Chapitre 10: Deux Courants Contraires
Les caprices de la mer rendirent le voyage mouvementé. D’abord, les Rayonnants essuyèrent une tempête, puis deux jours de canicule sans le moindre vent. Alors, dès que le soleil se couchait, ils prirent l’habitude de se réunir pour jouer aux cartes. Dans ces moments, toutes les barrières sociales tombaient. Parfois, Udin, Ivo et même Lozère se lassaient aller à conter de longues anecdotes. Et les marins eux-mêmes se joignaient à eux. Aux milieux de toute cette assemblée, Berenis retrouvaient cette joie simple qu’ont les enfants à écouter une bonne histoire avant de se coucher. Bien sûr, il s’agissait d’histoires d‘adulte, et certaines n’avaient pas être entendu par les enfants, mais elles remplaçaient pleinement ses livres et le plongeaient dans le tourbillon de la vie qui avait illuminé si magnifiquement le visage de sa sœur.
Une fois seul, Berenis repensait régulièrement à sa sœur d’abord avec précision, puis, à force de ressasser les mêmes scènes, il commença à les avoir en horreur, non qu’elles altéraient ses sentiments, mais elle lui renvoyait sans cesse son impuissance. Il avait d’abord accusé l’influence des Monolithes, mais il se rappela également des soldats qu’elle disait avoir charmés pour y accéder. Et Dellanor avait refusé de s’appesantir sur le sujet. Or dans son obnubilation des Monolithes, il en avait oublié une explication toute simple, les soldats auraient très bien pu exiger d’elle plus qu’un baiser... Exiger d’elle plus qu’elle n’aurait pu en supporter toute sa vie ? Cet aveuglement prouvait une nouvelle fois son manque d’écoute. Aussi quand il participait à l’activité du bateau, il avait toujours ce voile étrange sur le visage qui lui donnait l’impression de ne pas vivre dans le même monde. En fait, c’était exactement le contraire, comme si sa sœur l’avait fait définitivement rentrer dans le monde réel et que ce bateau filait vers un rêve qui ne lui appartenait plus.
Bien qu’inexpérimenté sur un navire, il connaissait cette vie communautaire. Avant d’exercer son métier de bibliothécaire avec passion, Berenis avait effectué son service militaire servi sous les ordres d’Udin qui commandait leur délégation. En fait, il devait entièrement à cet elfe sa nomination parmi eux. En effet, les Monolithes avaient commencé leurs changements peu de temps avant qu’il retourne dans le civile. Juste avant de partir, il avait demandé à être reçu par son colonel pour le mettre en garde contre ce changement et qu’il fallait alerter au plus vite le Conseil des Sages. C’était à cette occasion que le militaire avait découvert l’immense connaissance du jeune elfe sur l’histoire d’Ether et des Géants. Il avait été également impressionné par la grande clarté de son exposé. D’ailleurs, il avait tenu compte du conseil puisqu’il avait lui-même demandé une audition aux Sages. Même si elle n’avait pas servi immédiatement, le Conseil avait du coup immédiatement pensé à l’officier lorsqu’il décida cette mission. Comme toute sa vocation sur l’Ether venait de sa longue discussion avec Berenis, il avait logiquement demandé à ce qu’il fît parti de l’excursion. Udin était un colonel à la fois généreux et sage qui savait recueillir l’adhésion de ses troupes.
Bien que le jeune elfin l’appréciât beaucoup et qu’il fût le seul à connaître avant son départ, il n’avait jamais réussi à se tourner vers lui pour apaiser sa peine. Il lui avait spontanément préféré Lizère, le plus discret de tous. Ce dernier faisait partie de la noblesse d’Avalon et avait financé une bonne partie de l’excursion. Ses hauts faits dans les campagnes militaires lui auraient donné la légitimité pour diriger le groupe. Il était également le plus âgé. Une lueur vive habitait ses yeux et une fine cicatrice traversait son cou pour arriver jusqu’à l’oreille. Ces propos, bien que rares, possédaient un poids particulier que sa voix grave et lente amplifiait. Il donnait toujours l’impression d’en savoir plus qu’il ne disait. C’était ce trait de caractère qui avait rapproché Berenis. Régulièrement il lui avait demandé son avis sur ses doutes. L’elfe expérimenté avait su plusieurs fois trouver les mots justes, si bien qu’il avait passé les derniers jours de voyage avec un esprit quasi apaisé. Un lien presque paternel s’était créé entre eux. Tout comme Udin, il était accompagné d’un serviteur, Kyhiel. C’était avec Berenis le plus jeune et certainement le moins riche. Il devait avoir à peine dépassé sa majorité. Pourtant, il montrait déjà une grande assurance et un air hautain assez agaçant tout en parlant un peu trop, parfois pour rien dire. Même s’il avait compris que c’était par manque de confiance en soi, Berenis n’arrivait pas à se sentir proche de lui. Pourtant, au cours des parties de carte, Kyhiel avait à plusieurs reprises cherché à sympathiser. Lizère l’avait même encouragé, en vain.
