qu’il va falloir m’en dire plus !
L’elfe noir avait retourné la situation. Il maîtrisait maintenant parfaitement son rôle, au même moment où le souverain pensait avoir gagné. D’ailleurs très logiquement, il s’intéressait plus à sa nation qu’à cet inconnu, car les furies pouvaient très bien n’être qu’un appât pour dissimuler une menace plus grave. Après tout, personne n’aurait pu penser qu’elles avaient fui le pouvoir d’Aubemorte. Un nouveau jeu commençait, celui des vérités troubles.
- Avez-vous des alignements de monolithes ?
- Vous êtes terriblement vexant. J’ai l’impression d’avoir en face de moi un médecin qui refuse de faire son diagnostic ! Bien sûr que nous en avons ! Où voulez-vous en venir ?
- Vous avez raison. Je vais vous donner les faits. Au nord d’Avalon, nous disposons de gigantesques monolithes blancs en demi-cercle, comme une mâchoire, si bien qu’on les surnomme les Dents du Géant. Elles ont perpétuellement été pour nous comme un appel aux rêves. En fait, ces pierres ont toujours donné l’impression d’une puissance contenue en eux. Quand je parle de puissance, c’est à défaut de savoir précisément ce dont il s’agit. Nos sages les ont toujours considérés comme sacrées, comme si elles appartenaient à des vestiges passés et oubliés, comme des témoins du monde dont seuls de funestes évènements auraient pu ternir la blancheur immaculée.
- Vous ne voulez pas parler de cette chimère d’Ether ?
- Appelons ça comme vous le voulez. Moi j’appellerais ça plutôt le Rêve du Géant de Brêyl. Ce que je sais, c’est que notre cercle de Monolithes a depuis quelques mois changé d’aspect, libérant un pouvoir inconnu. Et ce qui est intéressant, c’est que les elfes noirs sont confrontés aux mêmes phénomènes. En fait, nous pensons que le Géant est en train de changer. Peut-être est-il même en train de se réveiller ? Comme je vous l’ai déjà dit, nous ne savons pas encore si ces évènements sont de bon ou de mauvais augure. Et nous espérions que vous auriez pu nous aider à le déterminer.
- Désolé pour vous, je n’ai pas eu connaissance de tels évènements, mais notre territoire est vaste. Il faudrait que j’enquête. Mais vous aviez parlé de changements de comportement de mes sujets ?
- Oui, il semblerait que leur contact affecte profondément la personnalité. D’une manière parfois effrayante.
Ces nouvelles ne trouvèrent aucun écho chez son interlocuteur, toujours très attentif. Kaerion raconta des témoignages, pour la plupart vrais, et expliqua comment à Aubeclair plusieurs écoles s’affrontaient autour du sens de la légende d’Ether. Certains disaient que Jourzancyen était un rêve et que tout était écrit et qu’il était inutile de lutter. D’autres que le rêve et Jourzancyen interagissaient en permanence. C’était l’école la plus inquiète, car ses membres pensaient que quelque chose sur ce monde menaçait le Rêve. Enfin, d’autres niaient son existence, pour eux, les monolithes étaient davantage une source  de pouvoir ou des portes sur un autre monde. Mais tous étaient plus ou moins d’accord sur le sujet : le changement des cercles prouvait qu’un grave changement se préparait. En guise de conclusion, lui personnellement croyait qu’il y avait d’autres cercles sur Jourzancyen et il voulait les découvrir. Il finit par demander s’il pouvait avoir l’autorisation de mener son enquête dans l’Eldred.
- Bien sûr. Votre exposé était très instructif. Je suppose que, comme moi, vous pensez que tous ces elfes noirs, ces yhlaks et ces monolithes sont liés ?
- Je l’ignore, mais je partage votre trouble. Le rêve d’Ether est une légende que nous avions nous aussi appris à oublier.
