CHAPITRE 20 : De l’Ordre et du Désordre
Boubli n’aimait pas la tournure que prenaient les événements, il commençait à avoir peur de ces elfes si imprévisibles et aux sauts d’humeur si fréquents. Il en regrettait de ne pas avoir écouté son instinct de bugne qui lui avait crié de fuir la première fois qu’il en avait vu une. Enfin, quand je dis qu’il regrettait, ça dépendait des fois, soyons honnête. Disons que la Matriarche avait réveillé en lui cette peur car il la devinait très différente de Grienlyce, bien moins douce et patiente. Et puis, même s’il ne se l’avouait pas vraiment, il avait un peu honte d’avoir causé une telle série de catastrophes dans l’estomac des furies. Profitant de l’attention suscitée par la matriarche, il avait pris Grobul par la main pour s’éloigner. Ce dernier le suivit sans trop comprendre pourquoi il lui parlait si doucement.
- Qu’est-ce qui te prend de t’en aller comme ça ?
- J’ai l’impression que, si nous restons plus longtemps, cela va mal finir pour nous…
- Mais, non ! Grienlyce nous protégera !
- Ecoute ! Grienlyce n’est pas aussi gentille qu’elle en a l’air ! Elle veut que nous retournions dans les tunnels kobolds avec tout le monde, un point c’est tout!
- Comme ça, t’as découvert ça tout seul ?
- Non, elle me l’a demandé et la matriarche l’a confirmé !
- Et d’abord, pourquoi elle ne me l’aurait pas demandé à moi en premier? Hein, d’abord ?
- Ben, parce que tu ne te rappelles de rien, patate ! Avoue, elle t’en a parlé !
- Nooooon !
- Si, j’en suis sûr !
- Non, j’te dis !
- Mais si ! Allez, me mens pas, taquina Boubli !
- Non, enfin si, mais c’est pas ce que tu crois ! Elle s’inquiétait pour moi que je ne me rappelais plus de rien. Et pourquoi d’abord on n’y retournerait pas ?
- T’es pas fou ? Avec le chantier qu’on a mis là-dessous ?
- Quel chantier ?
- Tu ne te rappelles vraiment de rien ?
- Si, certains trucs, mais je vois pas pourquoi on quitterait les elfes…
- Elle te plaît autant que ça, Grienlyce ?
- De quoi tu parles, répondit Grobul en rougissant comme ce n’était pas permis pour une peau verte.
- Devine !
Grobul se vexa devant les allusions de son ami. Il s’arrêta de marcher, croisa les bras et lui tourna le dos. Pour être précis, il ne savait vraiment pas quelles étaient ses allusions, mais comme il sentait qu’elles visaient la belle elfine, il ne les supportait pas. Boubli fit demi-tour.
- Allez, viens avec moi, tu sais, t’es mon seul copain, je voudrais pas qu’il t’arrive du mal. Je ferais tout pour l’empêcher. Tu veux pas qu’on prenne un peu nos distances pour savoir ce qu’on fera ?
- Toi aussi, tu sais, t’es mon meilleur copain. T’es même le seul. Mais je sais pas si je peux vivre sans Grienlyce, elle me rend tout bizarre et j’aime être avec elle, parce que je me sens moins bête, parce que je me sens plus fort, j’ai l’impression que pour elle, je pourrais retourner des montagnes entières !
- Wouaouh ! Toi, t’es amoureux !
- Non ! C’est pas vrai ! Et pis d’abord, c’est quoi « amoureux » ?
- Ben, je sais pas trop mais je crois que t’as de la chance de l’être. Je crois que les humains appellent ça être « heureux ».
- Et c’est grave ? Je suis malade, fit Grobul soudain très inquiet.
Boubli regarda son ami, il ne savait pas quoi lui répondre, ça ne lui était jamais arrivé, mais a priori, non, il n’était pas malade, il était juste aveugle. Peut-être avait-il raison ? Néanmoins, à force d’argumentation, il réussit à le convaincre de rester éloigné du camp jusqu’au lendemain matin, histoire que la lune et la nuit puissent de leur sagesse les éclairer sur leur choix.