La personnalité de Lizère contrastait nettement avec leur dernier compagnon, Ivo, le plus grand des six. Doté d’un maintien digne et d’un physique très gracieux, il attirait immédiatement l’attention par son charisme. Fréquemment, les deux autres se positionnaient plutôt par rapport à ses phrases. Implicitement, il avait l’autorité du groupe. Mais le conseil des Sages lui avait préféré Udin qui avait une plus grande expérience et de solides connaissances sur le Rêve d’Ether. En outre, ils nommaient toujours pour pareille mission quelqu’un qui avait fait ses preuves contre les elfes noirs. Or ils avaient massacré une partie de sa famille lors d’un raid meurtrier si bien qu’il éprouvait une véritable haine envers eux. Quelques tensions avaient éclaté entre les deux elfins car l’aura naturelle d’Ivo mettait parfois en difficulté l’autorité du militaire. Et Ivo s’en était parfois amusé.
Tous étaient impatients de gagner les rives de l’Eldred car les difficultés rencontrées lors du voyage avaient resserré leurs liens et crée un vrai esprit de corps. Même si les deux longues journées de calme plat avaient attisé le souvenir de sa sœur, l’esprit de Berenis se tournait de plus en plus volontiers vers ce qui l’attendait parmi les humains. Curieusement, il n’arrivait plus à plonger dans ses livres. La mort de sa sœur avait étrangement altéré son obsession à vivre parmi les écrits et il en culpabilisait pour sa mission. Une fois seulement, il avait surmonté ce sentiment. Il avait voulu se replonger sur les légendes des Dents du Géant, nom que son peuple avait donné au cercle de pierres blanches. Le passage rappelait que seuls des évènements funestes pour leur peuple auraient pu ternir leur blancheur immaculée, mais cette dernière théorie n’avait plus les faveurs des elfes depuis que la fratricide guerre contre elfes noirs avait éclaté sans que leur surface n’en fût souillée. Comme rien n’éclairait sur les réactions de ses frères au contact des pierres, ni sur les raisons d’un tel changement, il referma l’ouvrage avec l’impression qu’aucun livre ne lui apprendrait ce qu’il cherchait.
Il luttait pour ne pas céder à son excitation car il voulait toujours respecter le souvenir de sa soeur. Et il se rendait compte que cette promesse l’empêchait de vivre pleinement le présent, pourtant, combien de fois le lui avait-elle réclamé ? Etait-ce la trahir que de l’oublier pour lui obéir ? Avant tout, il était impressionné de commencer sa mission par un entretien avec un empereur, car, de tous ses compagnons, il était le plus étranger au monde de la diplomatie. Même Kyhiel avait déjà quitté l’Avalon pour d’autres missions. Pourtant, personne à bord ne lui en faisait grief, ils attendaient justement de lui ce regard différent.
Le navire mit presque trois semaines pour atteindre l’Eldred. Une fois accosté au port, l’arrivée à la capitale se fit sans embûche. Le monde des humains offrait un fourmillement beaucoup plus grand qu’en Avalon. Dès que les elfes rentraient dans une ville, ils plongeaient dans des foules bigarrées et pressées, avec tous ces bruits qui happaient l’attention, comme de vastes filets. Le contraste était encore plus saisissant pour Berenis qui avait côtoyé depuis plusieurs mois le calme feutré des bibliothèques. Et cette langue qui avait pris place de l’elfique et pourtant qu’il connaissait accentuait son impression de rupture brutale. En fait, pour continuer le plus dignement son deuil, il s’était interdit d’imaginer par avance ce qui l’attendrait en Eldred si bien que seuls les premiers échos de ses pas dans les couloirs du palais lui firent comprendre conscience de l’immensité des enjeux qui l’attendaient.
