CHAPITRE 11: Les Trois Larmes du Géant
L’elfe avait obligé Milfred à prendre l’une des plus belles chambres d’hôtel juste pour se préparer. Il se tenait sur le bord du lit, la jambe blessée allongée. Il regardait l’elfine assise devant la coiffeuse en train d’écrire dans un carnet. Ce n’était pas la première fois qu’il la voyait prendre des notes. Il se massait la jambe, comme si cela avait pu le soulager. Rien ne semblait avoir d’effet. L’elfine avait fini de se préparer. Un long processus de séduction s’achevait, il la voyait s’attarder sur des détails dont il ne pouvait même pas imaginer le but, ni l’effet, pourtant, il admirait le résultat. Elle avait tout particulièrement porté son attention sur le maquillage du visage. Sans qu’il ne vît aucune trace du travail effectué, ses yeux resplendissaient davantage et la lumière se propageait sur ses traits de manière à renforcer son regard et ses lèvres. Elle se leva, brossa des mains sa robe carmin des petites poussières que les poudres de son maquillage avaient laissées, puis ajusta le couvre épaule en renard argenté sur ses épaules, mit en valeur soigneusement son décolleté, réunit ses dernières affaires avant de partir, puis fixa ses deux poignards dans leur étui le long de ses mollets à l’aide de deux lanières en cuir.
Dans un dernier geste désespéré, Milfred avait décidé de refuser de partir en direction du château. Il avait eu beau se raisonner en pensant à Guyrian, c’était son seul moyen de pression sur l’elfe pour échapper à sa douleur qui l’épuisait. Elle accueillit la nouvelle avec une moue amusée.
- Soit. Et que vas-tu faire ? Attendre que tu te vides de ton sang ? Que je m’énerve pour t’infliger davantage de blessures ? N’oublie pas également que demain tu seras complètement paralysé. J’ai même vu des prisonniers se couper eux-mêmes leur jambe pour échapper à la douleur, certains avec un simple couteau de repas.
- Mais vous ne pourrez jamais rentrer dans le château !
- Crois-tu ça ?
Sur ces derniers mots, elle ajusta dans un miroir son rouge sur ses lèvres et les pinça pour parfaire son maquillage. Elle se regarda une dernière fois, visiblement satisfaite du résultat. Lorsqu’elle prit ses affaires et se dirigea vers la sortie de leur chambre, Milfred réalisa qu’il avait besoin de la présence de l’elfine. Non pas pour le soigner, mais parce qu’il aimait la regarder, la sentir se mouvoir autour de lui, respirer le même air qu’elle. Il avait déjà ressenti ce type de sentiment, ce n’était pas ce qui le poussa à rappeler l’elfe. Un lien plus puissant et terrifiant s’était créé en lui. Ce n’était pas la peur de cette douleur, mais plutôt qu’il n’eût plus à souffrir pour elle. Il dépendait de cette douleur, ou plus exactement il l’avait substituée à l’extase qu’il avait connue il y a deux nuits.
Lorsqu’elle revint sur ses pas, elle sût qu’elle avait complètement gagné la bataille, qu’elle aurait pu demander de ramper à cet homme, avec ou sans poison. Pourtant, elle n’était pas encore satisfaite du prix qu’il avait payé. Par praticité, elle appliqua l’antidote sur la blessure qui était très vilaine. Sans soin particulier, la gangrène s’y logerait de toute façon. Pour le motiver, elle lui donna un court baiser.
- Alors, es-tu prêt, maintenant ?
Une énorme fatigue tomba sur le jeune homme, son visage se creusa d’un coup. Il fit quelques pas et fut pris d’un léger vertige de ne plus avoir à gérer toute cette souffrance qui avait envahi la moindre de ses pensées. A son tour, il prit ses affaires pour la rejoindre. Il se mit à rire nerveusement en refermant la porte. Quiconque l’aurait vu sortir de cette chambre en telle compagnie l’aurait jalousé. Mais qui d’autre que lui aurait maintenant accepté d’en payer le prix ? Son rire devait s’entendre dans toutes les chambres. L’elfine en fut agacée et le foudroya du regard, mais il ne la trouva que plus belle et se retint pour ne pas lui envoyer un baiser. Il se sentait ivre et libre, en même temps que prisonnier et condamné. L’elfine attendait en bas qu’il payât la note. Il la rejoignit, dénoua sa bourse et compta les pièces. Tandis qu’il remettait la bourse vide à sa place, il sourit intérieurement. « Voilà le prix que paye tout le monde d’habitude ».
Les elfes avaient toujours attiré le Comte. Par leur sagesse, leur beauté ainsi que leur habileté dans les négociations, ils étaient des modèles qu’il avait côtoyés à plusieurs reprises. Il faisait partie des rares hommes à avoir pu visiter l’Avalon. En effet, parmi les missions les plus importantes qu’il eut à réaliser pour le compte de l’empereur, on pouvait certainement placer en tête celle où il avait dû recueillir toutes les informations nécessaires pour éviter une guerre entre les deux nations. Sous couverts d’identité de Rayonnants, des elfes noirs avaient tenus des propos profondément insultants aux eldreds, mais plus graves, l’un d’eux avait séduit la femme de l’Empereur et s’en était ouvertement vanté à la cours. C’était à son début de règne. Depuis, ce dernier s’était rempli de méfiance à leur égard. Avec l’âge, le souverain apprit également à comprendre certains de leur comportement et à leur reconnaître une connaissance de Jourzancyen que nul homme ne possédait. Rien n’avait, par contre, chassé sa suspicion sur les interlocuteurs elfiques
Lorsqu’on annonça la venue d’une ambassadrice d’Avalon, surtout accompagné de Mildred, le comte fut terriblement intrigué. Il avait mille choses à faire mais il ne put s’empêcher de leur consacrer une petite entrevue.
- Bonjour à vous noble voyageuse. Salut à toi brave Milfred. Que me vaut l’honneur d’une si prestigieuse rencontre ?