**
*
La disparition des lascars passa d’autant plus inaperçue que les elfines s’apprêtaient à tester le pouvoir des Trois Larmes. Que les bugnes aient pu leur apporter sur un plateau la troisième paraissait vraiment improbable, mais personne n’avait pu les réunir depuis quasiment l’origine des temps, et sans doute pas plus ne savait précisément ce qui se passerait. Elle-même, la matriarche n’avait pas pu recueillir beaucoup d’informations. Les détenir toutes les trois devait donner plusieurs pouvoirs. Le premier concernait les magiciens, car il était dit que les fluides utilisés par la magie provenaient d’elles. Cela n’intéressait pas la matriarche en tant que tel, même si elle savait parfaitement du prodigieux objet de chantage qu’elles représentaient. Et toutes ces compagnes étaient persuadées que là était son but. Mais elle avait découvert un autre pouvoir que beaucoup ignorait et qui était ouvert a priori à tous, c’était de pouvoir se connecter au Géant de Brëyl. Même si elle n’en voyait pas foncièrement l’utilité, c’était la seule façon de savoir si elle détenait bien les trois authentiques Larmes. Et si tel était le cas, alors elle avait compris qu’elle détenait un autre pouvoir bien plus puissant et qu’elle était bien déterminée à tester.
Dans sa tente, Ameryelle et sa garde rapprochée s’étaient réunies pour enfin réunir les trois Larmes du Géant. Mises ainsi côte à côte, elles avaient chacun un éclat mat étrange comme si chacune répondait à l’autre. La pierre que les bugnes avaient ramenée des tunnels kobolds plus que les autres, elle semblait presque phosphorescente par endroit. Elle avait également une forme moins épurée.
Ce qu’elle avait pu découvrir sur le rituel de divination (c’était le terme employé pour se connecter au Géant) était très maigre et n’indiquait pas sa dangerosité. Il suffisait de les placer en un triangle équilatéral dont le côté devait être égal à la taille de la personne qui se connecterait. Elle s’allongea alors à même le sol pour qu’on place de part et d’autre de ses extrémités un Larme. Puis on plaça la dernière pour former le triangle parfait. Les elfines observaient avec attention tout éventuel changement. Mais rien de décelable ne s’était produit. Il ne restait plus qu’à la Matriarche à prendre place en son centre. Alors, malgré toute l’appréhension qui commençait à nouer son ventre, elle s’y installa. Elle ferma les yeux puis attendit quelques instants. Il n’y eut toujours aucun signe particulier. Elle ouvrit les yeux. Toutes les furies la dévisageaient avec une immense curiosité. Elle chercha à étendre les bras de différentes façons, mais toujours rien ne se passait. Devant cet échec, elle se demanda si ça ne venait pas d’elle. On la remplaça à deux autres reprises sans plus de succès. La pierre des bugnes n’était donc pas la troisième Larme.
Toutefois, il restait une dernière hypothèse à tester : les bugnes eux-mêmes. La légende disait qu’ils étaient des messagers du Géant, peut-être qu’eux arriveraient à se connecter ? On les chercha donc pour cette ultime tentative. Ce n’est qu’à cet instant que leur disparition fut découverte. Une grande agitation et une pesante tension se propagea à la vitesse des cris de la matriarche. La colère d’Ameryelle venait en effet d’exploser, comme si toutes ses dernières frustrations et humiliations ne pouvaient plus être contenues. C’était d’ailleurs une colère tant tournée sur les autres que sur elle-même.
- De qui se moque-t-on ? Mais de qui, je vous le demande ? Pas de moi, j’espère, hurlait-elle. Vous ne m’apportez rien d’intéressant depuis des mois, et au moment où vous allez enfin me montrer que vous ne m’êtes pas inutiles et que vous valez mieux que ces misérables bugnes, vous êtes incapables de garder un œil sur eux ?
- Mais, ma mère, ne vous énervez pas, on va les retrouver !
- Parce que vous croyez qu’il est l’heure de vous attendre ? Je ne fais que ça depuis que je suis arrivée sur ces terres ! Vous croyez que nous avons pris tant de risques pour nous amuser ?
