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Groenland

Naïa pénétra dans le bureau du Général Ozhane et y retrouva Johner, le scientifique à la gueule cassée semblant revenir d'années de services au front, n'y ayant pourtant jamais mis les pieds. Elle savait qu'elle lui faisait de l'effet et en jouait avec gentillesse. Elle avait réussit à l'emmener faire un tour dans le Storm, une fois que les équipes de la base eurent terminé de le réparer selon les instructions du scientifique. A ce qu'elle avait compris il avait été plutôt méticuleux dans la revue de plans et de finition. Ne pouvant s'empêcher de décrasser son vaisseau Naïa l'avait, avec grand plaisir, poussé à sa vitesse nominale maximum, sans pour autant lancer les réacteurs auxiliaires qui lui avaient valu une partie de ses avaries.

Ozhane releva la tête après que Naïa l'ait salué, sans réciproque, se passant de ces formalités, qu'elle attribua à un besoin constant de conserver une autorité inébranlable.

_ Alors ce voyage de test dans l'intercepteur s'est bien passé ? s'enquit-il.

Naïa sourit, Johner aussi mais d'un air un peu gêné.

_ Tr… très bien, répondit-il.

_ A ce que j'ai compris vous vous êtes surtout évanoui lors de l'accélération, ajouta le Général avec un sourire en coin. Le Storm est-il prêt à reprendre du service ? demanda-t-il à l'adresse de Naïa.

_ Tout à fait, Général.

_ Oh il y a encore un ou deux… entama Johner.

_ Il est flambant neuf, le coupa Naïa.

_ Bien. Et la Lance Orbitale, où en sommes-nous ?

Revenant sur son terrain de prédilection, le scientifique eut un regain d'assurance :

_ Dans neuf heures nous pourrons alimenter un bouclier, puis un de plus toutes les cinq heures environ.

_ Pouvez-vous passer à pleine puissance de suite ? interrogea le Général.

_ Non, ce n'est pas poss…

_ Pourquoi ? Quels sont les risques ? reprit-il d'un ton ferme.

Naïa remarqua que Johner ne savait plus sur quel pied danser. Il semblait bouillonner mais ne pouvait envoyer balader son supérieur actuel une bonne fois pour toutes. Le Général, lui, semblait ne pas prendre garde à cet état d'âme. Johner eut l'air de réfléchir avant d'inspirer puis de répondre :

_ Aucun risque. Au pire on pulvérise le satellite relais, mais c'est tout ce qui peut se passer.

_ Alors faisons-le ! s'enquit Ozhane.

_ Vous m'avez mal compris, Général, soit on pulvérise le satellite, soit on reprend tout à zéro.

Johner trépignait et Naïa vint à son secours :

_ Vous est-il possible de nous expliquer rapidement pourquoi ? Ainsi nous ne vous ennuierons plus avec ces demandes.

Ozhane avait jeté un regard froid à Naïa mais elle n'en tint pas compte : le scientifique semblait soulagé.

_ Ok, commença-t-il. Il n'y a pas de câble entre ici et Canton pour relayer l'énergie.

Au vu de la réaction blasée de ses interlocuteurs il décida de passer les évidences.

_ Nous le créons par un rayon ultra-violet. A cause de la courbure de la terre et en admettant, pour cet exemple, que la lumière ne peut voyager qu'en ligne droite, nous sommes obligés d'utiliser deux satellites relais. Voilà donc pour l'installation.

Il ravala sa salive, rassemblant les informations à suivre dans sa tête pour les simplifier.

_ C'est compliqué… nous envoyons donc un rayon au premier satellite, qui le renvoie au second puis à Canton. Cette étape n'est pas aussi simple qu'expliquée comme telle, du fait de l'alignement des satellites, de la rotation de la Terre, du…

Il se tut, comprenant qu'il consommait trop rapidement la patience du général.

_ Considérez que ce signal lumineux, de type laser, comporte en son centre un espace vide –de vide absolu j'entends-. Nous injectons dans ce "creux" notre flux énergétique que nous augmentons au fur et à mesure. Notre rayon est donc notre câble d'énergie, d'accord ? Maintenant vu sa "fragilité" nous ne pouvons faire autrement que monter lentement en puissance. C'est un jeu d'équilibre entre la résistance du rayon lumineux porteur et la charge énergétique en son centre. Trop lentement, aucun souci, trop vite et vous détruisez votre support. Les satellites doivent aussi récupérer une partie de l'énergie, générant un faible champ magnétique sur leur parabole pour les protéger.