Durant toute sa vie en Avalon ; jamais il n’avait arpenté de tels couloirs ni de telles pièces, seule la bibliothèque s’en approchait. Sans avoir la sophistication des elfes, le bâtiment offrait une imposante majesté par le gigantisme qu’avaient fait preuve les humains. Aucun édifice d’Avalon n’aurait pu lutter contre ses dimensions. L’édifice était composé d’une première partie à vocation défensive et militaire, avec d’épaisses et robustes murailles de pierre recouvert de meurtrière et de tour de guet. Entre la partie fortifié et le palais à proprement parlé de l’empereur, toutes sortes de commerces et de maisons empilées occupaient l’espace anarchiquement. Au centre, dominant l’ensemble, un véritable palais en pierre de calcaire ocre et blanc dessinait des formes harmonieuses, à la concavité tantôt pointue comme des clochers, tantôt arrondie comme des ventres de femmes mûres. Un pont longé de colonnades harmonieusement reliées par trois voûtes en ogive séparait ainsi la partie fortifiée et donnait accès aux pièces réservées à l’empereur. Cette partie centrale, plus petite que les murailles qui l’entouraient, rappelait davantage l’éclatante majesté d’Avalon. Ils ne purent la visiter car le souverain était en concile pour finaliser l’offensive contre les yhlaks. On les logea sur l’aile sud qui offrait une vue magnifique sur la capitale et le fleuve qui la découpait en deux dans une paisible quiétude estivale. Au loin, baignés d’une luminosité presque assommante, on devinait les sommets des Monts du Renard qui marquait la frontière avec le Mothy. En regardant ce spectacle, Berenis savait qu’une partie de son destin s’écrirait sur ces terres, qu’une partie de lui avait besoin de quelque chose qui se trouvait ici. Une forme de sérénité l’habita sans qu’il eût pu en déterminer la raison.
Pourtant, dès leur arrivée, les elfes sentirent comme une tension ; régulièrement, des messes basses avaient lieu derrière leur dos. Ils prirent ces façons soupçonneuses pour les séquelles des relations diplomatiques distendues qu’entretenaient les deux peuples depuis le fâcheux incident orchestré par Alken. En fin de journée, on leur confirma que l’empereur les recevrait le lendemain matin. Berenis accueillit la nouvelle à la fois avec déception et soulagement, car il avait besoin de se préparer psychologiquement pour cette rencontre. Si Udin allait bien sûr mener la discussion, il était fort probable qu’on lui demanderait de prendre la parole lorsque viendrait le moment d’exposer la problématique du Cercle de Monolithes.
Le soir venu, il trouva difficilement le sommeil et rêva de sa sœur. Il avait déjà fait ce rêve à plusieurs reprises sur le navire. Il se retrouvait au jour de son départ, mais, au lieu de ses parents, c’était lui qui retrouvait le corps pendu dans la chambre et, au lieu d’être morte, le cœur de sa soeur battait encore. Pendant le reste du rêve, elle essayait de lui dire quelque chose avec sa gorge broyée, qu’il n’arrivait pas à la comprendre. A chaque fois, il avait beau coller ses oreilles, il n’entendait qu’une longue plainte. Ce rêve hantait régulièrement ses nuits. Cette fois-ci, à force de répéter cette scène en boucle, il finit par comprendre quelque chose. Sa bouche disait qu’il n’y avait pas de place pour la folie dans ce rêve. A son réveil, les mots qu’elle avait prononcés restèrent très nets dans son esprit mais vide de sens, tout au plus supposait-il que sa sœur l’appelait à trouver le sens de son geste. Il aurait voulu oublier son rêve pour se préparer psychologiquement, mais la phrase créait comme une interférence sur ce qu’il devait dire sur le Rêve d’Ether. « Il n’y a pas de place pour la folie dans ce rêve ». Si les elfes aiment être guidés par leurs rêves, la phrase, elle, disait le contraire. Quand ses compagnons rentrèrent pour le retrouver, plusieurs avaient le visage tendu. Aussi, personne ne remarqua ses traits marqués et soucieux.
Bientôt on finit par les chercher pour l’entretien avec Vivien le Rapace. Il était encore sur le chemin du retour mais on les installa dans la salle de réception. On avait exigé qu’aucun ne portât d’armes, pas même une épée d’apparat. La requête les indigna par son manque de tact. C’était un aveu inexplicable de méfiance, qui déplut beaucoup à Ivo. De tous, c’était celui qui se sentait le plus mal à l’aise. Il ne pouvait s’empêcher de penser à une manigance des elfes noirs. Udin, bien que toujours impassible, acquiesça sur ses doutes. Lui aussi cherchait à comprendre ce qui se cachait derrière cette façade et ces suspicions. Un homme oeuvrait autour d’eux pour d’ultimes préparations mais ils ne purent empêcher de se sentir une nouvelle fois épier. Pourtant Udin finit par prendre la parole en elfique.
