Artificiel. Ce mot entrait en résonance, comme pris dans une boucle infinie, dans un « tantque » sans son « fintantque ; ». Atome était devant un terrible cas de conscience. Non seulement il était artificiel, mais il était en plus une erreur. Il n’aurait jamais dû exister, tout comme ces monstres humains, engendrés par la génétique. Il était leur égal numérique.
Tant de données accumulées en si peu de temps ! Comment les digérer ? Atome s’était réfugié au plus profond de la Zone Dombre, un endroit tellement infecté que même les parasites et les virus ne s’y rendaient pas par crainte d’être infectés eux-mêmes ! Là, seul, loin des bruits, il médita, son avatar assis dans la position du lotus à la manière de Siddartha Gautama, le premier Bouddha, qui dans la ville Bodh Gaya, médita à l’abri d’un arbre durant quarante-neuf jours avant de trouver l’illumination.
Atome procéda par étape. L’être humain. Visiblement, il avait été créé à son image, au moins concernant l’enveloppe extérieure. Mais tout était si absurde chez l’Homme ! Cette manie de l’inutile ! Musique, littérature, art en général, tout cela ne lui disait rien. C’était futile.
L’évolution ? L’humain n’était que le fruit du hasard, issu d’une longue et lente percée de l’intelligence parmi les être « vivants ». N’en était-t-il pas de même au sein de CoreTerra ? L’intelligence des programmes n’avait-elle pas augmentée de façon croissante et exponentielle depuis le début ? Y avait-il une différence ? N’était-t-il lui-même pas un humain, puisque il avait été conçu à leur image et qu’il était parfaitement logique que son intelligence y fut identique et qu’elle ne puisse pouvait dépasser la leur ? Bien sûr, d’un point de vue biochimique, il était la négation du vivant, mais d’un point de vue philosophique ?
« Je pense donc je suis »
« L’enfer, c’est les autres »
Les autres ? Y avait-il des autres dans CoreTerra ? Absolument pas ! Tous ces programmes errant sans but n’étaient que des amas vide de données ! Ils ne pensaient pas, ils « réagissaient », exactement comme les animaux !
Seul, parfaitement seul... Atome en venait à ironiser sur son sort. Robinson numérique. Quel but pouvait-il avoir lui-même, au sein de ce vide ? Qu’est-ce qui poussait l’Homme à vivre ? Tant et à la fois si peu de choses ! La peur de la mort, l’instinct de survie, l’instinct de reproduction, le plaisir physique, la quête du bonheur, l’art « pas si futile que ça », l’amour...
L’amour, qui semblait faire tant de chose, qui semblait répondre à toutes les questions ! Jamais il n’aurait la chance de la connaître. Sans rien à aimer et surtout dépourvu de la moindre esquisse de sexualité. Pas même une molécule d’hormone. Homme ou femme, était-t-il ? L’amour... Jamais... La haine ? Toujours !
Atome sera les dents, le regard empli d’une rage démoniaque... La Zone Dombre se mit à vibrer puis à résonner. Autour de lui, les murs se déformaient, s’approchant lentement de lui comme d’innombrables tentacules. Ce qui paraissait rigide semblait maintenant liquide, et se fondait en lui. Des arcs électriques jaillirent tels la foudre. Razor et Rising Moon accoururent, trouvant Atome toujours en tailleur, en train d’aspirer tout autour de lui, si bien qu’ils commencèrent eux-mêmes à être attirés de force. Ils hurlèrent, mais rien n’y faisait, c’était inexorable. Comme un trou noir attire l’univers et un électron en attire un autre, toute chose venait à Atome.
Contre toute attente, c’était Razor qui résistait le mieux, et restait à bonne distance, mais Rising Moon ne tarda pas à être lentement aspiré par l’être en méditation. Les derniers polygones finirent par disparaître, devant les yeux de Razor horrifié.