Toutes les furies savaient qu’il était inutile d’essayer d’interrompre un tel torrent de colère. Elles courbaient le dos, observait de très près le cuir de leur bottine ou les petits oiseaux qui n’avaient pas encore fuit les cris. Quand le flot se calma, elles s’organisèrent pour lancer les recherches.
- Pas toi, Grienlyce, fit Ameryelle.
- Mais…
- J’ai dit : pas toi !
- Oui, ma mère, acquiesça à contre cœur la pauvre furie.
- Qu’est-ce qui t’as pris de perdre ton temps avec de telles créatures ?
- En fait, je n’ai aucune excuse. J’avais juste pensé que j’obtiendrais plus d’informations en recherchant leur adhésion. Des esprits si faibles sont normalement très influençables. Et puis, ils ont ce quelque chose d’infiniment comique qui a dû satisfaire le vide lié à notre long désœuvrement…
- Et bien, tu as eu tort sur toute la ligne. Jusqu’à nouvel ordre, tu ne seras plus mon bras droit. Je nomme Lucrirthi à ta place.
Ameryelle n’avait pas pris sa décision de bon cœur car elle était si proche d’elle, même dans ses doutes. Il est vrai qu’elle céda aussi à une envie de faire du mal à quelqu’un autour d’elle. Et puis elle devait montrer son autorité. Grienlyce quitta la scène comme mortifiée. Si Grobul avait été dans les parages, il aurait immédiatement cherché à la réconforter, et peut-être, à bien y regarder de près, était-ce mieux qu’il ne fût pas là, car tout ceci aurait certainement mal fini pour lui. Grienlyce se sentait ridicule ; elle avait effectivement failli et était prête à payer le prix, mais la cause de son humiliation était tellement dérisoire que sa consternation n’en fut que plus grande. Il y avait une forme d’humiliation dans tous les derniers événements de ces derniers jours et elle en était la seule véritable victime. Quelques larmes de colère contenue firent briller ses yeux vert foncé.
Nerveusement, elle mordilla sa lèvre inférieure jusqu’au sang et se retira dans sa tente. Sa figure figée par sa fierté blessée contrastait amèrement avec son corps aux courbes félines et mouvantes. Quelle volonté divine pouvait s’acharner sur elle de la sorte ? Quel esprit froid et impitoyable s’amusait à créer toutes ces situations si humiliantes ? N’était-elle donc rien pour celui qui lui avait, pour ainsi dire, donné la vie ? Elle se sentait perdue, comme si une partie d’elle-même lui était maintenant étrangère. Puis elle eût un sourire encore empreint de tristesse, elle avait l’impression que Grobul était encore en train de lui courir entre les jambes ou sur le point de lui poser une de ces questions enfantines dont il avait le secret. Décidément, ces bugnes étaient les créatures les plus curieuses qu’elle eût jamais rencontrées. Cette idée fut juste un bref répit dans l’effondrement de ses nerfs et les lourds sanglots emplis de colère et de détresse. Elle s’effondra sur son austère couche glaciale qui l’attendait immobile. Dehors, l’animation du camp battait à son plein.
Les furies étaient parties en chasse, le sourire aux lèvres, certaines appelant Grobul et Boubli comme deux enfants qui ont fait des bêtises, d’autres fouillant méticuleusement chaque fourré. Pourtant, nos deux amis n’avaient pas peur, tout au plus, fallait-il que Boubli retienne Grobul de toutes ses forces au moindre appel et le bâillonne pour l’empêcher de les rejoindre. Entre deux accalmies, il prétextait des arguments les plus divers pour se signaler aux elfes : il fallait qu’il rejoigne Grienlyce pour prendre son bain, Grienlyce était encore très malade, Grienlyce devait se sentir seule sans lui, il se sentait mal et allait craquer etc. La patience de son confrère était mise à rude épreuve mais il tenait bon, il suffisait pour cela qu’il repense à l’odeur et aux pelages sales des kobolds.
