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Sandoping

Au sol, le Lieutenant Emmerson eut l'impression d'ouvrir les yeux après un sommeil perturbé. Que faisait-il dans le camp ennemi ? Il se rappelait effectivement avoir traversé le barrage à contre sens des unités adverses, ne sachant pourquoi il avait pris une telle décision qui paraissait réfléchie sur le coup. Oui c'était la chose à faire sur le moment, mais il jaugeait à présent l'étendue de son erreur.

Non, cela faisait des années qu'il n'avait pas pris de drogues, l'alcool n'était pas son fort et même s'il était une tête brûlée sur le terrain il n'aurait jamais en toute conscience traversé le champ de tir… en toute impunité ! Effectivement, l'ennemi passait de part et d'autre sa position, ne faisant pas ou peu attention à sa présence. Il leva alors les yeux vers le gigantesque bâtiment de guerre aéroporté qui le survolait à une centaine de mètres, occultant les rayons du soleil et le couvrant de son ombre. Au loin, un second était aussi en vol stationnaire quand un troisième prenait de l'altitude plus en retrait dans les lignes ennemies.

Un lien s'était tranché. Il ne savait quoi, ni comment, mais c'est ainsi qu'interprétait son cerveau le sentiment qui le tenaillait à présent. Quelque chose au fond de lui rattachait ce lien qui le menait quelques secondes auparavant au Pornev le survolant. Si l'adversaire l'avait laissé traverser c'est qu'il avait bel et bien été sous son contrôle. Quel genre d'arme le Nouveau-Monde avait-il développé lui permettant une telle prouesse ?!

Il sentit à nouveau son esprit s'embrumer et un réflexe angoissé l'averti que quelque chose n'était pas normal. Il fit le lien avec sa situation précédente et comprit que l'arme en question tentait de reprendre le contrôle. Secouant la tête de part et d'autre il tenta vainement de se défaire de cette emprise grandissante. Dans un effort qu'il cru surhumain et encouragé d'un cri profond il repoussa cette présence qui ne sembla pas pour autant disparaître complètement. Reprenant les contrôles de son exosquelette il commanda la prise de son fusil sur son dos, comptant vider ses munitions avant de perdre complètement la raison.

Il avisa alors le poussoir noir sur sa droite, en dessous duquel la mention 'B/O' lui rappela la fonction de Black-out disponible sur son unité mécanique. Au fond de lui, quelque chose lui assurait que c'était là une solution. Alors que l'intrusion mentale refaisait surface, il releva le capot de protection du poussoir avant d'enfoncer nerveusement le bouton, plusieurs fois d'affilé dans son élan, espérant profondément qu'un effet se fasse.

Un léger sifflement au dessus de sa tête s'amplifia avant de disparaître du domaine audible. Son esprit se fit plus clair de suite. Le black-out fonctionnait sur l'arme du Nouveau-Monde ! Il semblait aussi que le brouillage des communications avait perturbé le fonctionnement des nevs dans son dos, ainsi qu'il le remarqua lorsque plusieurs explosions dues à des collisions entre elles le firent se retourner. Pour autant les adversaires qui l'entouraient ne semblaient pas soupçonner que la gêne émanait de son unité mécanique.

A présent qu'il se trouvait loin de la rive nord et de son camp, Emmerson compris dans le même temps qu'il lui serait sûrement impossible de repartir sans se faire remarquer, qui plus est jusqu'à ce que les techniciens utilisant l'arme du Nouveau-Monde comprennent d'où émanait le brouillage.

Il saisit rapidement que sa seule option était de tenter de se frayer un chemin vers un abri et quitter Sandoping vers le sud, à contre-sens des ennemis. Pour autant son naturel belliqueux reprit lui aussi le dessus et il s'avisa alors que sa position derrière les lignes ennemies pouvait se révéler un atout de taille dans le conflit. Recherchant au fond de lui dans l'interprétation des mouvements alentours une raison de se venger de l'intrusion dont il avait été victime, de la mort présumée de Nuñez et tant d'autres atrocités commises, il réalisa que son désir n'était plus de fuir mais bien de profiter de sa situation pour faire un maximum de dégâts.

Inspirant un grand coup, il releva le cran de sûreté de son fusil et initialisa ses mini-canons fixés aux épaules de son exosquelette avant de redresser sa machine, toisant ses adversaires du haut de ses quatre mètres de métal. Alors à l'abri de son bouclier magnétique dont il opacifia le champ, il chercha dans les mouvements de troupes, chars et dépôts de munitions une cible qui ferait l'affaire pour entamer son jubilé de départ.

***

Sur le pont de commandement du Pornev Akdov regardait l'écran de communication dont la vidéo venait d'être remplacée par de la neige. Sans en détacher son regard il prit un ton qu'il voulait des plus assurés :

_ Restaurez la connexion. Informez nos nevs d'un changement d'orientation tactique imminent.

Mais la demi-douzaine d'opérateurs présents semblait prise d'une angoisse frénétique, gesticulant sur leurs sièges et pianotant sur leurs claviers dans l'espoir de rétablir leurs communications. En retrait Eliz se pinçait l'arrête du nez tout en se relevant avec peine. Elle s'avança alors lentement vers le Général et allait prendre la parole lorsqu'elle fut interrompue par un officier :

_ Mon Général, les communications sont brouillées ! Nous n'avons plus de contact avec nos Pornevs ni même avec les nevs ! La radio et les communications satellites sont perturbées.

_ D'où viennent ces…

Akdov se retourna et se tu en apercevant alors Eliz non loin de lui affichant un air des plus effrayés.

_ Que se passe-t-il ? Qui contrôle l'exosquelette ?!

Son interlocutrice ne savait que répondre, l'air perturbée et ayant des difficultés à garder l'esprit clair pour formuler ses inquiétudes. Mais le Général n'attendit pas d'avoir une réponse pour se précipiter vers la baie vitrée d'où il put apercevoir en contrebas le militaire eurasiatique se préparer à combattre. Il n'écoutait plus les opérateurs dans son dos, affolés, qui énuméraient chaque souci lié à la perte de communications. C'était une véritable bombe qu'ils avaient volé à leur adversaire et apporté dans leur camp. Celle-ci était à présent armée et ils ne pouvaient plus la diriger !

Akdov ne cru pas à la coïncidence et compris que la perturbation des signaux d'information avait de grandes chances de provenir de l'exosquelette, quand bien même il ne cernait pas le lien avec les difficultés d'Eliz. Et Plattner qui s'apprêtait à quitter les lieux avec le troisième Pornev sans que le Général ne puisse y faire quoique ce soit, ne pouvant communiquer avec ses troupes ! Il se retourna alors, réfléchissant aux options se proposant à eux afin de se débarrasser de l'adversaire incontrôlable.