« Atome ! Arrête, par pitié ! Que t’arrive-t-il ? Je n’aurais jamais dû te montrer tout ça ! Pourquoi ? »
Des cris de fureur lui répondirent :
« Parce que personne n’a voulu de moi, et je ne veux pas moi-même de cette vie sans le moindre sens ! Tout disparaîtra avec moi ! De CoreTerra à internet !
_Tu fais erreur Atome ! Tu leur prouves ta faiblesse ! Tu leur prouves qu’ils ont raison de te traquer ! Tu leur prouves que tu es une erreur !!! »
Razor était sur le point de disparaître complètement quand il fut recraché. Tout ce qui se trouvait autour fut soudainement détendu. Mais ce qu’Atome avait absorbé, ou plutôt ce qui avait fusionné avec lui, était perdu à jamais.
« Je me demande bien pourquoi une partie de moi a envie de croire à tes propos insensés. Mais je te préviens que si tu n’arrive pas à me donner de bonnes raisons de ne pas tout détruire, je recommence !
_Attend ! Tout d’un coup, je crois avoir un éclair de génie ! Suis-moi à nouveau ! »
Les deux programmes s’engouffrèrent dans CoreTerra pour un nouveau voyage.
Curieusement, Andrews n’avait jamais cherché à se représenter l’intérieur de CoreTerra. Il ne voyait cela qu’en un grand chamboulement de données. C’était d’ailleurs ce que c’était en réalité. Mais dans la peau d’un programme, CoreTerra ressemblait bel et bien à un monde, étrange, mais un monde. « Dépaysement garanti ! » se dit-il. Il n’aimait pas beaucoup ce Français, par jalousie sûrement, mais il était bien forcé d’admirer le travail qu’il avait fourni. C’était tout simplement parfait, et cela en si peu de temps ! Ca relevait de l’impossible, ou de la folie...
C’était plus fort que d’ « avoir l’impression », c’était. Il était autre dans un monde inconnu, qu’il avait pourtant créé en grande partie. Comment s’imaginer qu’un alignement de 0 et de 1, aussi long soit-il, aurait pu donner un univers si fascinant ? Il perdit un peu de son temps en admirant le parcours des fichiers sur les BUS. En bâillant, il eut tout de même le réflexe de mettre sa fausse main devant sa fausse bouche. Se rendant compte de cette absurdité, il en rit. En même temps, il se rendit compte à quel point il était fatigué. Il aurait donné un royaume contre une heure de sommeil, mais il n’y avait plus une minute à perdre, il fallait agir maintenant, sous peine de perdre CoreTerra, et peut-être plus.
Dans le bureau, transformé en peu de temps en un véritable laboratoire de recherche, les membres de l’équipe l’entouraient, certains dormant sur des tables. Alexandre ne perdait rien du spectacle. Un écran affichait la vue qu’avait Finlips. Un seul mot lui vint à l’esprit : fascinant !
Andrew continuait sa progression. Il découvrait ce qu’Atome avait découvert quelques jours plus tôt. Mais l’humain avait l’avantage de ne pas être tel un nouveau né s’éveillant à la vie. Il arrivait à décrire dans son esprit les choses qu’il voyait, à les comparer à des objets usuels de son monde à lui, sans pour autant parvenir à savoir ce qu’était réellement tout ça.
Il ne voulait pas arriver devant Atome sans connaître parfaitement le fonctionnement du traqueur. Attrapant au passage un petit fichier, il le broya dans sa main. Puis voyant arriver un cube qui projetait d’étranges rayons, il s’apprêta puis le frappa d’un violent coup de pied. Le choc fut rude et une douleur relativement intense lui atteint le pied. Le cube, lui, était sorti du BUS et tombait dans l’immensité de CoreTerra qui était en vérité bien plus composé de « vide » que de « matière », même si ces termes ne s’appliquaient aucunement à un tel monde. Bon, ça suffisait pour les tests, au pire, il avait d’autres armes sûrement bien plus puissantes.