- Le rêve du Géant est un sujet que vous autres, les elfes, avez toujours gardé pour vous. Vous êtes un allié incontournable sur Jourzancyen mais apprenez à ne pas nous sous-estimer ! Et j’espère que nous nous trompons tous sur ce que nous envisageons. Puisse Vuldone veiller sur nous tous, car il n’est jamais bon qu’un si beau rêve s’achève !
L’entretien prit bientôt fin. Pour l’aider, l’empereur lui remit un sauf-conduit avec son cachet signé de sa main. A défaut d’avoir eu de vraies nouvelles, il avait obtenu le soutien officiel de l’empereur et surtout cette révélation sur les furies en plein cœur de la Krycie. Il en était sûr, elles ne pouvaient qu’appartenir à Ameryel. Sa vengeance était enfin à porter de sa main.

Si le hasard avait confié une même mission à Berenis et Kaerion, parmi les coïncidences improbables, il y avait eu aussi cette route vers la capitale que la délégation elfique d’Aubeclair avait prise avec seulement un jour d’intervalle. Le destin avait pour ainsi dire fixé le même endroit et le même moment, comme s’il aimait se répéter pour en apprécier les nuances ou apporter un peu de sel à celui qu’il avait avantagé d’un tout petit jour d’avance. En effet, sans la mort de Dellanor, ils auraient débarqué l’un et l’autre en même temps. Au détour d’une rumeur, au moment où il quittait la capitale, l’Ombre finit par apprendre leur arrivée. Cette nouvelle allait compliquer toute sa mission. Et s’il ne faisait rien, même le document de Vivien Le Rapace lui serait inutile. Pour son malheur, il lui était impossible d’obtenir un second entretien pour essayer de fermer un piège, et tout aussi difficile aussi de se présenter aux Rayonnants sans éveiller de soupçons. Il n’avait plus vraiment le choix. Alors qu’ils étaient déjà accueillis au palais, il profita de la nuit pour s’y rendre secrètement. Tout de noir vêtu, il gravit les pierres du mur jusqu’à une fenêtre et se faufila dans la pénombre des couloirs du château. Une fois dans les enceintes, il se grima de manière à se faire passer pour le valet d’un des nouveaux arrivants, ceux-ci étaient encore arrivés trop récemment pour être clairement identifiés par les serviteurs du château. Pour eux, ils étaient tous des elfes, difficile de les reconnaître autrement que par leurs vêtements ou leur voix.
Une fois ses futures victimes localisées, il passa le reste de la nuit à se dissimuler le plus près possible de leur suite. Il dût attendre le milieu de matinée pour agir. Il comprit à la tenue des Rayonnants qu’ils avaient enfin obtenu leur entretien auprès de l’Empereur. Il n’avait donc plus beaucoup de temps. Autour de lui, il devait rester tout au plus les éventuels serviteurs. C’est là qu’il devait réussir son plan. Il se mit en guet un instant. Une personne sortit encore peu de temps après. D’après ses calculs, il ne devait rester que deux ou trois elfes. Puis, il se faufila furtivement dans la pièce d’à côté. Il s’agissait d’un petit salon privé bien que peu luxueux. Derrière le mur, une discussion avait lieu, sans doute autour d’un jeu de cartes. Il en profita pour jeter un œil dans les autres pièces. Plusieurs d’entre elles étaient des chambres. Il en choisit une au hasard. Elle n’était pas très grande et le lit à baldaquin remplissait l’essentiel de l’espace. Seules quelques affaires avaient été sorties des sacs. Le long d’une chaise, une magnifique épée reposait dans son fourreau. Il ne put s’empêcher de s’en saisir et de la sortir pour la contempler. Pour posséder un si bel ouvrage, la personne qui logeait ici devait avoir de hautes fonctions, elle ferait donc l’affaire. Il lui fallait maintenant trouver un endroit pour dissimuler le document compromettant. Cela devait être suffisamment difficile pour que l’hôte ne le découvrît pas par hasard et à la fois évident pour quiconque l’aurait cherché délibérément. Il avait beau fouiller, rien ne lui apparaissait adapté, quand les pas et les voix retentirent dans le couloir qui le poussèrent à se cacher derrière ce fameux rideau vert.