_ Armez le canon Dô-Lô ! ordonna-t-il sèchement à son auditoire en criant pour couvrir leurs jérémiades.

Ses opérateurs se turent et tandis que certains s'activaient toujours autant, n'étant pas concernés par l'ordre. Les officiers intéressés prirent un air hébété.

_ Mais, mon Général, nous ne pouvons valider la position d'une cible sans le quadrillage des nevs or celles-ci…

_ Je le sais ! beugla son supérieur. La cible est sous nos pieds ! Utilisez les caméras extérieures du bâtiment pour trianguler la position de l'exosquelette, ce devrait être un jeu d'enfant, trancha-t-il.

Alors que l'officier allait répondre, une proche explosion fit légèrement vibrer le Pornev dans lequel ils se trouvaient tous. Akdov n'eut pas besoin d'aller contempler le désastre de ses propres yeux pour savoir que le militaire eurasiatique dans son unité mécanique avait mis à profit son emplacement pour détruire un stock de munitions.

_ Qu'est ce que vous attendez ?! hurla-t-il. Que je descende l'un d'entre vous pour vous motiver ?!!

Le Général était blanc de rage, étreignant son ceinturon là où aurait pu se trouver une arme de poing. Tandis que ses officiers se mettaient enfin à l'œuvre et qu'une seconde explosion retentissait plus loin, il songea à la chance qu'ils avaient qu'il ne soit pas armé, sans quoi il aurait volontiers mis ses menaces à exécution.

Détruire l'exosquelette, récupérer les communications, empêcher Plattner de quitter les lieux, reprendre le contrôle de la situation. Ainsi Akdov se résumait-il les mesures à prendre de suite tandis que ses officiers contrôlaient le processus d'armement du canon Dô-Lô. Eliz s'était retournée dans un coin, se tenant la tête entre les mains semblant essayer de reprendre contrôle de l'exosquelette… en vain.

Le Général pestait intérieurement : si l'Eurasie avait fait preuve d'innovation par la création de cette unité mécanique et avait eu l'espace d'un moment un avantage tactique non négligeable, il s'était rasséréné quand l'Hôs travaillant sous ses ordres avait renversé la balance. A présent il comprenait que son ennemi avait aussi pris connaissance et prévu, Dieu seul savait comment, l'existence de cet atout psychique.

Il fut interrompu dans ses pensées, une troisième explosion puis une quatrième retentit, un peu plus loin cette fois ci. Regardant à travers la baie vitrée il vit l'ampleur des dégâts sous leur bâtiment : la place grouillait de soldats du Nouveau-Monde courrant en tous sens et tirant vers la droite de leur position. Plus loin l'exosquelette semblait faire fi de cette résistance, les projectiles ricochant contre ce qu'il semblait être un bouclier magnétique.

Il ne manquait plus que ça !

_ Où en êtes-vous ?! cracha le Général en observant leur adversaire détruire un blindé qui s'approchait de la zone.

_ Nous sommes pratiquement prêts, mon Général, seulement le verrouillage de la ci…

_ Je me fous de vos excuses ! hurla-t-il en se tournant, tirez dès que le canon est chargé !

_ B-bien, répondit l'opérateur sous pression.

Quelques secondes plus tard, alors que l'exosquelette se rapprochait de leur Pornev pour se couvrir de quelques nevs qui avaient repéré le problème et l'attaquaient, un officier annonça victorieusement :

_ Canon chargé !

_ Cible verrouillée dans 3 secondes, compléta son collègue. 2, 1… paré pour faire feu !

_ Réduction du bouclier au minimum acceptable : fenêtre de tir disponible.

Akdov ne pouvant se permettre d'avoir à répondre à une hypothétique demande de confirmation ordonna alors résolument :

_ Feu continu !

***

Au sol Emmerson riait à gorge déployée à l'abri derrière son bouclier magnétique devant les tentatives infructueuses de ses adversaires pour le neutraliser. Là était la vraie valeur des exosquelettes : derrière les lignes ennemies ils faisaient des ravages. La place s'était vidée à grande vitesse de ses troupes et seuls les blindés ennemis osaient s'approcher de l'unité ravageuse. Pour autant Emmerson ne s'en faisait pas, s'il bougeait régulièrement il pouvait éviter d'être pris pour cible de leurs obus tout en contre attaquant par des tirs fatals de projectiles d'uranium.

Il remarqua alors un effet évanescent sur le Pornev le surplombant, les rayons du soleil semblèrent iriser le long du bâtiment du Nouveau-Monde et pendant une seconde il aperçut ce qui aurait pu être un arc-en-ciel en parcourant la coque. Le bouclier venait d'être légèrement abaissé. C'était là une occasion pour lui de tenter de détruire le bâtiment en question. Il vérifia alors qu'aucun blindé ennemi ne le tiendrait en joue le temps de viser le Pornev.

Puis il comprit son erreur.

Pourquoi son adversaire baisserait-il son bouclier… sinon pour avoir l'énergie nécessaire et obtenir une fenêtre de tir à travers ? Déjà le canon Dô-Lô ventral situé à une cinquantaine de mètres de sa position le visait. Fixant son salut, Emmerson sut qu'il ne pourrait échapper à son rayon d'action létale. En moins d'une seconde, plusieurs sentiments s'entrechoquèrent alors dans son esprit, mêlant peur de mourir, déception de n'avoir put profiter de sa situation plus longuement pour blesser gravement leur ennemi, désespoir de ne pouvoir y échapper et rage de perdre. Etaient-ce des sentiments réels ou simplement des idées émergeantes, graines d'émotions ? Il n'eut le temps d'y songer que les accumulateurs à la base du canon s'illuminèrent.

Il sourit, dernière expression gravée sur son visage avant que le faisceau dévastateur du Dô-Lô ne l'emporte, l'enveloppant d'un diamètre d'action d'une vingtaine de mètres. Le bouclier de l'exosquelette tint une ou deux secondes, nul ne put le dire, avant de ne pouvoir réfréner plus avant le tir du Pornev. L'unité mécanique se disloqua sous le choc soudain tandis que son pilote était désintégré sur le champ. Le rayon atteint finalement ce qui avait fait sourire Emmerson avant de mourir : la pile atomique alimentant l'exosquelette par fission nucléaire.

Un bref éclair illumina alors la place et les immeubles l'entourant. Puis se forma une boule de gaz incandescents qui grossit brusquement générant un rayonnement thermique enflammant les bâtiments alentours et le Pornev se tenant au dessus du point d'ignition. Dans le même temps une forte émission de rayons X grilla tout équipement électrique et électronique actif dans un rayon de plusieurs kilomètres réduisant et pulvérisant les boucliers des Pornevs ainsi que le système de navigation de ses nevs, qui tombèrent en vrille s'écraser vers la surface la plus proche. Les installations informatiques des deux camps rendirent l'âme en même temps que les batteries anti-aériennes eurasiatiques.

