Chap 17 : Un Bain de Sang
Avec perplexité et crainte, les habitants de Locelane apprirent peu à peu tous les évènements des derniers jours : l’attaque des khobolds sur la forteresse de l’Ordre de Vuldone, la venue des ambassadeurs d’Aubeclair, la capture d’elfes noirs à quelques lieux de leur ville Tout concourait à créer une agitation permanente et les rumeurs au nord, sur l’exode des yhlaks pour récupérer leurs terres, réveillaient des histoires du passé qui se mélangeaient à l’actualité à la manière du bois sec dans un brasier. Et bien qu’ils en fussent pour beaucoup à l’origine, les derniers invités du château affrontaient chacun à leur manière un vide inquiétant. De son côté, Milfred se sentait de plus en plus mal à l’aise. Il n’avait aucune raison valable de rester, si ce n’est qu’il voulait être aux côtés de l’elfine.
Mattéo, le père de Guryan, et Konrad, le père de Milfred était impatient de s’entretenir avec le jeune homme. Les deux hommes avaient beaucoup de points communs : de taille moyenne, des cheveux grisonnants, ils donnaient tous les deux l’impression d’attendre quelque chose ou d’avoir à s’excuser. Pourtant c’étaient deux hommes de décision. Matteo, l’ingénieur, avait le visage plus allongé, des yeux tout petits qui amplifiaient son air affable. L’esprit méthodique, il savait se fixer des buts et avait gravi par son obstination les marches d’une gloire peu commune dans sa profession. Konrad, bien que légèrement ventru, plus dégarni et le teint plus mat, avait dû être un bel homme. Il en gardait des traces dans son attitude courtoise. Mais dès qu’il parlait, une voix énergique que des années à prêcher avaient sculptée emportait ses auditeurs avec facilité. Ses sourcils épais donnaient très vite un caractère autoritaire à son visage. Au dernier moment, le Comte avait réussi à se joindre à eux, car il considérait Milfred comme son seul espoir de véritable descendance. Quand le prêtre l’avait sollicité pour rencontrer Aynariel et comprendre l’agitation de son fils. Après l’avoir vue et sondée, il avait très vite réalisé combien il allait être difficile de le ramener à la raison. De son côté, l’ingénieur commençait à être inquiet pour son fils, Guyrian dont l’absence n’avait toujours pas été expliquée. Les deux amis étaient capables de faire les quatre cent coups, mais jamais son fils n’aurait perdu la tête pour en oublier la rencontre avec le comte. Pour lui, quelque chose de grave qu’on se refusait de lui dire s’était passée.
Face à eux, Milfred eut l’impression de redevenir un enfant. Ce sentiment était d’autant plus fort qu’il savait qu’il avait fait des bêtises, des bêtises non plus d’enfant mais d’homme. Mais surtout la présence de Matteo, le mettait profondément mal à l’aise car il devait annoncer la mort probable de son fils. Son père, en bon prêtre qu’il était, ne put s’empêcher de prendre la parole. Cependant, pour éviter de commencer par ce qui le rongeait, il l’invita à parler de sa rencontre avec l’Empereur. Le soulagement de Milfred a parlé de ce sujet n’échappa pas aux deux pères, ni au Comte. La race des kobolds avait toujours laissé tranquille l’Empire et beaucoup de nations humaines pensaient qu’elle avait scellé un accord avec l’Empereur. Il n’en était rien. Seulement, le souverain s’était toujours montré réservé à les attaquer sur ses terres lorsque des signes d’invasion se multipliaient chez certaines nations humaines. Tous savaient qu’une menace souterraine œuvrait, mais personne ne cherchait à les déloger de leurs tunnels. De telles tentatives avaient déjà eu lieu il y a des siècles et s’étaient toujours soldés par des échecs ; et surtout, les kobolds se montraient alors capables de réunir des forces colossales dès le moment qu’une cause arrivait à les unir. Plusieurs états avaient fini en ruine pour les avoir trop persécuter. Aussi, bien que la confirmation qu’ils aient une nouvelle arme très dévastatrice leur apportait toute la puissance qui leur faisait défaut pour partir à l’assaut de la surface, l’empereur resta très passif. Il leur confirma que d’autres nations avaient été victime d’une telle arme et que certaines mentionnaient un canon qui crachait des flammes à des centaines de mètres, d’autres parlaient de nouveaux explosifs. Il avait promis de mener une enquête et d’informer du résultat la guilde des ingénieurs.
Le comte écoutait assez distraitement le jeune homme car il pensait sans cesse à son plan qui se mettait progressivement en place. Seul comptait pour lui que l’empereur ait eu l’information par son intermédiaire, car la menace des kobolds en était l’une de ses pièces maîtresses. En ayant averti l’empereur avant leur attaque, il légitimait son rôle auprès de lui. Et l’attaque dirigée contre l’Ordre de Vuldone renversait un rapport de force. En effet, les vuldoniens se devaient de réagir, sans quoi il faisait vœu d’impuissance et œuvrerait dès lors dans son sens auprès de l’Empereur. En fait, tout ce tumulte créait le terrain idéal qu’attendait le Comte pour agir. Seulement, il n’avait pas anticipé l’arrivée soudaine des elfes ni la menace des yhlaks au nord. Sa réquisition pour négocier avec les elfes arrivait au pire moment pour lui, exactement quand il allait donner toute l’ampleur à son plan. Certes, il avait plusieurs coups d’avance, mais il savait qu’il n’était jamais bon de laisser sa place en de tel moment.
Les deux pères aussi écoutaient Milfred sans grand intérêt car seul comptait pour eux des éléments qui touchaient de près leur progéniture. Aussi, quand Milfred eut fini son compte rendu, il savait qu’il lui restait maintenant à aborder les évènements tragiques de leur retour.
- Milfred, maintenant vas-tu me dire où est Guyrian ?
Matteo avait perdu toute patience d’autant que l’attitude gênée du jeune homme ne faisait qu’accroître son appréhension. De son côté, Milfred hésitait toujours à dire la vérité car il appréhendait d’accuser l’elfe.
- Il est mort, murmura-t-il d’une morne voix. Nous nous sommes battus contre des brigands pour sauver l’elfe. Vous savez, vous pouvez être fier de lui. Il a vendu chèrement sa peau. Et si nous sommes en vie, c’est grâce à sa bravoure.
- Et son corps, pourquoi ne l’avez pas emporté avec vous ?
La question l’avait pris de court. Il improvisa du mieux qu’il put. Il raconta que dans un dernier élan de générosité, il s’était sacrifié pour leur laisser la vie sauve. Et s’il se sentait si mal, c’est parce qu’il avait l’impression d’avoir abandonné son ami. L’émotion authentique qui résonnait dans sa voix troubla Matteo. Chacun se tut un long moment, enfermé dans ses pensées. Le Comte fut également touché par leur émotion, plus que jamais, il se sentait proche de Milfred, ce fils qu’il voulait posséder mais que les circonstances l’obligeaient à regarder comme celui d’un ami. Il avait une fille qu’il savait bâtarde et son seul espoir de descendance ne lui avait jamais comblé ce besoin de père. Or il savait combien les épreuves que le jeune homme venait de traverser auraient pu le rapprocher s’il avait pu rester. Au moment de partir pour la capitale, il jalousa Konrad. Lorsqu’il ferma la porte, Milfred libéra spontanément ce trop-plein de chagrin qu’il portait depuis deux jours dans les bras du prêtre.
- Tu n’as pas tout dit, n’est-ce pas ?
- Si, j’ai tout dit ce que j’avais à dire.