Le Général plissa les sourcils, vaincu semblait-il pour Naïa, perdu selon Johner.

_ Nous jouons sur la puissance envoyée, la force du signal lumineux porteur, la résistance de chaque satellite relais et la réception à Canton. A chaque modification de paramètre nous risquons de perdre la liaison. Voilà pourquoi cela prend du temps, c'est très loin d'être une opération triviale, conclut-il.

_ Très bien Johner, acquiesça le Général souhaitant cacher son ignorance, prenez le temps nécessaire. Vous pouvez disposer.

Il sembla se reprendre avant que le scientifique ne passe la porte :

_ Mais ne perdez pas une minute dans l'opération ! rugit-il à nouveau.

La porte se referma et il tourna son regard vers Naïa :

_ Lors d'une discussion avec l'Amiral Ethan, celui-ci a mentionné l'intérêt de récupérer des intercepteurs de classe 2, tel le Storm, afin de préparer la capture de la station spatiale Aïo. A ce que j'ai compris en avoir un ou deux pourrait faire la différence.

_ En effet, confirma Naïa, leur maniabilité et leur armement peuvent rivaliser avec un Croiseur. Ceux-ci sont essentiellement destinés à asseoir une position stratégique et à transporter des unités, du matériel ou même des intercepteurs de classe 1. Mais les classes 2 sont vraiment des unités d'attaque. Leur coût exorbitant empêchait leur réalisation à plus grande série, ce pourquoi la CITL s'est rabattue sur les premiers, préférant une quantité d'unités disponibles pour explorer à une force brute.

_ Votre récente implication dans la défense de notre pays a convaincu le Dauphin, tout comme le soutien apporté par votre coéquipier Tetsuo. Au vu de ce que vous avez fait pour la prise de cette base, je crois aussi que nous pouvons vous faire confiance et vous demander de retourner avec le Storm auprès de l'Amiral Ethan afin de planifier une reprise d'Aïo.

_ Les défenses de cette base sont donc opérationnelles, conclut-elle.

_ Oui, avant de partir en mission, le lieutenant Kanéda a rendu le contrôle à mes hommes sur les canons à photons ici au Groenland, nous devrions donc savoir nous défendre en cas d'attaque. Quelque part j'ai du mal à me séparer d'unités mais la prise d'Aïo nous permettrait de contrôler l'orbite terrestre. Puis pourquoi pas de détacher des unités pour aider à combattre les Pornevs lorsqu'ils arriveront à Sandoping.

Le Général soupira, s'enfonçant dans son siège, semblant relativement soulagé :

_ Enfin ! J'ai l'impression que nous n'en sommes plus à subir mais que nous pouvons finalement préparer des coups à l'avance.

Naïa eut un léger sourire mais ne répondit pas. Ozhane sembla alors se rendre compte de sa décontraction soudaine puisqu'il reprit plus rudement :

_ Vous êtes encore là ?! Magnez-vous le train ! Rejoignez l'Amiral Ethan !

_ Oui Général, fit-elle ne pouvant s'empêcher de sourire. Pouvez-vous aussi informer l'Amiral de la présence d'un autre intercepteur de classe 2 à Canton ? Le Major Immons l'avait utilisé pour nous rejoindre peu avant l'attaque de la CITL. Je pense que l'acheminer en orbite ne devrait pas être compliqué pour un pilote de l'EAF. Là haut nous lui trouverons un homme plus expérimenté pour son pilotage dans le combat.

Le Général reprit son air revêche que Naïa savait à présent n'être que façade et lui fit signe de disposer.


Jingzhou

Jin grogna. À quelques dizaines de mètres devant lui Desio prenait de l'avance petit à petit. Il crut percevoir un mouvement dans son rétroviseur, loin derrière, alors qu'il entamait un virage serré. Bah, cela faisait déjà deux tours qu'ils avaient doublés et laissés loin derrière eux les autres concurrents. Desio lui s'éloignait dans la brume matinale. Restaient une ligne droite, une épingle puis la dernière ligne courbe dans laquelle Jin pouvait espérer le doubler. Il regarda son compteur : 260 Km/h. Son ancien moteur à essence faisait vibrer la voiture jusqu'à ses moindres écrous. Il lui tardait d'injecter ses dernières gouttes de protoxyde d'azote dans l'espoir de prendre la première place. Il était déjà allé plus vite sur véhicule magnéto-porté mais les sensations de pilotage que procuraient les vieux moteurs à explosion étaient sans commune mesure.