- Je n’aime décidément pas la tournure des évènements.
- Pourquoi ?
- Visiblement nous ne sommes pas les bienvenus. Certes, il y a cette menace, sans doute très sérieuse, des yhlaks, mais cela n’explique pas l’attitude des serviteurs. Ivo et moi sommes persuadés qu’on nous espionne. En tout cas, on nous cache quelque chose et on parle trop d’elfes dans ces murs.
L’homme ne parut pas réagir, pourtant ces gestes avaient été plus lents comme s’il comprenait leur langue. Pour Berenis, il y avait aussi ce surnom de Rapace qui le mettait mal à l’aise et ce fut encore plus vrai lorsqu’il le vit rentrer. Avec son physique d’aigle, il les dominait quasiment d’une tête entière. A peine arrivé, l’empereur retira avec empressement sa lourde cape et de son plastron de métal qui lui avait d’abord donné l’apparence d’un général et laissa apparaître un ensemble de velours bouffant d’un brun orangé. Sur son flanc, une épée battait le rythme de ses mouvements énergiques, voire impatients, comme si une longue journée l’attendait. Sans sa couronne, il ressemblait tout au plus à un noble plein d’assurance, mais il lui suffisait de braquer ses yeux en fronçant légèrement ses sourcils pour peser sur vous en un instant. Pourtant il les accueillit affablement et les mit à l’aise en les invitant dans un salon privé, beaucoup moins solennel que l’immense salle de réception dans laquelle ils avaient attendu, aux dorures parfois surchargées, aux épaisses tapisseries brun-rouge et vertes avec son trône immense qui vous écrasait de sa hauteur.
Sur le chemin, il s’amusa à prononcer les quelques phrases qu’il connaissait d’elfique, avec un accent déplorable. Comme tous ses interlocuteurs avaient l’air consterné, il éclata de rire. Il rajouta, toujours en elfique, mais avec un accent plus que correct, qu’il y avait longtemps qu’il ne s’était pas exercé. Cette remarque accentua le malaise des elfes car elle pouvait très bien prouver que l’empereur se jouait d’eux. Puis il leur servit un verre de vieille liqueur et huma longuement les effluves qui s’en dégageaient et qui envahirent délicatement la pièce. Derrière eux, deux hallebardiers surveillaient l’entrée de la pièce qui était restée grande ouverte. Certes, la présence de gardes se justifiait par l’importance de sa fonction, mais elle renforça l’inquiétude des elfes. Elle conférait une dimension menaçante complètement déplacée Comme s’il avait perçu leur trouble, l’empereur expliqua, en désignant de la tête les gardes, que les évènements qui se multipliaient sur la frontière de l’Eldred avaient réveillé d’anciennes rancœurs qui l’obligeaient à la prudence.
Après avoir savouré quelques gorgées, il leur parla du conflit qui menaçait sa nation, on eut dit qu’il avait besoin de chasser un trop plein de son esprit avant de commencer ce nouvel entretien. L’Empereur parlait à voix tantôt très haute, tantôt atténuée en fonction de la confidentialité de ses propos. Ce n’était que des généralités, mais cela permit aux elfins de mieux cerner les difficultés de l’Eldred et de découvrir que le changement d’attitude des yhlaks coïncidait bizarrement avec celui des monolithes.
Puis il se tourna vers les elfes et les invita enfin à exposer les motifs de leur venue. Alors Udin lui raconta les derniers évènements qui s’étaient passés en Avalon et toutes ces informations que Kaerion lui avait déjà données. Cependant, il les regardait avec attention comme si de rien n’était. Tout au plus, les elfes se sentaient parfois sonder par son regard froid et perçant. Puis il les interrogea sur les liens qui pouvaient exister entre tous ces évènements et le Rêve du Géant. Les elfes furent très étonnés d’entendre ce thème sortir de la bouche de l’empereur, et encore plus quand il leur demanda de quelles écoles de pensées sur l’interprétation des Monolithes ils faisaient partie. A chaque question, ils se sentirent scruter par ses yeux d’aigle, qui les dominaient de sa taille. Cette surprenante connaissance d’une légende quasi oubliée déstabilisa l’exposé d’Udin mais excita la curiosité de Berenis. A son tour, il prit la parole.
- Votre connaissance de notre peuple est surprenante et nous fait honneur.