- Bonjour à vous, mon seigneur. Aynariel, ambassadrice des Rayonnants en mission sur vos terres.
L’elfine salua très bas l’humain, mais avec suffisamment de retenu pour qu’il comprît son rang. Milfred se contenta de la plus respectueuse révérence. Le Comte eût du mal à dissimuler son envie de la dévorer des yeux. Aucune humaine n’arrivait à ce degré de distinction sophistiquée et pourtant si naturelle. Un instant, il imagina comment l’attirer à lui car il fût immédiatement sous son charme. Il devina à la lueur de son regard coquet qu’elle lisait dans ses pensées bien plus qu’il ne se l’était imaginé. Il se reprit et détourna ses yeux sur Milfred.
Le jeune homme s’était décidé à endosser les couleurs de la ville de manière à rendre sa démarche plus officielle. La dominante noire de l’ensemble le vieillissait avantageusement et son gilet cintré soulignait sa carrure sportive et son élégance naturelle. Une chemise jaune vif contrastait et apportait une note lumineuse autour de son visage et au niveau de son plastron. Cependant, le Comte eut du mal à reconnaître ses traits, il paraissait usé, inquiet et également comme envoûté. Il l’avait toujours considéré comme un fils secret. Il avait fort bien connu sa mère. Elle n’était qu’une servante, pourtant elle lui avait donné un amour rare et ardent qu’il n’avait quasiment jamais retrouvé. Bien qu’il se sût stérile, elle avait toujours entretenu un doute sur sa paternité. Et comme elle était morte des suites de la couche en préférant sauver le bébé, il avait toujours protégé l’enfant, comme le fils qu’il n’aurait jamais. Et il lui avait même éviter la prison dans ses dernières frasques. Son vrai père était d’ailleurs l’un de ses rares alliés parmi les vuldoniens. Les deux hommes avaient fini par s’apprécier, le prêtre guerrier comprit même qu’à travers les attentions que le comte accordait à son fils, il honorait en fait le souvenir de sa femme. Si au départ il s’en était indigné, la stérilité du noble prouvait la pureté de ses intentions, il finit par être flatté qu’un tel coureur s’attarde sur le souvenir de son épouse. Aussi de découvrir de tels changements chez Milfred le préoccupa sérieusement. Présentement, le Comte ne voyait que l’amour pour transformer un visage de la sorte et vu le ravissement que dégageait sa compagne, il ne pouvait que le féliciter. Mais toute la gravité qu’il lisait dans ses traits laissait craindre une issue tragique s’il n’était pas partagé équitablement. Il avait suffisamment fait subir pareil sort pour discerner l’enfer qu’il vivait.
- Je croyais que Guyrian était avec toi ?
Le nom de son compagnon créa une profonde gêne que l’elfine s’empressa de rompre.
- Je crois que la compagnie d’une demoiselle l’a retenue plus longtemps que prévu. J’espère qu’il s’en remettra bien vite. Il ne devrait pas tarder. Mais je crois que Milfred a des choses à vous dire. Pour ma part, j’aimerais m’entretenir un moment avec vous.
- A mon grand regret, je ne pourrais vous l’accorder qu’au moment du repas. Vous n’êtes pas sans savoir que ma ville a grandement besoin de moi.
- Justement, Mildred a justement fait des découvertes à ce sujet.
Elle le poussa à parler car elle sentit que l’évocation de son ami avait affaibli son contrôle sur lui.
- Le père de Guyrian avait depuis quelques mois des craintes sur les kobolds. Plusieurs évènements similaires se sont produits dans d’autres royaumes. L’empereur nous l’a confirmé lorsqu’il nous a reçus. Son père craint qu’ils aient réussi soit à fabriquer soit à détourner une nouvelle invention. Selon ses conclusions, il s’agirait d’un canon. Pour ma part, je crois que c’est plus que ça, il s’agit également d’un nouvel explosif.
Une telle conclusion confirmait donc la position de l’Ordre de Vuldone. Le Comte promit de les retrouver pour le dîné du soir. Il les confia pendant ces quelques heures à sa fille.
Lorsqu’il les quitta, il ne put s’empêcher de prendre congé avec courtoisie de l’ambassadrice. Lorsqu’il se saisit sa main si menue, elle lui fit l’impression de tenir celle de sa fille il y a quelques années. Mais en plongeant son regard sur le décolleté et le pendentif en phoenix qu’elle arborait, il sentit son désir monté Ce n’avait rien à voir avec celui du jeune homme, c’était un appétit de prédateur. Mais les yeux qui lui souriaient étaient ceux d’un félin. Et ses griffes, il n’en doutait pas, étaient aussi affûtés que ses crocs. Bien que ses cheveux soient grisonnants, il comptait bien combler l’ombre portée par la beauté des elfines à son tableau de chasse. Derrière ce jeu, il voulait aussi protéger quelqu’un qui n’avait pas suffisamment d’expérience pour discerner tout le pouvoir qu’une telle créature pouvait étendre sur une âme trop jeune. Que lui-même puisse succomber bien au-delà du raisonnable, il s’en moquait, au contraire, c’était un rêve qui devenait à ses yeux de plus en plus précieux avec l’âge. Un rêve dont il avait abusé à le croire inaccessible et vain.
Il fit sceller son cheval et sortit précipitamment. Vu la tournure des évènements, il avait décidé de s’entretenir au plus vite avec le père de Milfred. Pour affronter la situation politique explosive qui s’annonçait, il lui fallait cerner quel soutien l’ordre pouvait lui apporter si la menace était aussi grave que les faits le confirmaient. Plus délicat, il voulait également aborder avec lui l’inquiétant changement de son fils, en espérant qu’il ne soit pas trop tard.