- Ne ment pas à ton père…
Il ne répondit rien. Sans un mot, il se leva, quitta à son tour la pièce et se dirigea froidement en boitant vers l’auberge la plus proche. Il avait soif, une soif d’ivresse et d’oubli. Lorsqu’il poussa la porte pour y rentrer, ce fut comme s’il n’était jamais entré dans un tel établissement. Pourtant, avec Guyrian, il y a encore peu, ils se seraient grisés et auraient certainement chanté, voire même séduit le moindre charmant minois. Il regarda autour de lui tous ces étrangers et ressentit toute la honte de ceux qui l’avaient ici perdu depuis longtemps. D’ailleurs, dans à peine une heure, il serait comme eux, sans honte.
- Du vin, aubergiste, et à profusion si tu veux être mon ami !
Et immédiatement l’ami en question lui apporta deux grands pichets tout prêts, le regard terne et indifférent. En se saisissant de son verre, il s’imagina au-dessus de sa tête les visages de Guyrian et d’Aynariel le désapprouver. Immédiatement un flot de colère bouillonna en lui. Elle était bien sûr tournée contre lui mais il avait désormais ce besoin d’insulter le monde entier.
- Je vous emmerde ! Vous m’entendez, je vous emmerde ! Oui, tous !
- Ouais, c’est ça ! Bois et fous-nous la paix !
Alors, lentement, il vida d’une traite son premier verre. Et toujours, il sentait le poids des deux regards. Puis, à chaque gorgée des verres suivants, sa culpabilité disparaissait un peu plus, pour faire place à un énorme besoin de tendresse. Déjà, le second pichet était vide. Il y a quelques jours à peine, il aurait attiré à lui la plus charmante des serveuses pour lui chuchoter des phrases enflammées de désir, mais là, seule une phrase sortait péniblement de sa bouche déformée par une grimace qui devenait de plus en plus grotesque.
- Aynariel, je t’aime… Je t’aime comme un fou… comme un fou !
Il fit signe qu’on lui apporte un nouveau pichet. Et là, il vit Aynarielle devant lui en train de chanter dans le bois, puis boire à la bouteille qu’il lui avait fait boire de force et l’alcool déborder le long de sa gorge frémissante, juste avant qu’il ne la prenne de force avec son compagnon. Puis il vit son corps nu et troublant se laisser embrasser et enflammer ses sens. « Je t’aime comme un fou… » Sur sa gauche, un bruit de chaise le fit sursauter. L’elfe se tenait maintenant devant lui, dans sa robe carmin avec son écharpe de zibeline sur les épaules, indifférente et moqueuse. Gauchement il se redressa pour l’attirer encore à lui.
- Oui, je t’aime comme un fou, hurla-t-il.
- Ta gueule, on t’a dit !
Il se tut, perplexe d’avoir entendu sa propre voix hurlée si fort malgré lui, si fort que le rêve s’en était évanoui. Devant lui, il y avait uniquement un pichet. Il prit son verre vide dans la main et le regarda comme s’il cachait un secret. Longtemps il le fixa ainsi à la recherche de la dernière barrière qui l’empêchait de s’abandonner totalement. Il n’éprouvait plus de tendresse, à la place, il avait maintenant ce besoin de pleurer qu’ont ces hommes qui vont perdre leur âme. Alors lentement, il remplit son verre à ras bord et le vida d’un trait. Puis il continua avec ce même verre encore et encore jusqu’à ce qu’il trouve la paix et s’écroule par terre.
**
*
Ni lumière, ni obscurité. Ni vie, ni mort. Juste un petit point de conscience qui flotte et qui ignore qui il est et où il est. Pourtant tout est là, seulement il attend comme un signe pour ouvrir les yeux. Au milieu du silence effrayant qui l’entourait, seule cette impression qu’un lourd poids au-dessus d’elle pouvait définitivement l’écraser. Et aussi quelque part ce lien fragile qui parfois traversait ce brouillard et qu’elle n’avait plus la force de tenir. Pam ! Son esprit flottait comme une bulle, loin du fracas des combats, loin de toute sensation. Ici, même respirer paraissait dérisoire, il n’y avait plus folie, plus à se battre. Juste descendre et plonger dans un oubli de soi, dans un ailleurs où on n’existe pour ainsi dire plus. Ou l’on attend de basculer parce qu’on ne décide plus de rien. Tout au plus s’assurer que l’on sente encore le courant nous emporter car cela reste encore une dernière sensation avant le néant. Pam ! Quel son étrange à entendre quand il n’y a plus que lui autour de soi, plus que lui pour s’accrocher au dernier fil de la vie. Et de sa fréquence dépend tout un destin, le sien, bien sûr, et parfois ceux des autres, ces autres dont subsiste une vague trace aux côtés de la conscience de soi. Seul semble exister ce son à la fois épuisant et rassurant. Pam ! Alors cette conscience s’immobilise. Elle s’étend petit à petit, comme on étend une corde à linge pour accrocher une première pensée. Une seule et unique phrase: « Le corps est plus fort que le Métal ! » Et cette phrase pourtant ridicule- mais il en fallait bien une- opérait son travail et régulait doucement son esprit perdu et dissout dans ce brouillard infini. Pam ! Pom ! « Le corps est plus fort que le métal ». Et cette phrase aride commençait à œuvrer en elle comme les autres fois. Inutile de s’en moquer cette fois, juste cristalliser cette image du corps si tendre qui résiste au métal si glacé. Pam ! Pom ! En fait il ne résiste pas, il se laisse transpercer. Mais le corps n’est pas que chair. Pas que chair. Pensée et volonté. Pensée et volonté qui sont parfois plus forts que l’acier. Puis Dolorès, Pam ! Pom !, eut l’intuition que le moment était arrivé. Ses sens se réveillaient, la douleur, aussi… PAM-POM ! Peu à peu, son cœur reprenait son rythme normal, PAM-POM !, et son résonnement sourd, PAM-POM !, dans toute la tête s’estompa, PAM-POM ! La réalité se dissout et la vie apparut dans toute sa nudité. Enfin, elle put rouvrir les yeux. Et retrouver la conscience de son souffle et de son corps tout entier. Un corps aussi glacé que de l’acier.
Pendant quelques instants, la réalité autour d’elle fut comme dissoute. Et c’est un autre monde qui émergea, toujours petit à petit, un rêve qui vous appelle et qui vous montre une autre réalité. Tout devient alors infiniment clair. « L’univers est moi. Et moi je suis l’univers ». C’était la première fois que de telles impressions germaient en elle après un long voyage dans la douleur. A cet instant, elle eut l’impression très nette de pouvoir influer le destin de l’univers. C’était très étrange. Il lui semblait qu’elle n’avait qu’à se saisir d’une poignée de vide pour enfermer dans sa main le monde qui l’entourait. Elle regarda la forêt qui l’enfermait elle aussi dans son monde végétale et se demanda lequel des deux mondes était le plus réel. Une chose était sûre, la bataille s’était terminée. « J’ai réussi ! » Elle avait dominé son corps.
Elle respira une grande bouffée en ouvrant tout grand ses poumons, mais elle ne put retenir un cri. «Très chère, surmonter sa douleur ne veut pas dire l’effacer ». Immédiatement elle jaugea ses blessures. En plus de la plaie sur sa hanche, elle découvrit qu’elle avait des côtes cassées. Effectivement, elle était loin d’avoir réussi. Il lui restait même le plus facile et le plus dur à faire : regagner Locelane pour le levé du jour. Elle serra les dents et se mit à marcher. Son corps était plus brûlant que le feu de l’acier.
Pour contrer toutes les manifestations de la douleur, elle s’efforça à mobiliser son esprit avec méthode. Faire une chose après l’autre et oublier tout le reste. Elle était en vie et elle avait une mission à remplir. «Ne jamais oublier que le corps est plus fort que le Métal. Et une seule chose à la fois. Une seule »
Premièrement : prendre les deux Larmes du Géant. Une, et deux. Elles étaient toujours dans leur cachette, soigneusement dissimulées dans un foulard logé dans le creux d’un tronc d’arbre malade. Elle eut une légère appréhension en les saisissant : Avaient-elles encore une chance de découvrir la dernière Larme? Ameryelle, sa matriarche, avait déjà fait des miracles mais… « Oui, elle referait un miracle… » Dolorès ne voulut pas se fixer sur quoi que ce fût qui pût l’affaiblir mentalement, elle se mentait et elle le savait, mais curieusement cela suffît à chasser tout doute dans son esprit affaibli par sa blessure. Le mensonge s’était propagé comme un baume et avait adouci sa douleur. En fait, sa tête ne pouvait se focaliser que sur un seul sujet à la fois.
