** 3 - Matching pairs **
Le coeur encore tambourinant dans la poitrine, Kriss reprenait lentement son souffle au milieu du quai encombré, en tentant d’approcher des afficheurs numériques. Dans son malheur, elle avait finalement de la chance. Tout comme elle, l’express accusait ce matin vingt minutes de retard. C’était la première fois depuis longtemps qu’elle ratait ainsi son réveil. Les rayons du soleil avaient fait le travail, eux, mais un peu tard. S’en était suivi une course d’obstacles faite de douche, d’habillage et de sprint jusqu’à la gare. Les quais étaient bondés, normal vu l’heure plus tardive et vu les retards, pourtant peu fréquents sur cette ligne. Sur les quais en béton se pressaient des centaines de gens, foule bigarrée et compacte qui ajoutait par son fourmillement à l’air matinal déjà étouffant. Elle regarda autour d’elle et fut presque surprise de ne voir que peu de trace d’énervement face à cette situation inhabituelle. Quelques rares personnes partageaient leur rancune à l’égard des trains ou leur crainte de ne pas être à l’heure au travail. La majorité, en revanche, repassait des souvenirs de la veille. Où qu’elle porte son regard, Kriss tombait sur une anecdote, une coïncidence ou une belle histoire qu’avaient vécue les autres voyageurs. Et toutes étaient plus improbables et plus jolies les unes que les autres. Ici un homme avait rencontré un amour d’enfance au détour d’une ruelle, là une jeune fille s’était trouvé par hasard sur le chemin de son groupe de rock préféré et ils l’avaient emmenée en soirée avec eux, là un grand père avait reçu un message de son petit fils alors qu’il ne l’avait plus vu depuis longtemps. Kriss sourit devant autant de bonne humeur, et sortit son livre. Du bout du doigt, elle l’ouvrit au niveau du marque page pour constater qu’il ne lui restait plus qu’une petite page avant la fin du tome, et que le Chevalier de Longcourt se trouvait une fois encore en grand péril.
En soupirant, ses yeux lurent la dernière phrase alors que les hauts parleurs de la gare annonçaient l’approche du train. Elle fermait le livre et laissait, un peu frustrée, le héros entre la vie et la mort lorsqu’une voix féminine l’interpella.
- Excusez-moi, heu... Kriss ?
La personne qui lui parlait lui était vaguement familière (Megan Dominguez, 36ans, comptable, “Mhmm, une soirée romantique ! Merci Chéri”). Elle avait parfois croisé ce visage dans l’ascenseur du building de son bureau.
- Nous ne travaillons pas très loin je crois, et je vois que vous avez fini le tome neuf à l’instant. Lui dit Megan, souriante, en désignant son livre du regard. C’est prenant comme histoire, n’est-ce pas ? Vous... Vous voulez lire la suite ?
Elle sortit le tome suivant de la série et le tendit à Kriss qui ne voyait pas trop quoi dire.
- Je l’ai mis dans mon sac ce matin sans savoir pourquoi, dit-elle avec un sourire. Je passerai à votre étage le chercher un de ces jours, ajouta-t-elle avant de plonger elle aussi le nez dans son livre, le tome douze à ce que Kriss crut voir sur la couverture.
Le train entra en gare dans un glissement silencieux. La marée humaine se pressa vers les portes et se déversa dans les wagons. Sans un bruit, l’engin reprit sa course, les quais restant là, vides.
A bord, serrée entre un grand type au regard sombre (Allan Berth, 37ans, avocat, “Recroiser un amour d’enfance, c’est un drôle de moment”) et une jeune fille un peu punk (Lise Vinet, 21ans, étudiante en art, “Vous saviez, vous, qu’il y avait une salle de concerts au 38ème étage du 4 Patrick Street ?”) Kriss revivait sa soirée et sa rencontre avec Nathan en continuant sa lecture. Absorbée, elle ne remarqua pas les écrans publicitaires qui s’allumaient tous simultanément. Ce n’est que lorsque le silence se fit, qu’elle leva les yeux.
Sur un fond noir, une créature androgyne et séduisante souriait et semblait parler. Et ceux qui voulaient savoir ce qu’elle disait l’entendaient instantanément. “Ocy est fier de vous présenter sa dernière innovation sur le Lien : le service Matching pairs. Chacun de nous peut apporter quelque chose au monde. Nous avons tous quelque chose à lui offrir. Le Lien vous y aide depuis hier, en guidant ceux qui ont à offrir, vers ceux qui ont besoin de recevoir. “ Le communiqué se poursuivait, mais ne donnait pas plus de détail. Il présentait un homme en blouse blanche (Martin Apoliard, 33ans, “Aujourd’hui, votre vie va changer”) , l’inventeur sans doute qui était ravi d’apporter enfin grâce à la science le bonheur à l’humanité, puis tout se terminait sur le logo Ocy surmontant leur credo : Pour un monde plus humain.