La boule de feu se dilata rapidement générant une onde de choc qui souffla tout élément fragile dans son champ d'action, pulvérisant les immeubles adjacents, propulsant de toutes parts les militaires se tenant alentours et repoussant violement les blindés stationnés à proximité, avant d'atteindre en quelques millisecondes les deux autres Pornevs. Ceux-ci furent poussés tels des ballons de baudruche par le vent, le bâtiment de Plattner reculant malgré lui vers le sud quand celui d'Hummel dévia inexorablement vers la rive nord du Yangtze, survolant le lac de retenue du barrage en perdant de l'altitude et ne pouvant plus naviguer. Il s'écrasa finalement sous la poussée de la déflagration dans les premiers immeubles du camp eurasiatique, abattant leur structure dans la collision. Pendant ce temps la boule de feu s'éleva rapidement par convection et transperça au passage tel une feuille de papier le Pornev d'Akdov chassé vers le ciel, avant de prendre la forme du tant redouté champignon nucléaire culminant à quelques kilomètres d'altitude.

La puissance de l'explosion s'apaisa et le vent se leva en remontant la colonne de fumée.

Les immeubles percutés par le Pornev d'Hummel sur la rive nord s'effondraient encore, tels des dominos, coupant la route du barrage plus à l'est, tandis que d'autres dans le camp du Nouveau-Monde terminaient de se consumer dans l'incendie généré par le flash thermique. Le vaisseau de Plattner s'était écrasé dans une vallée plus au sud quand celui d'Akdov s'était complètement volatilisé, ses milliers débris soufflés vers la stratosphère par le champignon atomique.

La fumée balayée par l'air remplissant le vide créé par l'explosion, le lieu où se trouvait précédemment l'exosquelette apparu transformé en cratère d'une dizaine de mètres de profondeur. Il semblait que rien dans le champ d'action de la boule de feu disparue ne s'y était jamais tenu, le sol vitrifié et dégagé de tous les équipements blindés à présent encastrés sous les décombres d'immeubles, reflétait les rayons diffus du soleil perçant difficilement le nuage de poussières.

Pour autant l'unité mécanique eurasiatique n'était pas équipé d'un gros cœur fissible et les dégâts conséquents n'étaient visibles qu'au point zéro et sur les rares bâtiments plus éloignés donnant sur le point d'origine. Ainsi sur la tranche haute du barrage une vingtaine de blindés avaient été poussés et projetés dans le lac de retenue ou à bas dans la vallée du déversoir, quand d'autres étaient simplement entassés vers la rive nord.

Sur celle-ci l'onde de choc avait été amortie par les multiples rues et boulevards bien que les hommes présents aient été plaqués au sol ou tués par les débris propulsés. Les combats y avaient stoppé et les rescapés courraient tant bien que mal vers leurs casernes s'y équiper en combinaisons anti-radiations, récemment utilisées pour se protéger du biod.

Près des batteries anti-aériennes Tetsuo releva son exosquelette et jeta un œil à la ronde, repérant un mouvement identique au loin, lui apprenant que Nuñez en faisait autant. Celle-ci avait rejoint les combats en descendant l'à-pic montagneux pour contrer l'avancée ennemie en surprenant leurs adversaires quelques minutes avant l'explosion. Leurs unités mécaniques étant conçues pour fonctionner malgré une perte complète de leur composante électronique, ils purent se déplacer et avancer pour reprendre la défense…

Quelle défense ? songea Tetsuo encore abasourdi par l'événement.

Il n'entendait plus rien, ses oreilles se remettant difficilement du barotraumatisme et il ne pouvait que juger hagard de la situation : autour de lui les militaires qui bougeaient encore étaient indistinguables, couverts de poussière et de débris, empêchant de discerner l'ami de l'ennemi. Une nouvelle menace avait fait son apparition : au loin le champignon de fumée garantissait l'arrivée rapide de pluies noires radioactives.

Plus d'attaquants, plus de défenseurs, plus de batteries anti-aériennes à défendre… le combat était terminé. A Sandoping, les deux camps étaient vaincus.


Golfe de Siam

Le Lieutenant Svetlan était un pilote de Pornev émérite. Il le savait, ses confrères le savaient et malheureusement pour lui ses supérieurs aussi. Paradoxalement être le meilleur pilote de ces bâtiments de guerre aéroportés l'empêchait de gravir les échelons. Un élément de sa trempe était destiné à rester à sa position jusqu'à ce que ses compétences soient remises en cause par son âge ou toute perte de capacité. Ses faits d'armes l'honoraient autant qu'ils limitaient sa carrière. Sa nomination en tant que formateur des autres pilotes de Pornev aurait pu déboucher sur un avenir intéressant, mais ses élèves étaient Lieutenant Général, donc plus gradés, alors moins enclins à prendre en compte ses remarques voire même motivés multiplier les manoeuvres pour lui mettre des bâtons dans les roues. Ses égaux penchaient entre jalousie de ses capacités et rapprochement des plus hauts gradés pour se ménager une place, si ce n'était les deux.

Le seul élève Lieutenant qui avait démontré des capacités de pilotage prometteuses avait été descendu par les canons anti-aériens de Montréal lorsque le Général Akdov leur avait ordonné d'attaquer la ville. Au fond de lui, Svetlan était certain que les ordres donnés pendant l'assaut par les supérieurs de son élève, avaient mené à sa perte. Il avait relu les comptes-rendus suite à la fuite d'agents du CRIJ vers le Groenland, et le flou entourant la raison pour laquelle son Pornev n'avait pas levé son bouclier lui donnait l'intime conviction d'un sabotage des communications, évinçant l'élève prodigieux du circuit de commandement l'empêchant de se protéger.

A présent que le Nouveau-Monde était entré en conflit avec l'Eurasie Svetlan prenait un plaisir non dissimulé à voir ses Généraux rencontrer maintes difficultés dans la manœuvre de leurs bâtiments. Il avait même poussé le vice à s'entourer des éléments compétents qui avaient contribué à ses titres honorifiques en assujettissant leurs dossiers de remarques sur leur comportement, poussant ses gradés et collègues pilotes à les lui attribuer en espérant le défavoriser. Jouer de la surprise et de la colère lors de l'annonce avait été un jeu d'enfant, tant il savait manipuler ces pseudos stratèges.

