Le bruit cadencé de pas rapides. Puis, comme une éternité, un silence. Soudain, assourdissant, le bourdonnement infernal d’un pistolet mitrailleur déchire des rêves de gloire. A nouveau, le silence. Dans la nuit artificielle de la ruche, tout est fini et l’on peut entendre le bruit décroissant de pas qui s’éloignent.
Arpentant les tunnels emplis de la lumière saccadée de néons, l’homme d’ombre ne pensait qu’au passé. A avant. Cela lui semblait à présent si lointain que parfois il doutait de son existence. Aujourd’hui, il ne lui restait que la haine. L’espace d’un instant, il éprouva du regret. Sa rage lui brûlait les entrailles et seule la mort semblait pouvoir l’arrêter. Celle des autres, pensa-t-il avec un faible sourire. Ne lui restait-il donc rien d’autre à attendre de cette existence ? Une larme roula sur sa joue et il se remit en route. Bientôt, il rentrerait chez lui et il serait enfin apaisé. Longtemps, l’homme d’ombre marcha comme un fantôme au milieu des désolations ; et il arriva devant une palissade de bois à l’aspect calciné. L’endroit donnait une sinistre impression, que renforçaient des têtes tranchées de mutants, pendues au sommet du mur comme autant de lugubres avertissements. L’étranger continua sans même ralentir son pas et passa les lourdes portes alors que d’en haut les gardes lui jetaient des regards pleins de mépris. Il découvrit alors l’intense agitation qui animait la colonie, et la marée humaine se déversait dans les rues principales sans discontinuer, sous la lumière clinquante d’enseignes lumineuses. Tout autour de lui régnait un indescriptible chaos peuplé de personnages étranges à l’humanité vacillante : dealers de rax, infirmes vivants de la mendicité et mercenaires psychopathes réunis dans un enfer artificiel. Il fendit la foule d’un pas rapide, croisant le regard d’esclaves décérébrés par trop d’implants cybernétiques, de prostituées aux visages tristes et de mutants vêtus de haillons, jusqu’à arriver devant un bâtiment à l’aspect crasseux. Ses murs de plasti-béton couverts de lichens semblaient faire partie de la ruche comme un membre d’un organisme vivant ; et Thanandar, car c’était le nom de l’étranger, sut que même au milieu de ce purgatoire, l’Esprit de la ruche ne l’avait pas abandonné et continuait de veiller sur lui. Sur la pancarte, depuis longtemps couverte de graffitis, on pouvait encore déchiffrer les mots "The last hope " et il ne put réprimer un sourire triste. Il poussa les lourds battants de la porte et s’avança dans la pénombre de la taverne. Ni le petit groupe de trappeurs installés à la plus grande table, ni le tenancier ne lui adressèrent le moindre sourire ; Thanandar, du reste, n’en avait cure. Il balaya la grande salle du regard, découvrant avec un mépris qu’il tenta de cacher au mieux la décoration faussement rustique qui ne faisait que souligner la pauvreté des lieux. Ce n’est qu’alors qu’il aperçut les scalps de ratskins, pendus aux murs comme des trophées. Il y en avait une demi-douzaine, accrochés sur une pancarte couverte d’écriteaux racistes ; et tout d’un coup il stoppa sa marche, adressant un bref sourire au barman. C’était un homme plutôt âgé, trapu, dont l’air sévère ne faisait que renforcer l’impression d’hostilité qu’il dégageait naturellement. Lentement, Thanandar s’assit sur un des grands tabourets.
-Un whiskar, de ta meilleure, bouteille, ddit-il d’une voix atone.
-On a un événement à fêter ? Lança l’autre d’un ton qui se voulait chaleureux, cherchant à briser le pesant climat qui régnait sur les lieux.
-Ca se pourrait.
Alors qu’il se retournait, le barman entendit le sifflement caractéristique d’un pistolet laser. Il fit volte-face et trouva Thanandar qui le regardait fixement, toujours assis sur son tabouret. Son visage arborait maintenant une expression aussi dure que le roc et le tenancier fut horrifié de découvrir que les trappeurs étaient tous raides morts, effondrés au milieu d’une mare de sang qui s’écoulait de leurs nombreuses blessures. Le ratskin l’attrapa alors par la nuque et lui écrasa violemment le visage contre le bar ; le nez du vieil homme éclata dans un horrible craquement accompagné d’une gerbe de sang. Puis Thanandar le tira vers lui, et, l’agrippant par les cheveux, lui asséna plusieurs coups de poings, au point que son visage ne ressemble plus qu’à une plaie béante d’où s’échappait par moments une faible plainte. Le ratskin tira un couteau de sa botte, et sans qu’aucune émotion ne puisse se lire sur son visage, lui trancha la gorge avant de le laisser tomber au sol. Le barman émit un ultime gargouillis avant de mourir alors que Thanandar fixait la lame de son arme, comme hypnotisé. Il resta un moment là, immobile au milieu de tous ces morts, avant de se diriger lentement vers le bar où il se servit un verre de whiskar. Il but une longue gorgée et le goût amer de la boisson le ramena à la réalité au moment où une silhouette se dessinait à l’embrasure de la porte. Précipitamment, Thanandar se mit à courir vers la fenêtre au fond de la salle alors que l’on donnait l’alerte ; dès qu’il eu brisé le carreau, il sortit avec le plus de discrétion possible et regagna la sécurité de la foule dans laquelle il se fondit rapidement. La colonie était sous l’emprise d’une agitation nouvelle : partout, des gens couraient de droite et de