Bien que légèrement plus jeune que Milfred, la fille du Comte les accueillit avec grâce et soutint parfaitement la discussion avec l’elfine. A vrai dire, elle était ravie d’avoir pareille compagnie. Non qu’elle voulût s’entretenir avec elle de la dernière mode d’Avalon, mais parce que, pour la première fois, elle avait en face d’elle une intelligence au moins égale à la sienne. Bien sûr, un rien de coquetterie jalousait l’art de l’elfine à jouer de ses courbes et de sa chevelure pour magnétiser l’entourage, et elle-même en était presque troublée, mais elle voyait en elle un modèle d’inspiration pour ses prochains séjours à la cour. Plus exactement, tout en discutant, elle cherchait à comprendre comment elle arrivait dans ses gestes et sa voix à capter à ce point l’attention.
- Je vous envie de voyager, d’être reconnue, de négocier avec tous ces hommes autour de vous.
- Vous ne croyez pas si bien dire. Comtesse, si vous ne devez garder qu’un seul de mes conseils, n’oubliez pas que nous vivons dans un monde conçu par les hommes et pour eux. Et que nous, pauvres femmes ou elfines, devons nous y plier même lorsque nous croyons nous en échapper.
L’amertume de sa voix surprit Aurélia. Elle avait surgi d’un seul coup et elle ne semblait pas chercher à la dissimuler.
- Vous exagérez, chère Aynariel, mon père, bien que Séducteur émérite, a tout fait pour m’armer contre eux. Et je sens que j’ai toute ma place en ce monde !
- Peut-être… Mais qu’avez-vous fait pour peser de votre féminité sur ce monde ? Regardez-moi, je m’habille, je souris, je charme mon entourage et je pense obtenir ainsi quasi tout ce que je veux. Mais est-ce que je ne rentre pas également dans leur jeu à construire cette image de moi ?
- Et bien, moi, si j’arrivais à approcher ne serais-ce que la moitié de ce fameux charme que vous créez ainsi, je me sentirais encore plus femme !
L’elfe lui sourit d’un œil légèrement condescendant qui n’échappa pas à la comtesse. Elle comprit que sa remarque soulignait surtout son inexpérience de la vie.
- Et que voulez-vous changer en ce monde si vous pensez qu’il nous broie ?
- C’est difficile. Mais imaginez un instant que nous inversions les rôles. Que nous ayons une vie et un monde conçu en tout point pour nous et qu’aucun rapport fondé sur la force n’existerait. Que le pouvoir ne soit plus au mains des hommes ou des elfins, mais entièrement à nous et que nous le partagerions comme bon nous semble. Ne croyez-vous pas que ce monde serait différent ?
- Je comprends ce que vous voulez dire… Il m’arrive d’y penser… Mais n’y a-t-il pas une exaltation à nous hisser parmi eux ? Et d’influer le destin sans que personne n’y voit notre empreinte ?
- Peut-être. C’est d’ailleurs bien ce que je suis en train de faire, répliqua l’elfe pleine de malice.
Elle avait d’un coup repris son rôle. Toute son attitude avait cessé d’être sérieuse, elle voulait changer de sujet. Pourtant, Aurélia restait intriguée et commença à s’enquérir des buts de ce voyage.
- Je croyais les elfes condamnés à lutter pour que leur île ne disparaisse à jamais de Jourzancyen ?
- Je vois que vous êtes bien informée. Mais ma mission n’en est pas si éloignée. Notre conseil des Légendes a fait une grande découverte. Et je viens pour que vous m’aidiez à la vérifier.
- Voilà qui s’appelle appâter son auditoire, taquina Aurélia, car elle lui avait déjà souligné la manie qu’avaient les elfes à toujours tourner autour du pot ou de toujours exagérer les enjeux.
- Vous ne croyez pas si bien dire…
- Ne me dîtes pas que vous évoquez la survie toute entière de votre peuple !
L’ambassadrice ne put retenir un sourire devant la perspicacité de la jeune femme. Milfred, intrigué, écoutait ce petit duel.
- Vous m’avez démasquée ! Comment trouverai-je la gravité nécessaire à ma demande si je vous dis que vous avez tout compris !
- Je vous rétorquerai que je n’ai rien compris ou que j’ai eu de la chance. Comment notre petit comté peut-il sauver un peuple aussi puissant que le votre ?
- D’abord en gardant secret l’objet de ma mission.
Elle sembla hésiter à parler en présence du blessé. Puis elle continua en baissant légèrement la voix pour capter encore plus l’attention. Elle parla d’une vieille légende, celle des Trois Larmes du Géant. Pour donner naissance à Jourzancyen, il avait fallu trois petites larmes de l’un des Géants. Chacune avait apporté les flux nécessaires pour créer ce monde. La première, la Larme des Nuits, toute noire, avait apporté la matière. La seconde, la Lame de Nacre, toute blanche, avait apporté l’âme du vivant. Et la dernière, toute jaune, nommée Larme de Feu, avait apporté la lumière et la magie pour que le cycle éternel commence et que quiconque atteindrait le niveau de sagesse suffisant puisse améliorer ce monde. Ce furent les elfes qui, les premiers, eurent accès à la magie. Les humains, à de rares exceptions, n’y parvinrent jamais et devaient accepter leur incompétence. Cependant, il fut décidé qu’eux seuls garderaient les trois larmes. Celles-ci furent dispersées au travers de leurs terres et remises aux trois plus grands sages humains qui en échange devaient renoncer à explorer la magie.
Cette légende était connue des humains, mais ils avaient toujours considéré qu’elle avait été une invention pour que les elfes assoient leur puissance sur eux. Cependant, lorsque cette autre légende qui disait que « tant que les elfes verraient le visage de l’homme dans leur miroir alors ils régneraient et que le jour où ils ne verraient que l’ombre de leur propre reflet alors ils disparaîtraient » fut connue à son tour par les humains et qu’il découvrit qu’elle était sur le point de se réaliser, alors on fouilla les terres, on plongea dans les histoires enfouies du passé pour retrouver les Trois Larmes.