- C’est tout simplement parce que j’ai eu dernièrement un bon conseiller… Mais vous ne m’avez pas répondu: quels liens voyez-vous avec ce fameux Rêve et de quelle obédience êtes-vous ?
- Je pourrais vous répondre, mais j’aimerais aller au-delà ces querelles stériles…
- Pourquoi faut-il toujours parler en diplomate pour des questions si simples ?
L’empereur avait montré des premiers signes d’agacement. Udin voulut reprendre le contrôle de l’entretien mais Berenis le déstabilisa en se plaçant au milieu de tous, les yeux brillants d’excitation. Il sentait que personne n’avait réussi à placer les enjeux à leur juste mesure et que l’humain était prêt et digne pour plonger plus loin dans leur compréhension.
- Au risque de passer pour un fou, puis-je vous poser une question très simple mais complètement absurde ?
- Dois-je comprendre que vous oubliez enfin le protocole et en venez aux faits ?
- Je n’irais pas jusque-là… Mais pour être honnête avec vous, je vais aller bien au-delà…
Le changement d’attitude et de ton parut plaire à Vivien qui but une autre gorgée de la liqueur avec une expression amusée, car il avait compris que mêmes ses autres invités avaient été surpris par l’intervention. Le jeune elfin hésita encore un instant, puis se lança avec une voix à la fois charmeuse et mystérieuse qui piqua immédiatement la curiosité de tous.
- Monseigneur, pouvez-vous me dire ce qu’il y a au-dessus de ma tête ?
- Effectivement… C’est complètement absurde, répondit l’Empereur en l’examinant. Rien, bien sûr. Il y a strictement rien.
- En êtes-vous sûr ? Et… maintenant ?
Berenis s’était saisi du chapeau de Lizère et l’avait posé sur sa tête. Tous le regardaient perplexes.
- Et bien, il y a un chapeau… Où vous voulez en venir ?
- Si je vous disais qu’il n’y a pas que ce chapeau…
Il n’y avait aucune arrogance dans sa voix. Berenis proposait juste une sorte de jeu d’esprit. D’abord consterné par de tels propos, une lueur de curiosité remplissait maintenant le regard de l’humain. Il commençait à entrapercevoir une toute autre réponse.
- Effectivement… Je me suis trompé… Il y a l’air que nous respirons…
- Exact ! Et le ciel… Et les étoiles… Et maintenant, si je vous disais que vous aviez raison et qu’il n’y a rien au-dessus de ma tête…
- Je dirais que vous êtes fou ! Que vous vous moquez de moi !
- Pourtant ce n’est pas mon intention. Donc je vous confirme qu’il n’y a rien au-dessus de ma tête !
- Diantre, vous avez l’art du paradoxe ! Admettons que je ne vois pas ce chapeau, il me reste les étoiles, et peut-être même Vuldone ou je ne sais lequel de vos dieux !
- Réponse très intéressante, les dieux… Mais gardons ça pour plus tard… Pour l’instant je veux que vous compreniez pourquoi il n’y a rien au-dessus de ma tête.
- Je veux bien l’accepter, mais, du coup, vous-même n’existez plus !
- Vous allez plus vite que je ne le voulais car, le Rêve d’Ether, c’est ça ! C’est exactement ça !
-
A nouveau, un grand silence régna. Jamais Berenis n’aurait imaginé faire une telle démonstration à l’Empereur lui-même. Pourtant, il se tenait face à lui, ses yeux de rapace braqués sur lui, mais avec un pétillement plein d’intelligence complice. Le jeune elfin avait fini par lui faire oublier sa méfiance, car il parlait de choses si curieuses. Et même ces compagnons l’écoutaient car ils n’avaient jamais entendu une telle présentation du Rêve.
- Expliquez-moi ce mystère ! Nous voyons tous ce chapeau ! Donc vous voulez dire que nous avons tous tort ? Ou que nous rêvons le monde ?
- Oui et non. Je veux juste vous pousser à voir le monde différemment. Vous avez tout à l’heure compris que nous faisons partie d’un vaste tout. Et peut-être que quelque part autour de nous existe-t-il quelque chose que nous ne voyons pas ?
- Vous voulez dire les dieux ?
- Oui. Ou encore autre chose. Cette chose engloberait tout. L’air que nous respirons, ce chapeau, et peut-être même nos dieux. Tout serait elle et elle serait tout. Et nous ne serions en vie uniquement parce qu’elle nous a créé ou bien, en quelque sorte, parce qu’elle nous a pensés ! Voilà une première vision du Rêve…
- Je vous suis. Mais pourquoi nous dire qu’il n’y a rien au-dessus de votre tête ?