Elle ferma un instant les yeux, prête à replonger malgré elle dans le sommeil. L’espace de quelques secondes, elle ne sut plus où elle était. Sa tête était si vide qu’elle commençait à paniquer. Sa main se relâcha, faisant tomber les deux Larmes à terre. Elle eut l’impression de se situer exactement entre deux mondes. Plus exactement, le monde qui l’entourait perdait toute sa contenance et sa matérialité. Il n’était plus que vibration des sens, que frissonnement de lumière. Un monde immatériel. Et le temps lui-même s’était suspendu. Et pourtant, tout faisait profondément partie d’elle, elle formait un tout avec l’univers. Une réalité nouvelle semblait apparaître. Le léger tintement produit par la chute des deux Larmes la fit sursauter. Inconsciemment, elle mesura la distance qui les séparait de sa main. « Se pencher pour les ramasser. Juste se pencher ». Pourtant son corps était plus raide que l’acier. « Plus fort que le Métal… Oui, ma volonté est toujours plus forte que le Métal. » Alors, avec une infinie lenteur, où chaque centimètre était un effort, sa main s’approcha du sol et se saisit du petit sac.
Deuxièmement : retrouver une monture. Avec de la chance, les humains n’auraient pas fouillé les environs. D’ailleurs, qu’auraient-ils trouvé ? Rien. Leurs coursiers étaient libres de tout mouvement et nul ne pouvait les approcher à part des elfes. Elle s’enroula dans une cape carmin presque noire, laissée à terre et maculée de boue et de sang, pour se protéger de la fièvre, puis siffla, plusieurs fois, jusqu’à ce qu’elle se plie en deux de douleur sous l’effort. Un peu plus loin, des hennissements lui répondirent. Elle eût un geste de recul devant l’effort qui l’attendait pour se hisser sur l’animal. Bien que d’apparence farouche et sauvage, les elfes avaient réussi à créer des chevaux extraordinairement vifs et intelligents. Avec une belle robe anthracite, l’animal ne portait pas de scelle. Il la fixa dans les yeux, puis lui tendit sa tête pour une caresse. Sans qu’elle ne lui eût rien dit, il sentît son tourment intérieur et s’agenouilla devant elle pour faciliter sa tâche. Puis il se redressa et l’emporta avec douceur sur son dos.
Troisièmement: arriver à Locelane à l’heure prévue. Elle sourit nerveusement à cette pensée. Il y avait quelque chose de dérisoire à comparer ce qu’elle venait de réaliser à ce qu’il lui restait à faire ; malgré elle, elle tressaillait de tout son corps à chaque secousse provoquée par le trot de l’animal, pourtant régulier et aérien. Tout son flanc semblait se déchirer, tant elle avait mal. Le chemin serait long, très long. Et jamais l’acier ne pleure.
Pour ne pas s’évanouir, elle se répétait en boucle le quatrième précepte des maîtres de Fayenacre : « L’esprit est plus fort que la douleur… L’esprit est fort que la douleur… L’esprit est plus fort… douleur… Plus fort… ». Malgré le long apprentissage qu’elle avait reçu, elle n’arriva pas cette fois-ci à obtenir le vide suffisant pour oublier son corps. Tout se troublait autour d ‘elle et se succédait sans que rien ne laissât une marque sur son esprit. Régulièrement, elle était prise de vertige et son visage portait des marques de plus en plus profondes. La fièvre l’avait gagnée et effaçait tout repère. « L’esprit est plus fort… Douleur…». La forêt n’offrait plus un cadre verdoyant et rassurant, au contraire, la nuit aidant, elle devint un terrible écrin aux cauchemars éveillés qui grignotaient sa lucidité. En fait, elle ne savait plus ni où elle était ni depuis combien de temps elle errait ainsi, seule sa monture semblait connaître leur but. « Esprit… douleur… Plus fort… » Et surtout chasser tout cet acier de son corps.
Perdue au milieu du silence nocturne, le trot pourtant si léger de son cheval était un supplice. Dolorès fut prise d’un vertige et faillit chuter. La lance de cavalerie qui l’avait percutée il y a maintenant plusieurs heures avait ouvert tout son flanc droit et la fièvre l’habitait de plus en plus. Les dents serrées, complètement seule, elle n’avait plus qu’à suivre le chemin jusqu’à Locelane. Grienlyce lui avait confié une mission, elle irait jusqu’au bout d’elle-même pour y parvenir : rejoindre sa matriarche avec les Larmes du Géant. Sa tête dodelinait et les images qui lui parvenaient au cerveau se superposaient dans des limbes diaphanes. La réalité se troublait à nouveau mais, cette fois-ci, pour faire place à une douce et sournoise folie. Au-dessus d’elle, des morceaux de lune brillaient dans l’épais feuillage de la forêt, comme les miettes de crânes éparses de ses compagnes disparues. Dans son délire, la voix de l’une d’elles se mit à psalmodier une chanson qu’elle avait depuis longtemps oubliée et, dans l’espace de chacun des sons, elle sentit cette même lumière au-dessus de sa tête dessiner en lettres d’argent une lourde et lente oraison, comme si quelque part l’attendaient les contours d’un gouffre immense prêt à l’ensevelir. Et ce gouffre était bien là, tapi en elle, au cœur de son esprit. Et maintenant, ce gouffre contenait pour ainsi dire tout l’univers, comme si seule la douleur était réelle et tout le reste un vaste rêve. Des visages oubliés tournaient et tournaient autour d’elle. Encore des visages de ses sœurs tombés au combat. Et encore davantage des visages plein de grimaces de ses victimes. Et un dernier visage, seul, paisible, qui parfois chassait tous les autres, celui de son frère sur son lit de mort, terrassé par la maladie. Et tous alourdissaient son esprit qui vacillait au-dessus de ce gouffre si tangible, qui voletait, hésitant, le long de ses contours de coton, comme un papillon mourant, et qui tanguait irrémédiablement tout près de son bord si proche et si apaisant.
Aux abords de la ville, alors qu’elle avait perdu toute conscience du réel ou de ses rêves, son cheval s’arrêta net et hennit légèrement. La rupture brutale du trot régulier la fit sursauter. Elle ouvrit les yeux et découvrit la lumière déjà claire de l’aube. Petit à petit, les morceaux de nuit qui embrumaient son esprit tombèrent. Il lui fallut plus d’une minute pour que l’image qui lui faisait face véhicule des informations claires. Elle aurait voulu ressentir de la joie mais cela lui était impossible, sa vigilance devait au contraire s’aiguiser à un tel point qu’elle aspirerait toutes ses dernières forces. : « Esprit… Plus fort… Douleur… Plus fort… Plus fort…» En franchissant les imposantes portes de la ville endormie, elle grelottait. Instinctivement, ses sens se réanimaient, non pas comme une elfine, mais comme un animal à l’affût. Pourtant, une question pleine d’autodérision lui traversa l’esprit : « qui peut bien être plus fort que l’esprit ? » A peine formuler, une réponse se dessina. Effrayée, elle chercha à la chasser de son cerveau fiévreux. Mais rien n'y faisait, la question revenait sans cesse, et avec elle sa réponse : la Mort. Mais la Mort n’est pas en acier, elle ne vous regarde pas droit dans les yeux, elle vous ramasse juste par hasard car vous n’êtes qu’un être parmi tant d’autres. Et pourtant, cette Mort, elle la connaissait par cœur, elle la tutoyait, comme on tutoie défensivement l’inconnue qui vous parle ainsi en premier. Elle la voyait dans les yeux de ses victimes, dans les cris de ses proches, dans les troncs d’arbre rongés par l’insecte, dans ces illusions qui parfois égarent votre vie. Tout ça n’était qu’un décor pour créer une illusion. La Mort, c’était une vieille compagne sur qui elle pouvait compter, fidèle parmi les fidèles, et pourtant si imprévisible lorsqu’elle vous prenait par la main dans cette obscurité totale. Et Dolorès aimait jouer avec elle, tantôt pour l’attirer le plus tard possible sur ses victimes qui la suppliaient, tantôt pour se détourner d’elle au dernier moment avec ces mots cabalistiques, « Plus fort… Douleur... Plus fort… Esprit… » Des mots dont le pouvoir s’évanouissait doucement dans cette longue nuit agonisante peuplée de fantômes et de chimères.