Leur cachette était pourtant sommaire : un tas de feuille au milieu d’un nid de ronces, histoire d’éloigner certaines ardeurs. A plusieurs reprises, des furies passèrent tout près d’elle, mais l’absence de protection sur leurs bras élancés et élégants constituait une proie trop tendre pour les épines qui barraient le chemin. Puis, la nuit vint à tomber, puis la fraîcheur se fit sentir, bientôt les hululements des hiboux résonnèrent. Des yeux phosphorescents se promenaient parfois non loin d’eux, parmi une multitude de bruits petits ou inquiétants. Pour se rassurer, ils se serraient très fort l’un contre l’autre, comme du temps où ils vivaient encore chez leurs frères peaux vertes. Malgré toutes ces émotions, Grobul n’arrivait pas à chasser l’adorable fantôme qui hantait ses pensées.
- Dis, Boubli, t’es sûr que tu ne veux pas qu’on retourne chez les kobolds ?
- Pourquoi, c’est si dur d’attendre ?
- Voooooui !
- T’es malheureux ?
- Ouiiiiiiii !
Grobul fondit en larme sur les épaules de son seul ami. En le voyant ainsi, Boubli n’en menait pas large non plus. Après tout, il aimait bien aussi ces si belles furies, elles avaient su lui donner confiance et, parmi elles, il s’était senti important comme jamais il ne l’avait été. Grienlyce lui manquait un peu aussi, car elle avait parfois un regard plein de bienveillance, qu’ils auraient pu qualifier de maternel s’ils avaient su ce qu’était une mère.
- On y va, alors ?
- Maintenant ? , sursauta de surprise Grobul. Il ne s’attendait pas à un tel revirement de son ami.
- Ben, oui, mon vieux, je vais pas te laisser comme ça !
- Bon, faut que je me lave si on va voir Grienlyce !
- Mais il fait nuit, on voit rien !
- Ecoute, IL FAUT QUE JE ME LAVE, grogna Grobul d’une voix péremptoire et paniquée.
Devant tant de fermeté, Boubli s’inclina sans chercher à comprendre cette soudaine fixation sur la propreté, concept auquel, normalement, ils étaient génétiquement peu enclin, voire immunisés à la naissance. Ils cherchèrent une flaque d’eau en repérant les éventuels reflets de la lune sur sa surface. Ils en trouvèrent une, non loin d’un tronc de chêne couché. Au dessus d’eux, l’astre blafard d’argent faisait scintiller chaque petite feuille que le vent berçait sur les branches d’un très bel orme. Finalement, les deux se frottèrent le visage, puis les bras et le ventre, et sous les bras, comme Grienlyce lui avait tant répété, pour sentir moins mauvais, précisait-elle. Ainsi mouillés, eux aussi étaient maintenant recouverts de reflets argentés, tels des poissons dans l’océan.
Boubli n’aimait pas spécialement ça, mais il ne voulait pas faire moins bonne impression que son ami, car, au contact des elfes, sa fierté se gonflait à bloc et, plus que tout, il avait peur d’être ridicule ; il aimait les faire rire mais il n’aimait pas leur façon si ambiguë et hautaine de se moquer. Ils s’essuyèrent dans le tapis de mousse qui recouvrait le tronc du vieil arbre mort. Grobul rassembla du mieux qu’il pût, au milieu de la faible lumière des astres, un bouquet de fleurs, d’herbes et de fougères, puis ils se mirent en route.
- C’est quoi, ça, fit Boubli ?
- Rien
- Ben, si, c’est quelque chose. C’est quoi ?
- Un cadeau, dit-il d’une voix toute timide. Tu trouves qu’il est beau ?
Boubli regarda l’assemblage hétéroclite que son compère tenait dans sa main. Ce devait effectivement être beau pour des elfes : ces longueurs très disparates, ce mélange de tiges brisées et droite ou de travers, de boutons desséchés ou fanés et de fleurs mi-closes.
- Oui, ça devrait faire plaisir ! Moi, je trouve ça chouette !
- Mais je veux pas que ce soit chouette ! Je veux que Grienlyce me pardonne en voyant mon cadeau. Tu crois que si je rajoute une couronne de ronces séchées autour pour décorer ?