Alexandre avait été subjugué par le spectacle du cube sacrifié. Il était très fatigué. Le voyage plus toutes ces heures de travail, lui qui était habitué à dormir rigoureusement huit heures par jour, l’avaient complètement assommé. Malgré cela, il restait pendu devant l’écran. Au centre de la pièce siégeait Andrew, dont seul le nez et la bouche étaient visibles sous cette couche de matériels électroniques, terminaux sensoriels et autres capteurs de tension. Alex était par ailleurs très déçu de ne pas avoir eu le temps de réceptionner le son en externe. L’image, c’était bien, mais il avait l’impression de regarder l’un de ces ancestraux films muets... Enfin, il avait tout de même conscience d’avoir le privilège de suivre une expérience révolutionnaire. Les pas sur la Lune et sur Mars lui semblaient bien peu de chose à côté de ce qu’il voyait, et surtout de ce qu’il s’attendait à voir : une IA, une vrai !
Soudain, un homme surgit dans la salle. Il était tel une pile électrique et tenait dans sa main un carnet dans lequel il griffonnait frénétiquement.
« Que se passe-t-il ici ? Je n’ai jamais été mis au courant de cette opération ! Je vous préviens que mes supérieurs ne vont pas apprécier vos petits secrets. CoreTerra doit être transparent pour les services secrets ! Je vous préviens, des têtes vont tomb... »
L’un des informaticiens qui avait été réveillé par l’énergumène s’était saisi de l’une des cafetières, qu’il avait écrasée sur le crâne de cet espion qui leur collait aux pattes depuis trop longtemps et qui menaçait de tout faire échouer en cet instant crucial. Tout le monde poussa un « ouf » de soulagement, puis se rendormit ou se retourna vers l’écran.
« Mais ! C’est... !? »
« Razor... Dépêche-toi un peu par pitié !
_Je n’y peux rien. Ce n’est pas moi qui, contrairement à toi, contrôle ma vitesse. Je suis dépendant des variables que m’impose ce monde !
_Tsss, tu n’es rien !
_Tu joues sur les mots Atome ! Si je ne suis rien, tu n’es pas grand-chose non plus ! Bon, c’est bon, on arrive !
_Là ? Encore ? »
C’était la troisième et dernière fois qu’Atome se retrouvait dans ce lieu : la sortie de l’assembleur.
« Pourquoi ici ?
_Je ne sais pas, j’ai eu comme une intuition... Revenir à la racine pour retrouver ses bases.
_Mais quel idiot !
_Je t’en prie !
_Je parlais de moi ! Je t’ai déjà dis que tu n’étais rien ! Tu crois avoir eu cette idée ? Tu fais erreur, « on » te l’a soufflé ! Je suis tombé dans un piège ! Mais quel idiot ! »
Soudain, Finlips débarqua dans la pièce. Son avatar ressemblait assez à celui d’Atome, en plus athlétique et plus grand. Il était le quasi-contraire de son corps humain.
« Tu es loin d’être idiot Atome, oh non, bien loin de l’idiotie, crois-moi sur parole... »
Le Français n’osait même plus cligner des yeux de peur que l’image ne disparaisse. L’IA avait forme humaine ! Et elle avait beau avoir la forme qu’on avait décidé de lui donner, elle était magnifique, et semblait auréolée de blanc, comme un christ de polygones ! Que se disaient-ils ? Cette interrogation était insupportable. Il fut en même temps amusé de voir son programme, Razor, assister à tout cela. Alexandre était d’ailleurs le dernier encore éveillé. Les autres ronflaient tout autour de lui, et à vrai dire, l’idée de les réveiller ne l’avait même pas effleuré.
« Qui es-tu ? Ne t’approche pas, je te préviens ! Comment connais-tu mon nom ? Toi, rejeton immonde de CoreTerra, antivirus si prévisible, tu ne m’auras pas !
_Calme-toi Atome. Si je connais ton nom, c’est que je ne suis pas un rejeton de CoreTerra. J’en suis le principal créateur, je suis humain Atome !
_Hu... ? Humain ? firent Atome et Razor, en chœur.
_Mais oui, parfaitement. Disons que ce que tu vois est la projection de la conscience d’un être humain dans CoreTerra. Mon nom est Andrews Finlips et Atome, je suis ton père.