Une ruade la réveilla en sursaut. Soudain, toute une partie de son corps se déchira comme une braise sans cesse activée. La douleur délimitait maintenant le périmètre de chacune de ses pensées. Pour lutter et ne pas s’évanouir, il lui fallait occuper son esprit. Alors, toujours elle s’obligeait à répéter en boucle le quatrième précepte des maîtres de Fayenacre : « L’esprit est… plus fort que…douleur… L’esprit est… fort... douleur… L’esprit… Plus fort… douleur… ». Son long apprentissage ne suffisait plus pour vider suffisamment sa tête et oublier son corps… Ce corps qui la pliait en deux sur le col de sa monture. Ce corps dont elle connaissait chaque nerf et qui cette fois-ci refusait de se soumettre à sa volonté. Une volonté qui restait sa dernière force pour avancer… Un long chemin, à la distance si dérisoire. Qu’importe, Grienlyce lui avait confié une mission, une mission, qu’elle mènerait jusqu’au bout… « L’esprit… douleur… Plus fort… ».
Pendant ce temps, au-dessus d’elle, la lune finissait de distiller paisiblement, méticuleusement, son énigmatique poésie, sans mots, sans pensée, sans larme et sans arme. Et d’un revers de lumière, le soleil, lui, effaçait déjà chacun de ses vers fragiles, comme si le mot effort avait rimé avec vanité.
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Une souris. Une souris qui coure le long des pavés et un talon qui claque, et voilà sa queue coincée sous le fin et joli pied d’une elfine vêtue d’une cape noire aux reflets carmin profond. Elle saisît le petit rongeur dans le creux de sa main et fixa sa jolie frimousse.
« Bonjour, petite souris, où penses-tu t’enfuir et pourquoi faut-il que tu me rappelles un certain Milfred ? »
Lorsqu’Aynaryel s’était retrouvée seule après le départ du comte, elle avait soudain réalisé combien elle était passée près de la catastrophe et combien sa mission était désormais compromise. Bien que l’arrestation de Kaerion eût dû la soulager, elle se sentait au contraire oppressée, comme face à un mur. Elle n’arrivait plus à analyser froidement les choses. Dans le même temps, un profond dégoût d’elle-même la perturbait à chaque fois qu’elle voulait bâtir un plan. Elle n’avait plus personne derrière qui se dissimuler et elle réalisait à quel point elle avait apprécié un peu d’ombre pour affronter son sort. Une ombre pour dissimuler qui elle était et ce qu’elle voulait vraiment. Et justement, son désir magnétique d’oublier dans les bras du comte toutes ces menaces autour d’elle la répugnait. Que lui avait apporté cet humain ? Un peu de chaleur ? L’oubli d’elle-même ? Sans doute. Mais elle avait surtout assouvi un besoin charnel ancré en elle qu’elle voyait aujourd’hui comme un aveu de faiblesse. Et cette même impression rejaillissait quand elle repensait à Milfred. Elle n’éprouvait plus cette haine liée à l’humiliation mais une certaine tendresse à le voir perdu dans la fascination qu’il éprouvait, comme s’il lui rappelait un amour ancien. Et il avait trouvé le moyen de lui sauver la vie.
Le comte aussi avait percé son armure. Elle avait senti en lui un double, à la fois fort, profond et mystérieux. Et derrière cette façade, elle savait qu’elle aurait pu lui aussi le briser, mais d’une manière telle qu’elle en fut effrayée. Et elle n’avait présentement pas la force pour un tel adversaire car elle n’était pas certaine d’en sortir elle-même indemne. En fait, elle ne se comprenait plus. Pendant quelques jours, elle avait agi comme une étrangère à elle-même. Au levé du lit, elle s’était longuement regardée dans le miroir et elle n’accepta pas l’image qu’il lui renvoyait : celle d’une elfine déracinée qui s’humiliait parmi les humains.
« Oublier qui je suis pour continuer de survivre… Est-ce tant demander ? »
Elle s’était résignée à rester au château une seconde journée comme si rien n’avait eu lieu. Pourtant, elle avait passé tout ce temps à ruminer sur tous ces sombres évènements qui s’abattaient tour à tour sur l’Eldred et ses dernières errances. Au final, à force de ressasser, elle n’avait pu dormir que quelques heures et s’était finalement levé dès les premiers rayons de soleil. Tous ses tourments l’auraient presque distraite de son rendez-vous, qui pouvait fort bien la replacer au cœur des évènements. D’ailleurs, qu’y avait-il de logique dans tout ce qui lui arrivait? Elle reposa le petit rongeur qui se faufila habilement sous les pieds des passants. En le regardant s’éloigner, l’image du jeune homme lui revint encore une fois à l’esprit et la phrase qu’elle avait chuchotée cette nuit-là aux humains lui résonna dans la tête :
« Lorsque tu arrêteras de marcher à quatre pattes, tu pourras me regarder droit dans les yeux ! »
A cette idée, elle éclata de rire. Un rire vide d’arrières pensées. Presqu’un rire d’enfant.
Elle continua de chercher des yeux une silhouette familière mais rien ne retenait son regard. Peu à peu, les enjeux de sa mission reprenaient le dessus. Et d’autres pensées trottèrent également à la manière d’une souris dans son esprit : les rumeurs sur les kobolds, la menace de l’Ordre de Vuldone sur son unité de furies, la présence de Kaerion et surtout la probabilité que la troisième Larme se fût envolée. C’était une formidable convergence de force qui aurait pu la situer exactement au centre du cyclone qui s’abattait sur l’Eldred. Pour l’heure, elle se dirigeait au lieu fixé avec sa lieutenante pour obtenir son compte-rendu sur les fruits de leurs investigations pour localiser la dernière Larmes du Géant, en espérant qu’elle fût encore dans le dernier temple de Vuldone.