Et maintenant, il était là, derrière cet épais tissu de velours, près à égorger sa victime. Le nouvel arrivant s’était assis sur le lit et avait pris des bottes pour les cirer. La situation parut comique à l’Ombre, car qu’y avait-il de plus absurde que de mourir en cirant des chaussures ? Lentement, il se mit à respirer pour faire le vide dans sa tête et chasser cette histoire du passé qui le hantait inutilement. Le parfum que portait l’elfine ce jour-là lui revint aux narines comme dans un rêve. Il réentendit même, du fond de sa mémoire, les cris de plus en plus forts qu’elle avait poussés. Pourquoi avait-il fallu  ce jour-là qu’il rebrousse chemin? Sa blessure saignait tellement qu’il arrivait à peine à marcher. Mais que ce fils de roi usât de la force pour s’imposer face son épouse l’insupportait. Lui qui était né à Aubeclair et qui avait découvert les mœurs si libertines des elfes noirs fulminait. Il avait quitté sa terre natale et on lui avait fait comprendre combien à Aubemorte elfin et elfine sont libres de choisir leur compagnon de jeu, que le désir prévaut sur le sentiment. C’était une liberté qui exigeait aussi une grande confiance de l’autre. Et ce futur souverain se moquait de ce qui avait fondé cette nation devenue sa patrie?
Lorsqu’il avait ouvert la porte, il avait découvert le prince en train de tenir son épée à la main et lacérer comme avec un fouet le corps de son épouse. Elle se protégeait comme elle pouvait avec ses bras en sang. Face à ce spectacle, il ignora d’où vinrent les forces qu’il retrouva alors, mais il se jeta sur lui et arracha l’épée de ses mains. Puis, à son tour, il le fouetta avec la lame. Plusieurs de ces gestes entaillèrent les chairs et même sa joue. Puis, d’un coup, ses forces le lâchèrent. Il s’écroula au sol, complètement épuisé et inconscient.
Lorsqu’il s’était réveillé, il se tenait couché et ligoté sur un lit, soigné par sa victime. Elle le regardait paisiblement, avec une jubilation non feinte, comme si son réveil allait sonner pour Kaerion le début d’un cauchemar. D’abord, il lui demanda s’il allait bien et s’il avait repris ses forces. Surpris, il lui répondit positivement. Après quelques politesses, le prince lui raconta avec calme et en détails le destin qu’il lui réservait. Il allait juste le faire accuser d’un simple vol. Kaerion savait ce qu’il sous-entendait. Un voleur, sur les terres d’Aubemorte, a le droit de vie s’il n’est pas pris sur le fait et peut même pavaner avec son butin, car il  avait montré la faiblesse de celui qu’il avait volé, mais s’il volait un plus pauvre que lui ou qu’il se fît prendre, alors c’est lui qui prouvait sa faiblesse et se faisait encore plus impitoyablement condamner. L’île des elfes noirs se montrait alors implacable pour ces parasites de la société. Avec ce vol pour seul délit, il pouvait le jeter dans le pire des cachots du royaume, au milieu de rats affamés à qui il devrait arracher sa nourriture, voire même les manger tout cru, jusqu’au jour où les vermines viendraient le dévorer à son tour dans son sommeil. Et, déjà, le souvenir des morsures des rats le ramenait à la réalité sur le monde de l’Eldred. Sa main s’était crispée sur le manche de son arme. Alors, il rangea la dague le long de sa botte car il voulait disposer de ses deux mains pour neutraliser le serviteur sans qu’il ne criât. Puis il mit sa main gantée de cuir noir sur le rebord du rideau pour saisir le moment le plus propice pour bondir sur le dos de sa victime.