L'agglomération de Jingzhou ne pouvait compter sur un bouclier comme d'autres plus grandes cités, ainsi la population s'était très vite dispersée dans les campagnes dès l'annonce des premiers tirs de biod massifs. Mais ce ne fut pas assez rapide et les quelques missiles visant l'agglomération ne furent pas contrés faute de défenses EMP, décimant la majeure partie des habitants restants. Quelques jours après, lorsqu'il sembla aux rescapés que le biod n'était plus actif et que les contaminés s'étaient entretués, ils étaient sortis de leurs précaires abris afin d'évaluer la situation désolante. Puis rapidement, afin de chasser l'angoisse et l'atmosphère mortuaire, s'était organisée une communauté de survivants.

Sur le périphérique de Jingzhou les véhicules abandonnés défilaient de part et d'autre de la trajectoire de Jin, surgissant du brouillard et y retournant dans ses rétroviseurs. Il leur avait pris deux semaines de déplacer les voitures sur la grande ceinture de la ville, les parquant sur les bandes d'arrêt d'urgence et y récupérant des pièces. Alors les courses avaient vraiment commencées et chaque nuit les quelques centaines de personnes restantes en ville se regroupaient pour encourager les pilotes téméraires, donnant lieu à de vastes opérations de consommation des stocks d'alcools restant par les spectateurs.

Jin négocia le virage en épingle ; simplement serré d'habitude la vitesse contractait le tracé du circuit et transformant la courbe en difficulté. Il aperçut la voiture de Desio devant lui partir en tête à queue, un homme projeté dans les airs sur sa droite. Jin écrasa le frein tout en espérant que ce ne soit son ami pilote qui ait été éjecté.

Passant entre la voiture abîmée et un corps plus que déformé sur la chaussée il eut un soulagement : au vu des excroissances osseuses c'était un contaminé qui avait sûrement traversé au mauvais moment. Il s'arrêta finalement en travers la route, scrutant la voiture de son concurrent : Desio remuait dans son siège. Jin regarda la ligne courbe d'une dizaine de kilomètres le séparant de la ligne d'arrivée. Devait-il continuer ou secourir son ami ? Desio s'en sortirait-il tout seul ? Il se décida finalement, sachant que ce qui lui importait vraiment était de savoir qu'il l'avait battu. Il s'extirpa alors de sa voiture et courut vers le bolide abîmé qui fumait, pressé de taquiner son ami sur sa défaite.

Tandis qu'il se penchait vers lui pour vérifier s'il allait bien, un léger sifflement magnétique parvint à ses oreilles. Se relevant il observa le virage serré qu'il venait de passer, attendant de voir ce qui arrivait. Les autres concurrents roulaient aussi avec d'anciens moteurs à explosion alors qui ? Un convoi de réfugiés ? Peu probables, ils avaient pour habitude d'éviter les villes, afin de ne pas se masser en un seul et même endroit. Des militaires ? Sûrement pas, ils se trouvaient soit sur la côte sud soit à l'ouest, dans la ville de Sandoping.

Il eut un frisson : la CITL ? Il ne put y réfléchir plus longuement, le son s'était rapproché à grande vitesse et déjà apparurent dans le virage trois camions blindés magnéto-portés voyageant à une vitesse effarante. Sous eux des gerbes électrisées parcouraient leur châssis, effets de la route alimentant les générateurs de propulsion par induction. Le temps de les apercevoir que le premier emboutissait déjà la voiture de Jin, laquelle rebondit contre la rambarde de sécurité avant de passer sous les coussins porteurs du troisième qui l'écrasa sans tenter de contournement. Jin avait les yeux exorbités : les camions étaient déjà loin lorsque sa voiture, qui était partie en tonneaux de l'autre côté de la voie, explosa. Foutus moteurs à explosion !