Le soleil lançait ses premiers rayons sans pour autant vaincre la fraîcheur du matin. La ville restait endormie et seuls quelques marchands matinaux préparaient leur étalage ; de la boulangerie émanaient déjà les effluves appétissants du pain chaud ; à part des mendiants, personne ne semblait au rendez-vous. Pourtant, ses furies connaissient son exigence en matière de ponctualité et de discipline. Elle sentit poindre le petit agacement typique qui l’habitait lorsqu’elle était contrariée, un vestige de son enfance qui s’était exacerbé avec l’âge. Aujourd’hui plus que tout, elle avait besoin de savoir et de comprendre pour agir. Elle ne supportait pas de subir et d’être contrainte à l’inaction car, depuis plusieurs jours, tout se refermait autour d’elle et elle n’avait pas obtenu une seule information sur ce qu’elle était venue chercher. Dans les rues de cette ville, l’absence de compagnons à ses côtés, au lieu de la tranquilliser, ne faisait que la rendre plus visible. Et finalement, la proximité rassurante et protectrice des regards du Comte ou de Milfred finissait à nouveau par lui manquer. « Uniquement parce qu’ils flattent mon ego », se dît-elle, comme pour s’en convaincre. Elle savait aussi qu’il y avait autre chose. Elle avait passé ces derniers mois à lutter seule contre son destin, après avoir été si méticuleusement détruite par le pouvoir d’Aubemorte, alors, au-delà de se savoir désirer pour flatter sa féminité, se sentir aimée avait constitué ce réconfort dont actuellement elle avait eu le plus besoin, même si elle se refusait de l‘avouer.
imperceptiblement, une cape sombre, très sale, enroulée autour d’une femme couchée, inanimée, accrocha son regard vers un groupe de mendiants. Elle était si enduite de terre et de feuilles sèches qu’elle n’en avait pas immédiatement distingué sa couleur : un profond rouge nocturne. Ce n’était d’ailleurs pas que de la terre, il y avait du sang coagulé, beaucoup de sang sur les vêtements et sur le sol. Lorsqu’elle découvrit en plus qu’il s’agissait de Dolorès, elle comprit immédiatement que de graves évènements s’étaient produits. La furie était connue pour son endurance à surmonter la douleur, et c’est aussi pourquoi elle excellait à torturer et extorquer des informations à ses victimes. Pour que Grienlyce l’eût envoyée à sa rencontre, les raisons ne pouvaient être que vitales. D’ailleurs, il suffisait de voir l’état du messager pour s’en persuader. Une large et sale blessure s’ouvrait sur sa hanche. Il fallait la transporter dans un endroit plus tranquille pour éviter un attroupement indiscret. Elle gémit lorsqu’elle la souleva. Puis, la matriarche s’arrangea pour qu’on les prît de loin pour deux ivrognes qui rentraient chez elles. La douleur avait réanimé Dolorès et déjà elle s’empressait de retracer de manière encore confuse ce qui était arrivé la veille au campement dans la forêt, comme pour se libérer l’esprit.
- Mère, nous nous sommes faits attaqués par l’ordre de Vuldone, expliqua Dolorès d’une voix saccadée. Grienlyce s’est rendue car nous étions submergées par l’ennemi… Elle a préféré limiter les pertes… Et j’ignore où sont mes sœurs…
En quelques phrases minimalistes, la blessée avait parfaitement résumée la situation. Les faits étaient là : Aynariel ne disposait plus d’unité pour agir. La matriarche regarda le ciel comme si elle en attendait un signe. Elle sourît devant l’absurdité de son geste : à part quelques sombres nuages gris, premiers vestiges de la tempête qui s’annonçait, rien ne troublait l’azur. Pour mener à bien sa nouvelle mission, elle s’était revêtue de sa tenue de matriarche qu’elle avait dissimulée sous la cape rouge sombre caractéristique de son unité. Si on l’avait vu partir du château ainsi vêtue, elle n’avait pas pensé revenir avec une Dolorès agonisante. Autour d’elles, Locelane s’étalait sur plusieurs lieues, une cité hostile avec une nation que l’Aubemorte avait humiliée. Et la porte du château était bien le seul espace de répit qui s’offrait à elle, à condition qu’on ne le démasquât pas trop vite.
Et derrière cette porte, elle devait trouver un dernier atout pour que tout son rêve ne s’effondre pas. Un plan très simple se dessinait dans sa tête. Puisqu’elle n’avait aucun allié, elle devait chercher qui était son plus grand ennemi et qui aurait pu l’aider à le combattre. L’Ordre paraissait certainement ce qu’il y avait de plus dangereux, car au-delà de sa force militaire, elle avait compris tout le poids politique qu’il faisait peser sur les décisions du Comte et de l’Empereur. Une nouvelle fois, elle affrontait un monde masculin où on la broyait. Elle n’arrivait pas se créer une place pour que ces idéaux vivent. Pourtant, au milieu de cette hostilité et de ce fatalisme surnageait le visage d’une femme qu’elle avait négligé. Aurélia avait partagé de longs moments avec elle ; toutes les deux avaient eu l’occasion de parler de la place des femmes dans ce monde et avaient souvent partagé les mêmes opinions. Elle avait même senti une vague résignation dans ses propos qui montrait qu’elle n’était pas prête à lutter pour ses idées. Donc pourquoi l’aideraient-elle aujourd’hui contre le puissant ordre religieux si ce n’était pas pour leur donner vie? Ce serait là toute l’habileté de la matriarche pour y parvenir, mais elle avait surtout besoin de l’énorme culot de celle qui n’a plus rien à perdre. Et là, pour le coup, tout le monde avait œuvré pour l’aider.
Derrière eux, au milieu d’un foisonnement de clair-obscur, un arc-en-ciel faisait vibrer fugacement ses tons pastel comme un nimbe autour du nouvel orage qui s’annonçait. Partout autour d’elle, le ciel était lourd, l’orage allait éclater, c’était à elle de se débrouiller pour ne pas être mouillée.
**
*
En l’espace de quelques heures, la vie du château passa d’un état de fourmillement permanent au calme lugubre. Et rien ne pouvait plus distraire Aurélia des dernières nouvelles. De tous ces invités surprise, il ne restait plus personne et même son père était parti. Il avait eu juste eu le temps de lui confirmer les souhaits de l’Ordre sur son mariage. Il lui avait donné comme seule consigne de ne pas s’engager tant qu’il n’aurait pas vu l’empereur. Aussi la visite imprévue ce matin-là de Jacques Dormont, le sénéchal du plus jaloux des comtés voisins, dont le futur comte lui serait imposé comme époux, s’annonçait pour elle comme un instant pimenté et délicat. Son père avait décrit l’homme comme plein de suffisance et comme certainement dangereux.
Elle regardait les tapisseries du bureau qu’affectionnait le comte pour les rencontres les plus difficiles et ne put s’empêcher de sourire à la jubilation qu’il devait ressentir à lire le malaise sur le visage de ses hôtes en voyant le spectacle sanglant qu’il leur offrait derrière lui. Au centre, on voyait la fameuse scène de décapitation du roi des yhlaks avec son épouse prostrée de douleur. Deux flèches bleues de ciel perçaient une tempête de verdure pour diriger les yeux vers la tête du souverain au milieu d’une mer de sang. Tout aurait pu être de mauvais goût si toute la figure vibrante de la reine et de sa robe n’avait été faite en teinte pastelle qui captait le regard dans un second temps, seule touche clair dans ce bouillonnement de noir et de marron et de vert profond. Mais la note rouge restait omniprésente dans l’esprit, car, mise à part le ciel, elle était la seule couleur franche du tableau, même si, plus discrètement, les enfants assistaient en retrait au spectacle, eux-mêmes vêtus de noir et de rouge. Sur le côté, deux scènes montraient les exploits des eldreds, celle de gauche, traitée de manière héroïque, était remplie de soldats et dessinait un tableau confus mais où de multiples détails soulignaient par petites touches la cruauté ; la troisième était un leurre féroce : derrière des couleurs plus pastels et harmonieuse, elle montrait le défilé victorieux, mais pour qui l’observait attentivement, elle recelait de cruauté envers les yhlaks et de détails macabres, le plus ironique de tout, c’est qu’elle attirait l’œil pour son apaisement apparent et, une fois ses secrets percés, on devait lutter pour chasser les impressions malsaines qu’elle laissait en vous ; on n’avait alors plus que le choix des deux autres tapisseries pour s’échapper. Et derrière ce jeu, il y avait bien sûr le rire silencieux et pourtant énorme et féroce de son père que ses interlocuteurs les plus perspicaces recevaient en pleine face. Et ce rire, elle l’entendait en elle, comme une vague immense qu’il fallait affronter pour rester debout. Un rire qui d’avance se moquait d’elle et qui condamnerait chacun de ses faux pas.