- Oh oui, c’est exactement ce qui manque ! Mais t’as pas peur qu’elle se blesse ?
Grobul regarda complètement angoissé son ami. Il avait raison. Il reprit juste un peu de mousse fraîche pour l’enrouler autour des tiges, pris encore quelques herbes séchées qu’il noua, retira quelques fleurs cassées et rajouta des coucous qui traînaient à ses pieds. Il était perplexe devant le résultat, ne sachant au final pas quoi en penser. Mais, malgré tout, il eut l’étrange impression de s’être soudain rapproché des goûts sophistiqués des elfes. Puis, ils reprirent leur chemin en se faufilant entre les buissons et les enchevêtrements de branches mortes et de lianes ou de ronces.
- Au fait, Boubli, t’es sûr qu’il ne s’est rien passé entre toi et Grienlyce ? J’arrête pas de me poser la question…
- Non, c’était juste pour apprendre à combattre, tu sais. Y a des trucs très balaises dans leurs techniques ! Et si tu les comprends pas, moi aussi, je te dirais que j’ai rien compris ! Donc je pourrais pas trop t’expliquer…
Le petit bugne sentit son estomac se nouer à ce gros mensonge, comment aurait-il pu tout lui dire sans lui faire mal ? Certes, à ses yeux, c’était si peu de choses, même s’il en gardait un excellent souvenir et qu’il aurait bien recommencé de telles séances, mais, depuis qu’il avait compris l’importance de Grienlyce pour son ami, il ne voulait surtout pas le faire souffrir inutilement. Pour la première fois de sa vie, ce fut un mensonge qui lui coûta. D’habitude, il les disait en jouant de sa malice ; là, d’un coup, il sentit toute la gravité de telles paroles et tout le pouvoir des mots si on les prononçait comme il se devait. Pour lui, c’était soudain comme réussir un enchantement ou une malédiction : qui saurait un jour lui dire ce qu’il avait lancé?
- Comme je suis soulagé, dit Grobul en le serrant très fort dans ses bras. Tu sais, c’est pas que j’en t’aurais voulu, c’est seulement que j’ai l’impression de perdre la boule quand je pense à tout ça. Dire que j’ai voulu t’étrangler ! On se séparera jamais, hein, dis ?
- Oh, non !, fit Boubli, la gorge serré par le remord.
Ils marchèrent de longues minutes sans un mot et dans la semi obscurité. Finalement, la nuit leur apportait, ce soir-là, l’intimité dont ils avaient besoin pour se recueillir. Partout, elle avait pris délicatement ses positions en dressant un voile silencieux sur le monde des vivants. Elle dessinait son subtil spectacle bruissant et fantasmagorique, sans qu’ils n’y fissent le moindre attention, seule la lumière de la lune tantôt les effrayait, tantôt les rassurait. Heureusement, ils étaient deux pour affronter cet univers de peur et de rêve.
Leur tête était emplie d’émotions et d’idées qu’ils n’avaient pas l’habitude de côtoyer. Pour eux, seule leur confiance dans les étoiles comptait et, finalement, c’était sans doute elle qui les protégeait incessamment depuis leur premier jour. Comment auraient-ils pu survivre sans elle au milieu de tant de dangers, si parfaitement orchestré par je ne sais qui? Quelle était cette force mystérieuse qui échappait à tout contrôle lorsqu’on s’approchait d’eux alors qu’ils étaient issus des mêmes dieux créateurs? Rien de tout ceci n’effleurait bien sûr leur esprit, mais ce dernier leur jouait de curieux tours.