Dans le camion de tête, Tetsuo grogna en voyant dans son rétroviseur l'explosion du véhicule qu'ils avaient percuté. Ils avaient déjà deux heures de retard sur leur plan originel et voilà qu'ils risquaient d'alerter l'ennemi. Quelque part, voilà qui répondait à l'étonnant dégagement des voies sur le périphérique de la cité, les habitants restants avaient dégagé les routes pour y faire des courses. Sur l'autoroute ils avaient eu de la place pour les éviter mais avaient beaucoup perdu de temps sur les bretelles d'entrée en ville empruntées plus tôt où ils avaient dû manœuvrer pour passer les véhicules abandonnés.

Ses deux coéquipiers dans les camions qui suivaient s'étaient tus. Ils profitaient du voyage pour étudier le fonctionnement des exosquelettes transportés à travers le dossier de définition. Tetsuo leur détaillait alors les points flous et ajoutait des commentaires sur les fonctions implémentées. Il s'assurait ainsi de ne pas perdre de temps à l'arrivée avec des questions d'ordre technique. Il jeta un œil au compteur du tableau de bord : 340 Km/h et en hausse.

Le chauffeur eut un grognement que Tetsuo avait appris à considérer comme une approbation. Celui-ci regarda plus avant et aperçut alors dans le brouillard environnant un panneau annonçant la sortie imminente pour Sandoping. Moins de deux cents kilomètres restaient à parcourir, enfin une bonne nouvelle… s'il en était. Avec la distance diminuant entre eux et leur destination augmentaient les risques de tomber sur une patrouille de la CITL ou toute division plus lourdement armée, prévenant de toute arrivée inopportune de renforts.

Quelques kilomètres plus loin, alors qu’ils arrivaient en vue de la dernière bretelle avant l'autoroute, le chauffeur de Tetsuo ralentit quelque peu, désignant un point au loin dans le ciel. Celui-ci se pencha en avant cherchant à distinguer la nature de la masse en mouvement au dessus de la ville. Lorsqu'aucun doute ne fut plus possible il fit signe à son conducteur de ralentir et de s'arrêter sous un pont surplombant leur voie. Les camions qui les suivaient avaient dû comprendre la manœuvre et vinrent alors se ranger à leurs côtés, immobiles.

Croisant à faible allure au dessus de l'agglomération, un Pornev se dirigeait dans leur direction. Tetsuo vérifia sur les détecteurs la signature énergétique qu'ils dégageaient : presque nulle. Le silence les entourant se faisait oppressant si l'on considérait leur position en ville où le bruit de fond de la circulation était auparavant persistant. Au devant, le Pornev en imposait, placide tel un épaulard assoupi aux yeux vitrés et aux flancs ocre. Vu ainsi il semblait inoffensif mais dans les camions les militaires de l'Eurasie savaient qu'il en était tout autre. S'ils venaient à le réveiller en attirant son attention, il lui suffirait d'ouvrir sa poche ventrale pour lâcher son essaim de nevs qui ne tarderaient pas à les décimer, de par leur inhabituelle position pour des véhicules militaires blindés abandonnés.

Tetsuo réfléchissait à toute allure : était-il encore possible de le devancer sans être vu, couper sa trajectoire pour rejoindre l'autoroute vers Sandoping ? Ou devaient-ils attendre qu'il ne passe pour le contourner ensuite et le prendre de vitesse, qu'il n'atteigne la ville avant eux ? Mais déjà un doute s'éleva dans son esprit : le Pornev ne venait pas exactement vers eux. Il se dirigeait vers le sud-ouest.

Etrange, il ne prenait pas la direction de Sandoping et ne semblait pas non plus changer sa course ou virer de bord. Il passa tranquillement dans leur rétroviseur au dessus du point que Tetsuo estimait être celui de l'explosion quelques minutes plus tôt, puis continua sa trajectoire avant de disparaître lentement dans le brouillard quelques minutes plus tard. Que faisait un Pornev dans le coin se dirigeant vers le sud-ouest, vers… Bangkok ! Alors qu'il se faisait cette réflexion il sortit d'un paquetage à ses pieds des lunettes infrarouge et, s'en munissant, observa la position supposée du transport du Nouveau Monde dans le brouillard.

Il eut un sursaut, cachés dans le nuage de brume, cinq autres Pornevs croisaient en compagnie de celui qu'ils avaient pu apercevoir ! Il envoya alors un rapide message au commandement de Canton pour les informer de la situation afin qu'ils prennent les mesures nécessaires au plus vite. Ainsi Oïc avait demandé à Akdov de l'épauler, non pas dans la prise de Sandoping, mais dans la prise des autres villes, cherchant sûrement à asseoir sa position et pouvoir détacher des troupes au sol dans la cité du barrage par la suite. Si tel était le cas, Pékin et Séoul devaient déjà en faire les frais.