Le silence perdura dans le wagon. Personne n’osait bouger, tous réfléchissaient à ce qui venait d’être annoncé. Le silence du monde réel était pesant alors que sur le Lien ce communiqué avait l’effet d’une bombe. Les statuts changeaient à vitesse folle, des torrents d’informations déferlaient de partout. Sur bien des visages fleurissaient des sourires. Tout se passait tellement vite. Brisant le silence, un homme éclata de rire. Deux amis aussi surpris l’un que l’autre se serraient dans les bras, et partout sur le Lien se publiaient de nouveaux statuts. Chaque personne y allait de son commentaire, de sa répartie, de son exclamation. Kriss balayait le wagon du regard, mais ne pouvait plus suivre ce qui se passait. Tout allait trop vite, trop de mots, trop d’émotions échangées. Elle ferma les yeux, et ne pensa plus qu’à elle-même, à ce qu’impliquait ce nouveau service, à cette nuit passée en ville, aux coïncidences superbes qui n’en étaient plus, plus forcément. Le Lien devenait capable d’influencer subtilement ses utilisateurs, c’était magique, génial et vaguement inquiétant. Elle pensa au 36th Street Lounge Square alors que sortir en semaine n’était pas dans ses habitudes, aux nombreuses bières alors qu’elle ne buvait que peu, au Jazz qui ne faisait pas partie de ses goûts musicaux et à Nathan. Son visage passa dans sa mémoire et aussitôt elle connut les pensées qu’il partageait. “Quelle invention fantastique” disait-il. Et cette phrase était associée au souvenir d’une fille qu’elle ne reconnut pas immédiatement, et qui avait pourtant ses traits.
Le train avait filé, et il les déposa à Central Station avec dix minutes de retard seulement par rapport à l’horaire habituel. Après une marche rapide, Kriss se retrouva assise à son bureau, derrière son terminal. Face à un écran qui n’avait pas bougé depuis plusieurs minutes, elle avait les yeux dans le vague et repensait à ce communiqué, au Lien, à Nathan, à cette soirée où elle ne se reconnaissait pas.
“Est-ce qu’il me plaît ?” se demanda-t-elle. Pas tellement finalement, il était gentil, mais elle n’avait pas envie d’une relation, pas maintenant et pas comme ça. “Quelle soirée étrange” mentionnait toujours son statut. “Et ce n’est pas fini” pensa-t-elle, avec un mélange d’anticipation et d'appréhension.
Entre collègues, les discussions allaient bon train. On s’interrogeait sur les évènements des dernières vingt-quatre heures. On tentait de faire le tri entre ce qui tenait de l’heureux hasard et ce qui était provoqué. L’avis qui semblait dominer était que le hasard soit fruit d’une impulsion interne, ou d’une impulsion extérieure, le résultat était le même et de toute façon sacrément agréable. Un journal laissé là consacrait sa une à Martin Appoliard, l’heureux créateur de l’invention, aujourd’hui riche, qui ne tarissait pas d’éloge sur ce qu’il considérait comme la plus belle avancée sociale depuis internet. Kriss observait tout ça. Comme à son habitude, elle parlait peu. Cette fois par contre, elle ne souriait pas.
Alors que le jour déclinait et bien qu’ayant prévu de rentrer tôt pour rattraper son retard de sommeil, elle restait là pour terminer une dernière ligne de programme, corriger une erreur ou ajouter un commentaire. Les bureaux étaient presque vides lorsqu’elle fut enfin satisfaite de sa journée. Elle tendit la main vers son sac. Ses yeux tombèrent sur le livre qu’on lui avait prêté par surprise le matin même. Elle aurait du être inquiète, voire énervée par ces intrusions d’Ocy qui ressemblaient de plus en plus à une manipulation, mais elle n’était qu’agréablement surprise de voir comme le monde marchait bien.
Elle sortit de l'ascenseur comme la veille, au niveau de la rue, et entama une marche dans la chaleur du soir en se dirigeant vaguement en direction de Central Station. Tous les gens qu’elle croisait avaient le sourire et semblaient heureux. De fourmilière inhumaine et frénétique, la ville semblait devenue une volée d’oiseaux bienveillants jouant dans l’air tiède du printemps. Elle même se sentait emplie d’un sentiment fraternel envers tous ces anonymes avec qui elle partageait une même joie inconsciente. Tout autour n’était que sucre et guimauve, jusqu’au visage de l’homme qui marchait droit vers elle, une glace dans chaque main.
- Salut Kriss, lui dit-il en tendant un des cornets, visiblement ravi.
- Salut Nathan, lui répondit-elle en souriant. Laisse-moi deviner... Sans trop savoir pourquoi tu passais là par hasard avec une glace Chocolat blanc-poire, justement mes parfums préférés ?