A présent proche des côtes de Thaïlande, il survolait la mer de Chine du Sud aux côtés des Pornevs sous le commandement de ces mêmes élèves plus hauts gradés. Les six Pornevs suivaient sur leurs écran l'avancement d'une attaque par voie terrestre du Nouveau-Monde depuis Jakarta et qui avait à présent passé l'ancienne frontière sud Thaïlandaise et atteignait la province de Pattani. Le regroupement des troupes adverses autour des refuges souterrains ou d'autres points clés de la région avait fortement contribué à l'avancée sans encombre du Nouveau-Monde. Il était probable que l'Eurasie ait revue ses déploiements différemment suite à l'attentat sur la population civile aux abris de Sandoping.

Le district de Panare dans cette région englobait une portion de côte concave donnant sur la mer de Chine du Sud. Bien que leur cible actuelle ne semblait pas avoir de valeur tactique, Svetlan en attendait impatiemment le dénouement afin de s'introduire plus lourdement chez son opposant. Les troupes au sol ne mirent pas longtemps à prendre possession des lieux et à pirater des tourelles de défense qu'elles dirigèrent vers leurs congénères avant d'activer leurs tirs manuellement, rasant les défenses côtières proches avec efficacité. Une heure plus tard une dizaine de kilomètres de côte était déjà dépourvue de canons de défense, offrant un étroit couloir aux Pornevs pour pénétrer sur le territoire Thaïlandais. Panare se situait quatre cent kilomètres au sud de Phuket, où était installé le générateur du bouclier. Il faudrait alors que les Pornevs remontent la ville au nord est pour assaillir le point d'orgue eurasiatique et nottamment le générateur du bouclier.

_ Lieutenant, nous avons ordre d'avancer dans la brèche pour tenter une première incursion.

Sur le pont de commandement Svetlan se retourna et s'approcha de l'opératrice en question.

_ Quel est le message exact ?

_ Je cite : "Merci de faire preuve de l'ingéniosité et de la compétence qui vous caractérisent pour opérer une incursion dans la brèche eurasiatique. Je ne doute pas que votre habilité saura déjouer les défenses ennemies. Salutations. Lieutenant Général Doyonisk."

Svetlan sourit. Ainsi ils souhaitaient aussi se séparer de lui et s'appuyaient sur ses faits d'armes honorifiques pour le pousser vers la mort. Car il n'en était pas autrement… de leur point de vue. La côte avait beau être déserte de tourelles sur une dizaine de kilomètres, les canons anti-aériens situés plus au nord et les rares restants au sud ne manqueraient pas pour autant de tirer des salves à son approche. L'ouverture n'était pas assez grande pour une arrivée ordinaire et les commandants des Pornevs se tenant à ses côtés le savaient. Si la brèche avait été faite à Panare c'était essentiellement de part sa côte concave, réduisant la portion de défenses à neutraliser afin de sécuriser un peu plus la venue des bâtiments aéroportés plus lourds.

Mais Svetlan n'était pas dupe et s'il réussissait à passer et à survoler la province de Pattani, il n'en serait pas moins à la merci de l'autre ligne de défense, sur la côte ouest Thaïlandaise. En effet, bien que plus étendu qu'ailleurs, cette portion de terre n'en était pas plus large qu'une centaine de kilomètres, cent cinquante tout au plus. De même lors de sa remontée vers le nord le territoire ne constituerait qu'un mince bras de même envergure où il serait alors assailli sur chaque flanc par les batteries de défense. A l'approche de Phuket, la marine eurasiatique stationnée dans le golfe du Bengale ne manquerait pas elle non plus de le pilonner.

Telle était la vision à première vue de la situation et, Svetlan le savait, la seule à laquelle se cantonnaient ses compatriotes gradés. Ils avaient donné un ordre, s'appuyaient sur ses compétences et il ne pouvait refuser d'obtempérer sans qu'ils n'y voient une opportunité de fouler du pied sa notoriété, avant bien sûr de le sommer à obéir.

Il observa un sommet montagneux solitaire où la brèche avait été ouverte, environnée de plaines recouvertes par la ville. Il ne le voyait pas à proprement parler depuis sa position, mais le HUD[1] affichait les informations par schémas filaires en surimpression du panorama qu'offrait la baie vitrée. Vu de sa position, il devrait passer à droite du mont, au nord; celui-ci lui prêterait une protection rudimentaire sur le flanc gauche avant de survoler le pays.

Il sourit un peu plus, il était de temps de mettre en œuvre une tactique qu'il avait souvent imaginée avec son élève, maintenant disparu au combat, et qu'il lui tardait de tester. Il se tourna alors vers ses opérateurs et donna ses ordres, la voix légèrement vibrante d'émotion. Ses subordonnés savaient que ce n'était pas le reflet de la peur mais plutôt de l'excitation qu'il leur communiquait. Ils surent qu'ils allaient à nouveau tenter une manœuvre délicate :

_ Montez à quatre cent cinquante pieds, parez les nevs à sortir et chargez le canon Dô-Lô.

Le Pornev se détacha de ses compères et s'éleva dans les airs avant de stationner à cent cinquante mètres au dessus du niveau de la mer. Quelques minutes plus tard il sembla osciller puis pencher de l'avant tout en chutant. Les moteurs s'activèrent ajoutant à la gravité pour propulser le bâtiment sur courte distance à la vitesse nécessaire. D'un subtil jeu de répartition du bouclier influençant la résistance à l'air de sa coque, le Pornev accéléra vers la côte, dépassant sa vélocité usuelle. Avant d'entrer dans le champ d'action des tourelles de défenses encore actives plus loin, la soute du Pornev s'ouvrit et relâcha la vingtaine de nevs qu'il charriait en son sein. Celles-ci constituèrent une large trainée dans le sillage de leur vaisseau mère, agrandissant considérablement la taille de celui-ci sur les radars utilisés par les tourelles de défenses.

Sur le pont de commandement, Svetlan sourit lorsque les canons eurasiatiques tirèrent leurs salves vers ce qui leur apparaissait comme la partie proéminente du vaisseau adverse en approche. La formation des nevs était assez espacée pour doubler le flanc du Pornev dans son sillage et pourtant assez réduite pour que les tourelles de défense ne conçoivent ces entités qu'en un seul et même amas. Pendant la trentaine de secondes nécessaire au Pornev pour atteindre la côte, le feu nourri des canons ne fit que transpercer la coque fantôme générée par le brouillard de vaisseaux légers.

Venait la seconde étape, quelque peu délicate : Svetlan coordonna l'action de ses opérateurs, bien que ceux-ci sachent en grande partie ce qu'il attendait d'eux. Le Pornev approchait à une vitesse vertigineuse des rivages et se trouvait à présent à une dizaine de mètres au plus au dessus du niveau de la mer. En face, à travers la vitre du pont de commandement, la ville approchait rapidement et plus particulièrement un large boulevard donnant sur la marina de Panare.