Même s'il serait alors plus simple pour eux de défendre Sandoping contre moins de Pornevs que prévu, il ne pouvait s'empêcher de penser aux villes qui allaient en subir les conséquences. Il fit signe au chauffeur de repartir et lui intima de ne pas perdre de temps : il leur fallait rattraper le retard. Les autres unités du Nouveau Monde ne les concernaient pas. Si Oïc divisait ses forces en attaquant d'autres villes, il fallait en prendre l'avantage et détruire si possible les Pornevs envoyés à Sandoping.


Sandoping

Le courant l'emportait plus vivement qu'il ne l'aurait cru et il dû se relancer de plusieurs longueurs de crawl avant de pouvoir effleurer la rive. Malheureusement pour lui celle-ci était constituée d'une paroi de béton, rendue glissante par les années de contact avec l'eau. Du limon et des algues en parsemaient ainsi le flanc rendant difficile toute accroche alors que le flot d'eaux tumultueuses l'entraînait toujours plus rapidement. Le rebord se trouvait à un mètre au dessus de la surface et malgré ses frénétiques tentatives de cramponnement il ne put que continuer à dériver le long de la berge de l'îlot. Une cinquantaine de mètres encore et il passerait la pointe du rivage, définitivement hors de portée du sol.

Non loin de ce cap il aperçut dans le petit matin une tige de fer dépassant du rebord. Il espéra fortement qu'elle serait assez robuste pour supporter son poids avec l'élan pris. D'un mouvement de reins accompagné d'une poussée de ses pieds, sur l'intangible élément aquatique l'emmenant inexorablement vers l'aval, il se tendit vers la tige en question… et la manqua. Dans un débattement inespéré, une fois avoir compris son raté, il agita ses bras et réussi à en attraper le bout in extremis.

Alors qu'il assurait sa prise, reposant contre le rebord de béton, ses pieds entraînés par le courant, il lui sembla que la perche de métal bougeât. Effectivement elle remontait lentement vers le rebord et avant qu'elle ne se rompe dans son mouvement il en profita pour agripper l'aspérité de la rive et se hisser sur la terre ferme au prix de difficultés. A quatre pattes, toussant et reprenant son souffle, il remarqua alors à quelques centimètres de lui une paire de pieds.

Etonné, il vérifia tout d'abord sa position, feignant l'hébétude. A sa gauche, illuminé de toutes parts, le barrage de Sandoping et derrière lui la rive sud, où étaient stationnées les troupes de la CITL. Il était arrivé sur l'îlot où se trouvait le générateur ELW en réparation… du côté eurasiatique ! Que faisait-il ici ?!

_ Bonjour Colonel Naem, fit une voix au dessus de lui.

Il releva alors lentement la tête, légèrement perdu, ne parvenant pas à se remémorer la suite d'évènements l'ayant attiré ici.

_ Ou devrais-je dire Jared Naem, tout court, à présent que vous êtes radiés de la CITL, ajouta la voix d'un ton sarcastique.

Dans l'obscurité matinale, le soleil sûrement levé derrière les montagnes mais n'atteignant pas encore la vallée, il ne pouvait distinguer les traits de son interlocuteur qui continuait :

_ Enfin je vous rencontre. Etonnant quand on sait la part d'importance que vous avez eu dans ma vie. Mais nous ne sommes pas là pour en parler…

Naem s'assit sur ses talons, se passant la main dans les cheveux et sur le visage, essuyant tant bien que mal l'eau boueuse qui le trempait. Il grelotait et son corps entier était secoué de spasmes, gelé par son bain dans le Yangtze. Il n'eut le temps de réfléchir plus avant à la teneur exacte de la rencontre, que la voix reprenait sur un ton suspicieux :

_ Qu'avez-vous appris d'intéressant sur l'autre rive, Colonel ?

Quelle entrée en matière ! Qui était cette personne qui pensait qu'il serait capable de donner des renseignements à l'ennemi ? Qui le pensait si désappointé pour en arriver à de telles pratiques ? L'ennemi… Qui était son ennemi en somme ? L'Eurasie, de part son choix personnel. La CITL, car elle l'avait radié. Le Nouveau Monde, pour ne pas apprécier sa présence. Dans quel camp était-il au juste ?