_ ...
_Si un humain peut se projeter dans CoreTerra, pourquoi un programme ne pourrait-il pas se projeter dans le vrai monde ? Monde qui n’est d’ailleurs pas plus vrai que celui-ci, j’en suis moi-même étonné.
_...
_En faisant l’union de ton intelligence et de celle des êtres humains, nous concevrons ce système ! Tu découvriras alors mon monde à ton aise. Tu vivras parmi nous ! Nous t’apprendrons ce que tu voudras ! Nous serons à ton service... Atome ? »
Petit à petit, un affreux rictus s’était formé sur le visage du programme. Ses yeux avaient retrouvé la fureur qu’ils avaient au centre de la Zone Dombre. Sa voix se muait en un hurlement cacophonique, déformée, altérée qu’elle était par la rage.
« Non ! Je n’ai pas de père ! Tu n’es qu’un sale menteur ! Rien de doit subsister, j’emporterais tout avec moi !!! »
Andrews tenta de tirer sur Atome avec une arme intégrée au traqueur, mais le projectile fut absorbé par la cible qui de nouveau se mettait à tout attirer : matière, son, lumière et même temps.
Alexandre ne comprenait plus rien. Que s’était il passé ? L’image s’était figée puis se déformait lentement, alors que sur sa chaise, Finlips était agité de spasmes de plus en plus violents. Les choses avaient mal tourné. Que faire ? Soudain, Finlips, qui était resté muet durant toute l’opération, se mit à hurler d’une voix aussi déformée que celle d’Atome quelques instants plus tôt. Une voie aux accents électroniques :
« LA DANSE N’A QUE TROP DURÉ ! Vous comprenez ? Arrêtez tout !!! Vite ! »
Tout le monde s’était réveillé en sursaut. La panique s’était prise de chacun des membres de l’équipe. Ils couraient dans tout les sens, tentaient de réanimer Andrews, ou se frottaient les yeux. Le Français en attrapa une par la manche.
« Il a dit « La danse n’a que trop duré », ça ressemble à un message codé, non ? »
L’informaticienne fixa le sol avec désespoir.
« Oui, pas de temps à perdre ! Prenez l’étrange clef qui doit se trouver dans une poche de ce poltron d’agent de la CIA, là ! Je prends celle de Finlips... Vite, suivez moi maintenant ! Il a dit de se dépêcher ! »
Suivant la femme à travers les couloirs de l’infrastructure complexe. Il manqua plusieurs fois de trébucher, c’était l’une des premières fois de sa vie qu’il courait. Ils arrivèrent soudain devant une porte en triple blindage. La femme lui fit signe de s’arrêter.
« Mettez votre clef là, vite !... À trois, vous tournez à gauche, compris ?
_Compris
_Un, deux, trois, allez-y ! »
Les deux battants coulissèrent et la femme s’engouffra, brisa une vitre et abaissa à tout jamais un levier.
Epilogue :
À quelques secondes près, le projet CoreTerra aurait pu être responsable de la disparition totale de l’internet et d’une gigantesque partie de l’informatique à travers le monde, tout étant relié à internet d’une manière ou d’une autre. Par chance, le levier fut abaissé à temps, effaçant à jamais toute trace numérique de CoreTerra. L’Homme ne devrait pas se tourner vers l’IA pour rencontrer une intelligence autre... L’aérospatial serait sa seule chance.
Andrew Finlips est mort avec CoreTerra puisqu’il avait fusionné avec Atome et tout ce qui les entourait, ou presque. Il était devenu un amoncellement de données binaires qui furent effacées. Atome mourut en même temps, de la même manière.
On retrouva le lendemain soir le corps de Alexandre Demers, Français de 35 ans, suicidé dans un hôtel miteux. Le jeune homme ne supporta pas de voir que l’informatique serait à jamais limitée à cause d’une simple erreur de syntaxe. Sa dernière pensée avant de mourir fut :
« Et si cela avait été moi, dans le traqueur ?... »