_ Feu ! tonna le Lieutenant.

Le canon Dô-Lô situé sous l'éponte du vaisseau libéra un flot d'énergie qui remonta instantanément le boulevard balayant au passage tout véhicule, arbre ou édifice dépassant un tant soit peu du sol, faisant place nette au Pornev qui déboucha en trombe dans la ville sous le couvert des immeubles longeant l'avenue, suivi de ses nevs qui entreprirent de remonter les rues adjacentes et décimant toute présence hostile.

Le rayon du Dô-Lô avait déjà atteint les bâtiments qui quelques kilomètres plus loin faisaient obstacle à l'avancée rapide du vaisseau du Nouveau-Monde. Le temps que celui-ci ne parvienne au point d'impact, les masures n'étaient plus que blocs épars de béton. Le rayon fut coupé alors que le Pornev ralentissait son allure et utilisait la place nouvellement formée pour manœuvrer et pivoter vers le nord où se trouvait son objectif : Phuket.

Svetlan aurait aimé voir la mine déconfite de ses "camarades" généraux qui n'avaient sûrement pas manqué une miette du spectacle depuis leur vue imprenable dans la baie. Ils s'attendaient sûrement à une percée dans les règles, le Pornev survolant la cité attaquée et ses nevs pilonnant massivement tout mouvement visible afin d'établir d'une main de fer une domination rapide. Voilà qu'il leur avait prouvé possible d'utiliser leurs bâtiments de manière plus précise. Svetlan jubilait, sachant que chacun de ses supérieurs devaient intérieurement accepter sa supériorité dans ce domaine. S'il ne pouvait plus évoluer au sein de son armée, il prenait un grand plaisir dans ces moments-là à réussir des manœuvres intrépides, au prix des brimades à venir des égos de ses rivaux qu'il égratignait au passage.

 Ses nevs se regroupèrent autour du vaisseau mère et dans les rues avoisinantes alors que les troupes au sol du Nouveau-Monde, arrivées du sud et ayant ouvert la brèche propice sur le littoral, rejoignaient la couverture des appareils aéroportés. Une fois le Dô-Lô rechargé, Svetlan ordonna l'avancée de sa flotte, à couvert des canons de défense eurasiatiques, masquée par plusieurs kilomètres d'immeubles alentours, cheminant à travers les larges avenues au ras du sol, tirant quelques salves pour libérer le passage d'encombrants obstacles.

De part sa manœuvre nécessaire pour obliquer vers le nord, ils avaient perdu la vitesse initiale qui leur avait permis de limiter les tirs de défense dans le Golfe. L'ordinateur de bord estimait à présent l'arrivée sur objectif dans une poignée d'heures, fonction de la résistance qu'ils rencontreraient probablement lorsque la défense au sol eurasiatique serait réorganisée. Charge à ses congénères du Nouveau-Monde de participer eux-aussi à la débâcle générale pour leur fournir une diversion convenable.

***

_ Notre base de donnée des signatures aériennes hostiles est mise à jour. Vous avez le champ libre, annonça le Général Shinawatra.

_ Bonne nouvelle. Nous attendons l'acquisition de la cible à présent, répondit laconiquement Naïa.

_ Notre drone se repositionne pour marquer un Pornev qui s'approche de la marina de Panare. Celui-ci tente de suivre le premier qui remonte actuellement la cité vers Phuket, mais semble moins adroit dans sa manœuvre et essuie les tirs de nos tourelles.

Sans réponse de son interlocutrice le Général reprit comme pour justifier la cible :

_ Nos tourelles l'ennuient mais elles sont trop loin pour obtenir un effet conséquent.

_ Général, nos appareils sont étudiés pour le vol spatial ou orbital. Nous n'avons pas de soft de cartographie et devons donc obtenir le signal GPS de la cible marquée par votre drone pour nous repérer.

_ Je comprends.

Naïa n'avait aucune envie de discuter avec le Général. Plus vite la mission serait remplie et le Golfe du Bengale sécurisé par le bouclier, plus vite elle rejoindrait Tetsuo à la recherche de Noé. Jetant un œil par delà l'aile du Storm, elle observa la centaine d'intercepteurs qui se tenaient sur ses flancs sous l'orbite basse terrestre, trois cents kilomètres à l'aplomb des lieux du conflit en Thaïlande. Une sensation de puissance émanait de leur formation, tels des oiseaux de proie scrutant le sol à la recherche de leur dîner, bien qu'en l'occurrence les masses nuageuses ne leur dissimulent le territoire survolé.

Ses pensées revenaient irrémédiablement à Noé et à sa disparition des communications. Tetsuo n'avait pas non plus eu le temps, ou la possibilité, de lui rapporter l'état de la situation à Sandoping. Pour ne pas arranger les choses, l'Amiral Ethan avait fait part de l'observation d'une explosion nucléaire dans ladite région une demi-heure auparavant mais avait refusé à Naïa de se joindre aux équipes envoyées en secours.

Ainsi elle rongeait son frein, fixant impatiemment son écran en attente des coordonnées de la cible dans la région de Pattani. Elle se résolu à parler au Général en poste dans les lieux pour s'occuper l'esprit.

_ Qu'en est-il de la réparation du générateur ?

Quelques secondes passèrent avant qu'il ne réponde, vaquant sûrement à ses opérations :

_ Nos ingénieurs y travaillent depuis une heure à présent et plus ils avancent, plus ils rencontrent de corrections à effectuer.

_ Un ordre d'idée du délai nécessaire ?

_ Il faudra bien que le délai que vous nous obtiendrez suffise, répartit le militaire brièvement.

A son ton Naïa compris qu'il avait sûrement mieux à faire que lui parler. Nouveau coup d'œil sur l'aile. Nouvelles pensées pour Sandoping. Noé. Elle se prit à passer en revue intérieurement les pilotes sous ses ordres, se demandant à qui elle pourrait bien déléguer la coordination de la défense du Golfe de Siam. Ce faisant elle pourrait déserter vers Sandoping afin, peut-être, d'y être utile.

Son écran accusa réception de coordonnées de géo-localisation. Enfin ? Au temps pour ses plans sur la comète. Elle soupira en dispatchant l'information à un tiers des unités mobilisées et leur fournissant les trajectoires à respecter qu'elle avait soigneusement préparées lors de simulations avant leur départ. Une trentaine d'intercepteurs devrait suffire pour mettre au tapis un Pornev au bouclier levé. Une seconde vague se chargerait de la seconde cible tandis que la première dégagerait les lieux.

Sans attendre elle lança implicitement l'attaque en piquant vers les nuages, suivie quelques secondes plus tard par trois dizaines d'intercepteurs qui quittèrent l'orbite basse vers l'atmosphère terrestre. Vers l'Asie, la Thaïlande, la région de Pattani et plus particulièrement la côte ouest de Panare.