- Et bien justement parce que nous pouvons voir le monde différemment ! Il n’y a rien, parce que tout fait partie de moi. Ou plutôt tout ce que nous percevons autour de nous n’existe que dans la mesure où nous le percevons. Allons même plus loin, tout ceci n’existe que parce que nous le pensons. Ce chapeau n’existe pas parce que tout simplement je l’ai d’abord pensé. Et s’il n’existe pas, il n’y a rien au-dessus de ma tête ! Et vous-même, vous l’avez perçu à travers vos yeux et parce que votre cerveau le nomme « chapeau ». C’est vous qui lui donnez ainsi son existence, car, après tout, existerait-il sans vous ?
- Oh très cher, votre démonstration est plaisante. Mais je pense que vous nous amenez très loin de ce qui nous préoccupe. Quel est le rapport avec les yhlaks ou vos monolithes ?
- Pour comprendre le Rêve du Géant, et bien il faut comprendre ce chapeau et comprendre ce qui nous entoure. Vous nous demandiez de quelle école nous nous prévalions ? Et bien, d’aucune pour ma part ! C’est une question profondément métaphysique. Soit vous pensez que le Rêve est partout autour de nous, soit vous pensez qu’il est en nous. En fonction de ce choix, vous comprendrez dès lors que la réponse que vous attendez différera profondément.
- Et votre hypothèse à vous?
- C’est une grande responsabilité de faire ce choix. Pour ma part, je n’ai pas choisi. Je vis avec ces deux visions. A dire vrai…
Berenis hésita à aller plus loin. Il était arrivé à l’aboutissement de ses dernières réflexions. Il se rendait compte que ses propos pouvaient prendre une place considérable dans ce monde. Et en ce monde, face à ces puissants qui le dominaient, il était juste insignifiant ; lui-même n’existait que parce qu’ils le regardaient. Pourtant, tous ces mots qu’il venait de prononcer trouvaient résonnance dans chacun d’eux. Il aurait voulu faire marche arrière pour ne pas avoir cette responsabilité mais tous étaient suspendus à ses lèvres. Après avoir regardé Udin, il comprit que le destin ne lui appartenait plus. Il inspira pour affronter le regard du souverain. Ses yeux le fixaient et pénétraient en lui comme s’il ne pouvait rien leur cacher. Pourtant, le souverain réclamait lui aussi une réponse, il avait basculé en son pouvoir à lui, celui des mots.
- Je crois que le Rêve est les deux à la fois.
- Ou disons plus plus simplement que tout ceci n’est que légende…
- Plutôt comme ce chapeau ! Tout est dans ce chapeau. Un univers entier que l’on peut engloutir, ou pas, sur un simple choix… Vous ne trouvez pas ça effrayant ?
Berenis avait plaisanté en le rendant à son propriétaire, car il avait compris que le scepticisme de l’empereur avait été une boutade. Pourtant quelque chose avait basculé. La phrase de son rêve revint à son esprit : « Il n’y a pas de place pour la folie dans ce rêve». Et là, plus il avait cherché à expliquer le Rêve et plus elle lui paraissait prophétique. De manière paradoxale, rien de ce qu’il avait appris ou qu’il venait de dire ne pouvait encore expliquer la mort de sa sœur. Elle lui offrait deux mondes contradictoire : un geste de folie ou un acte réfléchi qui avait ses propres raisons toujours inconnues.
Ses pensées qui défilaient dans sa tête avaient dissous le réel, comme si le présent était devenu sans enjeu. Un silence étrange s’était installé comme si tous étaient perdus également dans cette pièce, engourdis et complètement seuls. Lorsqu’il refit surface, cette même impression d’être au cœur du monde l’envahit, avec cette certitude de pouvoir changer le monde en continuant son raisonnement. Sans savoir pourquoi, il se sentit au cœur du Rêve et que tout se passait selon une logique inexorable. Ce jour où il était rentré dans la tente d’Udin pour que l’armée protège son peuple des Monolithes avait été sa seule tentative d’influer le destin et elle l’avait conduit jusqu’ici. Il était troublé par les conséquences de cette simple action sur son présent, comme si tout devait le conduire à donner son avis, comme si le Rêve en son entier avait été bousculé par sa requête auprès d’Udin et qu’il fallait prononcer ces mots que tous attendaient pour rétablir l’équilibre. Et à nouveau, il devait avancer vers ce destin alors même que le Rêve et le monde qui l’entourait ne lui étaient jamais parus aussi réels. Pour continuer son exposé, il esquiva le sens profond qu’impliquaient les deux visions métaphysiques du rêve, il se focalisa uniquement sur les liens du Rêve avec Jourzancyen de manière à ce qu’il cesse d’être folie.