gauche, clamant la rumeur du massacre du last hope. " Ainsi, même le dernier espoir est mort ", pensa Thanandar qui marchait à présent tranquillement dans les rues, savourant le calme intérieur qu’il connaissait à présent. C’est alors que son regard se posa sur un gamin en haillons qui jouait au milieu de détritus dans une petite ruelle. Ce dernier leva les yeux vers le ratskin et le fixa d’un air misérable, comme si la douleur avait été toute sa vie. Thanandar pensa alors que cela devait être la triste vérité. Il aurait pu mourir ce jour là, si un souffle d’air ne l’avait prévenu du danger. Au dernier moment, il se baissa brusquement, évitant le couteau qui cherchait la carotide. Son agresseur tenta de lui porter un autre coup à la tête, mais l’effet de surprise ne jouait plus en sa faveur et le ratskin lui saisit le bras, et, l’attirant vers lui, lui donna un vigoureux coup de pied à la mâchoire. Il saisit son propre couteau, et lorsque son adversaire le chargea, il se baissa rapidement pour éviter le coup qui visait une fois encore sa gorge avant de le lui plonger dans la poitrine. Il regarda lentement son ennemi se vider de toute vie, avant de retirer de la plaie son arme dans une gerbe de sang. A nouveau, son regard se posa sur le gamin, qui par ailleurs le fixait toujours ; son visage était à présent couvert de sang. Sans un mot de plus, Thanandar se fondit dans les ombres et quitta la colonie alors qu’au loin on pouvait entendre une rumeur nouvelle se propager : "C’est lui ! le tueur du last hope a encore frappé ! ". Au milieu des désolations se trouvait un dôme. A l’instar de nombre d’autres dômes, il n’avait pas résisté aux assauts du temps et il n’en restait aujourd’hui que des ruines recouvertes d’une étrange végétation. Beaucoup parmi les habitants du sous-monde auraient pu passer devant sans y prêter la moindre attention ; mais pour Thanandar, ces vestiges étaient tout. Des souvenirs de vie, les plus douloureux, se mêlaient ici à ceux de malheur qui le hantaient sans répit. Car c’est à cet endroit qu’il avait vécu et à cet endroit aussi qu’il était mort ; et aujourd’hui le ratskin était de retour. Après tant de temps. Après tant de souffrance. Il se tenait là, prostré au centre du dôme comme une âme en peine, comme un spectre du passé ; il attendait, immobile, devant ce qui autrefois avait été son home. Brisant le lourd silence, une voix mélancolique se fit entendre :
-Ainsi, nous voici à nouveau réunis. Commee autrefois. Te rappelles-tu, lorsque, enfants, nous jouions parmi ces lieux, Thanandar ?
-Je ne me le rappelle que trop bien, réponndit ce dernier d’une voix lasse.
Il se tourna vers son ami. En fait, il était sans doute bien plus que ça : un compagnon d’arme, un frère, un guide ; tous ces qualificatifs auraient pu s’appliquer à Zed. Agé d’une trentaine d’années, c’était depuis bien longtemps déjà un guerrier expérimenté, couturé de cicatrices glanées au combat. Son épaisse et crasseuse chevelure blonde encadrait son visage anguleux où deux yeux noirs luisaient de sagesse ; son nez aquilin lui donnait un air féroce qu’accentuaient les tatouages tribaux qui recouvraient ses pommettes saillantes. Thanandar pensa alors au jour où ils s’étaient marqués de la sorte, comme pour célébrer leur propre mort et le début de leur guerre. Il était lui-même plus jeune que Zed d’une paire d’années ; pourtant, son visage, si cela était possible, était plus sévère encore que celui de son ami. Ses cheveux noirs de jais, contrastant avec son teint pâle, lui donnaient l’air d’un spectre vengeur, de retour parmi les vivants dans la seule quête de vengeance. La vengeance. Ce mot était lourd de sens dans l’esprit du ratskin. Pourtant, il refusait de se laisser submerger par sa violence, même au plus fort de sa folie ; et son sort l’attristait, car sa lutte contre les colons était en réalité moins ardue que celle qu’il livrait inlassablement contre sa haine.
-Il est mort ? Fit Zed, qui ne tenait pas àà s’attarder dans ses lieux.
-Snester ? Bien entendu, répondit Thanandarr. Ca n’a pas été bien difficile, en fait. Je ne l’aurais pas cru stupide au point de se laisser aller de cette manière. Il n’a même pas tenté de se sauver quand il m’a vu. Il est resté la, au milieu de sa luxueuse maison, à attendre bêtement la mort, continua le ratskin avec mépris. Il n’a pas eu à attendre bien longtemps.
-Bien. Les coupables doivent payer. Pas poour notre vengeance, mais pour notre peuple. Nous le lui devons. Nous avons eu notre chance.
-Il me semble parfois que notre quête soitt une chimère, un rêve qui ne prendra jamais corps, fit tristement Thanandar.
-Peu nous importe que notre quête soit imppossible. L’important, c’est que nous sachions qu’elle est juste, dit Zed avec conviction.
-Elle l’est, je n’en doute pas. Pas même uun instant.
-Alors notre détermination sera notre forcce, et elle fera trembler l’Imperium tout entier sur ses fondations. Et maintenant, allons-y. Il y a en ces lieux trop de fantômes du passé qui aimeraient nous engloutir. Nous avons une guerre à livrer.
Les deux ratskins partirent ainsi, tournant une ultime fois le dos à leur passé avant de se jeter à corps perdu dans une lutte impossible. Ils quittèrent le dôme en silence, déterminés à faire couler le sang des envahisseurs. Pas pour eux, mais pour leur peuple.