***

Le calme régnait dans le dense brouillard de la masse nuageuse parmi laquelle évoluait le Storm. Naïa prit le temps de respirer calmement pour se préparer à ce qui allait suivre dans quelques minutes. En descente aveugle à pic à travers les cumulus couvrant l'Asie du sud, elle savait qu'elle ne pouvait se fier qu'à son ordinateur de bord qui lui indiquait la distance restante avant la manœuvre de dégagement à effectuer pour éviter l'impact dans le Golfe de Siam. Cent-cinquante kilomètres. Elle réduisit sa vitesse en déployant progressivement ses aérofreins : le Storm était bien plus lourd que les intercepteurs qui l'accompagnaient et s'il filait aussi vite, tombant comme une pierre, il risquait surtout de ne pas avoir une marge de manœuvre suffisante pour tirer sur le Pornev ciblé et quitter les lieux sans continuer tout droit pour s'écraser lamentablement dans la mer de Chine du Sud.

Naïa était seule au poste de commandes, solitaire dans son vaisseau, mais conservait un visage de marbre contenant ses émotions, comme si quelque passager pouvait survenir inopinément dans le cockpit pour surprendre son stress. Elle n'en menait pas large. Le Storm était puissant et lourdement armé… pour des manœuvres en apesanteur, moins pour ce genre de combat contre la gravité.

Cent kilomètres. Elle sortit des nuages mais ne pouvait toujours pas voir sa cible, une autre couche de perturbations atmosphériques l'attendant plus bas. Mach 1. Autrement dit rien, comparé à la précédente performance de son vaisseau lors de la fuite de Montréal. Seule la trajectoire tendait à l'inquiéter. Elle répéta mentalement les commandes à effectuer. Impact moins dix kilomètres : déployer les charges explosives. Impact moins neuf : ralentir le Storm. Impact moins deux : cambrer l'appareil, dégager la zone. Le temps entre le ralentissement et la cambrure permettait aux tirs de la flotte de dépasser tous les appareils avec une distance de sécurité puis d'éviter un appui trop important des ailes sur l'air, au risque de les briser, avant de prendre l'angle nécessaire à leur fuite.

Cinquante kilomètres. Naïa respira à nouveau profondément. Tirer dès cette altitude ferait immanquablement manquer leur objectif, le Pornev en mouvement ne se situerait plus dans la zone de probabilité que calculait l'ordinateur de bord. Il fallait attendre.

Quarante kilomètres. Les nuages, à nouveau. Aucune indication disponible sur leur épaisseur. Dans cette région de la planète le climat était soumis aux courants marins et à de fortes contraintes de température fluctuant depuis le sud de la Chine. Le tir serait à l'aveugle, à présent elle n'en doutait plus. Elle espérait juste que la manœuvre qui suivrait ne le serait pas.

Vingt-cinq kilomètres. Elle réduisit quelque peu sa vitesse, histoire de ne pas distancer ses camarades de la flotte derrière elle. Ils devaient aussi angoisser, sinon plus. Premier combat en atmosphère pour la majorité d'entre eux… avec des appareils étudiés pour l'espace et moins de résistance au vol !

Le bouclier du Storm crépita soudainement : des tirs de nevs provenant du sol ! Leur attaque avait été détectée par les radars des Pornevs et à présent ils croisaient leurs projectiles, volant à travers les balles des rafales venant à leur encontre. Quinze kilomètres. Naïa ne tint plus. Et puis merde !

Elle diffusa à ses suiveurs l'ordre de faire feu de leurs charges en même temps qu'elle validait la commande sur son ordinateur de bord. Ce dernier ajusta la cible marquée au laser par le drone eurasiatique puis fit feu. Une demi-douzaine de missiles quittèrent les chambres de tir des intercepteurs quand le Storm cracha lui aussi une partie de ses munitions en direction du Pornev croisant vers la côte de Thaïlande.

Puis la flotte déclencha ses aérofreins complètement et attendit d'atteindre une vitesse de sécurité pour dégager le périmètre. Les missiles tirés disparurent dans les nuages mais leur vitesse se réduisit quelque peu dû à la résistance de l'air, n'étant pas non plus conçus pour une croisière dans l'atmosphère terrestre.

Sept kilomètres et la vitesse de la flotte était toujours trop importante pour des manœuvres de désengagement. Les missiles n'allaient pas tarder à toucher leur cible, au vu du suivi effectué par les tableaux de bord, tout pendant que les tirs depuis le sol s'intensifiaient. Certains pilotes effectuaient des vrilles en à pic pour diminuer la probabilité de prendre des balles potentiellement meurtrières.

_ Arrêtez-ça de suite ! rugit Naïa dans sa radio à leur attention. Cela ne fait que réduire votre résistance à l'air et vous fait perdre de la distance de freinage !

Quelques secondes plus tard les nuages disparurent et s'offrit à la flotte le décor du Golfe de Siam. Naïa eut le temps d'apercevoir sur sa gauche, à l'est, les quatre Pornevs restant en attente, alors qu'à droite, à l'ouest, des panaches de fumée quittaient la ville en feu là où le bâtiment de guerre était passé et continuait à progresser dans les lignes eurasiatiques. Puis la scène s'éclaira brusquement lorsque leurs charges tirées précédemment percutèrent la cible de multiples parts sous leurs pieds, masquant partiellement la nuée de nevs l'entourant et tirant à leur encontre ou tentant de quitter les lieux.

Naïa eu un geste réflexe de se couvrir les yeux à la vue de ces panaches de feu montant vers sa position. Non ! C'était elle qui filait à leur encontre ! Sans vérifier si elle avait atteint sa vitesse de libération elle cambra le manche du Storm tout en virant légèrement sur l'aile. Le Pornev ennemi croulait sous les explosions de missiles et s'approchait dangereusement du niveau de la mer comme sous le poids d'une charge trop lourde, détonations après détonations. Son bouclier lâcha au moment où Naïa passait au plus proche de sa position. Les charges suivantes percèrent la coque du bâtiment de guerre avant que le souffle de son explosion finale ne déstabilise le Storm dans sa longue manœuvre de décrochage.

Celui-ci vrilla plus que de nécessaire et commença à piquer vers la ville, au nord, dans un angle dangereux, contrairement à la courbe originale sensée faire passer plus tranquillement Naïa au sud. La trajectoire serait serrée mais elle savait que ça passerait. Jetant un œil rapide sur son aile droite elle aperçut sa flotte d'intercepteur réussir elle aussi les diverses manœuvres de dégagement préparées dans leurs ordinateurs de bord. Presque tous. Certains de ses camarades avaient été fatalement touchés, avaient percuté des nevs ennemies dans leur course quand d'autres avaient perdu pour une raison inconnue le contrôle de leur appareil et filaient s'écraser dans la houle de la Mer de Chine.