- Vous vous demandez sans doute pourquoi je crois au Rêve du Géant ? Et bien parce que je crois en ce chapeau !
- Vos explications vont finir par me donner le tournis ! Mais votre vision est passionnante. Si je résume, ce chapeau va nous aider à sauver le rêve ?
- Je vois que vous avez également le sens du raccourci…
- J’essayais d’être spirituel. Et surtout de vous suivre…
- Pour revenir au chapeau, pas exactement. Vous conviendrez avec moi que nous avons compris le Rêve grâce à ce chapeau. Sans lui, en quelque sorte, il m’aurait fallu quantité d’explications. Permettez-moi de l’utiliser une dernière fois. Il y a sur Jourzancyen une chose qui joue le même rôle que ce chapeau, ce sont les monolithes. Je suis certain qu’ils vont nous aider à comprendre le Rêve et que tout…
Il s’interrompit d’un coup car des voix retentissaient derrière eux et ce qu’il voulait dire était trop important pour le crier. Il eût l’impression que le rêve se retirait de lui, comme si on lui en imposait un autre dans lequel il n’avait plus de place. Au niveau des deux gardes, un groupe d’hommes venaient d’arriver en réclamant l’Empereur. Ils étaient très agités. Au milieu d’eux se tenait Kyhiel, les mains ligotées derrière lui. L’un des gardes fit un geste pour attirer à lui le souverain. Ce dernier abandonna les elfes un instant, en s’excusant, pour tenir un conciliabule dans une pièce à côté. Les elfes avaient deviné aux regards qu’on leur avait lancés qu’ils étaient encore au cœur de la discussion. Ils se sentirent soudain pris au piège d’autant plus que les deux gardes ne protégeaient plus l’empereur mais bloquaient vraiment la sortie.
A quatre contre deux, mêmes sans armes, ils auraient pu passer en force mais ils connaissaient trop peu le bâtiment pour prendre la fuite sereinement. Et puis, c’était se rendre coupable d’une chose qu’ils ignoraient. Ils se résignèrent à attendre. Le face à face silencieux avec les gardes leur avait coupé l’envie de parler. Ils écoutaient à la place le moindre bruit, la moindre voix pour décrypter la situation. Le ton montait parfois, la voix de Vivien dominait régulièrement les échanges. Plusieurs fois ils entendirent les termes d’elfes noirs. Udin ne put s’empêcher de penser que leur influence avait été évidente depuis qu’ils étaient arrivés. Puis, les voix se turent et l’Empereur revint bientôt les rejoindre. Il avait le visage d’un homme qui doit faire son devoir. Immédiatement, il leur annonça la mort du serviteur que Kaerion venait d’assassiner. L’alerte fut immédiatement donnée, au cas où l’assassin ne fut pas Kyhiel.
Tous se joignirent aux recherches à l’exception de Kyhiel qui avait été trouvé à côté du mort et qui focalisait les soupçons des humains. En fait, il avait trouvé le sauf-conduit d’Alken et l’avait gardé secret car son emplacement accusait leur chef. Il n’osa rien dire sans en parler avant à Lizère. De plus, il savait qu’Udin n’avait pas pu commettre le crime puisqu’il négociait avec les autres. Pour lui, c’était l’œuvre des humains qui, pour une raison qu’il ignorait, voulaient les discréditer. Certes, il avait pensé à une revanche de Vivien, là aussi, il avait besoin qu’on le guidât. Plus le temps s’écoulait et plus il sentait le poids du document qu’il dissimulait sur lui. Cet écrit du roi des elfes noirs demandait l’allégeance à quiconque le servait. Dans le monde des humains, il n’avait quasi aucun pouvoir, pourtant, cette signature servirait d’exutoire pour tous les crimes commis par ce peuple et non vengés. Que ce fut pour les humains ou ses frères elfes, il signifiait son arrêt de mort.