La patience est une vertu pour un assassin, pourtant, il n’en était pas un, il se sentait toujours soldat dans l’âme. Mais, lorsque le serviteur posa la botte cirée pour en changer, il bondit sur le lit et plongea immédiatement la main sur la bouche de sa victime. Elle se redressa en lâchant les bottes et chercha à se saisir de sa tête pour le projeter par-dessus lui, mais l’autre bras enroulait déjà sa gorge et, d’une torsion sèche, lui brisa la nuque. La surprise avait été telle qu’il n’y avait eu aucun bruit, le corps s’affala sur le lit comme pour dormir, sauf que le poids des jambes l’entraina au sol. Dans ses efforts pour le neutraliser, la dague avait également glissé de ses bottes sur le lit, celle-ci tomba par terre avec la chute du corps.
Longtemps, ces deux bruits résonnèrent dans sa tête, son esprit paralysé par la panique. Le temps s’immobilisa. Chaque son devenait suspect autour de lui. Vite, son regard parcourut à nouveau la pièce, il ne voyait toujours pas de cachette idéale pour le sauf-conduit. Dans la pièce d’à côté, un début d’animation lui parvenait. Il pria que ce fut juste la fin de la partie de cartes et non le début d’une alerte. Il fallait maintenant se décider, là, maintenant. Il se résigna à glisser le document dans les bottes qu’avait cirées sa victime. Si ce n’était pas des humains qui le découvraient, et bien, au moins, il aurait créé un parfait climat de suspicion parmi la délégation des Rayonnants. Tandis qu’il sortait à toute vitesse, il sourit intérieurement en les imaginant s’épier les uns les autres pour découvrir qui était le traitre. Pourtant Kaerion payait pour son piège le prix fort, car un tel document aurait dû être la preuve aux yeux des Ombres qu’il avait enfin retrouvé la confiance de leur souverain. Juste avant de quitter la pièce, il s’était également saisit de la splendide épée pour dissimuler le motif de son méfait.
Le couloir était toujours désert, mais des voix venaient de part et d’autres, lui donnant de plus en plus en sentiment d’insécurité. Il devait s’éloigner au plus vite du cadavre car c’est de là que partiraient les recherches. Il reprit son sac avec ses affaires, ses cordes et son grappin dans sa cachette et traversa deux couloirs à toute vitesse pour regagner la pièce qu’il avait déjà repérée pour sortir. Malheureusement, entre temps, la porte avait été fermée à clef. Il balaya autour de lui du regard. Toujours personne. Il essaya les autres portes mais toutes restaient closes. Son évasion se compliquait, car il devait quitter le côté façade du palais avec les fenêtres et se diriger vers des zones inconnues. En fait, seul le chemin qu’il avait parcouru pour venir jusqu’ici lui était familier, mais si on donnait l’alerte, il fallait en trouver un autre, car il passait devant la salle des gardes et les logements des serviteurs. Plus que tout il avait besoin de fenêtres pour descendre le long des murs et peut-être de se laisser tomber dans les douves. Mais là aussi, avec l’alarme, on les surveillerait certainement. Il croisa à deux reprises des serviteurs qui le dévisagèrent, surpris de voir un elfe dans cette aile du château. L’un d’eux lui demanda même où il voulait aller. Il répondit qu’il cherchait les cuisines.
Bientôt, derrière lui, commença une immense agitation. L’alarme venait d’être donnée et il ne savait toujours pas par où sortir. Or les serviteurs qu’il venait de croiser feraient très vite le rapprochement. Tout s’embrouillait dans son esprit.
Maintenant, l’elfe noir courait à perdre haleine. Il cherchait une fenêtre qui soit autre qu’une meurtrière. Ou une pièce vide pour s’isoler un instant et reprendre ses esprits. Après plusieurs tentatives, une lourde porte céda à sa pression. C’était une salle immense qui servait d’entrepôt, avec enfin une vraie fenêtre qui surplombait l’ensemble à près de deux mètres. Il y avait des planches, de la ferraille et plusieurs malles remplies d’accessoires de bricolage. Une pièce parfaite pour se cacher. Pourtant, la maudite fenêtre trop haute le narguait au-dessus de lui.