Alors qu’elle chassait de son esprit l’image de la troisième tapisserie, elle vit le sénéchal arriver entièrement vêtu de bleu dans sa magnifique tenue officielle de prêtre. Immédiatement, elle n’arriva pas à ressentir toute la solennité souhaitée par l’invité, car elle l’imagina tout droit sorti de l’une des tapisseries. Dehors, l’orage éclatait, comme si la tempête cherchait à épuiser le ciel. Décidément, tout se liait pour créer une ambiance surnaturelle à cette rencontre.
- Bonjour à vous, mon père.
- Bonjour à toi, ma fille.
L’emploi du tutoiement l’agaça légèrement et un sentiment de malaise l’envahit. Une porte claqua au loin sous l’impulsion d’un courant d’air.
- Je pensais avoir la visite de Monseigneur Vautreuil. Je ne savais pas le comté de Calignane à ce point intéressé par le sort de ses voisins.
- Vous n’êtes pas sans savoir qu’il est très occupé à chasser des elfes noirs. Et, à dire vrai, il vient de perdre deux des principaux temples de l’Ordre, je ne crois pas qu’il soit à son aise parmi nos hautes autorités…
- Tandis que vous, répliqua la jeune femme pour essayer de prendre le dessus.
Mais le sénéchal lui coupa immédiatement la parole. La voix de l’homme transpirait une hypocrisie non feinte et toute la déférence qu’il y avait mise renforçait l’impression d’écrasement, comme s’il était certain du résultat de l’entrevu.
- Tandis que moi, j’ai de bonnes nouvelles à vous apporter. Avouez que cela nous changera.
- Et bien, qu’attendez-vous pour nous les dire, coupa-t-elle un peu trop brusquement.
Il lui sourit d’un air aussi affable qu’il put- et cela amplifia l’agacement qu’elle n’arrivait pas à maîtriser. Il laissa un instant gronder la foudre qui tonna tout près pour reprendre l’entretien. Puis, il dévisagea le visage d’Aurélia dont les traits avaient été soudain transfigurés. Ses grands yeux, l’arc de ses longs et fins sourcils et ses prunelles foncés se combinaient pour donner une magnifique intensité à son regard, comme si le sénéchal était le plus important des hommes. Devant une telle attention, il se sentit devenir important. Il n’y avait pas ce baume lénifiant et désarmant qu’offre une vierge beauté, mais il y brillait une intelligence quasi déroutante. C’était encore quelque chose de sauvage, que sa jeunesse n’avait pas encore parfaitement dompté, mais une telle étincelle dans ses yeux saurait un jour la faire briller bien au-delà de la Krycie. Il ne fallait par conséquent pas la sous-estimer.
- Tout d’abord, sachez que les rumeurs sur des manœuvres de la Calignanie pour détourner le commerce de votre comté sont infondées. Au contraire, elle fut la seule voix pour s’y opposer, car nous pensons qu’une alliance avec la toute puissance de votre comté nous apporterait beaucoup plus.
- Et de quel type d’alliance envisagez-vous ?
- Oh, vous n’êtes pas sans savoir que vous faîtes un beau partie, que le Comte de Calignane se fait vieux et que son fils n’est plus le jeune écervelé qu’il était enfant. Lui aussi aime me tenir tête…
Il laissa suivre un léger silence à cette phrase prononcée de manière à attendre une suite. Il fut à nouveau saisi par le profond regard qu’elle lui lança. Elle semblait lire en lui. Un court instant, il parut vexé d’avoir manqué son effet.
- Et à la fin, il finit toujours par écouter mes conseils éclairés…
Cette fois-ci, la voix n’avait rien d’hypocrite mais au contraire emplie d’une tonalité autoritaire et ironique. On sentait un homme habitué à obtenir ce qu’il voulait. La lumière baissa d’un coup et une lourde pluie se mit à marteler la vitre du salon, dont le bruit assourdissait leurs paroles. A nouveau, une brusque lumière emplit la pièce suivie d’un fracassant tonnerre. Toutes les couleurs des tapisseries rendaient la pièce encore plus étouffante. Ce contraste de vert et de rouge provoqua un début de dégoût même auprès du sénéchal, qui rassura la jeune femme, elle-même mal à l’aise avec cet intérieur qui se riait ironiquement, voire férocement de ses visiteurs. Un tel acharnement pour malmener leur entretien finit par la faire sourire, même si le religieux venait de fixer clairement son destin.
- Cher Sénéchal, on dirait que les éléments du ciel ne sont pas ravis de cette proposition…
- A moins qu’ils ne soient tournés contre votre éventuel refus… Comme un avertissement, en quelque sorte…
- Ainsi, résumons-nous. Ce n’est pas le Comte de Calignane qui complote derrière nous, répliqua la jeune femme, mais tout l’Ordre de Vuldone, je me trompe ?
- C’est ce que j’appelle un raccourci trompeur.
- A chacun ses définitions.
- Vous voulez donc jouer carte sur table ?
Le changement brusque de ton effraya Aurélia. L’orage, cette maudite décoration et son inexpérience l’avaient conduit à aller trop vite. Son père aurait certainement plaisanté de la sorte, à dire vrai, elle l’entendait même prononcer ces mêmes mots, avec une intonation similaire, mais il aurait certainement poussé beaucoup plus loin la plaisanterie avant de s’abattre sur son interlocuteur. Et il avait une voix plus forte, plus cassante et autoritaire, et son regard et son physique imposait le respect, d’une telle manière qu’aucune femme ne pouvait imiter. Elle chercha à désamorcer au plus vite l’hostilité.
- Je n’irais pas jusque-là. C’est seulement que je ne pense pas être en mesure de vous répondre sans consulter mon père.
- Oh si que vous pouvez ! Nous voulons justement votre réponse avant son retour.
- En tout cas, n’y comptez pas aujourd’hui !
- C’est tout à fait normal. Nous reviendrons donc demain pour l’écouter. Sur ce, je vous souhaite une bonne journée. Et que l’orage et la nuit vous apportent de bons et sages conseils…
Lorsqu’il prit congé d’elle, Aurélia ne s’était jamais senti aussi en colère contre elle-même. A aucun moment elle ne s’était sentie digne de son père et des enjeux, le sénéchal avait dirigé l’entretien de manière à imposer ses conditions, alors que la seule chose qu’elle avait à gagner aurait dû être un peu de temps. Cependant, elle avait senti une petite faille. Il lui avait semblé deviner comme une menace de chantage dans l’allusion sibylline sur son futur époux. Il était possible que ce mariage ne répondît pas uniquement à une logique mercantile, le comte ou son fils cédaient certainement pour d’autres raisons, sans doute imposées par les vuldoniens. D’autre part, elle retenait également que Vautreuil était menacé par l’ambition de Dormont. Or le comte avait toujours su le manœuvrer à son avantage parce qu’avant d’être un fanatique, il avait l’intelligence pour comprendre les nuances d’un raisonnement et l’habileté de son père lui avait permis à plusieurs reprises de sortir de situations également difficiles face à ses supérieurs. Si Dormont le remplaçait en tant qu’interlocuteur de l’Ordre, alors l’équilibre des forces basculerait fondamentalement dans tout le comté. Elle passa le reste de l’après-midi seule dans le bureau. Et cette fois-ci, les tapisseries l’enfermaient dans leur ronde meurtrière. Et bien qu’elles l’étouffassent, elle cherchait surmonter ses émotions. Elle voulait trouver la force de son père dans son bureau et tant que le spectacle de la décapitation la toucherait encore, elle resterait dans la pièce. Dehors l’orage grondait à son plein sur sa ville.
Pendant de longues heures, elle resta dans ce bureau. Les tapisseries avaient pris une tournure encore plus effrayante avec les décharges électriques du ciel. Puis, à mi-journée, les nuages quittèrent l’horizon. Et d’un coup, le dégoût qu’elles lui suscitaient s’estompa un peu, comme si le paroxysme surnaturel du matin avait émoussé leur pouvoir. Pourtant, elles continuaient de parler une langue qui lui était étrangère.