Les elfes eux-mêmes partirent à leur recherche sur les terres des humains. La première larme fut, dit-on, retrouvée par les Rayonnants. Un fou la portait à son cou et criait cette vérité à qui voulait l’entendre depuis toujours. C’était la Larme de Nuit. La seconde fut découverte par les humains de Fayenacre. Ils l’abritèrent dans une forteresse protégée par leurs plus grands sages guerriers. Ces derniers avaient une telle connaissance du corps humains et de ses richesses spirituelles qu’ils avaient bâti des techniques de combat unique que même les elfes enviaient. Cependant, des elfes noirs réussirent il y a peu à y pénétrer et à vaincre les sages guerriers en empoisonnant deux des sources qui les abreuvaient en eau potable. Et ainsi ils dérobèrent la Larme de Nacre.
La dernière n’aurait jamais été retrouvée ou alors les propriétaires avaient toujours gardé leur secret. Et c’est là qu’Aynariel attendait de l’aide.
- Selon mes sources, de tout temps, la Larme de Feu fut cachée par l’Ordre de Vuldone. Et elle serait dissimulée dans l’un des trois temples fortifiés érigés sur votre Comté. Seulement, j’ignore lequel.
- Voilà une histoire passionnante. Je vois le but de votre mission mais je ne vois pas en quoi vous sauverez Avalon ?
- C’est ce qu’ont découvert nos sages. Seules les Trois Larmes à nouveau réunies auraient suffisamment de pouvoir pour stopper notre malédiction. Ce serait le seul moyen d’invoquer la protection des Géants de Brëyl pour que l'Avalon et malheureusement l'Aubemorte ne disparaissent pas à jamais.
- Vous croyez à cette autre légende ? Que nous ne sommes qu’un rêve ? Soyez sérieuse. Je vous vois et vous me semblez même bien plus vivante que moi !
- Ne plaisantez pas. Mêmes les sages de Fayenacre en sont persuadés s’énerva-t-elle, comme si leurs souvenirs étaient tout particulièrement sensibles. Tout comme les plus sages parmi nos sages, ils arrivent parfois à entrer en contact avec eux soit dans des rêves soit au cours de transes.
- Vous êtes certainement plus instruites que moi sur la question. Malheureusement, l’Ordre de Vuldone entretient avec mon père des relations... assez compliquées. Et les secrets qu’il garde vont au-delà de l’Eldred. Peut-être mon père en connaîtrait davantage ?
C’était la première fois que Milfred assistait à une discussion aussi importante où on abordait les plus grands secrets de ce monde. La légende des Trois Larmes lui était totalement inconnue. La voix qu’avait employé l’elfine avait parfois des notes émues qu’il avait entendues lorsqu’elle avait récité son poème lors de cette tragique soirée. Bien qu’elle se soit comportée en Ombre à plusieurs reprises, il se rappela qu’elle se disait elfe rouge. Après tout, c’était pour elle une façon de se définir ni en Ombres ni en Rayonnants ? En tant que Rayonnante, elle venait de dire la vérité. En tant qu’Ombre, elle avait pu raconter n’importe quel mensonge, son seul but était de trouver un endroit précis, un temple de l’Ordre de Vuldone, mais dans quel but ? Enfin, si les elfes rouges existaient vraiment, que pouvait-on déduire de son histoire ? Au fond de lui, il ressentit un peu d’espoir, il s’était convaincu qu’Aynariel n’était pas entièrement une elfe noire. Il voulait désormais plus que tout au monde découvrir son secret.
L’heure du repas approchait et le Comte n’était toujours pas rentré. Une rumeur circulait que des messagers de l’empereur étaient arrivés et qu’ils s’entretenaient avec lui. Après avoir longé les couloirs extérieurs, Mildred et Aynariel arrivèrent dans une grande salle, visiblement décorée pour l’occasion par des draperies très colorées sur toute la largeur des murs et des nappes rouges et noirs sur des tables. De multiples chandeliers compensaient chaleureusement la faible lumière naturelle diffusée par les étroites ouvertures des murs fortifiés. Au centre, dans une gigantesque cheminée, un gibier rôtissait en libérant ses savoureux effluves. Sur les coups de sept heures, la trajectoire du soleil déclinant emplit les fenêtres d’une lumière à la blancheur encore étincelante. L’immense salle à manger prit un nouvel éclat. Les dorures des couverts et de l’immense miroir qui faisait face à la cheminée resplendirent aux contacts des rayons.
Au loin, plusieurs pas de bottes retentirent dans les escaliers puis dans le couloir qui conduisait à la pièce. Une dizaine de personnes ne tarda pas à pousser l’immense porte. Parmi eux, il y avait bien sûr le Comte mais il était accompagné d’un autre invité de marque. Au son de sa voix, Aynariel se raidit légèrement. Milfred lut immédiatement sur son visage une expression de stupeur. Son regard était soudain fuyant et elle avait perdue une grande partie de son assurance. Elle se tourna d’ailleurs vers lui pour éviter d’être vue du nouvel arrivé.
De son côté, Kaerion avait immédiatement reconnu la matriarche. Les paroles du Comte sur la venue d’une ambassadrice des Rayonnants avaient éveillées ses soupçons. Il eut d’ailleurs du mal à garder son sang froid à cette évocation. Il sourit intérieurement, les humains avaient sous les yeux deux beaux spécimens de Rayonnants : un espion elfe noire et une représentante de l’Ordre des Furies en exil. Le repas n’allait pas manquer de piquant.