Il se sentit soudainement désemparé et dépité au point de ne plus tenir compte de qui recevait quelle information. En somme peu lui importaient les parties en présence et encore moins l'issue du conflit. La prise de position perdait son sens en cette période et il avait besoin de se soulager de ces informations pressantes.

_ Akdov a tué Oïc et arrivera sous peu. Plattner s'est enfuit avec le Major Immons et…

Etait-il important de tout dire ? Après tout, certains renseignements lui sauveraient peut-être la mise en échange de la liberté par exemple, ou comme porte de sortie lorsque le choix d'un camp particulier se fera plus nécessaire ou évident. Il avait du mal à réfléchir correctement, attribuant sa confusion à la fatigue d'avoir traversé le fleuve à la nage, et ses vêtements trempés d'eau glaciale continuaient à le secouer de frissons.

_ Nous y sommes presque, Gregory. Un dernier petit effort, ajouta la voix de l'inconnu.

A qui parlait-il ?! Regardant autour de lui, il distingua alors, dans la lueur de l'aube naissante, non loin de lui sur sa gauche une silhouette assise en tailleur à même le sol. Il n'en distinguait pas les traits ni les yeux… qui étaient clos. Un doute profond le submergea : de toutes les rencontres qu'il aurait pu avoir affaire, à qui ne pouvait-il se permettre de faire confiance ? Ou plutôt : de qui lui fallait-il se méfier le plus possible ?! Il baissa la tête, confus, noyé de sentiments contradictoires. Confiance et méfiance se bousculaient, l'empêchant de raisonner clairement.

_ Voyons Colonel, qu'avez vous appris là-bas de si important ? insista doucement l'inconnu se tenant devant lui.

Il se prit la tête entre les mains, n'arrivant à faire le point sur la situation, ses pensées s'entrechoquant, devenant plus gênantes, plus lourdes à conserver pour lui. Quelque chose balaya ses dernières barrières et, à ce moment, alors qu'il livrait ses informations…

_ Eliz a changé de camp, elle a orchestré la mort de Noé et aidé à infiltrer la bombe dans les abris souterrains.

… il comprit à qui il avait affaire.

_ Très beau travail Gregory, félicita l'inconnu, même si ces nouvelles ne me plaisent guère.

L'homme en question ouvrit alors les yeux et hocha de la tête en signe d'acquiescement avant de s'allonger lentement sur le dos, comme s'étirant après un difficile exercice. Naem rageait intérieurement, il avait reconnu la signature d'une telle tempête de sentiments conflictuels qu'aucun sérum au monde ne saurait reproduire.

_ Vous êtes des Hôs, énonça-t-il d'un ton sourd.

Les deux hommes n'eurent aucune réaction visible dans la clarté montante du matin. Seuls les flots grondants derrière lui répondirent, le barrage semblait reprendre un régime normal dans la libération des eaux. S'il avait traversé le fleuve à cet instant il n'aurait pu lutter contre le débit. Il comprit alors pourquoi il ne se rappelait plus les évènements précédant sa…

Une bouffée de bien être monta en lui, il se sentit libéré de ses secrets, libre d'avancer à nouveau, d'œuvrer pour une cause choisie. Il était sain et sauf, avoir frôlé la mort semblait lui donner des ailes, un regain d'assurance et d'optimisme.

_ Allez, venez avec nous, fit l'inconnu tendant la main, invitant le Colonel à se relever. Nous avons du travail qui nous attend.

Naem prit la main qui s'offrait à lui, ne résistant plus, épuisé par la traversée du Yangtze et son combat pour… pour changer de comportement finalement. Oui, il se pourrait qu'il change d'attitude, c'était si simple après tout. Il distingua enfin, dans les premiers rayons de soleil visibles, les traits de son interlocuteur : jeune homme, moins de la trentaine, basané, cheveux crépus, issu du Maghreb assurément. Celui-ci remarqua son air observateur et répondit à sa question silencieuse :

_ Vous connaissez à présent Gregory, fit-il en désignant l'homme qui se relevait lentement avec ce qui semblait-être un mal de tête colossal. Pour ma part, vous pouvez m'appeler Amîn.

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