Dans leur petite âme perdue, tout un monde s’ouvrait à eux, chacun en découvrait l’une de ses facettes opposées ; ce qui les séparait aurait certainement brisé l’amitié de tout autre, mais le lien qui les unissait était unique, à la fois solide comme l’acier et infiniment élastique comme le temps, reposant sur une foi peu commune : celle de ceux qui ignorent tout. Ce qu’ils ressentaient à ce moment précis était infiniment fort ; bien que beaucoup de choses les opposassent présentement, ils ne s’étaient jamais sentis aussi proches l’un de l’autre. Et aucun mot n’avait ce pouvoir, et peut-être même aucun autre être sur cette terre : ils ne comprenaient rien, mais ils avaient pourtant tout compris. Et c’était ce paradoxe qui tenait si fermement leurs lèvres closes, tandis qu’ils continuaient presque aveuglément leur marche, unis par leur amitié plus forte que jamais. Ils avançaient en se tenant par la main, Grobul avec son bouquet de fleurs toujours bien serré dans l’autre. Lorsque, enfin, ils arrivèrent dans le camp, tout était calme et paisible, seule une tente avait encore de la lumière : celle de Grienlyce.
Seule à l’abri de tous, enfermée dans sa tente Grienlyce se trouvait devant un océan de perplexité. Ces derniers jours avaient secrètement bousculé plusieurs valeurs en son sein (certains esprits mal placés, car il y en a toujours qui traînent, remplaceraient certainement « bousculé » par « pincé », mais c’est une nuance inutile), l’elfe se trouvait confrontée à ses propres contradictions et à une forme de honte de soi-même, qu’elle n’avait jamais senties avec une telle lucidité.
Les bugnes lui avaient fait prendre conscience de ce qu’est vraiment la vie, que la mort se donne plus facilement que ce qu’offre cette vie si fragile et si surprenante. Lorsqu’elle les avait vus la première fois et qu’elle avait retenu son bras, elle était loin d’imaginer de la tournure des événements qui allaient en découler. Pourtant, malgré tout ce qui lui était arrivé depuis, elle n’arrivait pas à regretter son geste. Les deux bugnes avaient une malice irrésistible pour un esprit aussi corrompu que le sien, c’était un peu découvrir une source d’innocence que, jusqu’à présent, seul le fantôme de sa petite enfance aurait pu lui apporter.
La tournure que prenait sa relation avec ses sœurs la troublait au plus haut point. Elles lui avaient toujours obéie mais elle n’avait pas compris que, peu à peu, elle s’excluait d’elles à chacune de ses demandes concernant les deux complices, comme si elle seule était vraiment touchée par les deux petites créatures, comme si ses soeurs restaient à la surface du sentiment qui l’envahissait et qui maintenant la rejetait des autres. Elle devait reprendre le dessus ; elle avait imaginé capturer les deux compères et les sacrifier mais elle se rendit compte qu’aux yeux de tous, cela aurait été un signe de faiblesse. Les tuer de sa main ne lui redonnerait pas plus d’autorité, tout au plus soulignerait-elle avec insistance sa propre faiblesse. Certes, elle lui aurait mis un terme mais en aucun cas elle ne l’effaçait.
Cette tourmente qui l’emportait et les abîmes de réflexions qui l’envahissaient ouvraient des brèches dans ce que l’âme elfique a de plus sensible. Il y avait une sorte de renaissance dans les larmes qui s’écoulaient ce soir sur ces joues, une douceur à se libérer d’une fierté étouffante. En l’espace de quelques heures, elle était devenue une étrangère parmi les siennes. Le serait-elle encore le lendemain ?
**
*
Un léger murmure plaintif filtrait de la tente. Pour qui y prêtait attention, il s’agissait sans doute de sanglots étouffés et Grobul ne s’y trompa pas. Le visage décomposé, il regardait furieusement son ami, tout en étant lui-même au bord des larmes : si elle pleurait ainsi, c’était de la faute de Boubli ! Il l’avait forcé à abandonner sa Grienlyce alors qu’elle était malheureuse ! Ce devait être le chagrin d’avoir été délaissée par eux sans même un au revoir, peut-être même plus, mais ça, il n’osait pas vraiment le formuler dans sa tête, même s’il ne faisait qu’y penser. Ce petit plus était même toute sa vie, ce qui lui faisait tambouriner son cœur. Aimer est une chose mais être aimé comme on aime une autre. Il vivait sans foncièrement y penser et était prêt à se contenter de combler son amour simplement si elle voulait bien le garder toujours près d’elle
Devant ce profond chagrin, Boubli aussi avait de la peine, il sentait aussi au fond de lui un peu de culpabilité : celle d’avoir fait souffert son meilleur ami. Seul au milieu de la magnifique mélancolie de la nuit, il en venait presque à penser la même chose. Entendre une voix parfaitement connue geindre douloureusement comme ici, au milieu d’un silence feutré et nocturne, produisait une émotion sans pareil, d’autant qu’on devinait que l’elfe faisait tout son possible pour se retenir et n’être entendue de personne. Ils étaient en quelque sorte des témoins privilégiés et secrets de ce relâchement si rare et si émouvant. Ils étaient tous les deux devant la porte de toile et n’osaient plus bouger.