L'épave du Pornev s'écrasa sur la côte de Panare, à l'embouchure du boulevard emprunté quelques temps plus tôt par son congénère, et le rideau de fumée se dégageant de la combustion de ses restes bloquait pour un moment toute possibilité à ses compères de reproduire la percée voulue dans les lignes eurasiatiques. Naïa pilota une légère remontée du Storm, passant à quelques kilomètres de l'intrus remontant la ville et décimant les rues sous couvert des immeubles. Cette cible devait être laissée à l'armée de sol Eurasiatique, les frappes aériennes risquant plus de créer des dommages collatéraux qu'un réel barrage.

Elle continua vers un point de réunion convenu à l'avance avec le reste des intercepteurs. L'effet de surprise passé, il leur fallait à présent s'attaquer aux Pornevs restants.

***

Le lieutenant Svetlan, était véritablement un bon élément. Un pilote de Pornev émérite. Mais seul.

L'ouverture d'un passage dans le bras de terre Thaïlandais se déroulait plutôt bien. Quelques échauffourées des défenseurs avaient légèrement ralenti son avancée mais compte tenu de la position du bâtiment de guerre solitaire au milieu des lignes ennemies la performance était notable.

Une percée en territoire hostile se devait d'être suivie par les troupes de soutien et d'occupation. En l'occurrence le seul Pornev ayant tenté de suivre ses traces avait été fortement ralenti dans sa manœuvre par les tirs de tourelles de défense, puis abattu par une pluie agressive d'intercepteurs.

A présent les bâtiments restants stationnaient au centre du Golfe de Siam, s'apprêtant à utiliser une technique d'attaque en excavateur. Un Pornev central concentrerait son tir de Dô-Lô sur les côtes, détruisant une à une les tourelles défensives, tandis que les trois autres tourneraient lentement autour de lui selon son axe de tir. La portée effective du Dô-Lô étant étudiée pour des boucliers de villes, il ne pouvait obtenir l'effet souhaité qu'en s'approchant suffisamment de sa cible. Leurs essaims de nevs déployés en un nuage intercepteraient alors les tirs défensifs par des charges de moyen calibre.

Les bâtiments avancèrent effectivement vers la côte tandis que les nevs se mettaient en formation chaotique à l'œil néophyte et pourtant réglée à la minutie par le réseau de leurs ordinateurs de bord. Svetlan observant d'un œil l'action autour de lui qui suivait son cours, scrutait l'écran de contrôle lui indiquant les positions de ses Généraux en approche.

Il s'écrasa la main sur le visage. Il était un bon pilote mais seul dans sa catégorie. Aucun des autres Lieutenants-Généraux et Généraux alliés n’avait fait le lien entre l'attaque des intercepteurs et le fait qu'ils étaient sensés être à la botte de l'Amiral Oïc de la CITL ou, au pire, celle du Général Akdov.

La seule explication plausible à ce retournement de situation était que la flotte de l'Amiral Ethan pouvait se permettre de laisser la station spatiale entre ses intercepteurs et sa base de commandement, sur la Lune. Aïo était probablement tombée ou détruite auquel cas l'attaque du Nouveau-Monde sur l'Eurasie par des Pornevs relevait du suicide, la CITL ayant originellement utilisé sa flotte comme une force de dissuasion, maîtrisant l'espace aérien terrestre grâce à des appuis possibles en peu de temps en chaque coin du globe. S'il fallait encore une preuve de la puissance d'une telle flotte, celle-ci se consumait à présent dans l'embouchure du boulevard donnant sur la côte de Panare, bloquant tout renfort possible.

En présence de la flotte spatiale, la stratégie d'Oïc ou Akdov aurait été de se regrouper autour du point névralgique central eurasiatique : Sandoping. L'absence d'un tel ordre et la présence des intercepteurs dans le Golfe de Siam plutôt qu'au point stratégique de leur défense sema plus que le doute dans l'esprit de Svetlan.

_ Passez-moi le Général Akdov, ordonna-t-il à une technicienne.

Les Pornevs dans la baie avaient déjà détruit une demi-douzaine de tourelles de défense en remontant la côte de Panare vers le nord et pourraient en moins d'une heure s'approcher de l'emplacement de Svetlan. L'opération avançait non sans pertes, l'attaque du mur de tourelles défensives exposait à de trop nombreux tirs et les nevs ne pouvaient tous les contenir.

Si les premiers passant au travers l'essaim ne faisaient que toucher les boucliers des bâtiments maîtres, certains éclats et autres explosions suggéraient la destruction de plusieurs nevs a minima. La formation en excavateur pivota légèrement afin de survoler la côte elle-même vers le nord, limitant le nombre de tirs défensifs, ne faisant face qu'au champ d'action de cinq ou six tourelles alignées à la fois.

_ Je n'arrive pas à le joindre, mon Lieutenant, rapporta l'opératrice tirant Svetlan de ses observations. Le relais de l'état major ne semble pas non plus répondre, ajouta-t-elle nerveusement.

Ainsi même Oïc était injoignable… Svetlan pensa en faire part à ses Généraux qui progressaient mieux à présent le long de la côte bien que perdant toujours des nevs. Puis le doute se transforma en certitude lorsque le radar de son Pornev signala une dizaine de formations d'intercepteurs spatiaux s'approchant de leur position. Les techniciens s'agitèrent tandis que Svetlan comptait mentalement le total des attaquants en approche.

Une centaine environ.

Soit presque toute la flotte spatiale existante et en état de fonctionnement. Toutes leurs forces dans le Golfe de Siam, Sandoping n'était donc plus un souci pour l'Eurasie. Akdov et Oïc absents du commandement, le Nouveau-Monde risquait de perdre dans cette bataille une grosse partie de leur force d'attaque.

Svetlan réalisa alors qu'il ne donnait pas cher de leur peau.

Il se sentait maintenant très seul derrière les lignes ennemies.

***

Naïa fulminait aux commandes du Storm, tentant d'évacuer l'espace de combat autour des Pornevs toujours en activité. Dans une zone de deux kilomètres de diamètre, maintenant proche des côtes Thaïlandaises, s'affrontaient depuis une vingtaine de minutes à présent les intercepteurs de la CITL et les lourds bâtiments du Nouveau-Monde couverts par leurs nevs.

Les intercepteurs avaient effectué avec succès une percée dans la défense ennemie, assaillant de toutes parts les trois Pornevs. L'attaque avait eut lieu de cinq axes différents couvrant les quatre points cardinaux et la verticale de leurs adversaires. Il s'agissait alors aux intercepteurs de tirer leurs salves de calibre léger pour balayer le rideau grouillant de nevs tandis que certains ciblaient de lourdes charges explosives les Pornevs.