Il y avait longtemps qu’il n’avait pas revu Ameryel. Son œil expert détecta quelques marques discrètes du temps sur son beau visage qu’il avait longtemps chéri. Mais surtout, il fut immédiatement saisi par le voile sur son front qui drapait ses yeux de mélancolie résignée. Son ancienne compagne ne s’était pas enlaidie et la tenue qu’elle avait choisie lui seyait mieux qu’à merveille. Il retrouvait l’ingéniosité de la jeune enfant qu’il avait connu en Avalon, elle-même héritée de sa mère, à mélanger l’élégance, le raffinement et la discrétion. Seule l’arrogance de la couleur de la robe attirait l’œil plus que nécessaire, mais il apprécia la note légèrement bleutée qu’apportait la fourrure sur ses épaules, tout comme la coiffure soignée qui sans cela aurait tendu l’ensemble vers une note trop provocante. Il comprenait tout à fait qu’il avait pu l’aimer.
Le bref petit jeu entre les deux elfes n’échappa au Comte. Il avait suffisamment côtoyé ce peuple pour comprendre qu’il fallait lire au-delà des apparences. Et la venue de deux ambassadeurs dans son château était fort improbable. Dès lors, il fut sur la défensive car il n’excluait pas la possibilité que l’un des deux fusse un elfe noir. Le fait que Kaerion soit accompagné des hommes de l’empereur lui conférait une certaine légitimité.
Des petits groupes s’étaient spontanément formés. Chacun discutait de manière plus ou moins variée. Aynariel prenait grand soin à tourner le dos à l’elfe. Autour d’elle, deux émissaires se disputaient les traits d’esprit. Milfred aurait pu être jaloux mais il ne put s’empêcher de repenser à Guyrian et lui quelques jours auparavant et les trouva ridicules et prévisibles. Ils avaient la même inconscience et visiblement les mêmes penchants pour la grâce et les charmes de leur voisine. C’était de loin le cercle le plus bruyant. L’elfine se retourna soudain, l’air très surprise. On lui avait touché le mollet. Derrière elle se tenait celui qui se faisait appelé Drekknis. Il tenait une plume à la main. Elle eut un mouvement de recul à sa vue, très léger mais suffisant pour être perceptibles par tous. Surtout, pendant quelques secondes, ses traits s’étaient contactés.
- Excusez mes manières et de vous avoir fait peur. Vous aviez cette jolie plume colée à votre robe, fit Kaerion en la lui tendant. Je me présente, Drekknis d’Ondenaissante, envoyé en mission diplomatique par notre roi bien aimé. Bref, un compatriote exilé qui ne vous veut aucun mal…
Il avait fini sa tirade en forçant comiquement sur la gêne qu il avait produite. Ayanriel cherchait à comprendre la raison de ce contact et de ce cadeau. Un geste d’avertissement ? Elle regarda la plume comme si elle avait pu délivrer un message mais n’en vit nulle trace. Il était possible qu’elle ait pu appartenir à un rapace, Une petite entaille avait été faite. La discussion reprit. Elle chercha à sortir du groupe mais le Comte leur fit signe de s’approcher pour passer à table.
Les plats commençaient à arriver, il plaça les invités de manière à ce que les deux elfes soient le plus séparés et face au grand miroir. Ses invités étaient toujours surpris par sa présence dans la salle, la plupart imaginaient le Comte tellement imbu de son physique qu’il ne pouvait s’empêcher de se contempler pendant les repas ; pour d’autres, c’était un moyen d’épier ses conquêtes. La vérité était tout autre. Il aimait observer ses invités et lire leurs expressions de manière à cerner au mieux leurs positions lorsqu’il abordait des sujets importants. Et une personne qui ne se sait pas observer par son ennemi se dévoile davantage sur son visage.
Par conséquent, il avait placé les deux elfes de son côté de table et mis sa fille en face de celui que se faisait appelé Drekknis et l’elfine à ses côtés car il comptait bien la sonder. Milfred était aux côtés de sa fille, non que dans esprit elle put remplacer la place de l’elfine mais il voulait éviter qu’il se mêle trop à ses propres discussions. Le père du jeune homme n’avait pu lui donner de réelles précisions sur le prix que l’Ordre souhaitait pour s’opposer au projet mais il avait eu la certitude que les vuldoniens ne laisseraient pas les kobolds prendre le contrôle du Comté ni de l’Eldred si telles étaient leurs intentions.
Sur la grande table centrale, les couverts étaient déjà mis et moult pains la garnissaient. Cela faisait plusieurs mois que le château n’avait pas accueilli autant de personnes de rang si élevé. Le repas commença sous de mauvais hospices. Les émissaires de l’empereur qui accompagnait l’elfe firent part de leur inquiétude sur le rassemblement des yhlaks, on parlait même de premiers combats dans les pays du nord. Et les informations qui leur parvenaient étaient déjà vieilles de deux semaines. Personne ne comprenait ce soudain changement. Si les barbares parvenaient à franchir les frontières de l’Eldred, la Krycie était encore protégée par plusieurs Comtés au nord avant de les voir déferler.
Vu la tournure sérieuse de la discussion, le Comte hésita à plusieurs reprises à parler de la menace du peuple souterrain. Mais ce fut Kaerion qui détendit l’atmosphère en faisant un tour de magie à Aurélia. Il lui avait fait apparaître une paire de boucles d’oreille qu’il lui offrit cérémonieusement. Puis il se leva et s’approcha d’Aynariel. Il lui saisit la main et s’agenouilla à ses côtés. Il traça un cercle en parlant d’un aigle qui pourrait s’abattre sur l’assemblée. Au moment, où il évoqua la nécessité de se protéger de cette menace, avec une grande dextérité, il sortit de sa chevelure un poignard. Aynariel avait senti le même contact sur son mollet que tout à l’heure, elle venait de comprendre la manœuvre quand il sortit un second poignard et les remit tout sourire au Comte pour se « protéger d’une si belle créature ». Milfred les reconnut immédiatement. L’allusion avait été double, mais il avait réussi à désarmer son ennemi.