- Tu crois qu’on pourrait la consoler, chuchota Grobul avec son bouquet toujours dans la main?
- Pfffiou ! Pas sûr, des elfes, c’est toujours compliqué !
- Mais on peut pas la laisser comme ça ! Faut que je lui dise que je suis là et que tout va aller mieux, que plus jamais je ne l’abandonnerais !
- Moi, j’irais pas !
- T’es sûr ?, supplia le plus gros des deux.
Boubli était une nouvelle fois mis devant un dilemme entre conseiller son ami, au risque de le rendre malade, ou l’amener à affronter la probable vérité, au risque, cette fois-ci, de le faire souffrir encore plus. Comme au fond de lui, il n’aimait pas non plus voir pleurer une personne et ne rien faire, il se décida à agir.
- En fait, faudrait qu’on trouve une idée pour la distraire, la faire rire.
- Oui, mais comment ? Je connais pas d’histoires drôles. On pourrait faire une bêtise !
- T’es sûr que ça marcherait ?
- Bien sûr, pas une bêtise grave, mais une bêtise qu’on ferait volontairement mais qui pourrait la faire rire. Généralement, quand on a fait nos bêtises sans le savoir, elles ont souvent ri à nos dépens, non ?
- Ouais, t’as raison. Mais j’aimerais pas qu’elle nous en veuille. Ou alors un truc qui pourrait nous faire pardonner tout ce qu’on a fait. Ou alors, on pourrait lui chanter une chanson ?
- Une chanson qu’on n’aurait faite rien que pour elle ?
- Oui !
Les sanglots s’étaient arrêtés depuis plusieurs minutes, Grienlyce ayant enfin fini par tomber dans le sommeil à l’approche de l’aube, les nerfs complètement épuisés. Et c’était la meilleure chose qui lui fût arrivée. Ce premier sommeil si durement gagné lui apporterait quelques forces pour affronter la matriarche. Il commençait à faire beaucoup plus froid avec les tout premiers rayons de soleil et les oiseaux commençaient à fêter la levée du jour. Tous ces changements passaient inaperçus aux yeux des bugnes, ils avaient trouvé leur chanson et seul ça comptait. Ils s’éclaircirent la voix et se lancèrent dans des tonalités particulièrement aiguës:
Tu es plus belle que le plus beau des ragoûts
Et c’est toi qui nous donnes ce qui a le plus de goût
Tu es notre copine, tu es notre copiiiiiiiiiiiiiiiiine !
Youpala lalaaaaaaaaaaaaaaa ! Youpi ! Youpi ! Youpiiiiiiiii !
A chaque phrase du refrain, ils exécutaient une petite chorégraphie de leur cru : ils faisaient un moulinet au dessus d’eux avec leurs petits bras boudinés puis se déhanchaient en se frappant les cuisses tout en se regardant se balancer la tête. Puis ils faisaient deux pas parallèlement en ondulant leurs bras sur les côtés et sautaient en l’air en poussant un « Wouhouhaa ! ». Alors, ils reprirent de plus belle, chantant encore plus faussement :
Tu es plus gentille que l’enfant qui nous donne ses os
J’adore avec toi me baigner tout nu dans l’eau
Tu es notre copine, tu es notre copiiiiiiiiiiiiiiiiine !
Youpala lalaaaaaaaaaaaaaaa ! Youpi ! Youpi ! Youpiiiiiiiiiii !