- Oh non, répondit-il avec un sourire charmeur, cette glace est pour toi, et le choix des parfums vient des photos que tu as publié cet été. Ah oui, et ton adresse professionnelle est dans ton profil. Par contre, c’est bien que je t’aie trouvée si vite sans quoi tout aurait fondu.
Kriss n’objecta pas qu’elle prenait habituellement le métro et qu’il aurait très bien pu ne pas la croiser et préféra profiter de la fraîcheur des sorbets en observant Nathan. Il était content de sa surprise, et son visage au demeurant avenant rayonnait. Elle avait passé une soirée avec lui, mais ne l’avait pas vraiment regardé, détaillant sa vie plus que son être. Ses yeux sombres brillaient de vie, et lui donnaient un air malicieux et auréolé de mystère. C’est ce grain de secret qui l’attira tel une énigme sur laquelle on ne peut s’empêcher de réfléchir. Il lui semblait voir en Nathan comme une zone d’ombre fuyante, et cela attirait son attention. Étaient-ce ses yeux brun profond, les mêmes que son père ajouta le Lien, lui en montrant une photo, ou le profil de son nez très légèrement asymétrique qui ajoutait à son charme ? Le lien lui donna instantanément les résultats des différents matchs de rugby qu’il avait joués, y compris celui qui lui avait valu une sérieuse blessure. Sa barbe naissante peut-être ? Ses joues renvoyaient des tas d’images tantôt barbues tantôt glabres et lui plaisaient telles qu’elle les voyait. Cela demandait un effort conscient pour mettre de côté tout ce que le Lien fournissait si aisément et se concentrer sur lui, et uniquement lui. Chaque partie de son corps appelait un souvenir qui se superposait à sa vision et racontait une histoire en plus d’être une simple image, sans pourtant le dévoiler vraiment. Elle devait se concentrer pour pouvoir le regarder simplement tel qu’il était aujourd’hui. Et elle le trouvait plutôt bel homme finalement bien que pas forcément à son goût. Un peu trop sûr de lui à la rigueur. Elle avait envie de le connaître, de parler avec lui pour découvrir son histoire, et puis de percer le mystère. Et si la magie opérait avec le temps, une semaine ou deux, un mois peut-être, peut-être alors se laisserait-elle séduire. Kriss aimait prendre son temps avec les garçons.
Les glaces fondaient plus vite qu’ils ne parvenaient à les manger, et c’est en se léchant les doigts qu’ils parcouraient la ville. Ils parlaient de tout et de rien, échangeaient leurs souvenirs et leurs réflexions, verbalement ou non. La soirée avança, de plus en plus embrumée pour Kriss. Le pub sordide décoré de vieux bois verni et presque collant était lentement devenu chaleureux et vivant. L’ambiance froide du restaurant mondain avait viré au feutré et le serveur débordé lui avait rapidement paru se faire juste discret pour les laisser tranquilles. Kriss avait ainsi repéré mille détails qui ne lui plaisaient pas, et qui disparaissaient un à un de son esprit. Et Nathan se rapprochait, devenait plus intime sans qu’elle ne réagisse alors qu’une une voix de plus en plus étouffée dans son esprit lui criait que tout allait beaucoup trop vite, et hurlait d’autres choses aussi qu’elle n’entendait pas, n’entendait plus, n’était plus en mesure d’entendre.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux le lendemain, le plafond qu’elle contemplait lui était inconnu. Sur une table de chevet au design ancien, un réveil étranger indiquait 6h50 et elle était nue dans des draps aux odeurs d’homme. Elle voulut croire à un rêve, mais tout semblait trop réel, jusqu’à la respiration tranquille qu’elle entendait dans son dos. Alors que la main de Nathan venait délicatement effleurer sa hanche, son coeur s’emballa dans une lutte entre bonheur et angoisse sourde. Elle sentait sa gorge se nouer, ses muscles se tendre alors qu’elle se réveillait vraiment. Mais elle sentait aussi son visage se détendre, et un sourire heureux s’y installer. Un soupir de bonheur s’échappa de ses lèvres alors que tout son corps s’abandonnait et que sa peur, tel un nuage, disparaissait du ciel soufflée par un vent inconnu. Elle lutta contre cette vague de bonheur qui s’insinuait partout, sans succès. Elle perdait progressivement son emprise sur elle-même et sentait son corps ne plus lui obéir. Elle voulut serrer les poings. Ses membres ne réagissaient plus. Elle hurla, mais le son qui quitta sa gorge tenait plus du gémissement, et il évoquait le plaisir bien plus que l’angoisse. Recroquevillée et tremblante dans un coin de son esprit, elle se sentit, joueuse et comblée, embrasser Nathan, et lancer vers lui des regards torrides qu’elle ne se connaissait pas. Le visage de Kriss disparut sous les couvertures. Alors que ses lèvres embrassaient le ventre de son amant, il poussa un râle de bonheur. Si elle avait pu, elle aurait pleuré.