Le repas continua sur des notes plus joyeuses car tous évitaient les sujets d’actualité. Dans cette assemblée, Aynariel restait la plus silencieuse. Elle cherchait un moyen de s’en sortir. Elle n’avait pour ainsi dire que des ennemis. Seule Aurélia et peut-être le Comte auraient pu l’aider. Et Milfred. C’est alors qu’elle tenta de jouer son dernier atout, celui de son charme. Elle changea du tout au tout. Au fil des traits d’esprit que les invités disaient, elle se penchait à l’oreille du Comte et le faisait rire. Cependant, ce dernier pouvait voir chaque regard en coin qu’elle lançait à son compatriote. Sur sa chaise, Milfred se renfrognait, il commençait à éprouver de la jalousie.
Au moment du dessert, un nouvel invité arriva. Il s’agissait de Vautreuil. L’Ordre l’avait prévenu de l’arrivée des émissaires et des deux elfes. Il venait également pour annoncer au Comte l’offensive qu’il avait lancée contre les elfes noirs qui écumaient les forêts.
- Mes honneurs à tous. Je ne suis pas venu pour interrompre cette belle soirée, mais j’ai une nouvelle importante à communiquer au Comte.
- Venez, vous ne dépareillerez pas de mes invités qui tous sont venus avec leur lot de surprises.
- J’aurais souhaité m’entretenir avec vous.
- Et bien, cette fois-ci vous avez la crème de la diplomatie, tous sont capables d’entendre votre message, je pense.
- Soit, comme vous le voulez, s’énerva-t-il légèrement. Vos forêts seraient infestées d’elfes noirs. On parle même de furies, qui, comme vous n’êtes pas sans l’ignorer, sont un corps d’élite qu’Alken n’envoie jamais seul.
Une fois de plus, le Comte et sa fille se demandèrent ce que Locelane pouvait cacher pour attirer tant l’attention. Et les yeux du maître de cérémonie s’était précipité sur le miroir pour voir qui des deux elfes avaient le plus réagi à l’annonce. Il ne remarqua aucun signe particulier. Pourtant, Aynariel avait de plus en plus de mal à garder la tête froide. Tout se liguait contre elle.
Kaerion savait très bien ce que signifiait cette annonce. Lui aussi épiait l’elfine et espérait y découvrir de la panique. Mais elle tenait. Par le passé, il avait déjà sous-estimé une fois sa faculté à ne pas céder. Son salut était tout proche, il le sentait. Il était impatient que le repas se termine pour avoir un face à face avec elle. Avant de l’abattre, il devait percer son dernier secret : les raisons de sa présence sur ces terres.
La soirée commençait à s’étioler. Le Comte, toujours à l’affût du moindre signe de ses hôtes étrangers, finit par être accaparé par tous. Sa fille tout d’abord aurait évoqué son entretien avec l’ambassadrice ; ensuite, Vautreuil attendait l’offre du Comte sur la négociation avortée du matin ; Aynariel, elle, se cachait de Kaerion et continuait son numéro de charme à ses côtés, ce qui, légèrement grisé par le vin, ne lui déplaisait pas. En fait, il devinait son jeu mais il aimait être entoure de femmes et l’elfine lui offrait un spécimen de toute beauté qu’il n’aurait pour rien au monde laissé s’échapper.
Pourtant, c’est ce qui arriva. Engagé dans une discussion avec Vautreuil, Kaerion saisit le bras de sa compatriote fermement et l’entraîna avec lui de force.
- Je vous l’emprunte un instant. Nous avons de vieux souvenirs d’Avalon à évoquer et notre roi nous a confié une mission qui nécessite quelques explications privées.
- Aynariel, je vous retrouve dès que j’ai terminé avec ce sinistre sire, plaisanta le Comte, mais le sujet qu’il abordait le tenait plus que tout à cœur. Il cherchait à sauver sa propre fille de son destin.
En retrait, Milfred avait vu la scène. Il se souvenait que l’elfe avait dérobé les armes de son tendre bourreau. Il les suivit des yeux pour découvrir où ils allaient.
Le jardin de la cour intérieur avait été épargné par tous les hôtes. Un croissant de lune apportait une légère lumière. Les pierres grises qui avaient brûlé au soleil continuaient à diffuser une chaleur agréable. Après s’être assuré d’être seuls, Kaerion sortit à son tour un poignard de sa botte et planta la lame sous le menton de l’elfine.
- Il y a longtemps que ça me démangeait, Ameryel. Tu ne peux pas savoir…
- Et moi, je m’étais promise de me venger.
Les deux se défièrent du regard. Elle était plus petite que lui, mais la menace de la pointe du poignard qu’elle l’obligeait à rester sur la pointe des pieds. Des voix troublèrent un instant leurs échanges. Des pas semblèrent s’approcher. Ils se turent tous les deux, comme s’ils étaient complices. Puis le silence autour d’eux réapparut.
- Et bien j’ai peur que ton heure ne soit venue. Dommage, c’étaient de si belles retrouvailles !
- Qu’attends-tu ? Que je crie ? Que je te supplie ? Que je t’implore pardon ?
- Oui, quelque chose comme ça…
- Pauvre fou, tu n’as donc rien compris ? Ne te dégoûtes-tu jamais ? Sais-tu au moins ce que tu m’as fait subir ?
- Comme tu y vas fort… Comme si tu étais un ange.
Bien qu’armé, Kaerion ne se sentait pas en sécurité. Elle était bien plus experte du combat rapproché que lui. Et elle avait reçu les enseignements des Moines de Fayenacre, ce qui d’ailleurs avait déclanché le début de son hérésie. Et surtout, il n’arrivait pas à l’emmener là où il voulait. De sa main libre, il la caressa tendrement.
- Tu sais que parfois tu me manques…
- Moi, ce n’est plus toi… Et tu le sais !
- Tu ne repenses donc jamais au passé ?
- Si… Et tu m’as laissé tellement de temps pour ça… que je préfère parler à des morts qu’à un être vivant comme toi !