En début d’après-midi, alors qu’elle avait demandé à ne pas être dérangée, on frappa à la porte pour lui annoncer le retour de l’ambassadrice des Rayonnants. Sans savoir pourquoi, elle accueillit la nouvelle avec plaisir. En l’absence de sa mère depuis de longues années, elle avait eu très peu l’occasion de partager une vraie complicité avec une femme, de parler sans condescendance et librement de tout sujet. Même si son père avait pu lui enseigner ce qu’attendait un homme pour être séduit et la conseiller avec un goût sûr sur ses toilettes, il n’avait jamais été un confident. Parallèlement, l’expérience des cours elfiques et humaines de l’elfe lui permettait également de profiter de ses conseils. Sans pour autant baisser la garde que son rang exigeait, une certaine complicité s’était dessinée entre elle.
Pourtant, cette joie fut de courte durée. A peine arrivée dans la pièce, Dolorès qui l’accompagnait s’effondra par terre. La comtesse fut immédiatement saisie par ce visage contracté par les efforts, vêtue de la même cape qu’Aynariel, une coïncidence qui ne pouvait plus la tromper. A nouveau, elle se retrouvait seule, sans personne vers qui se retourner, car ses deux vis-à-vis venaient d‘Aubemorte à ne pas y douter. L’elfine lui parut plus autoritaire et grave, toutefois ses yeux se faisaient légèrement suppliants. Elle se redressa, ouvrit l’épaisse cape et la fit tomber à terre. Elle n’avait plus rien d’une diplomate. Vêtue de sa tenue de matriarche, elle respirait la sensualité et l’arrogance. Un sentiment de gêne à voir un corps aussi dénudé et provoquant envahit la comtesse, elle se sentit même agressée. Un magnifique pagne rouge se maintenait sur ses hanches à l’aide de petites chaînes dorées, au bas du ventre, en guise de boucle de ceinture, deux serpents d’or et d’ivoire s’enlaçaient. Son torse était nu à l’exception de deux coques de métal en forme de larme qui dissimulaient grossièrement ses seins et d’un pendentif de rubis en forme de phœnix. Il était difficile d’imaginer une tenue aussi inadéquate pour une guerrière, voire d’aussi ridicule, on l’imaginait plus en esclave de luxe. Mais le maintien était si fier et digne qu’elle suscitait un inquiétant respect.
- Vous me voyez tel que je suis, ou plutôt tel que j’ai été. Et je me fais prisonnière à vous.
- Qu’est-ce que ce manège ? Vous m’avez trompée et vous vous jouez une nouvelle fois de moi ?
- Ecoutez, j’ai peu de temps. Toutes mes furies ont été capturées par vos religieux. A l’heure qu’il est, on les torture certainement. Pourtant, contrairement aux apparences, je ne suis pas votre ennemie et ne l’ai jamais été.
- En gros, vous me demandez de vous enfermer dans nos prisons pour échapper à votre sort ? Je sais qui vous êtes et je n’ai que mépris pour vous !
- Allons bon ! Souvenez-vous seulement d’avant-hier quand nous étions toutes les deux! Regardez cette blessure. Elle m’a été faite par l’ambassadeur Drekknis. De son vrai nom, Kaerion, espion d’Alken, pour me compromettre. Croyez-vous que l’Aubemorte s’amuserait à tuer ses soldats sans raison ?
- Vous savez très bien que les elfes ont toujours l’art de donner une dimension des plus solennelle au moindre de leur geste et d’y impliquer le monde entier !
- Ouvrez les yeux ! Vous ne voyez pas que c’est le cas !
- Fort bien ! Et que faîtes-vous pour sauver l’Eldred ?
L’elfe resta quelques secondes interloquée. Ses yeux fixèrent un point imaginaire en haut à droit comme si une idée germait dans sa tête, puis elle prit une pause plus théâtrale.
- Rien, je me mets juste à genoux devant vous et attends que vous décidiez de mon sort et de celui de ma compagne qui se meurt…
Elle avait joint le geste à la parole et abaissa la tête. La jeune femme se demanda un instant si elle plaisantait mais rien dans l’attitude ne lui permit de trancher. Elle la dominait de toute sa taille. Elle repensa un instant à la scène de décapitation et en ressentit de la répugnance. L’irruption de l’elfe noire dans sa vie avait une dimension violente et lui ouvrait un monde qui lui était totalement étranger : celui des combats, celui de la cruauté, celui de la mort. D’être si brutalement prise à partie l’obligeait à décider et d’influer sur le destin d’autrui. Elle l’avait déjà fait mais jamais cela n’avait été si obscènement concret.
- Redressez-vous. Que lui est-il arrivé, interrogea-t-elle en désignant la guerrière blessée pour faire diversion.
- Elle s’est battue pour que survivent des idées. Pour qu’un monde nouveau naisse, continua-t-elle d’une voix basse, comme si elle se parlait à elle-même. Un monde où les femmes que nous sommes n’auraient plus à combattre ou à être sacrifiées…
Les mots de l’elfe firent mouche car elle transcrivait exactement ce qu’elle ressentait. Elle n’arrivait pas à les condamner. Ce sentiment d’être une victime des hommes ne lui était pas étranger, même si elle acceptait cette injustice. Tout autour, les tapisseries amplifiaient les derniers propos et la jeune femme était la seule à ne pas faire partie du monde qu’elles décrivaient si crûment. Devant elle, ces deux êtres de chair et de sang luttaient face à la tyrannie du masculin. Elle regarda avec dégoût la plaie béante de la guerrière avec toujours ce malaise à voir un corps si dévoilé dans le but de vaincre ses ennemis.
Elle proposa l’aide de ses médecins mais la matriarche le lui interdit et lui demanda à la place d’aller chercher son sac qui était encore dans la chambre de son père. Elle y trouva l’onguent qui avait déjà servi pour Milfred et fit boire une fiole qui plongea immédiatement la blessée dans un profond sommeil.
Lorsque le matriarche se redressa, elle avait les yeux humides.
- C’est une excellente guerrière… Ce qu’elle vient de faire pour me prévenir, nul homme, nul autre elfe n’aurait pu l’accomplir. Elle mérite de vivre. Pouvez-vous le comprendre ?
La jeune femme était touchée par ce spectacle ; sans savoir pourquoi, elle se sentit liée à elle. Un début de larme se forma au coin de son œil. Aynariel lui sourit tendrement en le voyant.
- Vous êtes l’une des rares à avoir vu une de mes larmes. C’est une chose que je ne peux me permettre. N’auriez-vous pas à un endroit moins barbare où nous pourrions discuter, fit-elle en désignant les tapisseries.
Elles laissèrent reposer Dolorès dans la pièce pour ne pas éveiller de soupçons et se rendirent dans la chambre de la jeune femme. C’était une pièce chaleureuse, bien que soigneusement rangée. Quelques draperies créaient un climat calfeutré. Elles s’assirent sur le lit recouvert de velours vert clair. A nouveau, tout le rouge porté par l’elfe flamboya comme la tache de sang dans la tapisserie.
- Je suis venue vers vous sans rien vous cacher, car, si je dois tomber, je veux que cela le soit par une femme et qu’elle le fasse en me jugeant telle que je suis.
- Et qui êtes-vous ?
A sa grande surprise, l’elfe parut hésiter. Depuis quelques temps, elle se posait cette question comme si toute son identité la plus profonde s’était dissoute sur les terres des humains. En quittant l’Aubemorte, elle avait renié une partie d’elle-même.
- Et bien je ne sais plus… La dernière fois qu’on m’a posé la question, j’ai répondu : une elfe rouge…
- Et cela consiste en quoi ?
- Je l’ignore, rebondit la matriarche en riant.
La comtesse enviait sa faculté à faire basculer la discussion vers un climat plus intime et complice. Cependant, elle ne voulut pas paraître faible.