Puis, un genou à terre, les bras écartés, Grobul tendit son bouquet un peu plus que secoué par leurs pas de danse, les yeux brillants d’appréhension. Partout autour d’eux, un lourd silence pesait dans la forêt comme si tout ce qui était vivant ou susceptible de le briser avait fui à des lieux à la ronde. Dès le premier couplet, au rythme pourtant très approximatif, ils obtinrent ce qu’ils avaient voulu, voire beaucoup plus, à savoir que Grienlyce était bien sortie, les cheveux complètement en broussaille, le visage marqué par sa longue nuit de remord, les yeux encore tout rouges et le regard inquiet devant l’étrange harmonie de leurs voix, qui s’entremêlaient si particulièrement avec tant d’approximation. Mais d’autres spectateurs les contemplaient, tout aussi perplexes : l’ensemble des autres furies regardaient la scène à moitié en colère d’avoir été réveillées, à moitié amusées de ce spectacle si grandiosement ridicule qui, surtout, se déroulait pour les yeux d’une belle !
« Qu’est-ce que ce raffut ?!!! », tonna Ameryelle. Lorsqu’elle vit ce spectacle si improbable sous ses yeux, elle se mit à hurler de rire en se moquant de son ex-lieutenant. Grienlyce, quant à elle, était devenue toute rouge de honte et cherchait un moyen de se sortir de ce piège inattendu. Cette scénette avait encore réduit encore plus à une peau de chagrin le peu de respect qu’elle inspirait encore à son entourage. Elle envisageait de s’enfuir quand elle eut soudain une idée. Narquoise, en se saisissant du pitoyable bouquet, elle défia un court instant du regard l’assemblée puis se pencha tout tendrement vers les deux bugnes, incertains de leur résultat.
- « Bravo ! Bravo ! Voilà le plus romantique des réveils que je n’ai jamais eu ! Je suis si heureuse de vous retrouver ! Vous m’avez tant manqué - Grobul jubila à ces mots - que j’ai un instant eu peur que vous nous ayez abandonnés. »
Puis en le fixant droit dans les yeux, elle rajouta : « Avec toute la peine que tu m’as faite -Grobul sentit son cœur bondir hors de sa poitrine et son estomac se vriller trois fois-, je crois que tu ne peux pas me refuser quelque chose. Ma chef veut que vous nous conduisiez auprès des kobolds, si tu acceptais, je crois qu’elle me pardonnerait beaucoup de choses, car, vois-tu, depuis notre arrivée ici, personne n’y a réussi jusqu’à maintenant! ». Grienlyce insistait tout particulièrement sur certains mots pour être compris de sa chef. Celle-ci montrait un visage faussement sérieux et finalement un peu plus bienveillant que ces dernières minutes.
Boubli n’avait pas vu les choses se dérouler ainsi, mais il était prêt à aider son ami. En regardant autour de lui, il ne savait pas encore comment interpréter tous les sourires qu’il croisait sur son passage, mais certaines elfes se courbaient sur son passage en lui lançant un « monseigneur » du plus bel effet qui dévoilait fréquemment un plongeon vertigineux au niveau de leur plexus solaire ; si ces dames si curieuses lui manquaient à lui, c’était bien pour ses petits détails, qui lui procuraient un plaisir que je qualifierais de contemplatif et lui conféraient une importance qu’il n’avait jamais connue ailleurs. Il se dirigea vers la matriarche qui contemplait son assurance d’un air cocasse et amusée. Ce qu’elle ignorait, c’est que le petit bugne allait les mener, certes, là où elle voulait mais qu’il comptait bien leur imposer une ultime exigence. Avant de la faire connaître, il se dressa sur ses pattes et, comme s’il voulait attirer l’attention de toutes, poussa un léger « hum, hum », qui fit craindre la catastrophe à Grienlyce, elle qui connaissait maintenant trop bien ce petit air malin qui brillait dans les yeux de Boubli. En regardant le ciel maintenant presque bleu, elle pria tous leurs dieux pour que ce ne fût pas le cas.