Plus la discussion durait et plus Aynariel devenait agressive. Elle commençait à agacer Kaerion, qui avait été honnête un court instant. Elle avait violemment fermé la porte sur ce qui aurait pu les rapprocher. Alors seules les paroles d’Alken occupèrent son esprit, trouver son but et la tuer.
- Je pense que tu as compris que ton unité est perdue, reprit-il, et qu’il ne te reste plus long à vivre.
- Ma vie… Comme si elle m’importait. Prends-la.
- Pourtant, tu n’es pas là par hasard…
- J’aime le soleil. Et la compagnie des humains me délasse des turpitudes de notre race.
- Tu ne veux donc rien me dire ?
Nulle douceur ne restait dans son visage. Elle ne lui dévoilait rien, il ne lui restait plus qu’à l’exécuter. Il s’apprêta à planter la lame dans sa gorge lorsqu’il sentit ses pieds se faire balayer. Puis de ses deux mains en croix, elle avait réussi à faire voler le poignard d’un geste latéral. Elle s’apprêtait à lui briser la nuque lorsqu’il sortit son second poignard et lui planta dans la cuisse. Il se redressa à son tour et la plaqua au sol. En haut, les invités avaient déjà dû regagner leur chambre. Il n’avait plus qu’un geste pour l’achever. Mais l’envie de l’embrasser une dernière fois lui traversa l’esprit comme un ultime caprice. Il trouvait ses yeux brillants de colère si parfaits. Il savourait sa victoire et il approcha lentement sa bouche. Aynariel reculait sa tête. Puis elle s’arrêta et esquissa un sourire, comme si la situation lui était soudain apparut comique.
- Je ne crois pas que tu me tueras ce soir…
Elle avait prononcé ses mots en langage humain. Au moment où de colère il s’apprêtait à abattre la lame, il ressentit un objet pointu dans son dos. Milfred le menaçait d’un pistolet. Il avait assisté à une bonne partie de la scène. Bien qu’il n’eût rien compris aux paroles échangés, il avait deviné à leurs attitudes une partie de leurs échanges : qu’ils avaient été amants, que l’un et l’autre se détestaient maintenant. Mais lorsqu’il vit l’elfe sortir sa deuxième arme, il comprit qu’il allait la tuer. Il avait hésité un court instant. Il aurait pu le laisser débarrasser la terre de cette créature qui l’avait condamnée, mais il ne supporta pas l’idée de vivre sans elle. Il laissa Kaerion regagner sa chambre, l’œil toujours menaçant. Il s’était attendu à des remerciements, à des preuves de tendresse mais elle resta froide à ses côtés. Elle qui l’avait torturée une moitié de nuit, il se dévoua alors pour soigner sa blessure. La lame avait déchiré l’étoffe de la robe et entaillé le muscle sur plusieurs centimètres. Il désinfecta la plaie avec de l’alcool et lui banda la cuisse. Il pouvait la toucher, la caresser, elle restait passive à son contact comme si elle n’éprouvait plus rien. Elle le pria d’aller chercher ses affaires pour trouver un baume. Ses yeux étaient affreusement absents, elle qui les avait si soigneusement maquillés. Il pensa qu’elle jouait un rôle et que cette façade se briserait dans sa chambre mais elle l’abandonna sans un merci dès qu’elle entendit la voix du Comte. Il la regarda s’éloigner et sut qu’il n’avait pas fini de payer sa dette. Tout au fond de lui, il en était même heureux.
Lorsqu’elle s’approcha du séducteur grisonnant, il était en train de discuter avec sa fille. D’abord, elle lui avait longuement raconté sa rencontre avec l’ambassadrice. Il chercha dans ses souvenirs un détail qui aurait pu les aider. Ces vieilles légendes, surtout celle des Trois Larmes du Géant, faisaient partie des histoires que, enfant, sa vieille gouvernante aimait à raconter. Il regrettait juste de ne pas avoir été informé avant car il aurait pu contrer Vautreuil dans son arrogance, voire négocier avec lui contre le secret de la Larme de Feu. De son côté, il avait annoncé à Aurélia les exigences de l’ordre mais il comptait se rendre chez l’empereur avant de céder. L’Ordre acceptait de faire pression sur le projet de route à condition qu’Aurélia se mariât avec le fils de son ennemi. C’était donné à terme tout son Comté à un être cupide et fanatisé.
Quand Aynariel les rejoignit, le Comte changea du tout au tout et sa fille comprit qu’il n’était plus l’heure de discuter. Elle s’éclipsa avec tact. Instantanément, il sentit que, derrière son masque cajoleur, l’elfine était tendue et nerveuse. Quelque chose avait dû la secouer fortement. Il hésita à lui parler de ce que lui avait rapporté sa fille puis il se dit que son état rendait propice les initiatives pour la dévoiler.
- On me dit que vous recherchez une légende ?
L’elfine le regarda d’un air profondément las, comme si parler d’elle avait été l’effort de trop.
- Oui, l’Ordre de Vuldone détiendrait la troisième Larme, celle de la lumière et de la magie, certainement la plus puissante des trois. Seulement, j’ignore dans quel temple.
- Ce doit être dans celui de la forêt de Petch, c’est à ma connaissance le plus fortifié.
Elle hésita à lui dire qu’il était tombé aux mains des kobolds. Elle n’avait qu’une hâte, oublier tout son être dans les bras de cet homme. Tout son passé la rattrapait, elle était cernée d’ennemis et la mission qui laissait un dernier sens à sa vie n’était jamais parue aussi compromise.
- Cher Comte, je crois qu’il se fait tard.
Nonchalamment, elle bascula la tête en arrière pour faire rebondir sa poitrine, laissa tomber sa fourrure et commença à faire glisser une brassière de sa robe le long de son épaule. Le Comte n’avait jamais connu d’elfine aussi entreprenante. L’idée qu’elle n’était pas exactement ce qu’elle prétendait être se confirmait. Pour l’heure, il s’en moquait, même s’il maintenait sa vigilance éveillée, car d’autres légendes, lorsqu’il n’était cette fois-ci plus un enfant, avaient peuplé ses nuits : des histoires d’elfes noirs qui séduisaient leur victime pour mieux les affaiblir et leur voler la vie.