- Et qu’avez-vous à m’offrir contre votre vie ?
- Pas grand-chose… Une unité sans doute moribonde…
- Est-ce assez pour votre vie ?
- Non, vous avez raison. J’ai également deux des Larmes du Géants…
- Vous êtes incorrigible. Vous me donnez maintenant le sort de Jourzancyen tout entier ! Valez-vous vraiment autant ?
- Non, vous avez encore raison. Je garde donc les deux Larmes avec moi. Mais vous pouvez gagner un allié contre les kobolds.
Encore une fois, elle se faufilait entre les mailles du filet. Petit à petit germait une idée dans la tête d’Aurélia et si elle la concrétisait, elle serait digne du comte. Pour prendre le dessus, elle changea elle aussi de ton.
- Ecoute, j’ai envie de faire une grosse bêtise. De tout faire pour libérer tes furies. Mais en échange…
- Ah, je crois qu’on est faîte pour s’entendre, chère Aurélia. Je t’écoute…
- L’Ordre de Vuldone semble vouloir nous jouer des tours, donc nous avons un ennemi en commun.
- C’est exact.
Les yeux de l’elfe pétillaient d’une lueur malicieuse. Elle avait vu juste.
- Et ils se sont mis en tête de me marier avec le fils de notre principal adversaire. Ne trouves-tu pas ça absurde ? Je mérite bien mieux ! Et tu as dit tout à l’heure que tu luttais pour nous, femmes ou elfines, pour que nous soyons libres des décisions des hommes et elfins de ce monde.
- J’ai dit ça ?
- Oui, et même un peu plus. En échange de mon appui, je veux que tu m’aides à tuer le sénéchal de Calignane.
- Et si je faisais plus ?
L’elfe reprit son sac et fouilla dedans. Elle y retira la boîte noire dans laquelle étaient rangées soigneusement des fioles dans un fond de velours. Elle retira deux d’entre elles et les remit à Aurélia. Celle-ci les regardait d’un air intrigué et excité.
- Tu as devant toi deux concentrés du savoir des furies d’Aubemorte. Deux poisons parmi les plus foudroyants. La fiole marquée d’un serpent est mortelle. Elle a la propriété d’agir au contact de la peau. Un vêtement, un bain ou même un drap imbibé de quelques gouttes suffisent. La victime va d’abord se gratter suite à des démangeaisons. Ce qu’elle ignore, c’est que c’est cette action qui va lui être fatale. Sa peau sera si fragile qu’elle va se déchirer comme du papier humide et libérer le poison dans son sang. Bien sûr, on peut l’enduire sur une lame d’un poignard, mais je trouve ça moins subtile…
- Et la seconde, fit la jeune femme visiblement très intéressée.
- La seconde rend fou. Je te l’ai donnée car on peut parfois tirer davantage d’un adversaire fou que mort. Il suffit de lui faire boire le poison. Attention, il a un goût très particulier, il vaut mieux le marier avec des plats épicés. Ou le faire prendre par la force avec une boisson mais ça lui ôte tout son charme.
- Cela veut dire que tu me laisses me débrouiller ?
- Ecoute, une centaine d’elfines dépendent de moi. J’ai besoin d’agir au plus vite. Je t’ai remis deux armes redoutables qui te serviront peut-être toute ta vie. La seule chose que je puisse te promettre, c’est de t’aider dès que j’aurai mis la main sur la Troisième Larme.
- Aynariel, je ne sais même pas si tu dis la vérité sur ces fioles ! Ne me fais pas de promesses que tu ne tiendras pas. Tu restes une elfe noire… Tu n’es que mensonges et fourberies !
L’elfe la foudroya du regard avec une telle brusquerie qu’elle prit peur. Pour la première fois, elle réalisa tout le danger qui lui faisait face. Elle recula d’un pas lorsqu’elle la vit sortir l’un de ses poignards. A ce geste, l’elfine la fixa avec un large sourire en coin. Au lieu de la menacer, elle commença à se sectionner la paume de la main puis laissa goûter le sang dans le verre qui se situait sur la table de chevet. Le liquide dessina de splendides corolles dans le fond d’eau qu’il contenait.
- Donne-moi ta main !
La jeune comtesse eut à nouveau un geste de recul. Elle trouvait ce geste déplacé en même temps que le ton de sa voix l’effraya à nouveau. Elle revit l’image de la guerrière blessée, elle revit le sang de la tapisserie. Dans son monde, on ne parlait pas ainsi, on ne commettait pas de tels actes si absurdes ! Jamais elle n’avait été si proche de la violence qu’à cet instant précis. Et l’elfe s’approchait froidement d’elle. Elle pouvait voir ses doigts recouverts du poisseux liquide et l’entaille rougit de la paume et en fut dégoûtée.
- Donne-moi ta main. Et je scellerai ma promesse dans le sang. Dans le pacte des furies.
Elle entailla également la paume qu’elle avait saisie de force et procéda de la même manière. Elle lui tendit le verre dont les parois suintaient de l’épais liquide.
- Et maintenant, badigeonne ton ventre de ce sang et, quand tu auras fini, lèche le sang de tes mains. Alors tu seras, à mes yeux, aussi précieuse que n’importe quelle furie de mon unité.
Tandis qu’elle se dévêtait devant l’elfine, Aurélia se sentit rentrer dans un nouveau monde. Un monde qui trônait autour du bureau de son père et qui partout surgissait sur ses terres. Un léger trouble la fit rougir lorsqu’elle fut totalement nue et qu’elle compara son corps encore tendre à celui ferme et sec de la furie, tatoué de serpents et marqué par de fines cicatrices, à la poitrine arrogante et aux muscles élancés qui affleuraient sa peau à chacun de ses gestes. Elle s’exécuta et alors, l’elfine s’approcha d’elle lentement, comme un félin prêt à bondir sur sa proie et lui porta un long baiser sur sa bouche. Elle sentit des mains la plaquer contre un corps à la peau aussi douce que la sienne et sa poitrine effleurer une autre même et molle chaleur. Sa tête tournait, l’odeur du sang la grisait, tout son corps était cambré par l’excitation de cette caresse. L’instant dura comme suspendu sur un fil qui se déroulait sans fin. Tandis que leurs deux lèvres se désunissaient et qu’elle rouvrait les yeux, deux battants de porte s’ouvraient dans son esprit, droit devant elle, comme dans un rêve sur nouveau monde.
- Rends moi mon unité et je serais ton alliée jusqu’à ma mort. Et n’oublie pas que nous devons nous battre pour exister, Aurélia. Telle que tu me vois, je sais que je ne suis pas à l’image de ce qui aurait pu être le rêve de toutes femmes ou elfines. Une telle tenue de guerrière n’a pu naître que dans un fantasme masculin. Et bien c’est ce que je compte un jour faire payer. Tu as de la chance, tu n’auras sans doute jamais besoin de t’avilir autant que moi pour exister. Saisis ta chance ! Peut-être arriveras-tu à donner naissance au vrai rêve de Volveane ?
- Qui est-elle, s’interrogea la jeune femme qui ignorait tout de l’histoire des Ombres d’Aubemorte et de cette philosophe qui avait créé le schisme malgré elle.
- Eh bien, à toi de le découvrir !
Une nouvelle fois, Aurélia ressentit cette même impression de n’avoir jamais maîtrisé l’entretien mais au son de la voix d’Aynariel, elle sut qu’elle avait gagné plus qu’elle ne l’espérait. Elle avait basculé toute entière dans le poids du réel. Et toutes les tapisseries du monde ne pourraient plus la mettre mal à l’aise. Elle lécha les dernières traces du sang sur ses mains, comme une jeune chatte qui fait sa toilette, et remit sa robe qui dissimula peu à peu les derniers signes rougeâtres de l’étrange rituel qui avait eu lieu.