Soudain, derrière lui, un garde ouvrit la porte et le trouva en train de réunir de quoi l’aider à grimper. Immédiatement il donna à son tour l’alerte. Alors il se passa quelque chose d’étrange. Le garde appelait des renforts, mais on eut dit que tout le monde avait quitté ce périmètre du château car personne ne venait à son secours. La lettre d’Alken avait-elle déjà produit son effet ? Intrigué, il décida de s’occuper au plus vite du sort du garde. Mais dès qu’il approcha, le garde s’enfuit. Sans doute, les légendes sur les terribles poisons des elfes noirs y étaient pour quelque chose, et cette étrange absence de sollicitude également… Il lança de toutes ses forces sa dague. Elle se logea dans le bas des reins et stoppa la course. Apeuré et blessé, il offrit une maigre résistance à l’espion.
Autour de lui régnait toujours cet étrange silence. Sans plus chercher à le comprendre, il se dépêcha de réunir de quoi monter jusqu’à la fenêtre et jeta la corde pour descendre le long des murs. Tandis qu’il approchait du niveau du sol, il se cala pour lancer une deuxième corde avec son grappin pour franchir les douves. Et là, quand il fut enfin en sécurité au milieu de la foule, seulement il commença à réfléchir sur ce qui s’était passé. Son plan avait merveilleusement marché, et même trop bien. Sa longue expérience lui disait qu’un tel succès était presque anormal, mais sa tenue d’elfe attirait trop l’attention à son goût, il se dépêcha de retrouver un anonymat à l’auberge pour reprendre ses affaires et quitter la capitale au plus vite.
Maintenant qu’il avait obtenu les informations au plus haut de l’Etat, il savait qu’il n’avait plus rien à en attendre. Le chemin allait être long et difficile pour lui, isolé et démuni d’informations sur ce qui allait se passer dans le palais. Pour l’heure, avec l’imbroglio qu’il avait créé, il estimait son avance à un ou deux jours. Pendant ce laps de temps, il essaierait de collecter la moindre piste de la manière la plus officielle en utilisant la lettre de l’empereur pour aller au plus vite. Parallèlement, la menace des yhlaks se précisait dans sa tête et, pour lui, une connexion devait exister entre les deux phénomènes. Pour la découvrir, un choix s’offrait à lui: aller aux devants de la horde qui s’amoncelait au Nord de la frontière ou plonger au Sud en Krycie et trouver des indices sur les furies d’Ameryel. Il prit une pièce, la lança dans les airs et s’en remit au hasard. Face. Il irait donc au Sud.
« Bon choix, se dit-il. De toute façon, j’obtiendrais toujours des nouvelles du nord où que je sois, car je n’aurais qu’à tendre l’oreille pour ça. Au sud, là, Ameryel, je te trouverai ! Et je saurais te faire payer chaque mois passés dans le désert ! »
Une fois de plus, il se retrouvait seul, en tout cas sauf à ce que quelqu’un quelque part dans ce château l’eut aidé. Il ne l’excluait pas car il avait appris que hasards et coïncidences trouvaient toujours leurs limites. Dès à présent, il allait prendre la route dans un pays inconnu où il n’avait pas sa place. Mais une nouvelle fois, son cœur se mit à battre très fort d’excitation, car, en fait, il adorait être seul pour affronter son destin. Il était presque ivre de cette liberté qui s’ouvrait devant lui. Et pour le retenir derrière, il n’y avait qu’une poignée de Rayonnants qu’il ne connaissait pas, le sauf-conduit de son roi, son foutu passé et une paire de rideaux. Des broutilles en somme face aux yeux fascinants de la Matriarche.

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