Une fois dans sa chambre, il eut tout loisir de contempler ce corps qui s’offrait à lui. Il remarqua immédiatement la blessure que le baume avait commencé à cicatriser. Des tatouages de serpents sur un avant bras et sur le haut d’une cuisse pouvaient confirmer l’hypothèse qu’elle fut une Ombre. Le Reptile était un symbole très fort chez les furies d’Aubemorte qui vénéraient son poison. Mais il savait également que les Rayonnants célébraient cet animal. Bien qu’assez rare, des elfines se tatouaient également des serpents sur leur corps. Par ce signe, elles revendiquaient au monde que leur cœur ne leur appartenait plus mais à un être défunt et que quiconque s’approchait d’elles risquait la morsure du serpent. La société elfique se devait de les protéger des importuns. Comme souvent les Ombres avaient détourné les concepts des Rayonnants pour corrompre leur sens. Même dans sa nudité, l’elfine ne livrait pas son secret. Il regardait son corps en professionnel, il était entier sculpter pour le plaisir Lorsqu’il la prit dans ses bras, elle était brûlante, presque fiévreuse. Il lui mordilla l’oreille. En guise de réponse, elle lui planta ses ongles dans la chair de son dos et lentement descendit ses doigts le long de sa colonne vertébrale. Il se contracta en donna un coup de bassin pour la faire basculer sous lui. Dehors autour du château, le silence nocturne était total. Dedans, le loup et la féline commençaient seulement à s’amuser.
Le jour s’était levé depuis plusieurs heures. Milfred n’avait presque pas dormi de la nuit. Il avait en vain cherché un moyen de regagner l’esprit à défaut du cœur de l’elfine. Ses blessures le démangeaient. Il craignit qu’elles soient infectées, alors il chercha dans les affaires de sa voisine pour utiliser le baume. Il y trouva deux carnets annotés. Il les parcourut rapidement mais tout était écrit en elfique. Il les reposa à leur place. Il découvrit également, soigneusement rangé dans une boite de velours plusieurs fioles, certaines comportaient des étiquettes, d’autres rien. Il reconnut celle qui avait servi d’antidote. Puis, tout au fond, il retrouva la boite en argent qu’Aynariel avait utilisée pour sa plaie. Instantanément, la crème apaisa son épiderme et s’imprégna en profondeur. Ainsi libéré de ses blessures, il se sentait d’attaque pour l’affronter à nouveau. Il était décidé à l’attendre et à lui faire payer son infidélité. Lorsque la lumière du jour transperça sa fenêtre, il bascula malgré lui dans des rêves agités.
La vie regagnait peu à peu le château. D’abord les serviteurs qui débarrassèrent les derniers désordres du festin puis ce fut Kaerion qui se leva le premier. Il s’était endormi en colère et réveillé dans le même état. Il était décidé à faire tomber son ancienne compatriote. Il allait dévoiler son identité au Comte, mais il doutait de l’efficacité de ce plan. Beaucoup plus sûr, il allait également s’associer aux vuldoniens. Il savait qu’il aurait en eux une oreille beaucoup plus attentive, voire plus expéditive. Dans son malheur, Vautreuil n’était pas resté dormir ici, il était parti chez lui car il souhaitait être présent lorsque son ordre capturerait les elfes noirs.
A l’approche de midi, le Comte n’était toujours pas apparu. Il était coutumier du fait quand il avait reçu la veille. Les arrières cuisines précisait que cela dépendait de l’humeur de sa compagne. En l’occurrence, il se leva uniquement pour dîner. Il était d’une humeur radieuse. La vue du mystérieux elfe le contraria sans qu’il ne sût pourquoi. En fait, il n’avait pas envie de parler d’affaires d’état, il voulait juste savourer sa journée et penser à l’ombre qui avait disparu de son tableau de chasse. Il avait vécu l’une des nuits les plus intenses et il ne supporterait pas qu’on lui gâchât sa victoire.
Pourtant, de nouvelles personnes entrèrent dans la salle, juste au moment où Kaerion souhaitait engager la conversation. Il reconnut des hommes de l’empereur et eut un mauvais sentiment.
- Que me vaut l’honneur de cette visite, fit le comte ne même temps qu’il se servait une épaisse tranche de pain avec de la terrine.
- Nous sommes envoyés par l’Empereur pour vous chercher. Il a besoin de votre aide dans une délicate affaire diplomatique. Et nous avons ordre de ramener cet elfe avec nous.
- Y a-t-il un rapport entre les deux ?
- Oui, monseigneur, une délégation d’elfes est arrivée il y a huit jours pour le même prétexte que messire Drekknis. Nous savons maintenant que l’un des deux émissaires est au service d’Alken. L’Empereur veut que vous déterminiez qui sont les espions parmi eux.
Le Comte finit à peine son assiette pour partir au plus vite. Il n’avait pas encore monté sur son cheval que le père de Milfred courait vers lui.
- Les kobolds ont eu la forteresse d’ Iggirunson !
Il s’agissait de l’un des trois Temples des moines guerriers de Vuldone. Cette attaque confirmait un vaste plan qui déboucherait sans doute sur une guerre imminente. L’Eldred allait être pris dans une tourmente totale. Si les kobolds profitaient de l’incursion des yhlaks, toutes les armées de l’empire devaient être rassemblées. De son côté, Aynariel accueillit la nouvelle comme un nouveau choc. Il ne restait qu’une forteresse. Inconsciemment, l’accumulation de mauvaises nouvelles commençait à saturer sa capacité à les analyser. Par dérision, elle mesura ses chances de retrouver la Larme de Feu avant le peuple souterrain. Le calcul était simple, elle avait une chance sur trois. Du coin de l’oeil, Milfred la regarda rire toute seule.