Le moment le plus compliqué était alors arrivé : passer à travers l'espace libre changeant entre leurs ennemis tout en esquivant leurs tirs, éviter les tirs amis puis s'écarter des explosions contenues par les boucliers des Pornevs et échapper à la zone de combat. Tous les pilotes d'intercepteurs de la CITL savaient que malgré leurs ordinateurs de bord étudiés pour des manœuvres approchantes, leur survie à une telle offensive tenait plus du lancer de dés que de tactique calculée par des processeurs aussi puissants soient-ils. Ainsi nombre d'explosions dues à des tirs ou des collisions aériennes repoussaient de leur souffle les opposants, obligeant les calculateurs embarqués à proposer une nouvelle trajectoire de sortie à leur pilote qui se révélait obsolète quelques secondes plus tard du fait de nouvelles données sur l'environnement immédiat.

Le Storm se distinguait de part son bouclier et son armement plus performant, quoique moins maniable en pratique comparé à la légèreté des intercepteurs et l'agilité des nevs. Sa puissance de feu avait ouvert à Naïa une grande brèche dans le mur de vaisseaux ennemis et avait sacrément amoché un Pornev dont le bouclier était déjà bien mis à mal par ses partenaires. Pour autant le bouclier propre au Storm avait beaucoup enduré de salves amies ou ennemies, impossible de le savoir, et la perte d'un réacteur sur son flanc ne l'aidait que peu à s'extirper de la situation. La propulsion manquante sur un bord lança son vaisseau dans un large demi-tour avant que Naïa ne puisse réguler les réacteurs restants pour un échappatoire.

Elle grinça des dents à la vue de ce qui se préparait, forcée de retraverser de part en part le champ de tir et remit en trombe ses mitrailleuses pour passer une seconde fois la zone de combats. Un des vaisseaux, de la CITL ou du Nouveau-Monde elle ne put le voir, s'écrasa dans la gueule béante du canon Dô-Lô en pleine activité, ouvrant une brèche dans le ventre du Pornev en question. Celui-ci perdit de l'altitude dans l'enchaînement d'avaries qui suivit. Le bâtiment en perdition heurta le sommet d'un de ses camarades passant sous sa position, se brisant en deux sur son bouclier et engendrant une explosion en cascade du balourd de l'armée du Nouveau-Monde, couvrant de feu et de débris son partenaire toujours protégé par son champ magnétique.

Le souffle balaya les quelques nevs et intercepteurs en cours de combat dans la région immédiate, puis propulsa le Storm vers le sol, vers la plage bordant le lac Songkhla. Alors sortie de la zone d'affrontement, Naïa compris que le combat n'avait pas tant empêché les Pornevs d'approcher la côte et de survoler les tourelles de défense fumantes de l'Eurasie. Redressant son appareil difficilement, survolant le lac et pointant vers Pukhet même, Naïa put apercevoir une salve de tir venant de face, provenant de la mer d'Andaman d'autre part du bras de terre Thaïlandais. S'éloignant précautionneusement du trajet probable des tirs d'obus elle compris que la flotte Eurasiatique stationnée à l'ouest de Pukhet avait été déplacée en prévision de ce mouvement des Pornevs.

Elle tourna le regard à sa droite, jetant un œil par dessus l'aile tribord du Storm et saisit que peu de nevs avaient survécues à leur attaque. Son ordinateur de bord répertoria d'autre part une maigre trentaine d'intercepteurs CITL survivants à l'offensive sur la centaine à l'origine. Puis de formidables explosions la firent sursauter : les salves de la flotte navale Eurasiatique avaient atteint les deux Pornevs valides, mettant à mal leurs protections magnétiques, et achevé le troisième ayant subit la collision de son partenaire déjà écrasé sur les plages de Malaisie.

Les tirs des bâtiments navals n'en finissaient pas et les deux Pornevs encore fonctionnels croulèrent sous les lourdes charges explosives. Un des boucliers céda et la déflagration s'en suivant, accompagnée des obus toujours en course vers sa position, fit basculer son congénère sur le côté, exposant son flanc moins protégé au feu nourri d'obus. Naïa eut l'image de ballons de baudruche ballottés par le vent singé par les salves de tirs ininterrompues. Le dernier bâtiment n'eut le temps de répartir correctement son bouclier magnétique pour parer l'assaut continu et ne tarda pas alors à exploser lui aussi, détruisant dans son dernier souffle quelques nevs enhardies occupées à combattre des intercepteurs tenaces.

Naïa soupira en faisant prendre au Storm une vitesse de croisière assez basse. Les forces navales Eurasiatiques avaient cessé leur bombardement d'autre part de la Thaïlande et le nuage de fumée au dessus du Golfe de Siam, seule trace laissée par les Pornevs à présent éparpillés en morceaux, se dissipait très lentement.

Elle ordonna à ses pilotes d'intercepteurs de couvrir la zone et de s'assurer d'avoir abattu toute nev restante puis de couvrir une éventuelle, mais très peu probable, nouvelle attaque du Nouveau-Monde.

Un quart d'heure plus tard elle préparait son compte rendu à la demande de l'Amiral Ethan pour un débriefing rapide dans les minutes à venir. Elle avait lancé en parallèle une étude des dégâts afin d'estimer le temps nécessaire à la réparation de son vaisseau, notamment pour compenser rapidement le réacteur manquant.

Un visage connu s'afficha alors sur son tableau de bord, sans qu'elle n'eut mot à dire pour accepter la communication :

_ Tetsuo ?!

Le visage de son partenaire du CRIJ semblait livide.

_ Comment se passe la défense de Sandoping ? Quelque chose va mal ? s'enquit-elle de suite.

_ La défense n'est plus un souci. Nous avons subit de lourdes pertes mais le Nouveau-Monde bien plus. Non Naïa, si je te contacte c'est parce que lors de la fouille des décombres nous avons trouvé…

Naïa avait les yeux grands ouverts et fixait la retransmission de son partenaire ne surveillant que d'un œil les environs immédiats de son vaisseau.

_ Nous avons retrouvé Noé. Son corps.

Naïa se couvrit la bouche de sa main. Tetsuo déglutit.

_ Noé est mort Naïa… ils l'ont torturé. Tu devrais peut-être…

_ J'arrive ! s'écria-t-elle en coupant la connexion.

Son réacteur abîmé devrait attendre, le Storm était encore capable de l'amener jusqu'à Sandoping avant qu'elle ne s'inquiète de ce détail…



[1] Head-Up Display ou Affichage Tête Haute

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