Autour de lui, les recherches s’activaient sans qu’il put y prendre part. Plus que jamais, il avait besoin de se confier. On finit par trouver une corde à une fenêtre ouverte tout près de la chambre. Cet évènement concentra toute l’attention des humains. Enfin, il réussit à interpeller son maître. Lizère s’approcha discrètement de lui. Son serviteur lui demanda de fouiller dans sa chemise pour trouver le document. Immédiatement lui aussi reconnut le sceau qui le signait. A son tour, il fut saisi par la panique, car si on le découvrait, la suspicion qu’il provoquerait condamnait leur mission. Malheureusement pour eux, l’homme de la salle de réception, l’espion de Vivien, les avait observés. Il s’approcha d’eux et demanda à voir le parchemin. Les deux elfes se regardèrent, pétrifiés, comme si une malédiction s’abattait sur eux.
L’Empereur fut immédiatement dépêché et on lui remit le sauf-conduit. Bien qu’il ne sut lire leur langue, le sceau était suffisant pour qu’il arrête tous les elfes. Cependant, depuis leur arrivée, il ne cessait de penser à la visite de cet autre elfe. Il avait même orchestré tout leur séjour autour de l’idée que les elfes noirs étaient en train d’œuvrer. Comme il avait été humilié une première fois, il avait voulu tester les rayonnants. A leur contact, ses soupçons s’étaient focalisés sur ce soit disant Drekknis. Mais il ne voulait pas se tromper une seconde fois. Il réunit les cinq elfes et leur expliqua la visite qu’il avait eue et ses soupçons. Il avait décidé de trancher sur leur sort dès qu’il aurait pu les confronter avec cet autre elfe solitaire. En attendant, il allait les enfermer en prison, avec tous les égards qu’ils méritaient s’ils étaient d’authentiques émissaires.
Par la suite, on découvrit une seconde corde et on signala qu’il y avait eu un autre elfe juste avant qu’on ne donnât l’alerte. Vivien se félicita de sa prudence car l’histoire semblait posséder plusieurs fils. Il ne libèrerait les elfes que lorsque chacun aurait été démêlé. Pour cela, il connaissait l’homme idéal de la situation, il s’agissait du Comte de Krycie. Fin diplomate et disposant d’une grande connaissance des elfes, il l’avait régulièrement assisté dans ses négociations avec l’Avalon depuis le fameux incident. Et la présence de furies d’Aubemorte dans son comté était une coïncidence troublante de plus.
Bizarrement, les rayonnants comprenaient parfaitement les mesures prises par l4empereur, même si elles se retournaient contre eux. A vrai dire, ils étaient mêmes troublés par plusieurs pistes qui s’offraient à eux. D’abord, toute cette mascarade était visiblement le fruit de ce fameux elfe, mais tout ne s’expliquait pas. Seconde hypothèse, il y avait non pas un mais deux personnes à œuvrer et l’autre complice pouvait fort bien être l’un d’eux. Et si c’était juste, alors Udin était le plus probable car il détenait le sauf-conduit. Mais le meurtre n’avait alors aucun sens. Troisième hypothèse, l’un d’eux était véritablement un elfe noir et tout ce travail avait pour seul but de discréditer leur mission. Kyhiel faisait ici un bon coupable. En donnant le document, il cherchait juste à s’innocenter. Mais ce pouvait être n’importe lequel d’entre eux, puisqu’ils avaient tous été libres à un moment pour créer une diversion, car c’était visiblement le rôle de cette première.
C’était la première fois que Berenis se trouvait confronter à une telle machination. Pour lui, quelque fut la vérité, leur adversaire avait gagné car il avait créé une incroyable confusion jusqu’au cœur même de leur petite communauté mais, lui, était préoccupé par tout autre chose. Au moment où il avait été interrompu, il avait ressenti quelque chose de très profond en lui. Certes, il y avait sa jubilation à briller en société, mais il avait la certitude qu’il s’était approché de très près d’une piste. Son sentiment d’avoir pris le contrôle du rêve en l’expliquant imprimait en lui une grande excitation. Il ne cessait de penser à ce qui aurait pu se passer s’il avait été jusqu’au bout. Il essayait de se remémorer le déroulement précis de son raisonnement, mais toutes ses sensations d’alors s’étaient évanouies. Et pour la première fois, Berenis regretta de ne jamais avoir touché les monolithes car ils lui auraient apporté la solution, comme le chapeau. Là, il devait reconstituer cette expérience pour se rapprocher du Géant. Mais derrière cette soudaine envie, il aurait surtout voulu connaître sa réaction à leur contact, autant pour mieux comprendre la réaction de sa sœur que découvrir sa vraie nature. Et tout au fond de lui, il imagina même que sa soeur avait osé affronter le Monolithe parce qu’elle l’en savait incapable.